CAIRN.INFO : Matières à réflexion
Mähalwan gännät, dadarwan esat (Au milieu, chez nous [en Éthiopie], le paradis, à la périphérie, le feu [de l’enfer]).
Mesfin, 1972, p. 50

Un goulag africain

1Temps long, immobilité, inaccessibilité… telles sont les images associées à l’Éthiopie, un empire hors du temps. Or, depuis les famines de 1973-1974 et de 1984-1985 et les guerres, qui ont ravagé les hautes et les basses terres de la Corne de l’Afrique, l’Éthiopie et ses voisins sont entrés dans une période de bouleversements brutaux. Des milliers de sinistrés, fuyant les disettes, les guerres, les persécutions et ont été contraints de déguerpir. Les estimations les plus divergentes ont circulé car les chiffres ont été et sont encore des enjeux. On les a gonflés quand il fallait émouvoir les opinions publics et les donateurs et on les a minimisés quand l’honneur national était en jeu. En outre, dans les régions troublées de Somalie, d’Érythrée ou du Soudan, les séries statistiques, quand elles existent, sont lacunaires tandis qu’en Éthiopie, la Révolution a continué la tradition administrative de l’Ancien Régime. Plus rapidement qu’en 1973-1974, le monde entier a appris la gravité et l’ampleur de la famine de 1984-1985 en Éthiopie. Or, depuis 1977, le colonel Mängestu Haylä Maryam [1] se proclamait allié fidèle de l’Union soviétique et des pays frères. En conséquence, à l’Ouest, on répéta dans les discours et dans les journaux l’équation : (le negus rouge [2] ) Mängestu = Pol Pot = Staline. Les mesures coercitives de modification du peuplement décrétées par le gouvernement, à la suite de la catastrophe, n’étaient que la variante africaine du goulag soviétique ou des déportations organisées par les Khmers rouges. L’Archipel du goulag et les livres de F. Bizot, de F. Ponchaud ou de Moeung Sonn [3], sur la période des Khmers rouges, dépassent dans l’horreur [4] ce qu’ont vécu les Éthiopiens. À trop vouloir comparer, pour stigmatiser, on a amalgamé au risque de banaliser.

2Dans le feu des polémiques de la guerre froide, on a confondu, pour les besoins de la bonne cause, les camps des déplacés à cause de la famine, les addis mändär [nouveaux villages] de la villagisation et les sites de réinstallation des déplacés. On a présenté comme des goulags ce qui étaient des camps de « réfugiés », hélas, très ordinaires. J. Gallais, et bien d’autres, ont visité ces sites au plus fort de la crise même si l’armée les gardait pour les « protéger » et plus sûrement pour empêcher les évasions. J’ai observé des addis mändär au Harär et à l’ouest d’Addis Abäba, je me suis entretenu avec des villagisés et je suis entré dans les maisons sans être escorté par aucune autorité. Conçus par des militaires, les nouveaux villages ressemblaient à des casernes avec leurs maisons toute sur le même plan séparées par des rues tirées au cordeau… Avec la chute de la dictature, les paysans ont quitté ces regroupements forcés. On les a aussi confondus a avec les camps de réfugiés, situés de part et d’autre des frontières de l’Éthiopie et de ses voisins et souvent antérieurs aux mesures prises sous Mängestu. Les conflits séparatistes au Soudan du Sud, en Érythrée, en Ogadén et en Somalie ont précipité, hors d’Éthiopie ou en Éthiopie, des milliers de réfugiés pour lesquels l’opinion internationale ne s’était guère inquiétée.

3Ces modifications forcées du peuplement, répétées et grande ampleur, rompaient avec la tradition d’enracinement des sociétés paysannes des hautes terres chrétiennes du Nord. Dans l’histoire et la culture éthiopiennes, les migrants, les nomades, les commerçants, en résumé tous ceux qui ne sont pas sédentaires, sont, a priori, dangereux à moins d’être none ou moine mendiants. Les paysans fréquentent régulièrement les marchés, leur église et plus rarement, partent en pèlerinage ou répondent à la convocation d’un tribunal ou du souverain. Cette Éthiopie « Fidèle à la Croix » (M. Cléret) « qui tend les mains vers Dieu » (Psaume 62, 38), immobile, éternelle, forteresse isolée au milieu d’un océan musulman, n’est qu’une représentation historico-théologique. D’après les récits des manuscrits du xiiie siècle, un fils, Menilek Ier, serait né de la visite de la reine de Saba à Salomon. Revenu avec l’Arche d’Alliance et les grands d’Israël, il aurait été le premier roi d’Éthiopie [5]. Le mythe fondateur salomonien fait de l’Éthiopie une Terre sainte habitée par le Peuple élu qui est devenu chrétien. En conséquence, le Peuple de l’Alliance peut-il la quitter, peut-il abandonner le Paradis [6] et même le modifier ? Cette représentation messianique impose une vision providentielle de l’histoire : les populations des hautes terres s’enracinent, inchangées, sur les hautes terres données par Dieu dans l’attente de Son retour. Or, depuis des siècles, les chroniques royales et les vies de saint sont pleines des bruits et des fureurs des guerres, des famines, des invasions, des colonisations, des expulsions, des razzias…

