CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le terrain fait un retour étonnant, en géographie, après un passage par les gémonies. L’ aggiornamento théorique et quantitatif puis la domination, presque sans partage, de l’analyse spatiale, en avait fait le signe métonymique des pratiques désuètes voire illusoires de la discipline d’avant : géographie classique, géographie vidalienne ou bien encore idiographie. Le terrain empêchait de théoriser ; le totalitarisme de l’œil (Raffestin, 1989) et la croyance dans une réalité de plain-pied (Orain, 2009) étaient dénoncés. B. Ellisalde (2004) en a fait le tour critique. Un chassé-croisé s’opérait cependant quand, dans le même temps de ces décennies 60 à 90, la géographie appliquée prenait une place institutionnelle dans la discipline académique, justifiée par les débouchés hors enseignement. Or cette géographie appliquée dont l’essor accompagnait celui de l’analyse spatiale (parfois portée par les mêmes individus), avait le « terrain » comme objet de référence, comme problème et comme visée (Phlipponneau, 1960), ce que P. Monbeig (1961) relevait comme une nécessité en se méfiant de l’expertise, des recettes… et des modèles ! Ce n’était, il est vrai, pas tout à fait celui de la géographie classique. Ce terrain-là ne tenait pas dans le « paysage », étant médiatisé par les « acteurs » qui firent leur apparition dans le discours disciplinaire en remplacement de l’Homme abstrait de l’ancienne tradition.

2Mais si le mot perdait progressivement son usage premier comme suite à la critique de la pratique qui lui correspondait, il a été des « terrains » qui ne pouvaient être abordés sans témoins : des interlocuteurs assurant le passage des chercheurs encore un peu explorateurs vers des réalités mal saisies par la connaissance établie, et peu conformes aux classements, parfois aux explications des situations. Je veux dire les « terrains exotiques » qui pouvaient (et peuvent toujours) se découvrir et se parcourir même très près de la rue Saint-Jacques (Hancock, 2007).

3Dans les deux cas de la géographie « éloignée » et de la géographie « appliquée », un terme commun a pu établir la jonction sans le passif du « terrain » trop marqué par la terre. Ce fut le « local ». Aussi magique, le « local » comme expression de la vérité (plutôt que le lieu si difficile à définir) plaçait la circonstance au centre des deux approches. Or, qu’il s’agisse de la rencontre du chercheur et d’un interlocuteur témoin et traducteur, ou du chercheur face à un interlocuteur acteur et producteur d’argumentation, la médiation est la même dans l’évaluation de la situation et dans la manière d’établir les faits. D’ailleurs, Marcel Dubois, se fondant sur le programme d’une géographie coloniale, proposait que « la géographie s’arrête là où il n’y a pas d’hommes » (1897). J’ajouterais volontiers des hommes et des femmes, des enfants, des vieillards et quelques autres comme médiateurs universels « entre ce que l’on vit et ce que l’on sait » (Retaillé, 1997).

4À cette époque de fin d’exploration et du début de l’expérience coloniale rationnelle, la formule n’était guère recevable. Elle s’est trouvée ensuite invalidée par l’évolution disciplinaire et son tournant géomorphologique. Mais son sens pourrait être forcé, aujourd’hui, par une option phénoménologique qui n’y était certainement pas comprise à l’origine. Le passant autant que l’habitant font œuvre de géographie : celui-ci en façonnant le site qu’il occupe ; celui-là en plaçant les lieux en perspective. L’exploration, d’abord, puis les simples parcours ont déposé leurs traces, couvrant le monde d’une résille et rattachant tous les itinéraires à des centres d’émission et d’organisation. Au-delà de la stricte découverte, il faut se rappeler que « la géographie » s’est donnée pour mission de rapprocher les « ailleurs » plus ou moins lointains en les inscrivant dans un corpus homogène des lieux avec leurs caractères. L’idée d’une carte de l’UGI (Robic 1996) en est un exemple, tout comme l’inventaire photographique de la planète commandé par A. Kahn et organisé par J. Brunhes (Jean-Brunhes Delamare et Pinchemel, 1993). C’est là que se noue le problème du terrain. Un protocole unifié de relevé pour la carte du monde ou de prise de vues en séries pour l’inventaire, a laissé croire que le regard extérieur sous contrôle pouvait se passer d’autres formes d’investigation, et que les seules mesures ou vues rendaient compte d’une réalité variée comme déclinaison d’une totalité posée par principe. Le vieux trope géographique usé jusqu’à la corde de l’unité et de la diversité.

