CAIRN.INFO : Matières à réflexion

À la recherche d’un paradigme

1 Le projet qui a généré notre atelier était intitulé « le peuple invisible ». En fait, Meskerem Brhane a récemment cité une source sénégalaise qualifiant les ḥarāṭīn sahariens de « peuple de silence » (2000 : 202), Hsain Ilahiane (2001) a évoqué les deux idées en parlant de la transition des ḥarāṭīn d’une période précoloniale quand ils étaient « sans histoire » à une période coloniale (1912-1956) durant laquelle ils ont « fait l’histoire » [1]. En effet, presque aucune étude traitant des ḥarāṭīn ne manque de poser la question, soit en évoquant leurs origines « mystérieuses » ou « inconnues » ou en se référant aux « multiples théories » des débats habituels des universitaires à leur sujet : qui sont-ils ? Cette absence de voix historique et de visibilité sociale constitue une véritable anomalie : il s’agit d’un groupe qui fait indiscutablement partie intégrante de l’ordre social et du développement général au Maroc et en Mauritanie, mais dont l’absence dans les récits fondateurs de ces sociétés entraîne une marginalisation continue.

2 Nous espérons que ce recueil de textes apportera une visibilité des ḥarāṭīn et une plus ample compréhension du processus de la formation contemporaine de leur-s identité-s et des défis qui lui sont inhérents. Mais une remarque générale reste sans réponse, à savoir que les ḥarāṭīn n’ont joué aucun rôle discernable dans l’histoire de leurs pays respectifs et n’ont pas non plus d’histoire qu’ils peuvent s’approprier. Nous aimerions examiner ici cette hypothèse dans l’espoir de pouvoir suggérer un point de départ différent pour la discussion. Ce chapitre ne constitue pas un contexte historique pour ce débat. C’est un récit de deux moments significatifs de l’histoire du Maroc et de la Mauritanie lorsque la question des gens appelés ḥarāṭīn est devenue un point focal dans la société. Ces deux cas traitent d’un moment spécifique quand les événements ont amené les ḥarāṭīn au centre de controverses politiques (la première a éclaté au Maroc à la fin du XVIIe siècle, la seconde avec la domination coloniale de la Mauritanie du début du XXe siècle). Ces deux « moments » mettent en évidence une série de questions qui ont donné une définition historique à ce groupe social à l’époque, et qui réapparaissent ensuite de différentes manières et dans divers endroits, dans les articles suivants et dans plusieurs travaux académiques.

Maroc (fin XVIIe siècle)

3 Alors que les ḥarāṭīn rencontrés par Ilahiane dans la région présaharienne du sud-est du Maroc pouvaient ne pas s’estimer avoir une histoire précoloniale, les ḥarāṭīn du Nord, à Fez, ont été, à la fin du XVIIe-début XVIIIe siècles, l’objet d’un débat religieux public bien documenté et qui a aussi impliqué ceux du Sud. L’histoire du Sultan Moulay Ismaïl (r. 1672-1727) et de sa fameuse « armée noire » (ˤabīd) est bien connue [2]. Indépendamment du fait que les ḥarāṭīn du Maroc peuvent s’identifier ou pas avec cette histoire, elle a néanmoins servi à les identifier pour les autres depuis très longtemps.

4 En gros, Moulay Ismaïl souhaitait créer une armée sur laquelle il pourrait compter pour être loyale à sa personne et non aux intérêts tribaux. Il a ainsi ordonné que tous les « Noirs » de son royaume soient recrutés, basant son raisonnement sur le postulat que ces Noirs avaient un statut d’esclaves (actuels, libérés ou descendants de libérés) et remplissaient donc les conditions du test de loyauté escomptée ; en plus, ils étaient réputés être des travailleurs acharnés et disciplinés, tout à fait à l’opposé des tribus sahariennes. Ce recrutement s’est échelonné sur plusieurs années et s’est étendu à de nombreuses régions. Alors qu’il est généralement admis que la plupart des recrues étaient des esclaves initialement importés du Soudan, le travail d’Allan Meyers (1977) réfute ce point de vue de manière convaincante. Ce qui nous importe ici c’est l’évidence contemporaine qu’il a présentée, indiquant qu’en 1678, le dernier contingent de taille à rejoindre l’armée d’esclaves comptait 2 000 ḥarāṭīn, qui revenaient avec les troupes du Sultan d’une mission de pacification au Sahara. La source de cette information n’indiquait pas si ces ḥarāṭīn étaient venus volontairement ou s’ils avaient été capturés ou peut-être livrés comme tribut par des sahariens vaincus [3].

5 Il est tout aussi significatif que lors du recrutement initial on distinguait clairement les ḥarāṭīn des esclaves et des Noirs libres : « quand il [le recruteur du Sultan] avait terminé [de recruter à Marrakech et ses environs], il n’avait épargné aucun Noir, fut-il esclave, ḥarāṭīn ou libre ». En notant que le Sultan, pour une viabilité de cette armée à long terme, en donnant l’ordre [à son ministre] d’acheter « des esclaves noires pour les soldats non mariés », Meyers (p. 436) continue en indiquant que : « [Le ministre] a acheté toutes les femmes esclaves qu’il pouvait trouver, puis il a ajouté autant de femmes ḥarāṭīn qu’il était nécessaire… ».

6 Puisque ces ḥarāṭīn constituaient le gros de la prétendue armée d’esclaves [4], Meyers tenta de découvrir qui ils étaient. Commençant par les origines/étymologie du mot lui-même, il a cité l’historien marocain du XIXe siècle, al-Nasiri, expliquant le mot ḥarṭāni (sing.) comme étant la combinaison d’al ḥurr (homme libre) et de al thānī, signifiant littéralement, « un homme libre de seconde classe ». Puis, s’inspirant de la revue fondamentale des ḥarāṭīn publiée par Colin en 1975, Meyers les décrit comme étant « de peau foncée, endogames, soit des paysans sans terre ou des spécialistes de certains métiers (artisans, bouchers, muletiers) sans aucune ‘affinité ethnique’ ». Ils étaient « comme des esclaves » et considérés comme inférieurs par les autres parce qu’ils n’avaient ni l’appui politique d’un réseau de parenté ni les moyens d’être économiquement autonomes, étant restés attachés à leurs patrons en raison de leur vulnérabilité sociale, politique et économique (tout comme les esclaves le sont par rapport à leurs maîtres en raison de leur situation juridique qui fait d’eux une propriété). Mais Meyers (p. 440) cite aussi le commentaire d’un observateur du début du XVIIIe siècle (Thomas Pellow, un « esclave » chrétien qui a passé trois décennies au service du Sultan) : « bien que les Autochtones de ses [le Sultan Moulay Ismaïl] Dominions soient Blancs, ils ne sont pas tellement estimés par lui autant que les Noirs et les basanés de peau à qui il confie la garde de sa personne… » [5].

7 Bien que l’étude de Meyers date de quelques trente-cinq ans, elle n’a pas la pertinence à laquelle on pourrait s’attendre dans le contexte de l’histoire des ḥarāṭīn parce que « ses » ḥarāṭīn à lui (qui auraient aussi inclus ceux de la zone étudiée par Ilahian le long de la frontière saharienne) ne sont pas ceux qui sont le plus souvent associés à la controverse de Moulay Ismaïl. Le récit qui a marqué l’imagination historique est celui qu’Aziz Batran (1985) a exposé en explorant la relation entre les ˤulamā (érudits en jurisprudence islamique) de Fès et le Sultan durant leur long débat sur les ḥarāṭīn de cette ville. Il a commencé par souligner l’incertitude de l’étymologie du mot « ḥarāṭīn » mais, à l’instar de Meyers, il a évoqué Colin (1975) tout en réitérant la définition proposée par al-Nasiri. Concernant l’armée des ˤabid de Moulay Ismaïl, Batran a tout d’abord rappelé l’observation de Meyers à propos des raisons pour lesquelles les esclaves étaient préférés : le Sultan aurait déclaré que « les esclaves possèdent la bravoure, la détermination, les aptitudes et l’endurance qui font défaut aux hommes libres. [Une fois achetés et conscrits], ils consacreraient leur vie et leur énergie à servir dans l’armée ». Batran a ensuite évoqué le recrutement fructueux de 1677-1678 au cours duquel, nous l’avons vu plus haut, des hommes libres (sans doute des musulmans) de la région de Marrakech avaient été assemblés avec des esclaves. Les ˤulamā de la ville de Fès (alors véritable centre religieux du pays) avaient critiqué ces actions, obligeant le Sultan à chercher une « légitimité » alternative en Égypte [6]. Il avait fait valoir auprès des ˤulamā égyptiens qu’en fait il n’autorisait ces collectes que sur la base de registres approuvés par les ˤulamā de Fès qui, à leur tour, étaient aussi l’objet d’une enquête bien minutieuse.