4Dans un premier temps, je retracerai les modifications forcées ordonnées par le Därg[7], la junte dirigée par Mängestu, en utilisant l’ouvrage de Dawit Wolde Giorgis qui dirigea la Relief and Rehabilitation Commission (RRC) en charge de l’aide aux sinistrés de la famine de 1984-1985. Commissaireadjoint de la RRC en 1974, appelé par Mängestu en 1984, il s’enfuit aux États-Unis fin 1986 où il rédigea Red Tears, récit de ses espoirs, de ses actions et de ses désillusions. L’auteur n’est complaisant, ni envers luimême, ni envers le président, ni envers les humanitaires. Ensuite, je montrerai que la politique coercitive de Mängestu, toute improvisée qu’elle ait été, n’est pas sortie de son esprit ou de ses conseillers-courtisans, elle continuait, avec d’autres moyens, des mesures étudiées et mises en œuvre par les negus. Dans les vingt prochaines années, la population éthiopienne, qui, de 1965 à 2005, est passée de 25 à 75 millions d’habitants, dépassera 100 millions d’habitants (Gascon, 2006). Certes, l’exode rural va absorber l’excédent des campagnes mais, en partie, seulement et le gouvernement étudie, avec prudence, des modifications « négociées » du peuplement des régions pleines par des transferts vers des régions de densité plus faible.

Combattre la famine et faire l’unité éthiopienne (1984-1985)

La crise révolutionnaire accroît brutalement l’effectif des réfugiés

5Les mutineries, qui, en septembre 1974, aboutirent à la déposition du vieux negus, avaient commencé, en février 1974, en Érythrée et à la frontière avec la Somalie. L’armée peinait, depuis quinze ans, à réduire les indépendantistes érythréens, hébergés, par le Soudan, et les irrédentistes somali, aidés par la Somalie. La Réforme agraire radicale, décrétée en 1975, se heurta à l’opposition farouche des Amhara-Tegréens des vieilles provinces chrétiennes du Nord. En effet, supprimer le système lignager de tenure voulu par Dieu, relevait du sacrilège ; les évêques excommunièrent les Land Tenure Officers (Gascon, 1990). Les paysans prirent les armes : au Tegray, le front de libération se rapprocha des fronts érythréens qui, en 1977-1978, avaient enlevé les villes d’Érythrée, hormis Asmära et Massawa. En 1977, guidée par les maquis irrédentistes, l’armée somalienne envahit l’Ogadén, peuplé de Somali, et coupa le chemin de fer de Djibouti sans prendre ni Harär, ni Dirré Dawa. Les Éthiopiens chrétiens, venus de l’intérieur de l’Éthiopie, durent s’enfuir. En 1978, aidée du contingent cubain, du matériel et des conseillers soviétiques, l’armée et les milices éthiopiennes repoussèrent les soldats somaliens et les maquisards érythréens. Le retour des Éthiopiens provoqua le départ précipité, en Somalie et à Djibouti, de milliers de réfugiés. Ils bénéficièrent, parfois, de l’hospitalité familiale ou clanique mais la plupart gagnèrent les camps au Nord et, au Sud, les vallées du Wabi Shabeele et du Jubba. En 1979, quelques milliers de paysans du Harär, somali et même oromo, s’enfuirent en Somalie pour échapper à la collectivisation des terres ordonnées par Mängestu. Ces réfugiés servirent de vivier aux maquis irrédentistes somali opérant en territoire éthiopien. Les offensives « définitives » des Éthiopiens précipitèrent dans les camps des provinces orientales du Soudan (Kassala, Gedaref, Gallabat) entre 500 000 et 700 000 réfugiés érythréens que les fronts prirent en main. En 1983, la reprise du conflit au Soudan du Sud dirigea vers l’Éthiopie (Asosa, Gambéla) des milliers de Soudanais (Gascon, 1997).

6Soudan et Éthiopie et Somalie et Éthiopie réglaient aussi leurs conflits nationaux, par réfugiés interposés, dans un contexte régional marqué par les affrontements de la guerre froide. La Somalie, ralliée au marxisme-léninisme, rejoignit, en 1977, le « monde libre » à l’occasion du conflit avec l’Éthiopie qui, d’alliée fidèle des États-Unis depuis 1944 [8], bascula dans le camp socialiste. Nimeyri, soutenu par le parti communiste soudanais jusqu’en 1969, se retourna vers la Libye, décréta la charia et accueillit le vice-président Bush [9] à Khartoum en 1984, avant d’être renversé par un soulèvement populaire en 1985.

Les réinstallations forcées : le « bond en avant » de Mängestu ?

7En 1984, Le Därg, comme l’Ancien Régime, tarda à admettre qu’une crise de subsistance, à l’échelle nationale, gâchait la fête du 10e anniversaire de la Révolution. Elle révélait que le régime, pourtant éclairé par la « science », le matérialisme scientifique et l’expérience des pays frères, n’avait pas délivré l’Éthiopie, à jamais, du spectre de la famine comme le ressassait sa propagande. Outre qu’elle manifestait à l’opinion nationale et internationale, son impuissance et son impréparation, cette catastrophe réveilla les revendications nationalistes face à un pouvoir affaibli.