5Même poussée vers un sens phénoménologique qu’elle n’avait pas, la formule de Dubois retentit cependant toujours comme un avertissement. Il est possible de mesurer une montagne et de la localiser, de photographier un pont puis un autre, le géographe ne sait rien dire encore de ce qu’ils sont tant qu’il ne dit pas pour qui. Il en va de même de tous les indicateurs, même et surtout ceux qui ont été accumulés dans les cabinets puis, plus tard, dans les organismes statistiques. L’abstraction (soustraction ?) du culturel repoussé dans la psychologie collective forcément douteuse, l’abstraction (soustraction ?) du social subsumé par la logique économique, enfin l’abstraction (soustraction ?) du politique assimilé à l’idéologie, cette vaste épuration permettait l’application d’une formule magique : toutes choses égales par ailleurs. « Toutes choses égales par ailleurs » fut au fondement des progrès nécessaires à la construction d’une épure de l’espace géographique, ce mixte improbable du structuralisme et du (néo)positivisme qui a conduit la géographie à la conceptualisation et à la théorisation explicites.
Mais si observation il y a, directe ou indirecte, du « paysage » ou de la carte et même de la série statistique, le sens de la réalité suppose une confrontation avec la vie. C’est une autre forme de « terrain », dont la valeur métaphorique vaut autant sinon plus que le radical du mot. Lorsqu’un médiateur est nécessaire, c’est le rapport aux autres qu’il faut d’abord conceptualiser par un dialogue qui conduit à l’examen des sources de vérité, y compris celles des savoirs acquis sous le nom de science. En cela, le terrain ramène à la théorie et permet même, par la confrontation des savoirs, la distinction entre théories et doctrines, les doctrines comprenant l’action comme finalité. Ce qui est apparu nettement avec l’expertise scientifique appelée, par exemple, à l’appui des politiques de développement ou d’aménagement qui se justifient si souvent par le « terrain » prenant valeur de réalité située. Cette posture réflexive qui admet le terrain comme un moment situé dans la construction de la connaissance ouvre nécessairement à l’expérience qui permet la consolidation d’hypothèses vers la théorie, après l’accumulation de faits (problématiques) établis en situation.

L’expérience

6Pour une fois, la polysémie d’un mot ne constitue pas un handicap. Elle convient même à couvrir la valeur « totémique » de la méthode dans l’établissement des faits, puis dans leur traitement. Ainsi les mouvements opportunistes qui guident l’affirmation d’une référence au terrain et l’usage du terrain lui-même s’y trouvent-ils ramenés à de plus justes proportions et perdent, pour le coup, leur signification paradigmatique. Sous le terrain, il y a l’expérience, et par l’expérience est située l’activité produisant de la connaissance. C’est ainsi que le chercheur est au terrain (un peu comme « au charbon » et beaucoup comme au laboratoire) et non pas « sur » le terrain, dominateur et sûr de son expertise.

7L’expérience admet deux sens cardinaux qui sont utilement rapprochés dans la connaissance géographique, et qui peuvent amener une certaine forme de tautologie. L’expérience est d’abord le résultat d’un long apprentissage, presque synonyme de sagesse. Elle est le fait des individus mais aussi des collectifs généalogiques ayant enregistré le fruit de l’action accumulée, des succès et des échecs, de génération en génération. À son autre extrémité, l’expérience désigne aussi l’opération épurée conduite en laboratoire, contrôlée, mesurée. À la jonction des deux, il y a l’expérience comme événement qui ajoute une pièce au système des représentations des autres et du monde, disponible à chacun, individu ou collectif. Dans tous les cas, l’expérience ne vaut que par la résistance qu’oppose la « réalité » au désir (Cléro, 2003). Cette confrontation, qu’elle surgisse dans l’opération de laboratoire ou dans la « vraie » vie est conditionnée et interprétée par la situation créée. La tautologie guette là, même sous le nom de vérification, lorsque les conditions créées de l’expérience sont au départ du résultat plus ou moins attendu. Une hypothèse n’est que la formulation des conditions de l’expérience dans les trois sens.

