CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 À l’heure où l’incertitude politique plane sur le Mali, après le coup d’État du 18 août 2020 et la démission du Président Ibrahim Boubacar Keita « IBK », deux articles de quotidiens nationaux français [7] pointent quasi simultanément les crises structurelles de l’État malien, gangrené par la corruption et la gabegie, et des forces armées maliennes au plus mal, à peine ragaillardies par la prise de pouvoir de leur quintet de colonels. Dans ce contexte, l’ouvrage de Marc-Antoine Pérouse de Montclos, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), tombe à point nommé, pourfendant l’inanité de l’intervention française au Sahel et pointant du doigt l’absence d’État au Mali, racine principale selon lui du chaos que traverse le pays depuis 2012 et le déclenchement de l’insurrection indépendantiste au Nord Mali.

2 L’auteur annonce d’emblée la tonalité de son essai par l’intitulé même de l’introduction : « Pourquoi la France doit quitter le Mali. » (p. 11). Il tente de nous expliquer son aversion pour l’opération Serval, que la droite comme la gauche en France semblent approuver sans une once d’autocritique. Le patriotisme autour de cette intervention, « la plus grosse opération militaire de la France depuis la guerre d’Algérie » rappelle très justement l’auteur (p. 164), semble faire très largement consensus au sein de la classe politique française.

3 Dès son introduction, l’auteur pointe la difficulté de faire entendre la voix des chercheurs qui s’intéressent aux conflits au Sahel et qui mènent des recherches dans une région encore considérée comme une zone d’influence de la diplomatie française. Pérouse de Montclos est bien placé pour le faire puisqu’il est chercheur à l’IRD, une institution qui, outre le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, a pour tutelle le ministère français des Affaires étrangères et européennes (MAEE). Il rappelle combien il est difficile aujourd’hui pour un chercheur français d’avoir une voix discordante et sur le djihadisme au Sahel et sur les positions et interventions françaises en Afrique de l’Ouest. En témoigne l’affaire du numéro d’Afrique contemporaine, dont l’auteur était nouvellement rédacteur en chef quand, début 2019, l’organisme public qui finance cette revue, l’Agence française de développement (AFD), bras financier du MAEE, décidait de suspendre un numéro consacré aux conflits au Mali, numéro dans lequel le coordinateur scientifique constatait l’échec de la Communauté internationale au Mali et les dérives d’un État « prédateur et corrompu ». L’auteur pointe à maintes reprises dans cet ouvrage combien il est difficile de préserver son indépendance académique et de faire valoir sa liberté de penser quand les intérêts de la France sont en jeu…

4 Dans cet ouvrage, Pérouse de Montclos écrit à la première personne et évoque au début de chaque chapitre des anecdotes tirées de ses terrains d’enquête, ce qui donne une teinte très vivante à son texte. C’est la prise de parole d’un chercheur qui détient une longue expérience des conflits en Afrique, un essai au ton très libre qui nous offre un regard acéré sur une région du monde que l’auteur parcourt depuis une trentaine d’années. La richesse de cet essai repose en partie sur la capacité qu’a l’auteur à comparer les situations qu’il décrit au Sahel avec d’autres terrains de conflit qu’il a couverts : Somalie, Kénya et surtout Nigeria, pays auxquels il a consacré une grande partie de ses récents travaux. On aurait pu s’attendre à un ouvrage exclusivement centré sur l’intervention française au Mali. Il n’en est rien : l’auteur a préféré la focale régionale pour nourrir ses analyses à partir de différents terrains, dont le Nigeria et le cas de Boko Haram que Pérouse de Montclos évoque abondamment dans cet ouvrage et dont il est un spécialiste bien connu.

5 Pour l’auteur, « avec l’opération Serval puis, à partir de 2014, Barkhane [les autorités françaises] sont tombées dans un piège et se sont enlisées dans une intervention militaire sans fin. » (p. 19). Sept ans après les débuts de l’intervention française au Mali, l’auteur déplore une intervention militaire inadaptée et qui, plutôt que de pacifier la région, entretient les conflits. « En principe, l’armée française est intervenue au Sahel pour ramener l’ordre et sauver des vies face à “l’abomination djihadiste”. Mais en pratique, elle s’est retrouvée à former et équiper des “forces d’insécurité” qui ont grandement contribué à déstabiliser la région, trop souvent en tuant davantage de civils que de terroristes. » (pp. 42-43).