8 Batran a ensuite remis dans son contexte la documentation relative à la controverse qui allait bientôt se poursuivre, en faisant référence aux sécheresses répétées, aux famines et aux troubles politiques caractérisant le XVIIe siècle, conditions qui avaient envoyé un flot de ḥarāṭīn des oasis sahariennes vers les centres urbains. Vers la seconde moitié du siècle, il y avait (déjà) une importante population ḥarāṭīn dans toutes les grandes villes du pays. Le recruteur du Sultan Moulay Ismaïl lui aurait expliqué ce phénomène en précisant que l’ensemble de la population était obligé de « se déplacer de lieu en lieu », mais parmi ces populations, les ḥarāṭīn à « peau brune » (aḥmar al-jild) ont été les premiers à souffrir et par là les premiers à commencer cet exode. Fès étant l’un des plus grands et des plus riches de ces centres urbains, il n’est donc pas surprenant que cette ville en ait attiré un pourcentage important. En 1690, alors que certains ḥarāṭīn continuaient à travailler pour les propriétaires fonciers fasis, qui profitaient de leurs compétences agricoles, la plupart s’étaient en fait urbanisés et avaient réussi à rompre tout lien avec leurs anciens patrons sahariens et ruraux.

Carter 3

Régions dans lesquelles le terme « ḥaraṭīn » est reconnu [7].

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Régions dans lesquelles le terme « ḥaraṭīn » est reconnu [7].

9 Batran a souligné que les ˤulamā cherchaient tout naturellement à soustraire les ḥarāṭīn de Fès au recrutement du Sultan, tout en permettant que des gens du Sud « d’origine inconnue » soient considérés comme étant des esclaves légitimes. Au début, leur démarche avait réussi mais, en 1698, le Sultan a insisté pour que les ḥarāṭīn de Fès lui soient remis, ayant réalisé qu’il ferait face à une grave agitation parmi les autres ḥarāṭīn s’il continuait d’exempter ceux de Fès (soulignant ainsi le point de vue de Meyers sur le nombre considérable des « ˤabid » qui étaient en fait des ḥarāṭīn). Quelque 700 parmi eux ont été « assemblés » et envoyés à Meknès ; tous ont rapidement été déclarés inaptes au service et sont rentrés chez eux. Deux autres tentatives ont été faites pour « collecter » des recrues aptes mais sans grand succès. Ce n’est en fait qu’après 1703-1704 que les efforts concertés des ˤulamā visant à protéger leurs ḥarāṭīn ont échoué définitivement.

10 Le cœur du débat était clair : les ˤulamā ont affirmé que « ceux qui ont été asservis sont venus de très loin, nous ne les connaissons pas », mais les ḥarāṭīn de Fès, « nous les connaissons, nous avons grandi ensemble ». Ce sont des musulmans libres, au statut libre et, en tant que tels, ils seraient légalement non admissibles à être asservis. L’argument du Sultan était que « peu importe pour combien de temps [ils] ont été urbanisés, en particulier les ḥarāṭīn à peau brune », nombreux sont (en fait) des esclaves qui ont rompu les liens avec leurs patrons, ils ont « oublié » leurs origines (esclaves) et se sont attachés à de nouveaux patrons comme s’ils étaient « libres ».

11 Plus récemment, Chouki El Hamel a repris la même histoire (des choses) comme entrée pour déceler l’origine des préjugés raciaux et de la discrimination à l’égard des Noirs, y compris les ḥarāṭīn, au Maroc (2002, 2006, 2012, spécialement pp. 155-184). Il base sa discussion des origines des ḥarāṭīn sur la couleur (de peau), plaidant pour une racine berbère du terme « aharḍan », qui signifie « noirâtre » (foncé) ou encore « noir », comme il le conclut après coup (2002), à partir de recherches menées au Tafilalet (Mezzine 1987). Bien qu’il prenne compte de l’interprétation du mot ḥarṭāni avancée par al-Nasiri (désignant un homme libre de second rang) et une autre basée sur une racine arabe signifiant « cultiver » (litt. « labourer »), il conclut finalement que le terme utilisé aussi bien en Mauritanie qu’au Maroc signifie « esclaves noirs libérés ». Alors que des interrogations demeurent sur le statut des ḥarāṭīn en tant qu’hommes libres, ou esclaves, ou esclaves libérés, ou encore descendants d’esclaves, El Hamel conclut cependant qu’« il ne fait aucun doute qu’ils étaient ce qu’on pourrait aujourd’hui considérer comme noirs. » (2002). En étudiant le fameux débat évoqué plus haut, il s’interroge ensuite sur le rôle que la couleur de peau a joué dans la détermination du « ré-asservissement » des ḥarāṭīn, en notant que ceux-ci étaient invariablement identifiés comme étant des sū;d (Noirs) [8]. C’est dans ce contexte qu’il parle de la célèbre lettre de Moulay Ismaïl aux ˤulamā égyptiens [9] dans laquelle celui-ci a souligné l’origine « sū;dān » des esclaves, puis enfin, de la réponse ultérieure du Sultan aux ˤulamā de Fès concernant les nombreux esclaves qui sont (en fait) des esclaves qui ont rompu les liens avec leurs patrons… [voir ci-dessus]. El Hamel conçoit l’importance de ce débat et de sa portée finale comme un moment où la nécessité politique (besoin davantage de soldats) renforçait les images et les idées contemporaines sur les « Noirs » de manière à attacher une origine esclave à tous les Noirs, supprimant ainsi les distinctions référant au statut et les remplaçant par des distinctions raciales. Pour lui : « Les arrangements entrepris par Moulay Ismaïl étaient tels que les termes ˤabd (esclave), aswad (noir) et ḥarṭāni ont été fusionnés (2002 : 49 ; 2006 : 195) » [10].

12 Ce moment bien connu de l’histoire marocaine qui a placé les ḥarāṭīn au premier plan du débat politique et religieux, n’a pas pris fin avec la réussite de Moulay Ismaïl à affecter la condition des ḥarāṭīn de Fès. Des tentatives ont été faites au milieu du XIXe siècle pour reconstituer les ˤabid al-Bukhārī mais sans grand succès. Ceci dit, des témoignages contemporains distinguaient encore une fois les « ḥarāṭīn » des « noirs » : divers types de lourds impôts auraient réussi à « drainer des centaines de noirs du Sous vers la capitale, parmi lesquels cinquante-et-un ḥarāṭīn ont été recensés. » (Ennaji 1994 : 24-5). Vers la fin du XIXe siècle et dans le cadre de la modernisation de l’armée de Hassan Ier, les familles de ḥarāṭīn transportées du Sous étaient alors bien distinguées des « esclaves » que les hommes libres cherchaient alors à envoyer à leur place pour échapper au recrutement (Ennaji 1994 : 24-5) [11]. Mais comme le dit Remco Ensel (1999) dans son compte rendu de cette affaire : « il était impossible par la seule apparence extérieure de s’accorder de manière définitive sur qui en fait pourrait être considéré ḥarṭāni » (46-7 ; aussi note 5). Une fois encore, cela souligne l’ambiguïté de statut concernant les ḥarāṭīn ou du moins l’absence d’une distinction claire de ce statut, y compris la race, qui prévalait à l’époque précoloniale [12]. En même temps, ceci nous rappelle que cette ambiguïté découlait en grande partie du débat alors en cours qui opposait de manière répétée les exigences politiques aux valeurs religieuses ‒ un élément à prendre en compte lors des discussions qui vont suivre.