8Au laboratoire comme dans la vie, la résistance de la réalité se manifeste sous la forme d’un fait, celui-là même qui est consigné dans le cahier d’expérience ou de terrain. Lorsque la résistance s’exprime par un objet qui est aussi, pour lui-même un sujet (l’interlocuteur « enquêté »), son statut prend cependant une puissance dérangeante. Il s’agit de la résistance opposée non par la seule réalité, mais par une autre réalité, un autre système de représentations, un autre système de références, un autre cadre donné à l’expérience qui tous viennent troubler son évaluation même. Le terrain reprend là une autonomie dans la méthode expérimentale par l’engagement personnel de l’observateur qui ne peut rester extérieur à la production des faits (sauf à mettre en place un dispositif caché de manipulation des humains placés en situation et/ou à se tenir à l’écart des événements). Ainsi les faits de terrain relèvent-ils bien de la réalité qui est celle des situations, alors que ceux du laboratoire restent confinés à l’appareil et limités aux hypothèses ; dit autrement, l’expérience et les déductions qui en ressortent sont celles de « notre considération des choses » dans le premier cas, alors qu’elles peuvent être prises pour celles « des choses elles-mêmes » dans le second, d’où la tentation d’en exprimer jusqu’aux lois (Cléro, 2003). Au terrain comme au laboratoire, il importe de bien cerner par qui et comment (dans quelles circonstances) les faits sont établis.
Ce qui sépare le terrain du laboratoire tient donc à ce que le terrain impose une négociation préalable à l’expérience elle-même. Cela nous oblige à prendre en compte la possibilité d’existence d’autres espaces de représentations que celui avec lequel la tradition disciplinaire a constitué sa propre expérience par les savoirs accumulés. Au terrain s’impose l’expérience de l’expérience c’est-à-dire la difficulté à poser hors de soi l’objet, ce qui est, à l’inverse, la condition de l’expérience de laboratoire reposant sur l’hypothèse d’une transcendance du monde. Au terrain il est nécessaire de ne pas considérer le concept comme une copie de la réalité à quoi la généralisation par la multiplication des vérifications conduit, mais comme la condition de production du sens. Ce qui suppose de s’accorder par la négociation plutôt que d’inverser la marche et soumettre la réalité au concept. Le terrain est cette expérience des conditions de l’expérience que le laboratoire évacue par épuration ; les faits y sont le résultat de cette négociation. Deux champs s’ouvrent là : celui du rapport entre représentations de l’espace et espace des représentations ; celui du rapport entre les faits et les valeurs.

L’espace des représentations (Lefebvre, 1974)

9L’hypothèse géographique, qu’elle soit conduite au laboratoire ou au terrain, obéit à une contrainte majeure. La restitution des faits enregistrés doit entrer dans un format qui en permette le rangement. C’est en ce sens que l’hypothèse contient les faits. Mais la résistance opposée par la réalité n’est pas de même origine dans l’un et l’autre cas. Au terrain et confronté à des interlocuteurs, les écarts proviennent de jauges ou même de systèmes de références différents ; au laboratoire ils sont choisis puis testés ; au terrain ils sont imposés par les circonstances qui constituent en elles-mêmes les faits premiers ; au laboratoire la circonstance est maîtrisée et seule la validité ou non de l’hypothèse constitue les faits [1]. Ces faits (circonstances variables de terrain ou fixées de laboratoire) ressortissent à des espaces de représentations de deux natures très différentes.

10Qu’est-ce donc que l’espace des représentations ? En réponse pure, on peut dire que c’est la forme dans laquelle les faits sont institués comme tels. Plus simplement, c’est le cadre qui reçoit l’information : en laboratoire c’est le fond de carte comme « lit de Procuste » ; au terrain c’est le résultat de la négociation qui permet de ne pas se perdre. Dans l’exercice de repérage pratique qui consiste à repartir depuis le bas, le terrain comme expérience de l’expérience peut donc être à la « géographie » ce que l’espace des représentations est à la représentation de l’espace, avec ceci en plus qu’il faut le négocier pour éviter toute mésentente, c’est-à-dire le contre sens pur et simple (au laboratoire les espaces de représentations sont par autorité ramenés à une seule forme qui est celle de la représentation préconçue de l’espace, ce qui évite toute contradiction formelle). Comme espace négocié de représentation, le terrain peut donc relever d’une heuristique sans cesse reprise à son point de départ. C’est une manière de douter autrement dit, ce qu’un exposé de la méthode bien connu recommandait au départ de la science.

