CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Le Directeur des Cahiers de l’Orient, qui préside le Centre d’études et de réflexions sur le Proche-Orient, a reçu la Chaîne d’Union.

Antoine Sfeir

figure im1

Antoine Sfeir

Quel est le poids réel des Francs-maçons au Proche-Orient aujourd’hui ?

1On ne peut pas avoir une idée généraliste d’un problème dont les termes sont différents d’un pays à l’autre de la région. Il est certain que les idées de la maçonnerie, liberté, égalité, fraternité et également laïcité ont été entendues dans toutes les manifestations. D’abord en Tunisie, où des manifestants ont bravé la force publique pour défendre ces idées, parfois au péril de leur vie. Même si le monde avait connu des soubresauts politiques dans les années 1960 qui avaient conduit à des changements de régime, c’est proprement révolutionnaire, au sens littéral du terme, de voir toute une jeunesse entraîner la population de tout un pays autour de ces idées. Souvenons nous de ces incidents significatifs lorsque les islamistes ont voulu fermer les maisons closes. La réaction des laïques a été immédiate. C’est en ce sens que cette « révolution des jasmins » est exemplaire.

2Qu’il y ait aujourd’hui une maçonnerie organisée en Tunisie, j’en doute ; qu’il y ait des maçons, je n’en ai aucun doute.

3Les choses sont différentes en Egypte où la maçonnerie a été très présente, notamment le Grand Orient de France depuis Mohamed Ali, à travers l’arrivée des ouvriers et des cadres qui ont participé au creusement du canal de Suez. Ensuite au début du XX° siècle, une maçonnerie s’est organisée sous la monarchie. La situation a évolué en 1952, avec la prise du pouvoir par les « officiers libres » qui ont regardé avec la même méfiance les frères musulmans ou les loges maçonniques.

4Néanmoins, les événements récents ont montré que certains manifestants étaient sensibles aux idées fondamentales de la maçonnerie. On n’aurait jamais pu imaginer que dans l’Egypte aujourd’hui puissent être défendues d’une manière aussi claire et nette des revendications laïques.

5En Syrie, on sait qu’autour des opposants au régime, s’est constitué un noyau, en forme de garde-fou, contre les tentatives de l’organisation des Frères musulmans. Mais les choses sont différentes d’une ville à l’autre. Autant les idées de maçonnerie qui s’articulent autour de la laïcité se retrouvent très fortement à Alep, nettement du côté de Lattaquié et à Damas, autant elles sont absentes à Hama où la présence et l’influence des organisations islamistes sont sensibles.

Janvier 2011, manifestation dans les rues de Tunis

figure im2

Janvier 2011, manifestation dans les rues de Tunis

Est-ce que cette influence existe également dans les pays dans lesquels la contestation des régimes en place a été moins radicale ?

6Au Maghreb, les problèmes sont plus décantés, notamment au Maroc. Il est certain que des liens ont existé et existent entre la maçonnerie et le Palais. Ce qui a permis d’abord aux maçons non seulement de s’exprimer mais aussi de s’organiser. Cette proximité avec le Palais a certainement eu une influence d’abord en calmant le jeu. Une main seule n’applaudit jamais ! Les initiatives prises par le roi, qui n’ont pas été uniquement réactives, ont coupé l’herbe sous le pied à ceux qui voulaient en découdre.

De nombreuses rumeurs avaient, en leur temps, fait état d’une appartenance de Mohammed V à la maçonnerie. La relative bienveillance du Palais aujourd’hui y trouverait-elle son origine ?

7Cette rumeur découle de l’influence que la France a eue au Maroc à travers, bien sûr, Mohammed V tout a long du processus d’indépendance et après aussi autour d’Hassan II. Il y a indéniablement une certaine compréhension de la maçonnerie par le Palais et les initiatives de Mohammed VI, notamment l’élection d’un Premier ministre, l’ébauche d’une monarchie constitutionnelle, vont dans ce sens. Mais tout cela tient aussi au fondement même du royaume marocain. Ce n’est pas uniquement un royaume de droit divin, Mohammed VI est aussi le Commandeur des croyants. Il détient un pouvoir sacré en plus de son pouvoir temporel. La manière dont il a instauré, dans les textes, la parité est éloquente dans la mesure où il a fait ce que le gouvernement n’avait pas osé faire. C’est une mesure que l’on attendait dans d’autres pays, notamment en Algérie. Cela ne veut pas dire que cela va s’appliquer immédiatement, mais les textes dorénavant existent et à partir de là, le processus s’inscrira dans la tradition. Le Maroc s’est indéniablement mis à part de l’espace arabe.