13 Ce moment historique reflète de nombreux facteurs qui façonnent notre compréhension de la question des ḥarāṭīn et ceci ne se limite pas aux quelques années au cours desquelles des sultans ont lutté contre les ˤulamā pour justifier la constitution de leurs propres « janissaires ». Bien que ces années aient procuré aux ḥarāṭīn du XVIIe siècle une certaine « visibilité » continue, d’autres témoignages historiques suggèrent la présence de personnes qui leur ressemblent dans la Vallée du Dra et parmi les Berbères de la région du Sud-Est, plusieurs siècles auparavant. Des preuves linguistiques attestent que le mot berbère aharḍan signifiant « de couleur foncée, noire ou rougeâtre » utilisé en se référant à la peau (El Hamel 2002 : 110-3 [13]) était en usage avant le XVIIe siècle et même avant l’arrivée d’immigrants arabes dans la région (Mezzine 1987 : 193). El Hamel (utilisant Mezzine) soutient que le mot ḥarāṭīn en est un dérivé, une hypothèse clairement reflétée sur la carte qui accompagne les nombreux articles de Camps (1970) et de Gast (2000) sur les « ḥarāṭīn » (voir carte 1). Mezzine a constaté que ce terme importé et utilisé dans l’oasis arabophone du Tafilalt signifiait « noir asservi (ou subjugué) ». (193, note 34).

14 En ce qui concerne l’histoire plus générale de la région, il est connu que les Almoravides berbères ont établi l’un de leurs premiers établissements dans la Vallée du Dra. Ils y auraient aussi assujetti la population autochtone à peau sombre que Hammoudi (1980) qualifie de « ḥarāṭīn », les distinguant ainsi des « quelques esclaves » importés à cette époque. De leur côté, les Almohades, successeurs des Almoravides, auraient recruté pour leur armée d’esclaves dans la Vallée du Dra plutôt que dans le sud du Sahara (Ensel 1999 : 46, citant Jacques-Meunié, pour plus de détails voir El Hamel, 2012 : 118-124).

15 Ces propositions suggèrent que des personnes à peau sombre, appelées aharḍan, vivaient parmi les Berbères – blancs – amazigh, et que des personnes à peau sombre ont été soumises et recrutées dans l’armée almohade. Mais le simple fait que le terme aharḍan semble avoir subi une « mutation » linguistique vers le mot ḥarāṭīn, au moins dans un endroit précis, référant au « noir asservi », cela signifie-t-il que ces personnes à la peau sombre étaient des ḥarāṭīn ? Le fait que les « Noirs » recrutés par les Almohades ne soient pas des esclaves importés signifie-t-il nécessairement qu’ils étaient des ḥarāṭīn ? De plus, même si la réponse à l’une ou à l’autre de ces questions ou aux deux à la fois est affirmative, qu’est-ce que cela nous dit sur qui est ḥarāṭīn et sur ce que cela signifiait précisément à l’époque ?

16 Batran nous a rappelé les décennies extrêmement difficiles qui ont suivi l’ascension au pouvoir de la famille alaouite au XVIIe siècle quand des sécheresses, famines et troubles politiques ont poussé les gens – en particulier les ḥarāṭīn – hors du désert, des difficultés largement attestées par des documents contemporains (Martin 1923). Un compte rendu de la famine au Touat datant de 1659 notait qu’en un seul jour 390 personnes étaient mortes « autant d’hommes que de femmes… » (parmi) les ḥarāṭīn ou les « Nègres ». Quelques années plus tôt, un raid mené par une tribu contre une autre avait abouti à la capture de « 34 ânes et 12 jeunes ḥarāṭīn (responsables des ânes) ». Des négociations menées par une tierce partie ont abouti au rachat à la fois des ânes et des ḥarāṭīn[14] qui étaient ensuite rendus à leurs « propriétaires ». Ces récits spécifient bien la présence de ḥarāṭīn et de « Nègres » en indiquant au moins une de leurs spécialisations professionnelles dans les oasis du XVIIe siècle. Ils suggèrent aussi que, bien qu’ils étaient alors distingués des « Nègres » (peut-être aussi des esclaves), les ḥarāṭīn étaient toujours considérés comme ayant le même statut social que ces derniers [15].

17 Le but de toute cette discussion est de montrer à quel point nous savons très peu de choses sur ce qu’est être aharḍan ou « de peau sombre » ou, en l’occurrence, être un ḥarāṭīn avant l’aperçu offert par le contexte des ambitions contestées de Moulay Ismaïl. Si le terme ḥarṭāni en était venu à signifier « esclave » dans le Tafilalt à un moment donné (Mezzine 1987), il n’apparaît pas avoir eu cette acception dans le Sahara du XVIIe siècle. D’autre part, il semble que si le mot aharḍan était devenu synonyme de ḥarṭāni, nous pouvons donc être raisonnablement certains que les « peaux brunes », les « ḥarāṭīn », qui ont été les premiers à souffrir des moments difficiles (comme l’a dit le recruteur de Moulay Ismaïl), et ceux que Moulay Ismaïl a qualifiés d’ « urbanisés de longue date et à peau brune de Fès » appartiendraient au même groupe. De ce fait, nous pouvons identifier quelques questions importantes qui se posent ici.

18 Premièrement, nous avons le problème posé par l’éventualité de confondre étymologie et statut social, et ce dernier avec la condition socio-économique. Ce qui est suggéré ici est une adaptation de la langue aux expériences vécues : nous ne savons pas si ceux qui sont appelés aharḍan étaient (aussi) des ḥarāṭīn ni ce qu’étaient les ḥarāṭīn avant le XVIIe siècle. Cependant, il semblerait qu’un terme signifiant « peau noire » (noir, marron, rouge) ait été emprunté pour désigner d’autres personnes à la peau foncée (au moins au Tafilalt) et qui étaient (à la fois ?) noires et esclaves. Il semblerait également que le même terme ait été utilisé ailleurs pour différencier ceux qui étaient « noirs » de ceux qui étaient esclaves (nègres, noirs) ; dans le cas présent (qui nous occupe), aussi bien au désert qu’à Fès, ils ont été décrits comme ayant « la peau brune », « couleur de cuivre ». Ces quelques témoignages indiquent que le terme ḥarāṭīn était utilisé avec une certaine souplesse pour désigner des groupes en fonction de leur couleur de peau ou de leur statut (ou des deux à la fois selon les circonstances), mais n’ayant pas toujours la même signification.

19 Deuxièmement, peu importe comment ces ḥarāṭīn aient été considérés quand ils travaillaient dans les oasis où ils étaient assimilés socialement aux esclaves, ils ont pu par la suite bien améliorer leur statut économique et social dans le contexte urbain. Nous ne connaissons que le cas de ceux de Fès, mais ce que nous en savons suggère que d’autres ḥarāṭīn urbanisés, présents au milieu du XVIIe siècle dans tous les grands centres du pays, auraient aussi, sans doute, été en mesure d’adapter leurs compétences à de nouvelles professions. Certains ont plus ou moins gardé en ville les mêmes travaux (porteurs d’eau, conducteurs de mules, bouchers) qu’ils effectuaient jadis pour leurs maîtres nomades et éleveurs. Cependant, les ḥarāṭīn du riche centre commercial de Fès semblent avoir considérablement développé leur expertise en matière d’emploi, en passant par exemple au petit commerce et au travail des métaux. Mais plus important encore est le fait qu’ils étaient capables de se marier dans des familles libres, de sorte que les ˤulamā locaux plaidaient pour leur statut totalement libre (non de « libérés »). En même temps, il semble que le statut des ḥarāṭīn dans d’autres régions, par exemple au sud de Marrakech, était susceptible d’être considéré comme douteux, peut-être en raison de la présence dans ces contrées d’une plus grande population d’esclaves issue à l’époque du commerce transsaharien [16].

20 Troisièmement, s’appuyant sur ces quelques observations, il est certain que les ḥarāṭīn ne constituaient pas un groupe socio-économique unique. Leur statut vis-à-vis des esclaves ou des esclaves libérés n’était pas non plus nécessairement défini en termes de conditions de vie et de travail, du moins dans les zones rurales et les oasis. Cette situation a peut-être changé en milieu urbain, mais le peu que nous savons du cas dans la ville de Fès ne permet pas d’esquisser des généralisations très poussées. D’autre part, sur le plan religieux, la distance de statut entre ḥarāṭīn « libres » et esclaves « libérés » est très significative. En fait, les « patrons » qui ont pu établir une sorte de clientèle avec un ḥarṭāni, ou une famille ḥarāṭīn, ou avec ceux qui étaient dans une relation fortement contrôlée [17], n’avaient aucune responsabilité morale envers leurs ḥarāṭīn. Par contre, le maître qui a affranchi un esclave a par là noué une nouvelle relation avec le nouvel « homme libéré » [18] : les deux sont devenus comme des parents (« cousins » dira-t-on). Les anciens maîtres avaient donc la responsabilité d’aider leurs anciens esclaves, comme dans une relation parent-enfant perpétuelle. Chacun, en tant que « bon musulman » avait un rôle à jouer et ce rôle était héréditaire. Dans une société où le nom de famille et le réseau familial étaient tout, cela signifiait que les esclaves ainsi « libérés » pouvaient revendiquer ces deux éléments, tandis que les ḥarāṭīn « libres » ne pouvaient en revendiquer aucun.