8Écartons, tout d’abord, la rumeur selon laquelle Mängestu aurait exagéré une famine « ordinaire » pour mieux réduire les provinces rebelles en déportant les habitants : « assécher l’étang pour capturer le poisson ». La sécheresse, qui culmina en 1984, fut plus grave et plus étendue que celle de 1973 qui avait fait environ 200 000 victimes (RRC, 1985 ; Dawit, 1989). En 1984-1985, l’ Early Warning System, installé par la RRC depuis 1974, révéla que 5,26 millions d’Éthiopiens (1/8 de la population) souffraient de la famine et notamment, 4,4 millions au nord de la capitale. Près de 2 millions d’Éthiopiens périrent (Dawit, 1989). En 1983, à la veille de la crise, la RRC gérait 84 sites de réinstallation (20 840 ha) où vivaient 110 090 habitants répartis en 35 520 familles (Dawit, 1989, p. 284). Elle avait prévu, dans les prochaines dix années, d’ouvrir de nouveaux sites (121 800 ha) sur des terres « inutilisées », situées au Sud et Sud-Ouest et dans la vallée de l’Awash. La Commission se heurtait, jusque-là, à l’opposition de Mängestu : Chairman Mengistu wanted to hear about achievements, not failures (Dawit, 1989, p. 125). Conscient de l’effet désastreux de ce mensonge officiel, Mängestu nomma haut-commissaire de la RRC, l’un de ses fidèles, le major Dawit Wolde Giorgis. Ce dernier, administrateur de l’Érythrée, avait été commissaire-adjoint de la RRC en 1974. Mengistu loves campaign (Dawit, 1989, p. 290) : il se porta à la tête de l’offensive contre la famine et ordonna de planifier le déplacement de 300 000 puis 500 000 familles. Entouré d’un état-major de courtisans, il sélectionna, lui-même, les sites de réinstallation, à la frontière soudanaise, dans les régions basses d’Asosa et de Gambéla qui se révélèrent parmi les plus insalubres car infestés par le paludisme et la trypanosomiase.

9Début 1985, au cours de la première phase, on vida les camps des sinistrés du Wällo (70 000 familles) et du Tegray (20 000 familles) situés sur la route nord-sud. Au cours de la deuxième phase, plus de 130 000 familles partirent des camps du Nord et du Choa (Dawit, 1989, p. 297). Mängestu donna dans le spectaculaire : il réquisitionna, pour une semaine, les hélicoptères, les avions, les camions, les autocars et les autobus urbains d’Addis Abäba. Les sinistrés partaient des aéroports du nord (Mäqälé, Däsé) et des routes du Nord du Choa pour converger vers Addis Abäba. Ils gagnaient, ensuite, en convois routiers les resettlements, les sites de réinstallation, dans les basses terres de l’Ouest et du Sud (Gojjam, Wälläga, Käfa, Illubabor, Gamo Gofa et moyen-Awash…). L’ Aeroflot et les compagnies des pays socialistes apportèrent leur concours à l’exode planifié. En un an (1985), 587 785 personnes, soit 203 065 familles, avaient quitté le Nord et en 1986, quand le programme fut « suspendu », on avait transporté plus de 700 000 Éthiopiens. Dawit est sans appel : The second phase of the resettlement program was more destructive and complicated (Dawit, 1989, p. 297). Plutôt que de rester dans ces lieux inconnus et impaludés, des milliers de déplacés s’évadèrent au risque d’être exécutés, de traverser les forêts et les marais pour retourner chez eux ou passèrent au Soudan. Ils « votèrent avec leurs pieds » contre les réinstallations et, au péril de leur vie, ils les abandonnèrent avant même la chute de Mängestu. Entre 1/4 et 1/5 des transférés ont péri de maladie ou de mauvais traitements dans les mois qui suivirent le transfert (Jean, 1986). En 1986, le commissaire de la Relief and Rehabilitation Commission (RRC), Dawit estimait que, sur 700 000 déplacés, 20 000 étaient morts, 10 000 réfugiés au Soudan et 500 exécutés pour l’exemple tandis que 1 000 s’étaient évadés (Dawit, 1989, p. 304).

Modifier le peuplement, les hommes et achever l’ Aqänna

10Les conditions dans lesquelles les autorités exécutèrent cette modification grandiose et soudaine du peuplement de l’Éthiopie émurent le monde entier. On organisa des rafles lors des distributions de nourriture ou après la projection d’un film présentant le pays de cocagne qui attendait les déplacés. Même si soldats et policiers eurent, comme à l’habitude, la trique facile, ce ne furent pas des convois Nacht und Nebel. Selon Dawit, confirmé par d’autres sources, la moitié des familles furent disloquées au prétexte qu’elles allaient fonder un monde nouveau débarrassé des contraintes « féodales ». Il note judicieusement : By cutting men and women off from spiritual support, we cut them off from the will to live (Dawit, 1989, p. 261). Ce brutal afflux de miséreux démentait les images « positives » exhibées par la propagande à l’usage des Éthiopiens. Les habitants de la capitale et du Sud-Ouest, loin des affamés, les voyaient passer à leur porte. L’irruption des réinstallés, dans les basses terres périphériques, suscita l’hostilité des éleveurs et des agropasteurs de ces régions. Les associations de paysans avaient été requises, toute affaire cessante, de préparer des huttes et de défricher des champs pour les déplacés. Les autorités et le parti unique, à la recherche de terres inutilisées, se tournèrent vers les forêts et les parcours des éleveurs et des agroéleveurs. Pour J. Gallais, qui visita des sites de réinstallation de l’Ouest, ce n’étaient pas des camps de concentration mais des camps militaires enclos et gardés ou des casernes quadrillées de larges avenues sans mosquée ni église [10] (Gallais, 1989). Ces sites, gardés par l’armée, marquaient, aussi, la présence du pouvoir du centre dans les périphéries.

