CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Dans l’Ouar [campement du ] 26-1-96, 1896

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Dans l’Ouar [campement du ] 26-1-96, 1896

Mission au Sahara algérien
Fernand Foureau, BnF / Société de géographie

1 Longtemps considérée comme une aventure savante européenne, entreprise par des hommes prêts à braver tous les dangers pour collecter des informations sur les mondes lointains, l’exploration a été le prétexte d’un récit constitué de héros et de territoires « vierges ». Les géographes ont largement entretenu le mythe, se nourrissant des découvertes des explorateurs, les motivant et les guidant toujours plus loin en retour, dans l’idée de combler les derniers blancs des cartes.

2 Au XIXe siècle, en France à partir de 1821, puis ailleurs en Europe et dans le reste du monde, les sociétés de géographie sont des sites privilégiés de la construction d’une culture de l’exploration. Les cartes, carnets de route et récits de voyage, constituant le patrimoine archivistique de la Société de Géographie, témoignent de l’esprit de curiosité et de l’appétit de connaissance qui rassemblent ses membres. La presse illustrée et la littérature populaire s’en font l’écho : Jules Verne fait des explorateurs des héros romanesques, quand Nadar immortalise les plus célèbres d’entre eux, comme Brazza, dans des postures qui inspirent le respect et l’admiration. Les musées européens s’enrichissent d’objets et de spécimens naturels venus du monde entier, et les marchands de denrées exotiques rebondissent sur la mode de l’exploration pour mieux vendre chocolat ou biscuits aux parfums d’épices.

3 Au-delà de ces traces et de la mythologie qui entretiennent de nos jours encore une fascination pour l’aventure lointaine, l’histoire peut cependant être revisitée, puisque l’on sait désormais que l’entreprise fut beaucoup moins individuelle qu’il n’y paraît : l’exploration a été rendue possible par la collaboration, plus ou moins contrainte, d’une multitude d’acteurs souvent invisibilisés au retour des expéditions. Elle ne fut pas uniquement une affaire masculine, ni une initiative uniquement européenne. Entreprise savante, l’exploration a été également intimement liée à l’expansion coloniale de l’Europe au XIXe siècle, et cette relation parfois ambiguë entre l’appétit de savoir et la conquête mérite aussi d’être analysée plus systématiquement.

Voyage à Joal, Presqu’île de Dakar, village de n’Caille, 1896

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Voyage à Joal, Presqu’île de Dakar, village de n’Caille, 1896

David Boilat, BnF / Société de géographie

Montrer les différents visages de l’exploration

4 Ce sont les aspects les moins manifestes de cette histoire qu’a choisi de montrer l’exposition Visages de l’exploration, portée par les renouvellements historiographiques des deux dernières décennies. Ceux-ci invitent notamment à prendre en considération le rôle des intermédiaires dans l’histoire des savoirs et à déconstruire les récits univoques pour mieux rendre compte de la complexité des opérations de connaissances : faire une carte, collecter des plantes ou mesurer des températures supposent d’établir des contacts dans les lieux explorés, de travailler avec des guides, des traducteurs, d’engager aussi des escortes armées, puisque l’intrusion en terre étrangère est parfois violente.

5 Les historiennes et les historiens ont montré, en s’intéressant à ce qui se passait vraiment sur le terrain, l’intensité des interactions, la dépendance de ces « héros » aux conditions géopolitiques locales, le caractère relatif enfin de la « découverte » de lieux souvent bien connus de leurs guides. Ces derniers, avec les porteurs, les interprètes, les cantinières, font partie des invisibles de l’histoire de l’exploration, qu’une relecture fine des archives permet de mettre en lumière. Ainsi, un carnet de solde de l’expédition de Fernand Foureau, dévoilant le paiement des auxiliaires, fait surgir une économie de l’exploration, tout comme les traces d’échanges d’objets témoignent de transactions avec les populations rencontrées, mais aussi d’appropriations illicites.

« Carte de l’Himalaya Central et du Thibet Méridional pour suivre l’itinéraire des deux pandits indiens »

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« Carte de l’Himalaya Central et du Thibet Méridional pour suivre l’itinéraire des deux pandits indiens »

Illustration issue du périodique Annales de la géographie, de l’histoire et de l’archéologie, Victor-Adolple Malte-Brun, Paris, Arthus Bertrand, 1868, tome 4, p. 160
BnF, Cartes et Plans

6 Si beaucoup d’acteurs sont restés anonymes, présents seulement dans l’arrière-plan des photographies, d’autres ont un nom et une histoire, même s’ils ne l’ont pas racontée eux-mêmes : Apatou, le « fidèle » compagnon de Jules Crevaux, ancien esclave ayant fui les plantations du Surinam pour la Guyane, assiste l’explorateur pendant cinq ans, et est présent lors de la conférence donnée à la Société de Géographie en 1879. Il est représentatif de ces doubles des explorateurs, acteurs essentiels de l’entreprise, auxquels l’exposition tente de redonner une place, même si leurs itinéraires de vie conservent de larges parts d’obscurité.