21 Bien que cet héritage du droit islamique ne semble pas avoir fortement affecté le rôle des ḥarāṭīn dans la société marocaine précoloniale, il a peut-être contribué à l’ambiguïté entourant leur statut dans la dernière moitié du XVIIe siècle. Si certains de ceux qui ont fui vers les villes étaient effectivement des esclaves libérés par des maîtres qui ne pouvaient plus subvenir aux besoins de leurs dépendants à la suite de sècheresses et de famines récurrentes, il y aurait alors des « liens » avec ces maîtres qui auraient dû légalement être reconnus par les deux parties – même par ceux qui sont nés dans les villes – comme le Sultan l’a avancé dans sa justification du recrutement des ḥarāṭīn à Fès. Ce qui est clair, c’est que « libérés » et « libres » ont vécu et travaillaient côte à côte dans ces nouveaux environnements urbains où, selon Ennaji, ils ont fini par être considérés comme un « prolétariat noir » (1994 : 102-7) [19].

Mauritanie (XXe siècle)

22 Si nous pouvons repousser une apparition de ḥarṭāni sur la scène historique marocaine jusqu’à la fin du XVIIe siècle grâce aux désaccords de Moulay Ismaïl avec ses ˤulamā, il ne semble pas y avoir de problème précolonial mettant en lumière les ḥarāṭīn en Mauritanie. Ici, le « moment de visibilité » semble remonter largement à la domination coloniale française, aux environs de 1905/1906 jusqu’aux années 1950 [20]. C’est la présence et la politique des colonisateurs français qui ont réussi à propulser les ḥarāṭīn mauritaniens sous les lumières de l’histoire et, dans un cas, dans un scandale politique public qui a laissé une trace archivistique quelque peu comparable à celle que nous venons d’examiner. De même, on peut affirmer (comme El Hamel) que la création d’un discours racialisé, en l’occurrence un discours racial colonial, a foncièrement influencé l’évolution de l’identité ḥarāṭīn. En 1906, peu de temps après que la France ait consolidé son contrôle dans le centre de la Mauritanie, une lettre fut envoyée à tous les commandants de cercle concernant l’application du Décret Anti-Esclavage (relatif à la lutte contre l’Esclavage ) de 1905. La réponse d’un certain Cdt Tissot, Cercle du Tagant, a clairement identifié les anciens captifs affranchis « ḥarāṭīn », tels qu’ils étaient mentionnés dans le même rapport, comme constituant une partie importante de la « classe ouvrière » méritant la protection, le soutien et les faveurs de la France. Les ḥarāṭīn étaient alors clairement distingués des esclaves et des captifs, qui étaient considérés comme des « serviteurs naturels » travaillant parfois même pour des ḥarāṭīn (McDougall 2007a : 242). Dans cette première correspondance bureaucratique, les ḥarāṭīn étaient inscrits de manière irréversible dans le discours sur « l’Esclavage et l’Abolition », qui devait caractériser les cinq prochaines décennies du régime colonial, et se voyaient attribuer un nouveau rôle « socio-économique » dans l’émergeante économie coloniale : celui de la « nouvelle classe ouvrière ».

23 Lorsqu’ils ont pris le contrôle de leur nouveau territoire, les Français ont promis de respecter les coutumes et la culture des Maures (qui s’appelaient eux-mêmes bīđ̣ân). Le terme « coutumes » était compris avant tout comme englobant l’esclavage domestique et le terme « culture » était en général compris comme référant à la religion – à savoir l’islam (McDougall 2007a : 243-3 et 1989). Mais comme la rhétorique coloniale plaçait l’abolition au premier plan de la politique européenne en Afrique, la Mauritanie lui posait un défi de taille. Malgré les décrets antiesclavagistes, les Français ont rapidement recherché l’avis des ˤulamā locaux pour comprendre ce que signifiait esclavage dans la société musulmane mauritanienne [21].

24 Leur présentation écrite sur l’esclavage islamique a souligné les responsabilités réciproques des maîtres et des esclaves, ainsi que leur statut égal aux yeux d’Allah (à qui tous les musulmans sont ˤabid ou esclaves). Elle expliquait également l’importance de la libération d’un esclave pour un « bon musulman » et la façon dont la manumission avait donné naissance à une nouvelle relation, le walāˀ (notion développée par Ould Cheikh et Acloque, dans ce volume). Les administrateurs français ont volontiers placé le/la « domestique » ainsi que le ḥarṭāni/la ḥarṭānia dans ce tableau idéaliste d’une société maure dirigée par une classe de maîtres bīđ̣ân bienveillants.

25 Le principe du walāˀ a façonné leur compréhension à la fois de la façon dont l’esclavage devait évoluer et du rôle central joué par les ḥarāṭīn dans cette évolution. Ils acceptèrent facilement l’idée que le ḥarṭāni était bien une « personne libre de second rang » (citant le ḥurr et thānī de l’étymologie déjà proposée par al-Nasiri), un esclave affranchi ou « libéré » (ou un de ses descendants), mais qui est avant tout un membre intégré à une tribu bīđ̣ân[22]. Ce dernier descripteur signifiait que les rapports coloniaux de l’époque insistaient à plusieurs reprises sur le fait que les ḥarāṭīn parlaient le ḥassāniyya (la langue des bīđ̣ân) et partageaient la culture et la religion de leurs maîtres. Par conséquent, ils ont accepté leur rôle de mawāli ou de perpétuels « parents » envers ces maîtres (et leurs familles), en s’attendant notamment à ce qu’ils versent divers paiements (par exemple prélèvements religieux, cadeaux, contributions à des fêtes de famille) et impliquant les bīđ̣ân dans leurs affaires familiales (par exemple approuver des mariages, assumer des responsabilités civiques). Dans les régions orientales où les bīđ̣ân étaient principalement des éleveurs nomades, les administrateurs ont constaté que de nombreux ḥarāṭīn s’établissaient comme cultivateurs dans des villages appelés ādwābä (pour plus d’informations sur ce processus voir ci-dessous). Ils ont gardé des pratiques semi-nomades entre les saisons de récolte et de plantation, continuant ainsi à s’identifier au style de vie bīđ̣ân même si leurs activités économiques principales les ont plus rapprochés des cultures des sédentaires sū;dān du Sud [23].

26 Cette image des ḥarāṭīn, aussi idéalisée que la représentation de l’esclavage islamique traditionnel par les ˤulamā, n’a guère changé durant la période coloniale. Elle était encapsulée par le terme inventé par les administrateurs et désormais gravé dans l’ethnographie de la Mauritanie coloniale : celui du « Maure noir » (en parallèle de celui de « Maure blanc » [24]). Les ambiguïtés introduites dans les discussions en cours sur la société mauritanienne par l’introduction du terme ḥarṭāni en tant que « Maure noir » ne doivent pas être sous-estimées. Tous les ḥarāṭīn n’avaient pas la peau noire (Acloque) ; plus important encore, beaucoup de « Blancs », en particulier parmi les élites, avaient la peau noire (Brhane 2000 : 196-9 [25]). Que voulait donc dire ce terme à un moment et en un endroit donnés ? Les Maures se voyaient comme des « bīđ̣ân » (blancs) mais aussi comme ayant un statut social supérieur ; la définition française du « Maure noir » impliquait que les ḥarāṭīn étaient aussi bīđ̣ân. Bien que cela n’ait peut-être pas été un problème en termes de partage de culture et de style de vie, il était certainement problématique concernant le statut dans le contexte social plus large. En outre, en période d’abolition, l’appellation « Maure noir » était un anachronisme [26]. Les ḥarāṭīn, en tant qu’ « esclaves libérés », étaient dans les termes du droit français « libres » et progressaient sur la voie de la prospérité, que la liberté et l’économie moderne étaient censées apporter à cette « classe ouvrière » dont on s’est tant vanté (voir ci-dessous). Mais les ḥarāṭīn, en tant que « Maures noirs », étaient fermement liés à la société bīđ̣ân, à un patronage perpétuel et, en fait, à une compréhension particulière de l’islam qui continuait à défendre les droits des maîtres vis-à-vis des esclaves affranchis. Cela donnait aussi aux ḥarāṭīn le droit d’être des maîtres et des « patrons » [27].