11Concernant 12 % des populations sinistrées, ces modifications coercitives ne soulagèrent aucunement la pression sur les ressources au Nord. Elles vidèrent les camps de réfugiés qui, bientôt, se remplirent de nouveau. Afin d’échapper aux rafles, les paysans rejoignirent les maquis alors que les militaires voulaient priver les rebelles du soutien de la population. Les Tegréens se trouvèrent pris entre deux exodes : le FPLT organisa préventivement le départ des paysans vers le Soudan afin de les garder sous leur contrôle. Les réinstallations forcées exposèrent jusqu’aux extrémités lointaines de l’Éthiopie, et du monde, les preuves de la faillite du régime. Fin 1986, Mängestu les suspendit car elles étaient, en outre, dispendieuses pour les finances nationales éprouvées par la crise de subsistance et la guerre civile. Dans cet échec, la responsabilité du chef de l’État, monté en première ligne, est écrasante : From the very beginning, resettlement for Mengistu was not a development program but a solution to his social and national security problem (Dawit, 1989, p. 284). Plein de morgue, il eut la prétention de précipiter le cours de l’histoire et d’ignorer les rapport étroits tissés entre les hautes terres et les sociétés éthiopiennes. Comme le dictateur, bien des dirigeants éthiopiens ignoraient la condition de la paysannerie sans toutefois partager son mépris. Expert de la lutte contre les famines, Dawit, comme Haylä Sellasé et Mängestu, n’hésita pas à écrire : Ethiopia has the potential to feed five times [11] that population (Dawit, 1989, p. 265). Pourtant sensible à la souffrance des paysans, le major porte ce jugement sans appel : their methods and their lives are primitive (Dawit, 1989, p. 254). On comprend, ainsi, l’attirance des autorités pour marxisme-léninisme qui rejette la paysannerie dans les ténèbres de l’ignorance. La doctrine de la RRC reflète aussi l’antique méfiance des sédentaires à l’égard des éleveurs dont tous les malheurs avaient pour origine leur mobilité. Dawit écrit, méditant le transfert raté des Somali en 1974 [12] : Their wandering way of life made it impossible for us to educate them or to incorporate them into the work force of the nation (Dawit, 1989, p. 282). J. Gallais, au cours de ses missions en Éthiopie, fut particulièrement frappé par l’indifférence à l’égard des éleveurs des basses terres « en bout de piste » (Gallais, 1994). Les fermes d’État, en difficulté, se virent requises d’agréger les éleveurs, de les fixer et de les enfermer.

La villagisation : encaserner l’Éthiopie

12La dénonciation des réinstallations contraignit Mängestu à les « suspendre » fin 1986. L’annonce de la défection de hauts fonctionnaires, tel Dawit, d’ambassadeurs et d’officiers ébranla le régime et réveilla l’activité des fronts. Mängestu reprit alors ses tournées d’inspection et lança la villagisation : No one took time to plan (Dawit, 1989, p. 306). La villagisation débuta au Harär, au début de 1986, après que le Front de libération des Oromo (FLO) eut repris ses attaques. De 3,5 millions, à la fin de l’année, le nombre des villagisés passa, en mars 1987, à 5 millions (soit 15,4 % des ruraux) dans 11 460 nouveaux villages ( addis mändär ), regroupant 1 082 466 chefs de famille dans 1 138 265 maisons (Dawit, 1989, p. 306). Il ajoute : The main goal was the control and regimentation of society, not development (Dawit, 1989, p. 306). La carte de la villagisation est calquée sur le réseau des routes convergeant vers Addis Abäba. Il s’agissait de sécuriser les convois militaires en direction des fronts du Nord et de l’Est et d’assurer la régularité des approvisionnements de la capitale.

13Entre 1987 et 1990, la villagisation transforma le peuplement tant au Choa qu’au Harär. À l’ouest de la capitale, tous les 10-12 kilomètres, la route traversait des addis mändär qui avaient effacé l’habitat desserré voire dispersé en hameaux ou groupes de huttes. Les maisons des nouveaux villages, du Choa et du Harär, ressemblaient à des casernes avec leurs maisons quadrangulaires au toit de tôle, toutes semblables, desservies par un réseau de larges avenues quadrillées, avec au centre, la maison du parti unique, l’école et l’administration. Chaque maison, aux murs en torchis, comprenait au moins trois pièces (dont une cuisine) avec chacune, une fenêtre pourvue de carreaux. À première vue, le bilan était « globalement positif » : c’en était fini de la hutte conique, sans fenêtre ni cheminée, au toit de chaume par lequel s’échappait la fumée bleue du foyer. Les jardins enclos, autour des maisons, où les femmes cultivaient des épices, des légumes, un peu de maïs avaient disparu et avec eux la possibilité d’y enfermer les animaux. Les bovins et les petits ruminants s’abritent avec les habitants ou sous l’auvent. Il n’y avait plus de place pour les greniers, huttes en miniature perchées au-dessus du sol. On devait utiliser les grandes poteries de contenance insuffisante. Les femmes étaient les grandes perdantes : la corvée d’eau était plus longue. Les champs, d’ailleurs réduits par la collectivisation, étaient éloignés et elles ne pouvaient plus les surveiller ni aider aux travaux des champs. D’après la doctrine officielle, la villagisation devait faciliter l’accès des services et surtout de l’école, aux ruraux.