11Mais il ne faut pas se leurrer : le terrain ne blanchit pas. Il est aussi le lieu où s’exerce un pouvoir : ce que l’on sait bien par la pratique de l’enquête. L’établissement des faits est affaire d’autorité alors que l’espace des représentations est affaire de négociation puis d’entente que Lefebvre appelait justement la « production de l’espace ». L’expression, qui a été souvent détournée dans son seul sens matérialiste signifiait aussi, dans l’intention, une construction idéelle mêlant le social et le culturel, l’idéologique pour tout dire et sa sortie politique. Par des jeux d’autorité dans la fabrication de la réalité vers la constitution de savoirs partagés, il se produit quelque chose. Lefebvre montrait même comment les pouvoirs se constituaient justement là.

12Or, avec le « terrain » modeste posé comme expérience de l’expérience, un géographe se trouve confronté à ce qui a été nommé « espace vécu » et dont la théorisation et la conceptualisation sont restées incomplètes (Frémont, Gallais et Metton, 1983). Il s’agissait d’inverser le regard et d’admettre toutes les formes de mesures des qualités géographiques, des distances en premier lieu, sans les soumettre à un unique filtre de vérité objective. Au terrain, la négociation de ce qui fait sens devient la source de la mobilité des références par ajustement, et l’affirme même comme une valeur anthropologique majeure, encadrée par une éthique de la discussion (Habermas, 1992). Ce qui change tout en matière d’espace géographique, fixé dans la terre et ses plis puis dans une géométrie de la surface neutre par les traditions hégémoniques successives de la discipline. En prenant en compte d’autres références possibles, il apparaît que la négociation permanente porte l’expérience humaine par opposition à la force simple, d’où qu’elle provienne, exposée comme loi de la nature. Ainsi les limites établies des objets géographiques qui prennent corps en discussion s’en trouvent-elles bouleversées ; elles sont de la substance mise en forme. Notre « géographie » fondée sur le découpage, qui plus est dans un esprit « sédentaire », foncier ou notarial si l’on veut, dans tous les cas attachée à un point d’origine, est alors contestée quand elle déduit, à l’inverse, la substance de la forme et de sa limite.
Au terrain, rien n’est sûr, surtout pas la définition par la délimitation (il faudrait sans cesse revenir sur la confusion de ces deux opérations). Car vouloir traiter d’un objet géographique, qu’on l’appelle lieu, pays, région, ville, agglomération… suppose d’avoir réglé d’abord l’ensemble dont il s’agit. Ce qui ne peut se faire de l’extérieur, sinon dans une vision qu’on osera dire totalitaire quand la transparence des choses, des êtres, des sociétés serait soumise à un pouvoir opaque qui dit et dicte parce qu’il sait, fût-il le pouvoir d’un géographe qui s’impose. Le « terrain » qui soumet le savoir extérieur à l’obligation de se dévoiler ne peut être tout à fait négligé. Il rend modeste. En géographie, c’est par exemple dresser la carte plutôt que la remplir. Encore parfois les moyens honnêtes manquent-ils, et le coup de force de la figure malgré tout paraît comme une trahison [2].