27 Les ambiguïtés inhérentes à ce discours reposaient sur une seconde position significative, ancrée dans le point de rencontre du walāˀ islamique et de la politique socio-économique française : la véritable classe ouvrière ne pouvait être « faite » qu’à partir de ḥarāṭīn créés de manière culturelle, des esclaves affranchis par des maîtres qui restent ainsi « tribalisés ». Les esclaves libérés par la loi française, étant ainsi coupés de la tradition et de la discipline, sont devenus des sans racines et des sans-abris. Ils se sont alors tournés vers le vol et les crimes de toutes sortes, contribuant ainsi à une forme d’anarchie sociale et économique. Contrairement aux ḥarāṭīn qui restaient soumis à l’influence morale des anciens maîtres et qui pouvaient s’adresser à ces derniers pour les aider dans diverses affaires, l’ancien esclave « libre » n’était pas suffisamment stable pour fournir une base à la nouvelle économie en termes de main-d’œuvre. Même à la veille de l’indépendance, cet argument était encore discuté concernant le Hodh, alors que, même si les « villages de liberté » (villages agricoles) prospéraient dans le Sud, il importait de conserver son « lien traditionnel » avec les Maures auxquels les ḥarāṭīn étaient jadis attachés comme serviteurs. En fait, le problème qui se posait alors était de trouver des chefs de tribu qui inspiraient suffisamment de respect pour exercer cette autorité nécessaire [28]. Plusieurs rapports coloniaux ont fait état de l’incapacité « caractéristique » des ḥarāṭīn de s’organiser efficacement, d’organiser leurs villages ou leurs affaires, en dehors du patronage d’anciens maîtres. On se préoccupait alors du fait que cela laissait l’économie coloniale de plus en plus dépendante des ḥarāṭīn, population potentiellement instable.

28 Depuis le tout début, l’agriculture constituait l’aspect le plus important de cette économie : l’expansion de la culture des palmiers dattiers et des cultures associées dans les jardins des oasis et un développement similaire de la culture céréalière à la fois lors des crues des rivières au sud et dans les champs arrosés à partir de barrages et de systèmes d’irrigation nouvellement mis en place (McDougall 1989 ; McDougall, Bhrane & Ruf 2003 [29]). La main-d’œuvre agricole était traditionnellement composée à la fois d’esclaves et de ḥarāṭīn ; quand ils s’éloignaient physiquement de leurs maîtres pendant une période importante, les ḥarāṭīn (par opposition aux esclaves) se voyaient généralement confier la semi-autonomie que cela impliquait. Même avant que les Français aient imposé leur politique de croissance agricole, les bīđ̣ân avaient commencé à sédentariser leurs ḥarāṭīn dans les villages de culture, appelés ādwābä, dans le but de développer leur propre économie et d’assurer l’accès aux céréales. À l’époque coloniale, ces villages ont proliféré sur les terres cultivables du Gorgol et de l’Assaba jusqu’à la frontière du Hodh, leur croissance étant particulièrement notable à partir de la fin des années 1930 [30]. Dans la riche économie oasienne d’Atar, la croissance administrative et commerciale de la ville d’Atar et le développement de nouvelles plantations de palmiers dattiers (avec des systèmes d’irrigation prenant également en charge la culture maraîchère), ont de ce fait obligé les familles locales à louer leur main-d’œuvre (McDougall 1989). Dans toutes ces régions géographiques (les ādwābä étant les plus visibles), le travail des ḥarāṭīn en tant que « nouvelle classe ouvrière » assurait, sinon le succès de l’économie coloniale, du moins sa durabilité.

29 Depuis au moins les années 1930 et avec un net accroissement dans les années 1940, les maîtres bīđ̣ân libéraient des esclaves mâles pour devenir des ḥarāṭīn. En même temps, ils avaient fermement résisté (et avec succès) à la libération des esclaves femmes gardées pour la procréation : lorsque les enfants étaient ceux du maître, ils « agrandissaient » la famille de ce dernier comme étant libres et « blancs » (Brhane 1997 : 71-7 ; Ruf 1999 : 93-112 entre autres ; Fortier, ci-dessous) ; lorsqu’ils étaient issus d’autres esclaves ou ḥarāṭīn (comme ceux installés dans des villages agricoles), ils avaient, de la même façon, « agrandi » la famille servile du maître (la progéniture d’une esclave appartenant à son maître). Mais, dans ce dernier cas, si une esclave était fournie comme épouse à un ḥarṭāni attaché au même maître, il était dans l’intérêt de ce dernier de la libérer, cultivant ainsi une famille « ḥarṭāni » qui se révélera en fait plus productive. Contrairement aux esclaves, les ḥarāṭīn étaient (selon la loi islamique) légalement autorisés à conclure des contrats leur octroyant un pourcentage de leur production en échange de leur travail (McDougall 1989 ; 2007). Cela a eu un impact considérable sur l’économie des oasis (voir Bonte), mais aussi, avec le temps et l’encouragement de la politique coloniale, sur celle des ādwābä[31].

30 En bref, la politique coloniale, par la force, l’encouragement ou la simple opportunité, a créé une population ḥarāṭīn énormément élargie dans de nombreuses régions du pays, remodelant ainsi fondamentalement toute la société. Vers les années 1950, les ḥarāṭīn constituaient un septième de la population mauritanienne, soit environ 70 000 personnes [32]. Il est important de noter que cela n’a pas été le même rapport dans toutes les régions ‒ beaucoup dépendait de la nature de l’économie précoloniale et du degré de son adaptabilité aux demandes coloniales. Les conséquences ne sont pas non plus nécessairement les mêmes pour les hommes et les femmes ; au contraire, la « transformation » des ḥarāṭīn en ce que les Français appelaient dans les années 1940 et 1950 (avec fierté) la « classe ouvrière », a fondamentalement changé le rôle des femmes esclaves dans la société bīđ̣ân. Même à la fin des années 1930, les conséquences de ce fait étaient soulevées dans le Hodh [33]. McDougall a exploré ailleurs la question de manière plus approfondie dans le contexte de l’Adrar (1988). Tandis que les Français étaient occupés à célébrer le nouveau rôle des ḥarāṭīn, les maîtres faisaient le point sur ce que signifiait pour eux cette économie largement définie par les ḥarāṭīn. Les ˤulamā s’efforçaient d’interpréter les obligations et les responsabilités traditionnelles dans le contexte d’une réalité radicalement changée (voir Ould Cheikh).