14« Koulaks » ( sic ), rétrogrades, les paysans n’avaient pas voulu abandonner, de plein gré, leurs huttes rudimentaires. Les autorités locales zélées, tenues de remplir des quotas, ont détruit les huttes sans tenir compte du calendrier agraire, parfois pendant les labours ou la moisson. Organisés en groupe de travail collectif, les cultivateurs avaient dû d’abord bâtir la maison du parti et de l’administration [13]. Les autorités, qui s’enorgueillissaient de leur programme de reforestation, contraignaient les paysans à puiser dans les bois, officiellement en défens, les poutres et les perches nécessaires aux nouvelles constructions. En Arsi, la coopération suédoise dénonça le coût de la mesure et les contraintes exercées sur les paysans et quitta l’Éthiopie : la Suède demeurait le seul État d’Europe occidentale encore présent en Éthiopie. Au Harär, les conséquences de la villagisation surprirent le régime : les enfants regroupés n’échappaient plus désormais aux cadis alors qu’aucun de ces nouveaux villages n’avait ni lieu de culte, ni lieu de prière. En effet, les addis mändär devaient détacher la paysannerie des superstitions païennes comme les cultes (libations, ablutions…) rendus aux génies locaux, aux sources sacrées, aux cours d’eau ou aux grands arbres. Cette modification coercitive du peuplement ressemblait plus aux ujamaa de Tanzanie qu’aux nouveaux villages et agrovilles d’Europe de l’Est (Gascon, 1990, 1995).

15Dawit, grand ordonnateur des secours, montre comment le régime a commis les mêmes erreurs que le gouvernement précédent. Plus que du stalinisme ou du pol potisme à l’éthiopienne, la modification coercitive du peuplement censée apporter remède à la famine de 1984-1985, s’en servit pour achever d’un coup l’ Aqänna. Villagisations et réinstallations forcées furent les deux piliers d’une offensive qui fondit sur des ruraux déjà fragilisés et déstabilisés par la sécheresse. Ou pourrait comprendre l’urgence de vider les camps surpeuplés des hautes terres du Nord mais on ne peut admettre la précipitation, l’usage de la ruse, la violence physique et morale. Mängestu et ses séides ont sciemment envoyé, dans des sites improvisés et inhospitaliers, des milliers d’hommes et de femmes affaiblis. Il fallait montrer l’action du gouvernement mais surtout soustraire les sinistrés à l’influence des fronts comme le démontre l’exode concurrent des Tegréens improvisé par le Front populaire de libération du Tegray. En peuplant les basses terres, on évitait la mauvaise surprise de 1977-1978 où les positions éthiopiennes n’avaient pas résisté à l’offensive somalienne. Des paysans chrétiens des hautes terres n’auraient aucune sympathie pour des pasteurs ou des agro-pasteurs établis de part et d’autre des frontières. La même hâte présida à la villagisation, inventée pour encaserner et surveiller les ruraux le long des routes.

16Le contexte géopolitique de la Corne subit le contre coup des deux vagues de modifications coercitives de peuplement en Éthiopie et par la considérable émotion qu’elles ont suscitée. En 1984, l’opération Moïse, l’exode des Fälasha vers Israël, révéla des connivences entre le Soudan, les États-Unis, Israël et les fronts érythréens. Ces derniers, retranchés dans les montagnes du Nord, proches du Soudan, avaient organisé et armé les 500 000 réfugiés des camps de Kassala. Le FPLT, enraciné dans les hautes terres, profita de l’exode au Soudan pour se rapprocher des fronts érythréens. L’Éthiopie, en retour, accentua son soutien à la rébellion de J. Garang. Le gouvernement éthiopien, comme les fronts, fit du contrôle de la distribution des vivres aux sinistrés du Nord, un enjeu stratégique. Les rebelles érythréens et tegréens intensifièrent leurs attaques, enlevèrent des experts étrangers et se firent connaître en profitant de l’afflux des journalistes. Les ONG et les organisations internationales se résignèrent à passer aussi par les fronts pour atteindre les victimes.

Fig. 1

Faire l’Aqänna avec les mouvements coercitifs de peuplement (1981-1987)

Fig. 1

Faire l’Aqänna avec les mouvements coercitifs de peuplement (1981-1987)

Les translations territoriales : tradition et avenir

17Les modifications coercitives du peuplement (réfugiés, déplacés, réinstallés, villagisés) ont rappelé les aspects douloureux de l’histoire de l’Éthiopie et de la Corne de l’Afrique. Les historiens ont confirmé que la formation de la Grande Éthiopie, sous le règne de Menilek (1889-1913), s’accompagna de massacres, de razzias de troupeaux et d’esclaves et de modifications sensibles du peuplement. Il s’agissait de rétablir le royaume chrétien dans sa grandeur d’avant le jihad de Mohamed Graññ (le Gaucher) qui avait submergé, entre 1525 et 1583, les hautes terres. Les negus s’étaient résignés à faire appel aux Portugais qui, après avoir sauvé le royaume, avaient vainement tenté d’y imposer le catholicisme. Bien pis, l’affaiblissement des chrétiens et des musulmans avait ouvert la voie aux migrations des Oromo païens qui s’étaient emparés des hautes terres du Sud-Ouest, du Sud-Est, de l’Ouest et de l’escarpement du Choa et du Wällo. Les populations, qui ne se sont pas enfuies, s’assimilèrent aux Oromo qui, par le biais des mariages et de l’adoption, sont actuellement devenus le peuple le plus nombreux de la Grande Éthiopie. Dépossédés des territoires au Sud du Nil, les rois des rois menèrent, chaque année, des expéditions militaires destinées à rappeler leurs prétentions à entreprendre la reconquista de la Terre sainte indûment occupée par des musulmans et des païens. Au xviiie siècle, un negus établit des colonies d’Oromo Métcha dans ses États comme gardiens du limes de la frontière du Nil. Les souverains et les ras[14] locaux introduisirent des chefs oromo dans leur entourage et nouèrent avec eux des alliances matrimoniales et militaires. Au xixe siècle, ils élargirent leur influence au sud du Nil et au Choa parmi les Oromo et les peuples du Sud. Quand, dans les années 1870, Menilek, alors roi du Choa, lança l’Aqänna (la reconquête [15]) au Sud, il fit largement appel aux chefs oromo et à leurs troupes à côté des contingents venant du vieux royaume chrétien du Nord. En 1896, l’armée, qui défit les Italiens à Adwa, était en majorité oromo (Marcus, 1975). Selon un processus bien connu, le conquis de la veille devint le conquérant du lendemain et participa à la translation territoriale vers le Sud.