Du recueil au traitement

13Il ne suffit pas d’aller « sur » le terrain muni de sa « carte » et d’en remplir les cases pour tirer le meilleur profit d’y être. L’enquête qui s’y produit peut prendre diverses orientations. Le plus souvent, les témoins traducteurs de la réalité sont sommés de répondre à une « grille », un questionnaire fixe et répété pour atteindre la validité statistique, les témoins eux-mêmes étant traités préalablement par la constitution de l’échantillon. Ils doivent devenir des « individus » abstraits parce que représentatifs ; la contingence est ainsi évacuée et avec elle la circonstance qui guide la réponse. C’est la condition de l’objectivité. Le traitement des « informations » recueillies obéit ensuite à la rigueur des classements dans l’ordre de la représentation posée comme grille elle aussi, celle des règles statistiques. L’espace des représentations est donc celui du chercheur, auquel le témoin doit se conformer. Ce peut être le fruit d’un effort l’amenant à traduire ses repères, opération inconnue de l’enquêteur qui gagne en continuité et en conformité statistique, mais perd, bien sûr, la traduction renfermant le secret recherché : l’espace des représentations. Par cette épuration, l’ordre des choses objectivées se trouve conforté, permettant de chercher la cause de cet ordre par vérification de l’hypothèse formulée au format de l’enquête et de son traitement. Illusion ?

14Quand l’enquête reste modeste, ouverte à des questions aussi simples que : « que fais-tu ? » ; « que dis-tu que tu fais ? », en notant ce qu’il se produit là, en circonstance, la traduction est opérée par le chercheur lui-même (Collignon, 1996). Le recueil conduit à traduire et non à préparer un classement pour ensuite vérifier que la traduction a un sens. Son test ? C’est la vie ellemême, lorsqu’elle conduit à agir comme choisir un chemin, un moment, une action sous le regard évaluateur du « témoin » qui devient initiateur. Cette enquête participative, comme on l’a nommée, peut être illusoire, le chercheur, même immergé, restant un corps étranger. Du moins oblige-t-elle à quelque précaution en plaçant ce que l’on sait du côté de ce que l’on vit là et non pas en surplomb ou ailleurs. L’échantillon, c’est soi-même, et l’hypothèse étant transformée comme une mise en cause de ce que l’on sait, les causes que nous cherchons aux choses et aux pratiques sont elles-mêmes transformées en raisons. Ces raisons qui ne sont pas des causes conduisent à comprendre plus qu’à expliquer, ce qui ne pourra se faire qu’ensuite, de retour au laboratoire, pour traiter ensemble le résultat des expériences accumulées : comparer les traductions, établir les analogies en séries. Nous revenons là au cadre de l’expérience sous protocole.

15Avec le terrain ainsi pratiqué, la négociation-traduction portant sur l’espace des représentations aboutit à la production de l’espace et rend possible sa représentation en tenant compte de la manière dont sont établis les faits, ce que sont les faits eux-mêmes en situation. Le terrain est alors le lieu d’un apprentissage dont il faut tirer la généralité par la multiplication. En géographie, cet apprentissage porte principalement sur la grande variété des évaluations de la distance, avec pour corollaire la variété des formes de la limite. Ce qui importe dans l’opération courante de définition par délimitation évoquée plus haut. Les distances ne sont pas toutes des dérivées de la distance topographique standard ; les limites ne sont pas toutes des frontières.

Les formes de la limite

16Représenter l’espace avec un espace conforme aux représentations oblige à intégrer les formes que la distance peut prendre et avec elles les positions. Toutes ne s’énoncent pas sous la forme de la distance standard, positivement mesurée en étendue selon l’étalon de la métrique universelle, ni à l’intérieur d’un découpage maniaque (Gallais, 1976). La science géographique, qu’elle soit passée de la carte (mais quelle carte justement ?), au SIG (qui est une forme de carte), est elle-même productrice d’un espace de représentations. Cela fait d’elle une « science royale » (Deleuze et Guattari, 1980) en même temps qu’elle ressemble à un savoir commun voire banal, « spontané » quand il n’est plus raisonné. Comme discipline, la géographie encadre, il faut se le rappeler.

17L’espace de l’encadrement réfère à l’espace des représentations. En d’autres termes, il renvoie à l’espace du pouvoir, celui qui s’exerce sur les hommes et sur les choses (dont le « territoire ») directement en actes (la guerre pour aller à l’ultime), ou indirectement par un espace imposé des représentations. Les systèmes dominants de références guident les actes mineurs des acteurs dominés (les agents ?), dont l’accumulation finit par donner réalité, et parfois force de loi, à ce qui n’est qu’une production dérivée : le recouvrement des choses elles-mêmes par notre considération des choses.