31 À ce « monde à l’envers : topsy-turvy world » (McDougall 1988), s’est ajouté un certain nombre de développements spécifiques qui ont généré une politique transformant foncièrement le devenir du territoire colonial mauritanien. Le plus significatif et le plus immédiat dans le monde d’après la première guerre fut la « Grande Dépression » dont l’impact ne se limita pas à l’Europe et à l’Amérique du Nord. Pour les régions du monde encore entraînées par l’énergie du développement économique colonial, la dépression a suivi des courants qui l’emmenaient directement dans les oasis de palmiers dattiers comme Chinguetti, ou des centres administratifs périphériques comme Atar, des ādwābä isolés comme ceux de la frontière du Hodh-Soudan et des régions pauvres et marginalisées comme l’Assaba. En fait, la première « exposition » publique des ḥarāṭīn, au cours du scandale politique évoqué au début de cette section, a eu lieu dans le contexte de cette crise économique. Louis Hunkanrin, ex-agitateur politique bien connu de la colonie française du Dahomey, avait été exilé en Mauritanie en 1923. Il passa une décennie dans la région du Tagant-Assaba. Juste avant son départ en 1934, il publiait avec la Ligue des Droits des Hommes (Paris) une brochure dénonçant les insuffisances de l’exécution coloniale française en matière de politique antiesclavagiste en Mauritanie et accusant un administrateur en particulier de défendre les intérêts des maîtres contre ceux des esclaves. Ce qui a donné du poids à ce pamphlet étaient les nombreuses études de cas très spécifiques qu’il a détaillés. Cela a généré une réaction frénétique au sein de l’administration coloniale ; les administrateurs français, du commandant local au gouverneur général étaient impliqués. Cependant, l’enquête qui s’ensuivit a « apuré » les actions françaises en grande partie sur la base du « malentendu » de la part de Hunkanrin sur le statut des ḥarāṭīn[34] et de sa « représentation inexacte » des « femmes esclaves » (concubines). Au moins une carrière administrative a été énormément affectée par ce « forfait colonial » (c’était le titre de la brochure). Il faut dire que les réactions comparant Hunkanrin lui-même à Rasputin (hypnotisant des « esclaves » femelles voire même les prostituant) étaient également exagérées (McDougall 1989). Le point important ici est que l’impact de la dépression (à l’instar des sécheresses et des famines récurrentes au Maroc du XVIIe siècle) a attiré l’attention de la France sur la « crise de l’esclavage domestique » (c’était l’expression exacte utilisée) ; la publicité importune de Hunkanrin n’a fait qu’exacerber une situation intenable. Les Français ont été contraints d’aller au-delà de leur acceptation initiale de l’esclavage mauritanien comme étant « normal » et d’accorder une plus grande attention à l’éventualité de la transformation des ḥarāṭīn en travailleurs salariés.

32 Les divers problèmes économiques n’ont pas été vécus de la même manière par tous ; certains ont pu profiter des opportunités offertes. Il y avait en fait une poignée de ḥarāṭīn qui avait déjà profité de l’économie politique coloniale [35]. Le plus célèbre d’entre eux (bien que pas nécessairement le plus riche) était Hamody d’Atar. Les grandes lignes de son histoire ont été décrites ailleurs (McDougall 1988, 2007a) ; l’important ici est le fait que le succès initial de Hamody en tant que boucher et vendeur de peaux tannées dans le secteur commercial français était complètement enraciné dans ses connections avec les bīđ̣ân, pour ce qui est de son capital financier et animal. Vers la fin des années 1930, les Français le reconnurent comme chef de sa « fraction » tribale à Atar, en dépit de nombreuses discussions entre les administrateurs et l’opposition locale à la nomination d’un ḥarṭāni à ce poste. Au cours des années 1940, il acquit une quantité énorme de biens (terrains et bâtiments) auprès de ses voisins bīđ̣ân de plus en plus appauvris. Mais en tant que bon musulman, pendant ces temps difficiles, il était également une source importante de nourriture et de crédit pour les personnes de toutes classes sociales. Mais ce qui est peut-être le plus significatif dans cette discussion, c’est que tout au long de sa carrière, Hamody a investi dans des esclaves. Il a acheté des hommes pour travailler dans son commerce, garder ses animaux et cultiver ses palmeraies, et des femmes pour être épousées par ses hommes et travailler dans sa grande maison. Il avait la réputation d’acheter « uniquement des esclaves de qualité » et de libérer les hommes qu’il considérait capables de réussir en tant que ḥarāṭīn[36]. À sa mort, en 1961, il aurait légué à ses treize enfants environ 200 esclaves et une grande partie des riches plantations de palmiers dattiers et de propriétés commerciales d’Atar. En effet, Hamody incarnait les contradictions inhérentes à la politique de l’esclavage colonial, tout en reflétant le potentiel que cette même politique avait perçu dans la classe ambiguë des ḥarāṭīn.

33 Le dernier « problème » important qui a mis la question des ḥarāṭīn au-devant de la scène était celui de la frontière orientale entre la Mauritanie et le Soudan français. Elle a été retracée en 1944 pour aider à sécuriser une zone qui avait récemment connu une résistance islamique (mouvement Tijaniyya hammalliste basé à Nioro) ; deux nouveaux Cercles ont été créés ‒ le Hodh en Mauritanie et Nioro au Soudan. En conséquence, quelque 30 000 ḥarāṭīn vivant dans des ādwābä récemment créés, appartenant à des nomades maures d’Assaba et d’Aioun el-Atrous, sont devenus, par un trait de plume, des cultivateurs sédentaires du Soudan. Selon les administrateurs, les anciens maîtres ont continué à venir au Soudan pour se procurer du grain cultivé sur « leurs » terres et recevoir divers paiements et cadeaux. « Dernièrement » (le rapport de l’administrateur colonial local date de 1949-1950 [37]), ces ḥarāṭīn avaient commencé à considérer que la frontière constituait une rupture avec leurs anciens maîtres, ce qui a causé par la suite des « incidents » menaçant la stabilité locale. L’exemple souvent cité concernait les Awlad Mahmoud, décrits comme devenant de plus en plus « noirs ». Les statistiques (à partir de 1945) ont montré que, si le nombre d’hommes « blancs » et « noirs » était égal, il y avait une fois et demie plus de femmes « noires » que de « blanches ». Dans une situation où la mortalité infantile était élevée, les garçons avaient le même taux de survie que les filles mais les filles « blanches » avaient un taux de survie deux fois moins élevé que celui des filles « noires ». Le point de vue de l’administrateur colonial local était double (il avait clairement indiqué dans son rapport que cette « étude de cas » était une fenêtre sur toute la région). Premièrement, il affirmait qu’au sein des tribus qui chevauchaient techniquement la nouvelle frontière, les ḥarāṭīn devenaient rapidement la majorité de la population et que cette tendance ne ferait que s’accélérer. Deuxièmement, que cette population était un problème. « À l’heure actuelle », ces populations déstabilisent la zone frontalière du Soudan et s’ils maintiennent leur « comportement » vis-à-vis des anciens maîtres, le Hodh sera « bientôt » en crise parce que cela fait perdre aux Maures leurs terres, leur travail et leurs paiements coutumiers (y compris les apports en céréales). Le rapport administratif, d’une quinzaine de pages, en a consacré cinq au problème des ḥarāṭīn et proposait diverses solutions.

34 Il est toutefois intéressant de comparer différents rapports des années 1940, dont beaucoup apparaissent en résumé dans les réponses faites à l’enquête des Nations unies sur l’esclavage en Afrique de l’Ouest française (1948-1952). Ce qui est clair, c’est que les ḥarāṭīn sont apparus comme l’illustration la plus « visible » de ce qui était en fait une politique coloniale conflictuelle. D’une part, le souci de stabiliser la frontière avec le Soudan et d’assurer une économie durable dans la région nécessitait de renforcer les coutumes traditionnelles, comme cela était promis aux maîtres bīđ̣ân des décennies auparavant. Le respect de la relation de walāˀ définie par l’islam était central pour la réalisation de cet objectif. D’autre part, le nombre croissant de ḥarāṭīn qui émigrent de manière saisonnière au Sénégal ou de manière permanente vers des centres urbains comme Atar, Boutilimit, Moudjeria ou Kiffa (où sont apparus des quartiers de la « liberté » [38]) ou qui s’installent dans des villages de culture (ce n’est pas par accident qu’on les appelait « villages de liberté » dans les rapports français), ces ḥarāṭīn étaient l’incarnation de la réussite de la politique d’abolition française. Si la première analyse s’inscrit dans le discours plus large des pièges de la modernisation qui dominaient les discussions du travail de l’après-deuxième guerre, autant sur la scène coloniale qu’internationale (souci de créer une main-d’œuvre disciplinée à la fois « libre » et non déstabilisée), la seconde analyse était clairement engagée dans des objectifs nationaux (français) et internationaux, visant à protéger les droits de l’homme et mettre fin au travail forcé [39]. Les ḥarāṭīn, à la fois comme groupe ethnique imaginé et travailleurs réels, ont attiré sur eux des lumières intéressantes qui avaient ironiquement réifié leur « définition » aux yeux des autres, tout comme ils commenceraient bientôt à explorer et à négocier leur propre identité vis-à-vis des autres « citoyens » de la nouvelle République islamique de Mauritanie [40].