Menilek et Haylä Sellasé : kätäma, ségrégation foncière et peuplement

18Passés les pillages et les razzias, il fallut tenir les conquêtes et rétribuer les conquérants. Menilek intima à ses lieutenants de construire des camps militaires, les kätäma, futurs noyaux urbains (Gascon, 1989). Les soldats, les administrateurs, les prêtres et commerçants s’y établirent et exigèrent le paiement du tribut et des services de la part des vaincus. Le negus accorda des concessions de terre, avec les paysans pour les exploiter, aux vétérans et aux chefs, à charge pour eux de drainer les richesses du Sud vers Addis Abäba, la kätäma-capitale. Sauf au Choa-Gimira [16], les populations vaincues ne subirent ni expulsions, ni colonisation, même les farouches Oromo Arsi qui résistèrent au negus. Il entreprit une colonisation, a minima, qui s’appuyait sur le réseau des villes et la ségrégation foncière. Défaits, les paysans conquis, qui avaient perdu leurs droits à la terre, devinrent tenanciers précaires à part de fruit des concessionnaires. Ceux-ci avaient besoin des cultivateurs pour exploiter leurs terres et craignaient de les voir partir en cas de mauvais traitement. La précarité de la tenure empêchait que le pouvoir des Amhara-Tegréens, désormais minoritaires dans l’Éthiopie agrandie, ne fût dilué dans la masse des peuples soumis. On ne doit oublier les milliers de captifs retenus dans les camps des vainqueurs, principalement comme esclaves domestiques, artisans ou plus rarement agriculteurs. En dépit de décrets pris par tous les negus, de Téwodros II (1855-1868) à Haylä Sellasé en passant par Yohannes IV (1872-1889), Menilek II (1889-1913) et la reine Zäwditu [17] (1916-1930), la razzia des esclaves, au Sud de l’Éthiopie et du Soudan, continua ainsi que que la traite et la vente en Arabie, notamment (Donham et James, 1986 ; Fontrier, 2003). J. Kessel et A. Londres dénoncèrent le laxisme des autorités françaises ; la Grande-Bretagne n’était guère plus vigilante (Rouaud, 1997). En 1936, les Italiens abolirent l’esclavage dans l’Éthiopie qu’il venait de conquérir. Toutefois, la confiscation des terres et l’implantation de colonies agraires de peuplement suscitèrent une vive opposition chez les peuples du Sud, victimes de la ségrégation foncière, auxquels l’occupant avait pourtant concédé une revanche : l’expulsion des vétérans, des administrateurs Amhara-Tegréens chrétiens.

Fig. 2

L’Éthiopie : translations territoriales dans le « temps long »

Fig. 2

L’Éthiopie : translations territoriales dans le « temps long »

19Sous le second règne de Haylä Sellasé (1941-1974), la politique de concession de droits sur la terre continua comme moyen de récompenser et d’acheter la fidélité des soldats, des policiers ou des fonctionnaires. Avantguerre, la précarité de la tenure n’était pas perçue comme un danger par les paysans qui se savaient indispensables. Les Italiens, qui visaient l’autarcie, avaient introduit les machines et les exploitations commerciales et construit des routes pour en exporter la production. Dans les années 1950 et 1960, utilisant une disposition du code éthiopien qui déclarait res nullius les pacages des éleveurs, les autorités concédèrent à des sociétés étrangères, alliées à des membres de la Cour, de vastes plantations sucrières, cotonnières, agrumicoles… L’armée chassa les troupeaux et les pasteurs du Rift, de la basse et de la moyenne vallée de l’Awash et de basse vallée du Täkkäzé. Au milieu des années 1960, le programme de développement intégré du CADU [18] dans l’Arsi, pourtant étudié par la FAO et mis en œuvre par la Suède, aboutit à l’expulsion de milliers de milliers de paysans. Les fermes commerciales mécanisées commençaient à coloniser les hautes terres, autour d’Addis Abäba et d’Asmära. Toutefois, avec la constitution de la Grande Éthiopie, s’est produit un glissement progressif du peuplement vers le Sud parallèle au déplacement du pouvoir politique. Environ 2 millions de migrants, venus du Nord, se sont installés au sud d’Addis Abäba, surtout dans les villes où ils se marièrent. Modification autoritaire du peuplement ? Le temps et les unions matrimoniales ont atténué son caractère autoritaire. Dans les années 1960, les conseillers de Haylä Sellasé s’alarmèrent de l’accélération de la croissance de la population et demandèrent à l’USAID d’étudier un plan de modification du peuplement. Il organisait et accélérait le transfert spontané des populations du Nord vers le Sud et les basses terres. Prudent, le vieux negus n’osa pas mettre ce plan en œuvre : le Därg n’eut pas ces scrupules. Le souverain demeura insensible à la détresse des paysans du Sud, plus de la moitié de la population de la Grande Éthiopie, toujours à la merci d’une expulsion parce que leurs grands parents avaient été vaincus 75 ans plus tôt. Il en perdit son trône.