Portrait de Carla Serena, 1883

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Portrait de Carla Serena, 1883

Henri Le Lieure, BnF / Société de géographie

Les silences parlants des archives

7 D’autres silences surgissent des archives de la Société de Géographie, qui font apparaître des voyageurs intermédiaires entre deux mondes, comme l’abbé Boilat, métis franco-sénégalais dont l’exploration de l’arrière-pays de Saint-Louis, initiée par le baron Roger, gouverneur du Sénégal et membre fondateur de la Société de Géographie, est l’occasion d’une collecte d’informations rares auprès des marabouts, et qui fait entendre une voix singulière sur le Sénégal au XIXe siècle. On pense aussi à ces voyageurs extra-européens, ou à ces souverains qui tels Mehemet Ali en Égypte ou Chulalongkorn depuis le Siam organisent et financent des explorations dans d’autres parties du monde, jetant parfois un regard étonné sur les mœurs européennes.

« Le général Galliéni et Amadou, sultan de Ségou, signent le traité de protectorat de la France », vers 1895

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« Le général Galliéni et Amadou, sultan de Ségou, signent le traité de protectorat de la France », vers 1895

Louis Bombled, BnF, Estampes et photographie

8 Les femmes, si peu présentes dans le récit héroïque de l’exploration, sont pourtant là également, accompagnant leur mari ou prenant leur indépendance, telle Octavie Coudreau poursuivant les explorations en Amazonie entreprises par son époux décédé sur le terrain. En 1906, après un voyage au Congo, Amélie Bel donne une conférence à la Société de Géographie, dont elle est un des rares membres féminins. Ce sont là autant de visages qui témoignent des multiples facettes de l’entreprise exploratoire.

9 Celle-ci est aussi, enfin, à comprendre dans la rencontre, car explorer le monde, même dans les zones réputées désertiques, c’est entrer en contact, parfois violent, avec des populations dont la voix est étouffée dans les récits, mais dont on aimerait savoir ce qu’elles pensent des explorateurs. Qu’ils soient dans une attitude d’échange (dont témoignent les carnets de Barth contenant une carte du monde qu’il utilise dans ses conversations avec les Africains qu’il interroge) ou dans une posture plus en retrait (allant jusqu’au travestissement en pèlerin musulman d’un René Caillé ne voulant pas se faire reconnaître comme européen), les explorateurs savent que le simple fait de débarquer ou de pénétrer dans certains lieux peut être perçu comme une agression.

Portrait de Jules Crevaux et Apatou, vers 1877-1881

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Portrait de Jules Crevaux et Apatou, vers 1877-1881

Michel Yrondy, BnF / Société de géographie

10 Celle-ci est parfois une réalité, alors qu’explorateur et armée avancent de concert, la géographie servant la guerre, et inversement. Faire l’histoire de l’exploration consiste aussi aujourd’hui à interroger tous ces contre-champs, à tenter de donner voix à ceux dont on ne possède que des clichés abîmés ou des traces ténues, à relire les récits en les confrontant aux notes de terrain pour mieux donner à voir tous les visages de l’exploration.

Pour aller plus loin

  • Romain Bertrand, Hélène Blais, Guillaume Calafat, Isabelle Heullant-Donat, (dir.), L’exploration du monde. Une autre histoire des grandes découvertes, Paris, le Seuil, 2019.
  • En ligneJean-Pierre Chrétien, « Les premiers voyageurs étrangers au Burundi et au Rwanda : les « compagnons obscurs » des « explorateurs » », Afrique & histoire, 2005/2 (vol. 4), pp. 37-72.
  • Isabelle Surun, Dévoiler l’Afrique ? Lieux et pratiques de l’exploration, Afrique occidentale, 1780-1880, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018.
Hélène Blais
Professeure d’histoire contemporaine, ENS-PSL, IHMC
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Mis en ligne sur Cairn.info le 30/11/-0001
https://doi.org/10.3917/geo.1585.0012
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