En revanche, l’Algérie qui a connu, pour de multiples raisons, une présence maçonnique, reste très en retrait du mouvement. Comment l’expliquer ?

8Il ne faut pas oublier que la répression a été particulièrement dure en Algérie. A chaque fois que mille manifestants se rassemblaient, il y avait dix fois plus de policiers pour les contrer. L’armée ne s’est pas prononcée. Le pouvoir du président Bouteflika reste relativement assuré, surtout que l’on sait qu’il s’agit de son ultime mandat, comme il l’a annoncé lui-même. Par ailleurs, certaines réformes commencent à prendre corps.

9La maçonnerie, déjà historiquement présente au XIXe siècle avec Abdelkader, puis dans le processus de décolonisation mais aussi dans les rangs du GPRA s’est renforcée avec le retour au pays de franco-algériens qui ont travaillé régulièrement dans des ateliers français. C’st une phénomène que l’on retrouve d’ailleurs en Iran. Il y avait un socle voltairien dans une partie de la bourgeoisie. Actuellement, des jeunes, qui ont roulé leur bosse dans le monde, reviennent au pays. Il n’y a pas pour autant institutionnalisation de la maçonnerie mais l’apparition de revendications inspirées des idées maçonniques.

Il y a un pays, le Liban, qui semble étonnamment calme, eu égard aux tensions qui le traversent, au milieu de cette effervescence….

10C’est justement peut-être en raison du retour de la maçonnerie, revenue de Paris. Ce retour s’est fait avec l’accord tacite et discret du pouvoir. Même les Syriens y ont vu l’intérêt d’une sorte de « collaboration intellectuelle ». Il ne faut pas oublier que le pouvoir syrien, héritier du BAAS, s’affiche comme laïc. Voir le Liban qui n’a pas d’Etat et qui est un champ de bataille entre le « Vatican » du chiisme qu’est l’Iran et le « Vatican » du sunnisme, l’Arabie saoudite, traverser cette crise régionale sans l’ombre d’une manifestation est pour le moins étonnant. On ne peut pas totalement exclure une influence maçonnique dans ce calme. Elle s’exprime d’ailleurs déjà dans la liberté de la presse remarquable dont jouit le pays.

On constate également un mouvement social inédit en Israël, voisin du Liban. Peut-on l’inscrire dans ce cadre ?

11Je suis surpris, agréablement, par ce qui se passe en Israël. C’est la première fois que l’on assiste à un tel mouvement en Israël. C’est fondamental, pour Israël et aussi pour l’ensemble de la région. Certains israéliens ne cachent pas à l’inverse que ce qui s’est passé dans le monde arabe a influencé leur propre révolte. Là aussi, on retrouve des revendications « maçonniques », même si l’analyse peut sembler abrupte.

Comment expliquer l’apparition de ces revendications inspirées des idéaux maçonniques alors que l’institutionnalisation de la maçonnerie est faible et qu’elle est par ailleurs divisée ?

12C’est vrai, mais ce n’est pas plus nouveau en Orient qu’ailleurs. La maçonnerie a toujours été en avance sur les histoires des pays. Ce n’est que lorsque les idées de la maçonnerie pénètrent réellement la population qu’elles peuvent triompher, autrement cela reste des vœux pieux d’intellectuels.

13L’institutionnalisation de la maçonnerie dans ces pays est très difficile. L’islam ne peut pas accepter la maçonnerie. Cela n’empêche pas certains musulman de défendre ses idées, parfois sciemment en s’y référant explicitement. La maçonnerie est partout confrontée au même dilemme. Soit, sous l’influence anglo-saxonne, elle devient un club de réflexion où elle s’inscrit dans une évolution sociétale mais dans ce dernier cas, le chemin est plus long.

14C’est au Liban, en Israël, en Syrie, en Egypte, en Algérie, en Tunisie et au Maroc, le terrain est mûr, comme le montrent les événements actuels pour qu’une maçonnerie de ce type se développe.

Antoine Sfeir
Propos recueillis par
Jean-Louis Validire
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 28/05/2021
https://doi.org/10.3917/cdu.058.0016
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Grand Orient de France © Grand Orient de France. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...