Fin de la dictature, fin des modifications coercitives du peuplement ?

20Devant les offensives pressantes des fronts érythréen et tegréen, Mängestu se résigna, en mars 1990, à abandonner les mesures coercitives et proposa une économie mixte (Gascon, 1995). Il était trop tard et, au Sud, les paysans assistèrent, passifs, à la défaite de l’armée (Fontrier, 1999). Bien avant la chute de Mängestu, en 1991, les villagisés avaient quitté les addis mändär et les déplacés, les sites de réinstallation si bien qu’ils ont maintenant disparu [19]. En Érythrée, Isayyas Afäwärqi expulsa les prisonniers de guerre, les soldats éthiopiens, qui, souvent, avaient fait souche sur place, et les employés du port d’Asäb. Il maintint la mobilisation des combattants du Front populaire de libération de l’Érythrée. Mälläs Zénawi, en Éthiopie, licencia plus de la moitié des soldats qui gagnèrent les villes ou errèrent, à la recherche de terre, jusqu’à la reprise, en 1998, de la guerre contre l’Érythrée.

21Le conflit, qui a pris fin en 2000, a produit son triste cortège de réfugiés et de déplacés. En octobre 2003, en Érythrée, on dénombrait environ 60 000 déplacés et près de 80 000 réfugiés, concentrés dans les régions frontalières (Ocha, 2003). En Éthiopie, le Tegray abritait plus de 120 000 déplacés et près de 6 000 réfugiés érythréens et l’Afar près de 8 000 déplacés. Ils sont venus s’ajouter aux 50 0000 réfugiés soudanais de Gambéla, aux 26 000 Soudanais réfugiés à Asosa et aux 18 000 réfugiés abrités au Sud. À Gambéla vivaient aussi près de 5 000 déplacés. En Ogadén, se concentraient plus de 100 000 Somaliens et 32 000 déplacés somali. Notons qu’Addis Abäba renfermaient 15 000 déplacés de toute origine qui, seuls, ne vivaient pas en camp. La paix au Soudan est trop récente et trop fragile pour que les réfugiés sud-soudanais soient retournés chez eux. En 2005 et 2006, des Anuak et des Nuer, des agro-éleveurs de la région de Gambéla, à l’Ouest, combattirent des réfugiés soudanais, souvent de la même origine. La découverte d’indices d’hydrocarbures, dans la région, fait également craindre l’afflux, organisé ou non, de migrants venant des hautes terres. L’intervention de l’armée éthiopienne dans les combats en Somalie entre les Tribunaux islamiques et les seigneurs de la guerre se traduira, sans doute, par l’accroissement du nombre des réfugiés et déplacés dans une région touchée par la sécheresse (2000) et de graves inondations (1997, 2006).

22La Constitution fédérale accorde aux régions-États de la république d’Éthiopie une part importante des pouvoirs régaliens de l’État central, notamment l’aménagement des territoires. Selon Ocha Ethiopia 2004, 1 028 500 réinstallations étaient planifiées (205 700 familles et 822 800 membres). C’est plus que sous Mängestu mais moins, en proportion de la population totale. Au Tegray, conséquence de la guerre et de la sécheresse, près de 100 000 personnes se réinstallaient à l’Ouest. En Amhara, on comptait plus de 260 000 réinstallés partagés entre Gondär et le Gojjam. La région Sud réinstallait près de 250 000 habitants dans la majorité de ses subdivisions et desserrait ainsi les densités très fortes. La région-État Oromie/Oromiyaa a entrepris des modifications du peuplement à l’intérieur de son territoire en réinstallant près de 300 000 Oromo à l’Ouest (zones du Wällägga, Jimma, Choa et Boräna). Les dirigeants oromo veulent diminuer la pression sur les hautes terres de l’Est et du Harär en proie aux sécheresses et aux inondations récurrentes. Ils pensent que la solidarité « nationale » facilitera la réinstallation : des Oromo accueilleront à bras ouverts d’autres Oromo. Or, les Oromo Métcha du Wällägga-Ouest et Est sont réticents à l’arrivée des Oromo Qottu et Ittu de l’Est. La population n’est pas si clairsemée qu’il y paraît, la caféiculture subit, aussi à l’Ouest, le contrecoup des baisses des cours mondiaux. Dernière difficulté, les transférés sont musulmans tandis que les accueillants sont protestants, avec une forte influence des pentecôtistes [20]. En effet, le prosélytisme insistant des penté remet en cause la cohabitation traditionnelle entre christianisme et islam (Gascon, 2005).

23L’urbanisation rapide se traduit par une pression foncière au centre et aux périphéries des villes. Entre 2004 et 2006 [21], d’immenses serres horticoles et floricoles ont surgi autour d’Addis Abäba. Construites par des firmes à participation étrangère, elles bénéficient de salaires bien plus bas qu’au Kenya. On a indemnisé les agriculteurs qui s’emploient dans ces entreprises. Le front d’urbanisation/colonisation de la capitale grignote les terres arables tandis qu’au centre, en application du programme Cleaning the City, on démolit l’habitat précaire et on en chasse les habitants. La municipalité indemnise les déguerpis mais le mécontentement est tel qu’il explique, plus que toute autre cause, la défaite complète des candidats gouvernementaux, dans la capitale, aux élections de mai 2005.