6 Il pose la question du départ de la France, qui ne semble toujours pas à l’ordre du jour à l’heure où nous écrivons ce compte rendu. L’armée française va-t-elle rester, dans un contexte particulièrement chaotique au Mali, et pour combien de temps encore, ou va-t-elle décider de partir pour se dédouaner de toute responsabilité (p. 21) en se reposant sur le G5 Sahel dont la France a poussé à la création en 2014 et qui regroupe cinq pays francophones sahéliens (Mauritanie, Mali, Niger, Tchad, Burkina Faso) ? Mais quelle est l’efficacité de ce groupement doté d’une force conjointe, que l’on présente souvent comme une coquille vide ?

7 Dans un troisième chapitre de l’ouvrage, l’auteur nous éclaire sur les ressorts du djihadisme dans la région sahélienne qui constituerait selon lui une alternative politique et sociale, portée par des élites tentant, en se référant aux religieux, de répondre à une demande de justice sociale et de moralisation de la vie politique. Selon Pérouse de Montclos, le djihadisme bénéficie de la défiance des populations vis-à-vis des pouvoirs publics, populations qui estiment que les autorités coutumières sont plus impartiales que les représentants de l’État (p. 90), ces derniers se signalant par un fort absentéisme dans les zones rurales. Raison pour laquelle, selon l’auteur, la réponse au djihadisme doit être avant tout politique et sociale : « La crise au Sahel est mise sur le compte de la pauvreté et non de l’accaparement des ressources par la classe dirigeante, une autre manière de dépolitiser le djihadisme en entretenant de grandes illusions sur les mérites de l’aide publique au développement pour acheter la paix sociale. » (p. 104).

8 L’auteur déplore de grosses erreurs de diagnostic chez les autorités françaises, que l’on retrouve dans les « éléments de langage » de ces dernières, largement relayés par les médias, par exemple en recourant au terme « terrorisme » qui a permis de « justifier la militarisation de la réponse de la France aux troubles que connaissait le Mali. » (pp. 108-109). « [L]’usage du mot terrorisme a aussi eu pour inconvénient de justifier l’usage de la force brute, de légitimer les violations du droit, de renoncer à des approches plus subtiles, de fermer les possibilités de dialogue, de radicaliser les djihadistes et de criminaliser les secouristes en contact avec les insurgés pour négocier la distribution d’une aide aux populations dans le besoin. » (p. 112). Le prisme du terrorisme conduit bien souvent selon l’auteur à des violations répétées du droit international humanitaire. On s’intéresse ainsi très peu, nous dit Pérouse de Montclos, au sort des prisonniers africains accusés de djihadisme dans ces différents pays (p. 124). Les abus de la guerre contre le terrorisme font bien souvent le jeu des insurgés, quand l’antiterrorisme devient une manne financière pour les régimes sahéliens corrompus. Une lutte antiterroriste, dont les civils sont les premières victimes, qui garantit une sorte d’impunité aux militaires engagés dans ces guerres dites « asymétriques » contre un ennemi insaisissable qui se cache parmi la population (p. 35). L’auteur pointe la difficulté à chiffrer les victimes civiles, à dresser des bilans humains car les chiffres officiels sont toujours faussés.

9 Dans le chapitre V, l’auteur explique en quoi « le défi djihadiste au Sahel doit absolument être global pour justifier des interventions militaires et vendre des journaux. » (pp. 137-138) ! Pour Pérouse de Montclos, la dimension « globale » du djihadisme au Sahel frise le fantasme ; il ne croit pas au spectre d’une internationale terroriste et islamiste ni au rôle d’Internet dans un modèle transnational et interconnecté des divers mouvements djihadistes. Les études sérieuses montrent au contraire que ces mouvements ne recrutent pas par le biais d’Internet et des réseaux sociaux mais « en jouant des solidarités lignagères, en forgeant des alliances matrimoniales et en offrant leur protection à des communautés stigmatisées par les forces de sécurité. » (p. 145). De même qu’il convient, selon l’auteur, de « relativiser l’influence des modèles révolutionnaires d’al-Qaïda ou Daech en Afrique subsaharienne. » (p. 152). Pour lui, les mouvances djihadistes qui sévissent au Sahel sont bien loin de pouvoir renverser des gouvernements et gérer des États, ne serait-ce que parce que ces mouvements théocratiques sont bien souvent opposés à la notion même d’État (p. 159).