18Un premier tableau de la méthode permet de formaliser la composition géographique « royale », fondée sur la mesure de l’espace des productions matérielles et symboliques. Son espace des représentations, qui est à la base de l’espace de l’encadrement, est structuré de la manière suivante, comme elle a été formalisée par l’analyse spatiale (Nystuen, 1963 ; Getis et Boots, 1978).

19On notera comment l’idée d’organisation, pour ne pas dire d’ordre, y est centrale, et comment une géométrie associée enjoint de couvrir l’intégralité de l’espace. Le déplacement d’un point fait une ligne ; le déplacement d’une ligne fait une surface. La géographie est une géométrie, les regards surplombant ne supportant pas l’existence des blancs sur la carte du monde, elle est un instrument de projection permettant quelques paris déductifs depuis les repères existants.

figure im1
Caractères Processus Éléments Localisation Polarisation Point-lieu Répartition Organisation Ligne-route Étendue Délimitation Surface-territoire

20Sur cette base ont été et sont toujours établies les cartes de localisation, avec leurs corollaires de répartition et d’étendue, mais aussi les cartes de qualités mesurées, toutes celles que l’on dit « choroplètes ». La mesure des caractères permet, par déduction, celle des processus qui les produisent. Le tout est saisi dans la structure préalable des points (lieux), des lignes (routes) et des surfaces (territoires). On retiendra, en outre, qu’au centre du système de connaissance et de représentation l’organisation peut décrire un dispositif aussi bien qu’un moteur. Le terrain, nous l’avons vu, peut aussi être le lieu du recueil d’informations toujours d’abord localisées – géoréférencées, comme l’on dit – et devant entrer dans les cases préalablement établies, les cases fixes d’un monde ramené à la seule figure du cadastre et de l’allocation/appropriation. Latitudes et longitudes ou cellules d’automates sont de même nature géographique, assez éloignées de la réalité de la vie et des itinéraires qui conviennent. Sans doute constituent-ils des épures !

21Mais lorsque le « terrain » (les interlocuteurs comme sources de vérité) conduit à réviser non pas les informations mais les cadres qui leur conviennent, les références entrent en mouvement et, selon la négociation, peuvent prendre des formes variées. Sans tout bouleverser et restant dans le cadre vaste d’une pensée de l’espace (ce qui n’est pas acquis partout), il nous faut au moins assouplir la grille en faisant place à des formes mouvantes et ouvertes, en tout cas non cadastrées. Même un quadrillage vide en impose trop !

22Dans cet espace négocié de représentation, le mouvement est premier et les caractères « géographiques » deviennent des formes de l’espace : espace de forme « frontier » (une surface en mouvement comme en arrière des fronts pionniers) ; espace de forme « portée » auquel nous sommes bien habitués mais par une seule de ses configurations possibles : le territoire ; espace de forme « lieu » qui n’existe que par le croisement de trajets créateurs. Au cœur du système se trouve la forme de la limite – confins, seuil ou horizon – qui apparaît au terrain, pendant la négociation, à propos de ce que nous voudrons ensuite appeler des « objets géographiques ». Ce système fait de la limite le moteur de l’ensemble, par la détermination des choses et la mise en place de l’espace des représentations. La variation des formes de la limite produit la variété des formes spatiales identifiables par leur propriété, qui renvoient à leur tour aux formes du mouvement : étalement, resserrement, échange. Elles-mêmes sont assorties de propriétés variables : l’échange peut être symétrique ou asymétrique, le resserrement plus ou moins vigoureux comme concentration ou comme rassemblement, l’étalement se distinguer en dispersion ou fuite, etc. (Desmarais et Ritchot, 2000). Et cela peut se mesurer !

figure im2
Mouvement Limites Forme Étalement Confins Frontier Resserrement Seuil Portée Échange Horizon Lieu