35 Ce qui est révélé par la lecture des textes discutés dans cet article, c’est comment les débats et les discours des autres ont vu/perçu les ḥarāṭīn. Bien que cela offre un important contexte pour les contributions qui suivent, ce qui manque c’est de voir comment les ḥarāṭīn se voyaient eux-mêmes. Il n’y a aucun espoir pour récupérer une telle vision de la part de ḥarāṭīn du XVIIe siècle dans le sud du Maroc, et encore moins de pouvoir pousser plus loin les preuves coloniales à cet égard. Ce qui est à notre disposition cependant, ce sont de récents entretiens oraux avec des ḥarāṭīn. Ils peuvent nous permettre de récupérer au moins quelque chose de la façon dont la dernière génération a perçu sa propre expérience et ce qu’elle a transmis à notre génération actuelle [41]. Peut-être, avec les bonnes questions, nous pouvons également comprendre quelque chose de ce qui se passe en ce qui concerne l’identité des ḥarāṭīn aujourd’hui. Les documents qui suivent constituent un premier pas vers cet objectif.

Notes

  • [1]
    Pour Ilahiane, cette visibilité historique découlait directement des opportunités économiques offertes aux ḥarāṭīn par le colonialisme, principalement par le biais de migrations vers l’Algérie voisine et les villes côtières marocaines de Casablanca ou de Rabat. Qu’ils soient saisonniers ou semi-permanents, les migrants ont inévitablement réinvesti dans des terres situées dans leurs propres villages où ils ne pouvaient jadis devenir propriétaires, et ils ont utilisé cette propriété pour exercer leurs droits civils et politiques récemment acquis. Malheureusement, nous ne revenons pas ici sur la situation coloniale dans le contexte marocain. Espérons que cette situation pourra être développée ultérieurement en s’appuyant davantage sur les interviews marocaines du projet.
  • [2]
    Al-Bukhārī : un savant musulman du IXe siècle qui est l’auteur du fameux Ṣaḥiḥ al-Bukhārī, l’une des collections de hadith les plus vénérées à travers le monde musulman. Moulay Ismaïl aurait remis des exemplaires de ce livre à chacun des chefs de son armée « noire », leur demandant de l’utiliser comme guide. L’armée en est devenue à être connue sous le nom de ˤabīd (esclaves) de Bukhārī (El Hamel 2012 : 163).
  • [3]
    Une deuxième source confirme à la fois le nombre et les origines : « 2 000 ḥarāṭīn Sahariens et Susi ».
  • [4]
    L’argument est amplement développé dans les pages de 436 à 442.
  • [5]
    Ces « Noirs et à peau cuivrée » étaient à la fois méprisés et redoutés à cause de leurs fonctions auprès du Sultan ; le ressentiment populaire envers les ˤabīd al-Bukhārī a cru lorsque les gens ont vu leurs « impôts » utilisés pour soutenir une armée qui occupait leurs terres. « [Le fait] que les soldats soient d’anciens esclaves et des ḥarāṭīn n’a fait qu’exacerber ce sentiment » ; ils sont devenus le « symbole visible de la domination impériale et la cible la plus naturelle du mécontentement populaire », un point à prendre en considération quand on tend à supposer que la « discrimination contre » les ˤabīd al-Bukhārī était nécessairement une question purement raciale (voir ci-dessous).
  • [6]
    Les ˤulamā du Sultan, c’est-à-dire les érudits vers lesquels il s’est tourné pour obtenir l’approbation « officielle » de sa politique ; Fès était incontestablement le centre religieux du royaume.
  • [7]
    Cette « région » devrait être élargie pour inclure Tombouctou et ses environs, comme le confirment des sources du XIXe siècle. Voir, entre autres : Cdt. Réjou, « Huit mois à Tombouctou…», Le tour du monde, nouvelle série 04, 1898 : 422 ; René Caillié, Voyage à Tombouctou, T. II, Maspero, La découverte, Paris, 1979 : 216-22. Caillé parle de « laratines » en tant qu’enfants nés d’un « maure » et d’une esclave ; voir discussion dans Elias Saad, Social History of Timbuktu : the role of muslim scholars and notables, 1400-1900, Cambridge University Press, 2010 : 144.
  • [8]
    Pas tout à fait conforme aux matériaux de Meyers et Batran, cités ci-dessus.
  • [9]
    Batran a spécifiquement indiqué que la lettre constituait une réponse au premier recrutement dans la région de Marrakech et non à la lutte ultérieure concernant Fès.
  • [10]
    Tous ces points sont développés par El Hamel (2012).
  • [11]
    Les hommes libres étaient tenus de « prendre part » à des expéditions spéciales en tant qu’une sorte de milice ; les esclaves les ont remplacés tant que cela était possible, ce qui est en train d’être évoqué ici.
  • [12]
    El Hamel (2012) reprend ici des arguments et des articles antérieurs (par exemple 2002, 2006, 2008b), en accordant une plus grande attention aux questions théoriques relatives à la « race ». Le livre est important. Néanmoins, en me basant sur les éléments présentés ci-dessus, je ne suis pas d’accord pour dire que la « race » fonctionnait comme un outil social bien défini à cette époque.
  • [13]
    Plus tard, son sens devint limité à « noir » dans l’analyse d’El Hamel.
  • [14]
    À 12 metcals par âne et à 20 metcals par ḥarṭani – une remarque intéressante sur la valeur relative de chacun des deux groupes pour la société de l’époque.
  • [15]
    Sur ces 390 personnes un nombre égal d’hommes et de femmes de « l’un ou de l’autre » groupe a été comparé avec les 50 hommes et les 120 femmes parmi la population « moins libre » décédés le même jour.
  • [16]
    Du moins ce que les ˤulamā de Fès ont fait valoir.
  • [17]
    Par exemple, lorsque les ḥarāṭīn étaient dépendants des propriétaires terriens berbères ou arabes pour accéder à la terre comme c’était courant dans les zawiya de la Vallée du Dra.
  • [18]
    Ou femme, mais les affranchissements de femmes étaient beaucoup moins fréquents en raison de leur rôle potentiel en tant que concubines pour leurs maîtres ou comme épouses fécondes pour d’autres esclaves ou ḥarāṭīn.
  • [19]
    C’est pourquoi Meyers (ci-dessus) a parlé des ḥarāṭīn comme étant « comme des esclaves » – sans le soutien politique de la tribu et économiquement vulnérables. Il distinguait ainsi soigneusement les ḥarāṭīn des « esclaves libérés »
  • [20]
    Les premiers récits portugais relatifs aux régions côtières et à l’intérieur de l’Adrar au XVIe siècle ne permettent pas d’identifier des « ḥarāṭīn ». Il y avait des Berbères Sanhaja/Zenaga qui semblent être les ancêtres des « tributaires/clients » bergers contemporains (dont certains sont ḥarāṭīn), ainsi que des Bafour (Adrar) et Gangara (ˁAṣaba), des « cultivateurs noirs » dont les caractéristiques physiques et le statut en tant que cultivateurs indigènes sahariens libres ressemblent à ceux que nous avons rencontrés au Maroc. Les traditions orales de la Mauritanie centrale parlent de ḥarāṭīn d’une manière suggérant que ce mot ait été utilisé au moins par l’explorateur du XIXe siècle. René Caillié (qui a visité Tombouctou en 1828), confirme que les ḥarāṭīn étaient clairement distingués des « esclaves » et étaient employés dans le commerce et l’agriculture aussi bien dans la plupart des régions de la Mauritanie que (comme indiqué ci-dessus) dans la région de Tombouctou. Les documents juridiques arabes locaux (par exemple, ceux détaillant des questions d’héritage, de commerce et d’esclavage) montrent clairement, non seulement que les ḥarāṭīn avaient un statut social spécifique, mais qu’il existe différentes « catégories » identifiées par la couleur de peau (McDougall, texte non publié).
  • [21]
    Voir aussi Brhane (1997) : Narratives of the Past, Politics of the Present : Identity, Subordination and the Haratines of Mauritania : 40-100 et le chapitre introductif du présent volume.
  • [22]
    La plupart des analyses qui suivent seront généralement attribuées à McDougall 2007a, mais le fichier archivistique clé est celui des Archives nationales du Sénégal (ANS) 2K15 174 MAURITANIE, constitué de plusieurs documents.
  • [23]
    J’utilise « sūdān » ici comme ce terme a été utilisé dans la documentation, et non pas comme un terme englobant « ḥarāṭīn », esclaves et esclaves affranchis (comme chez Ruf, par exemple).
  • [24]
    Sur la création de catégories raciales en Mauritanie par le colonialisme français, voir Bhrane (2000 : plus spécialement 199-204 et 200 pour les « Maures noirs et blancs »). Brhane (1997) explique comment le terme « Maure noir » est vu plus récemment comme ayant été repris dans le discours politique avec un sens très différent (57-8). Sur ce terme et le terme racial correspondant « pourogne » dans la « racialisation » coloniale, voir Acloque (2000 : 101-10).
  • [25]
    Pour plus de détails sur la couleur comme associée au statut et non à la race, voir aussi Acloque (1995 : 116-24).
  • [26]
    « Enquête du Conseil économique et social des Nations unies sur l’Esclavage dans le territoire de l’AOF, 1948-1952 », ANS 2K15 174 MAURITANIE.
  • [27]
    Cette ambiguïté centrale quant au statut social des ḥarāṭīn, allant d’« esclaves » à « maîtres », complique aussi toute analyse de leur rôle économique (voir ci-dessous).
  • [28]
    Document déposé avec d’autres dans 2K15 174 MAURITANIE, sans signature ni date mais ayant une note originale de « 1959 ? » qui figure sur la page de couverture, mais une indication dans le texte fait référence à une publication de 1960.
  • [29]
    Ruf (1999), une étude sur les ḥarāṭīn dans les années 1990 au Tagant montre l’impact à long terme de ces politiques ; la construction de barrages a entraîné un accroissement des travaux, mais elle a aussi compliqué les « droits » traditionnels.
  • [30]
    Ceci a suivi les sécheresses des années 1920, la Grande Dépression et les années difficiles de la seconde guerre mondiale (McDougall 2007a).
  • [31]
    Rapport d’archives français 1949-1950, voir ci-dessous.
  • [32]
    Les données de recensement relatives aux subdivisions d’Atar et de Chinguetti entre 1910 et 1954 suggèrent que le pourcentage de la population servile identifiée comme ḥarṭānī est passé d’un maximum d’un à deux pour cent en 1910, au début de l’établissement de la présence française, à cinquante pour cent en 1950 (McDougall 2007a). Les chiffres de Bonte pour l’Adrar dans son ensemble sont beaucoup plus élevés (voir ci-dessous) ; ils sont calculés en tenant compte des différentes tribus. Bien que le chiffre de 70 000 semble considérable, il se peut que ce soit une sous-estimation ; à comparer avec les chiffres de Ruf pour le Tagant la même année ‒ il en cite plus de 5 000 (Ruf 1999 : graphique 128).
  • [33]
    Archives nationales de France, section AOF 9G 7 (11 p.).
  • [34]
    Archives nationales de France, section AOF 9G 7 (11 p.).
  • [35]
    Wiley (dans ce volume) cite un informateur de Kankossa (Assaba) qui classe ces « riches ḥarāṭīn » comme occupant un statut social spécial « juste au-dessus des ḥarāṭīn mais pas tout à fait bīđ̣ân ».
  • [36]
    Le fait qu’il ait acheté « des esclaves de qualité » a été souligné dans les entretiens que nous avons effectués en 1984. Qu’il ait agi ainsi afin de s’assurer que ceux-ci feraient de bons ḥarāṭīn a été ajouté à cette information lors d’entretiens avec sa famille (décembre 2004-janvier 2005).
  • [37]
    Archives nationales de France, section AOF 9G 39 1.
  • [38]
    Ould Cheikh note qu’il s’agissait de nombreux « esclaves » qui se sont « libérés » de fait avec ces migrations urbaines ; il note également les opportunités d’accès à l’éducation française laïque offertes par les villes.
  • [39]
    « Enquête du Conseil économique et social des Nations unies sur l’Esclavage… », op. cit.
  • [40]
    Ruf (1999), en particulier le chapitre sur « La différence d’identité », note que les ḥarāṭīn dans les années 1990 s’identifiaient aux deux discours ‒ à la fois faisant « partie » de la société bīđ̣ân et étant « à part » de cette société. Ils s’appuient sur l’un ou l’autre des discours à différents moments et en réponse à différentes questions/situations, sans ressentir aucune gêne. L’étude focalisée de Brhane sur les ḥarāṭīn à Nouakchott (1997) commence en fait à ce stade, car elle note une « rupture » majeure avec l’introduction de la « citoyenneté égale » accompagnant l’Indépendance et la Constitution. Une grande partie de la thèse est basée sur des entretiens approfondis avec des ḥarāṭīn qui sont venus à Nouakchott en provenance d’autres régions du pays, ainsi que ceux qui y sont nés. Comme Ruf, elle montre clairement que les ḥarāṭīn ont plusieurs visions de leurs relations passées avec les maîtres et les tribus bīđ̣ân ‒ y compris ceux qui revendiquent une descendance libre si ancienne qu’aucun aperçu de l’esclavage ne soit visible dans leur passé. Leurs recherches menées il y a plus de vingt ans ont « prouvé » que la conception commune selon laquelle les ḥarāṭīn mauritaniens sont par définition des ex-esclaves ou leurs descendants (récents) est mal orientée ; pourtant, cette vision persiste encore aujourd’hui dans la littérature académique et médiatique.
  • [41]
    Les travaux de doctorat de Brhane (1997) ‒ entrepris à Nouakchott mais révélant beaucoup sur la vie des ḥarāṭīn dans d’autres régions du pays à partir de récits de migrants, et de Ruf (1999) ‒ réalisés dans la région rurale du Tagant, mettant en lumière des luttes « invisibles » de cultivateurs et de pasteurs souvent illettrés ‒ ont été d’une aide inestimable pour formuler des questions méthodologiques et théoriques tout en nous fournissant un matériel d’entretien de référence. Voir aussi Villasante-de Beauvais (1991, 1998) et le mémoire de maîtrise d’Acloque (1995), publié en partie (2000).
Français