10 De même, l’auteur démonte l’idée largement répandue parmi les « experts » occidentaux selon laquelle le salafisme serait la cause de tous les troubles de la région (p. 166), en commençant par rappeler que les traditions soufies en Afrique de l’Ouest ont largement limité l’implantation de cette doctrine aux contours flous et que djihadisme et salafisme en Afrique de l’Ouest ne font en fait pas bon ménage. C’est davantage selon lui la violence policière qui a fait basculer des groupes comme Boko Haram dans la radicalisation. L’auteur ajoute que le motif religieux occuperait une place marginale dans les motivations d’ex-djihadistes (p. 177). Mais pour Pérouse de Montclos, le fait que l’Élysée impute le djihadisme au salafisme « entérine des politiques antiterroristes qui sont bien trop axées sur les questions religieuses et qui, sous prétexte de vouloir “dé-radicaliser” les esprits, s’interdisent de mettre en œuvre les procédures de démobilisation habituellement utilisées pour terminer les guerres contre-insurrectionnelles. » (pp. 184-185).

11 Dans le chapitre IX « Contes et légendes de la pauvreté », l’auteur évoque les conséquences des conflits et des états d’urgence sur la vie, économique notamment, des civils, en particulier dans les zones où l’interdiction de certaines activités comme la pêche ou l’agriculture vient s’ajouter aux effets de la crise humanitaire. Certes, les conflits affectent les capacités de résilience des populations et accélèrent leur paupérisation (p. 217). Mais, pour l’auteur, la pauvreté n’est toutefois pas la cause du djihadisme comme ne cessent de l’affirmer les gouvernants et leurs « partenaires » occidentaux. Brandir le motif de la pauvreté permet d’occulter la crise structurelle des États. L’utilisation de l’aide internationale pour lutter contre la pauvreté, racine du « terrorisme », « est fréquemment détournée et alimente des économies de guerre ». L’AFD par exemple se retrouve à devoir « financer plus ou moins directement des régimes corrompus et autoritaires » (p. 233) et serait « le bailleur de fonds dont l’aide enregistre[rait] la plus mauvaise performance dans des États fragiles. » (pp. 233-234).

12 Non seulement inefficace, la présence militaire étrangère au Mali a ravivé les tensions communautaires dans ce pays, sous une forme milicienne (p. 280), entraînant des massacres intercommunautaires de grande ampleur, notamment entre Peuls et Dogons. En somme, pour Pérouse de Montclos, seul un désengagement de la communauté internationale pourrait permettre un sursaut national au sein de ces États en devenir.

13 Au final, on a là un ouvrage écrit d’une plume alerte et vivante, clairement destiné à toucher au-delà du lectorat académique, comme peuvent en témoigner les titres de chapitres très accrocheurs et les formules-chocs. Mais l’auteur réussit brillamment à convaincre le lecteur, par des analyses rigoureuses, s’appuyant sur des sources nombreuses et utilisées avec précaution, ainsi que sur une longue expérience des conflits en Afrique. L’approche régionale de ces questions est indéniablement un atout majeur de cet ouvrage. Le regard acéré de l’auteur sur les contradictions et les conséquences désastreuses de la diplomatie et de l’« antiterrorisme » français en Afrique donne à cet ouvrage tout son poids, en souhaitant à ces constatations d’être mieux entendues des médias et des élus français. Les différentes situations dans lesquelles se retrouve ce chercheur spécialiste des conflits en Afrique, y compris dans une table ronde organisée par la DGSE (Direction Générale de la Sécurité Extérieure) sur l’islam en Afrique ! donne du piquant au propos mais surtout questionne la place que l’on donne aux chercheurs dans l’espace politique et médiatique.

Notes

  • [7]
    Cyril Bensimon, « L’armée du Mali, miroir d’une société minée par les crises », Le Monde, vendredi 2 octobre 2020, p. 7 ; Célian Macé, « Transition au Mali. Opération lendemains propres ? », Libération, mercredi 30 septembre 2020, pp. 6-7.
Sébastien Boulay
CNRS – IMAF (Institut des mondes africains) - UMR 8171 et 243.
Mis en ligne sur Cairn.info le 29/06/2022
https://doi.org/10.3917/ousa.202.0262
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