CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Chaque être humain est unique et il est toujours difficile d’évoquer une personne qui vient de nous quitter, plus difficile encore quand il s’agit d’un ami avec lequel on a partagé des étapes de la vie et de l’activité professionnelle, d’une personnalité de la dimension de Pierre Gentelle à laquelle notre système institutionnel n’a pas donné la place qu’il aurait méritée ; mais il l’a conquise par lui-même, par sa parole et ses publications, par sa présence parmi nous.

2Brillant candidat à l’agrégation, je le revois au petit matin tirant son sujet de leçon « hors programme » : « les pèlerinages ». Il a murmuré entre ses dents, me semble-t-il, « c’est régulier ». Agrégé, J. Dresch lui a demandé immédiatement de se lancer dans la recherche et de devenir un des spécialistes de la Chine dont nous manquions, lorsqu’il aurait appris le chinois et la Chine. En ce temps-là, il connut des jours difficiles, d’apprentissage, avant d’être interdit de recherche dans la région choisie, considérée zone de défense par le gouvernement chinois. Malgré tout, il ne pourra jamais se détacher de ce continent et des routes qui y mènent en traversant le Moyen-Orient Son affectation au CNRS au titre de géographe de l’équipe d’archéologie du Moyen-Orient, devait lui donner l’occasion d’un travail interdisciplinaire exemplaire et de démontrer quel fil logique peut apporter un géographe pour éclairer les contradictions apparentes des résultats des fouilles. Il pouvait parallèlement retrouver le cocon géographique, sans renoncer à la Chine et aux acquis accumulés pendant ses séjours, participé à l’entreprise de R. Brunet de la Géographie universelle, aux instances qui ont entrepris de moderniser la géographie, aux débats des Sciences sociales qui explosaient, à L’Espace, à l’Information géographique.

3Peu à peu a commencé pour lui une vie de conférencier, qu’on appelle sur tout le territoire, à propos des programmes d’agrégation, de sujets d’actualité, dans les Universités ou les associations civiles. Il multiplie parallèlement voyages et expéditions dans ses régions de prédilection : Moyen-Orient et Chine, s’éclate dans les cafés géographiques. Libéré dans les Lettres de Cassandre des contraintes strictement scientifiques, il laisse déborder sa rage de citoyen engagé ; une lecture critique et attentive permet, au-delà de la dérision, de retrouver les multiples signes de sa position de géographe qui connaît les fondamentaux, a assimilé toutes les théories successives qui ont voulu moderniser la discipline et l’adapter au monde actuel mais qui reste avant toute chose un géographe qui a besoin du terrain.

4Bref récit pour une vie aussi riche, une vie qu’il a tant aimée : le rythme des saisons, la beauté du monde, celle de la nature des forêts et des déserts, celle des œuvres d’art des fresques de la Chapelle Sixtine aux peintres d’aujourd’hui ; la beauté de toutes les musiques du monde, la beauté de toutes les traces que les hommes ont inscrites à la « surface de la terre ». Amoureux de la vie mais conscient de la misère du monde : inégalités des puissances en place, bidonvilles de tous les continents, esclavages anciens et modernes.

5Travailleur infatigable, il exigeait de connaître avec précision les faits sur lesquels il réfléchissait et les replaçait avec minutie dans le temps et dans l’espace, il avait toujours l’œil ouvert sur tout, ne cessait de se documenter et était certainement un des plus cultivés d’entre nous. Inséparable des cartes, sous toutes leurs formes elles étaient son second territoire et il aimait travailler avec l’IGN.

6Merveilleux conteur, il fascinait tous ses auditoires et notre discipline aurait pu changer s’il avait eu le privilège d’une chaire d’université et la possibilité de former des générations d’étudiants. Il était fait pour enseigner.

7Heureusement il nous a laissé également une œuvre abondante car il savait écrire et suggérer, mais il s’est toujours refusé à aborder la globalité des problèmes épistémologiques qui ont agité notre discipline. C’est dans ses récits qu’il faut aujourd’hui chercher pour aller plus loin dans sa direction.

8Il occupait une place à part dans notre discipline, fidèle au message du passé et en prise sur l’avenir. Il sera bien difficile de le remplacer. Le premier devoir pour le mieux connaître et le faire connaître serait de bien relire attentivement ses œuvres géographiques.
Adieu Pierre (24 octobre 2010).

Jacqueline Bonnamour
Jacqueline Bonnamour, Professeur émérite à la Sorbonne, directeur honoraire de l’ENS de Fontenay/Saint-Cloud.
Mis en ligne sur Cairn.info le 29/09/2011
https://doi.org/10.3917/lig.753.0088
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