Que ce soit au Maroc ou en Mauritanie, toute histoire des ḥarāṭīn implique des questions sur l’étymologie du mot, des termes linguistiques ambigus et variables, un décalage entre les notions de « statut social » et de « condition économique » et des débats (académiques) sur l’identité ḥarāṭīn à tout moment et partout. Dans les deux contextes, nous trouvons des controverses sur le rôle joué par la notion de race dans la définition des ḥarāṭīn aux yeux de la société. Ce chapitre examine deux « moments » historiques clés où les ḥarāṭīn sont devenus le point de convergence entre changement social et « identité raciale ». Le premier se passe au Maroc du XVIIe-début XVIIIe siècles, dans le contexte de la création par Moulay Ismaïl de sa tristement célèbre « armée d’esclaves » (ˤabīd al-Bukhārī). Le second moment renvoie à la Mauritanie du XXe siècle, dans le contexte du colonialisme français et de ses efforts foncièrement contradictoires pour abolir l’esclavage. Dans les deux cas, les ḥarāṭīn étaient les catalyseurs qui avaient généré des controverses politiques qui reflétaient des confrontations subtiles entre des conceptions du pouvoir, religieuses (islamiques) et laïques (gouvernementales).

Mots-clés

  • ˤabīd al-Bukhārī
  • Moulay Ismaïl
  • walāˀ
  • Maure noir
  • Louis Hunkanrin
English

In Morocco or Mauritania, any history of the ḥarāṭīn involves questions around the etymology of the word, ambiguous, shifting linguistic terms, slippage between notions of « social status » and « economic condition », and debates (among scholars) as to ḥarāṭīn identity at any given moment and in any given place. In both contexts, we find controversies over the role race played in defining ḥarāṭīn in the eyes of society. This chapter looks at two key historical « moments » when ḥarāṭīn became flash-points for the intersection between social change and racial identity : the first being XVIIth-early XVIIIth-century Morocco in the context of Moulay Ismaïl’s construction of his infamous ˤabid al-Bukhārī (« slave army ») ; the second being XXth-century Mauritania, in the context of French colonialism and its inherently contradictory efforts to abolish slavery. In each instance, ḥarāṭīn were catalysts generating political controversy that simultaneously reflected subtle confrontations between religious (islamic) and secular (government) understandings of power.

Keywords

  • ˤabid al-Bukhārī
  • Moulay Ismaïl
  • walāˀ
  • Maure noir
  • Louis Hunkanrin

Bibliographie

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E. Ann McDougall
Université de l’Alberta, Canada
Mohamed Lahbib Nouhi
Université Ibn Zohr, Maroc
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 29/06/2022
https://doi.org/10.3917/ousa.201.0049
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