23Les trois formes proposées de la limite constituent là des catégories génériques. Les confins sont des limites à un seul bord : vers l’intérieur. Le seuil a deux bords, un vers l’intérieur et un vers l’extérieur. L’horizon n’a pas de bord du tout. Les lieux du « terrain » sont compris dans cette dernière limite, à condition de s’entendre sur la définition même de lieu. C’est, à ce moment, le fruit d’un échange productif en termes de réalités partagées, puis en termes de (re)connaissance après la confrontation des espaces de représentations et des valeurs contradictoires qu’ils expriment par la dispute sur les seuils et leur sens, sur les confins nommés mais souvent stéréotypés comme des déserts de Tartares ou des mers des Syrtes. Les faits retenus désignent le lieu comme circonstance « où » se réalise l’unité : sa représentation comme celle de l’espace devient possible en droit. Il s’agit, par cette opération, d’annuler la distance, ce qui définit l’opération (l’échange) et son résultat : le lieu donc. L’espace des références étant mobile du fait que le « terrain » est instable, sa représentation perd en constance. L’espace géographique n’est pas un simple support de faits localisés : il est lui-même mobile.

Le recouvrement de l’ordre des valeurs et de l’ordre des faits

24Comment les jugements de valeurs et les jugements de faits se recouvrentils ou ne se recouvrent-ils pas, ou pas tout à fait, désignant alors soit des marges, soit des espaces de controverses, de conflits ou, plus profondément, de mésentente lorsque les références ne se rejoignent pas (Rémy et November, 2005) ?

25Les jugements de valeurs sont issus des fonds culturels qui orientent la vie sociale. Eux aussi sont évolutifs, mais leur évolution comme les normes par lesquelles ils sont bornés ne vont pas d’une pièce, ni dans leur contenu, ni dans le périmètre social concerné. À moins d’atteindre « l’idiome intouchable » dont parle F. Barth (1995). Nous avons là de quoi travailler nos objets, ce qui suppose de juger des faits, et d’abord de les établir. Or, nous le savons, l’établissement des faits constitue un enjeu sociétal considérable et, par là, l’activité scientifique qui est la nôtre se trouve impliquée deux fois : dans la présentation qu’elle livre de la société jusqu’au monde, et dans l’éventuelle expertise à laquelle elle peut être directement appelée. Le recouvrement des jugements de valeurs et des jugements de faits impose donc une réflexion éthique (lire la contribution de B. Collignon supra, p. 63) portant sur nos activités, alors que la science moderne avait séparé le système des connaissances du système des valeurs (E. Morin, 2004). Il nous impose au passage de travailler explicitement sur la portée de nos méthodes et sur l’usage de nos outils. Ce qui apparaît le plus crûment au terrain et dans sa négociation.

26Le recouvrement des jugements de valeurs et des jugements de faits s’opère d’abord dans un rapport d’autorité lorsque les cadres d’appréciation de la réalité, dès le vocabulaire de son énoncé, sont fixés dans une sphère à la fois culturelle, sociale et politique (elle peut relever d’un parti pris religieux ou idéologique ou encore scientifique). Puis, sous le plan des normes et celui du rapport d’autorité autour duquel se disputent le « savant » et le « politique » (Weber, 1919), le recouvrement des jugements de valeurs et des jugements de faits se présente selon une seconde perspective qui se résume comme un écart entre les savoirs scientifiques « modernes » et les savoirs préscientifiques ou encore prélogiques, voire les « sagesses » qui fondent la connaissance dans le couple de l’expérience et de la « veille » ou de la méditation, et non dans celui de l’expérience et de la mesure. Pour caricaturer un débat déjà bien entamé, les jugements de valeur relèveraient de la croyance et les jugements de faits relèveraient de la raison scientifique. Il s’installe là un autre rapport d’autorité qui est un rapport de culture. Mais toutes les raisons que la Raison (scientifique) décèle ne produisant pas des causes, le débat n’est pas clos, les cultures de la rationalité et de l’éthique n’étant pas aussi universelles qu’on a voulu le dire, et cela à l’intérieur même de la « culture » occidentale technico-scientifique. Comment ces deux mondes-là se rapprochent-ils finalement ? Par une ontologie fondamentale à la Spengler ou à la Heidegger (Sloterdijk, 2008) qui a finalement échoué ? Ou par une phénoménologie modeste résultant d’un réglage forcément délicat entre l’individuel et le collectif (Dumont, 1983), entre l’être qui s’exprime et le devoir être qui se déduit de prédictions dont les origines sont variées (dont la loi « scientifique ») ? Ce type de rapport désigne la conception du monde qui ne peut plus être figée du fait de multiples rencontres, les croyances imposant des défis à la rationalité scientifique et vice versa. On peut encore ajouter à cela, les réduisant, les systèmes de qualification et de disqualification qui ressortissent à l’ordre économique normatif, plus souvent productiviste, et qui semblent assurer la positivité des jugements en ramenant les systèmes axiologiques à la seule matérialité. Dans ces cas, les normes et les valeurs sont en elles-mêmes nos objets avant que nous cherchions à en qualifier les grandeurs par des mesures positives. C’est au terrain que ces enjeux s’imposent à un praticien des sciences humaines et sociales qui en parcourt au moins deux : celui de sa vie habituelle et celui de sa recherche, plus encore si possible.
Un apprentissage ne se construit pas en un seul lieu mais par la confrontation d’expériences diverses qui conduisent à la révision permanente. C’est ainsi que le terrain multiplié en expériences constitue le laboratoire des sciences humaines et sociales. À une condition toutefois : la distance prise avec ce que l’on sait. Il faut en effet accepter de retourner en apprentissage pour progresser, ce qui est une autre manière de formuler le doute. Et il n’est rien de plus efficace que l’éloignement voire le dépaysement. Ce n’est pas une profession de foi relativiste, simplement l’invitation à entretenir la liberté de juger par la confrontation permanente avec la différence, cela vers une éthique de la discussion qu’impose le Monde.

Notes

  • [1]
    Notons que le « terrain » physique se situe dans un entre deux. Il n’y a pas véritablement d’interlocuteur pour contester la perspective du chercheur mais les circonstances s’imposent malgré tout, contrairement à ce qui se produit dans un dispositif de laboratoire (Voir le témoignage de M. Griselin infra p. 27).
  • [2]
    Encore faut-il d’ailleurs que la figuration cartographique canonique soit possible dans l’espace des représentations. Au terrain, il peut parfois paraître que c’est forcer la réalité de le tenter (Louiset, 2004 ; Chavinier, 2007).
Français

Résumé

Le « terrain » a été valorisé comme vérité ou refusé comme illusion. Entre les deux positions se glisse l’expérience dont la souplesse du sens permet de rapprocher le terrain et le laboratoire. Au terrain, cependant, la réalité peut résister aux hypothèses qui sont des sortes de désir quand les objets sont des sujets, des interlocuteurs qui peuvent avoir une idée sur la pertinence des interrogations. À ce moment, le terrain apparaît comme un lieu d’apprentissage permettant de pousser plus loin l’investigation. Derrière les apparences que présentent les représentations et surtout les figurations de l’espace, l’espace des représentations doit être lui-même l’objet d’une investigation. À ce moment, les faits et les valeurs ou les normes qui permettent leur classement ne se recouvrent plus. C’est là que la mobilité des références impose la modestie au savoir scientifique. Mais c’est là aussi que peuvent surgir de nouvelles pistes.

Mots-clés

  • terrain
  • laboratoire
  • expérience
  • espace des représentations
  • espace mobile
  • savoirs partagés
English

The field as learning ground

Abstract

Very often, the notion of the field has been either upheld as solid truth, or rejected as mere fantasy. What stands half way between those interpretations is the idea of experience, which flexible meaning might help bring together both the field and the theoretical research. On the field, however, reality can withstand the working hypothesis which can be compared to desires when the object of study is a subject, or to interlocutors who are likely to have an opinion on the relevance of the researcher’s questionings. At that point, the field seems to be a learning ground allowing the researcher to push his/her investigation further. Beyond the appearances revealed by the representations and above all the figurations of space, the realm of representations itself should be thoroughly questioned, as the facts and the values or the norms allowing their assessment and evaluation no longer overlap. At that stage, the mobility of references is bound to make scientific research humble and cautious. But this is also the moment when new challenging leads may come up.

Keywords

  • fieldwork
  • laboratory
  • experience
  • space of representations
  • mobile space
  • shared knowledge

Bibliographie

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Denis Retaillé
université de Bordeaux, UMR ADES 5185-CNRS
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Mis en ligne sur Cairn.info le 22/04/2010
https://doi.org/10.3917/lig.741.0084
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