24On s’attendrait à ce que le gouvernement, instruit par l’échec des modifications autoritaires, régionales et nationales, du peuplement, même appuyé sur la « science », ne prendrait pas le risque de reprendre les réinstallations. Le peut-il devant l’urgence de diminuer la pression démographique dans les régions denses menacées par les aléas climatiques ou les conflits ? Quelle est la part de responsabilité prise par les autorités régionales.

« Le poids de l’État » (Gallais)

25Les déplacements forcés, ordonnés par Mängestu, rappellent les mouvements coercitifs du peuplement qui ont jalonné le temps long de l’histoire de l’Éthiopie et la formation de la Grande Éthiopie. Ils sont, avant tout, différents par leur soudaineté : l’Aqänna a clos plus de trois siècles d’hostilités/ alliances qui ont préparé, selon Levine, la fusion dans la Greater Ethiopia (Levine, 1974, 2000). Tour à tour adversaires puis partenaires, les chefs et leurs peuples cohabitaient, commerçaient et se mariaient comme dans l’Espagne médiévale ou dans les Militärgrenze de l’Empire des Habsbourg. Le territoire éthiopien, désenclavé, à l’échelle nationale et régionale, met en contact les peuples les plus isolés. L’esclavage et la traite ont disparu comme la ségrégation foncière mais on a, sous la menace, déplacé, beaucoup plus loin, des milliers de sinistrés affaiblis par la famine, la maladie et la guerre civile dans les avions, les camions et les autobus. Mängestu a eu le moyen achever l’Aqänna de Menilek mais sans le secours du temps long du messianisme biblique que le marxisme-léninisme des colonels était impuissant à remplacer. Comme l’a écrit Dawit et comme on le constatait en circulant dans les campagnes pendant la Révolution : il s’agissait d’enrégimenter les Éthiopiens pour les déplacer comme une armée. La villagisation, calquée l’ujamaa tanzanienne, aurait pu réussir si elle n’avait pas été conçue et appliquée par des militaires qui rencontrèrent le même échec quand ils se mêlèrent d’exploiter les fermes d’État. Ils confondirent les moissonneuses avec des chars d’assaut et les champs de céréales avec des champs de manœuvres et les villages avec des casernes. Hanté par le souvenir de la famine de 1973-1974, le Därg, après avoir tenté d’en dissimuler l’étendue, se lança dans un activisme désordonné. Il fallait faire quelque chose pour les journalistes, les humanitaires, les donateurs… On ferma les camps autant de taches indélébiles sur la réputation de la Révolution. On eut recours, à l’instar de Siyaad Barre, en Somalie en 1973, aux déplacements massifs de population affectées par les sécheresses vers les régions plus humides. Le dictateur somalien bénéficia, à cette occasion, du concours des organisations internationales et des ONG pour transférer par camions 200 000 à 300 000 éleveurs du Nord afin d’en faire des agriculteurs et même des pêcheurs [22]. Dix ans après, Mängestu n’a pas bénéficié de la même mansuétude ; sans doute était-il plus intolérable de déplacer des sédentaires que des nomades.

26Une Éthiopie, hors du temps, venue intacte depuis l’antique royaume d’Aksum est une idée reçue alors qu’elle a subi une succession de translations territoriales. L’expansion de la Grande Éthiopie répondait à la rétractation territoriale du royaume de Gondär, en deçà du Nil face au jihad de Graññ et aux migrations des Oromo. Antérieurement aux xviie et xvie siècles, les negus, du xiiie au xvie siècles, avaient étendu leurs possessions, à partir du Tegray et du Wällo, vers le Sud. Ils avaient subjugué des émirats musulmans contraints de payer tribut et d’accueillir un réseau de garnisons et des colons chrétiens (Tadesse, 1972). Les archives montrent les donations de terres aux agriculteurs, aux églises et les monastères selon les processus mis en œuvre sous Menilek II (Crummey, 2000). Un Drang nach den Süden[23] fit migrer l’épicentre politique et religieux du royaume d’Aksum (ier siècle av. J.-C.-viiie siècle ap. J.-C.), au nord du Tegray, puis à Lalibäla (royaume des Zagwé : xie-xiiie siècles) au nord du Wällo et enfin, avant Graññ, dans la région de l’actuel Addis Abäba. Cette histoire consignée dans les chroniques royales, les vies de saints et les donations foncières… imprégnait les acteurs de l’Aqänna menée par Menilek II. Le mythe salomonien, qui justifiait l’enracinement d’une dynastie, rappelle aussi les modifications coercitives (?) du peuplement qui, en des temps reculés, firent passer la mer Rouge aux Sabéens, locuteurs des langues sémitiques, utilisateurs de la charrue et d’un syllabaire… (Simoos, 1960).

27Dans l’histoire de l’Éthiopie, depuis Aksum, se sont succédé des translations territoriales (expansions, contractions) qui ont provoqué des transformations autoritaires du peuplement (expulsions, transferts, colonisations) aux échelles locales, régionales ou nationales. La révolution démographique, commencée dans les années 1960, a entraîné le triplement des effectifs de la population éthiopienne en un peu plus de quarante ans. En conséquence, on ne pourra échapper à une redistribution du peuplement dont le premier signe est l’exode rural spontané que tenta d’empêcher Mängestu. On observe, actuellement, un glissement vers le haut et vers le bas des surfaces cultivées et de l’habitat au risque de déclencher des conflits ou de réactiver les querelles entre agriculteurs et éleveurs (Gascon, 1995, 2006). Les autorités nationales et régionales devront les négocier et les planifier sous peine d’incidents graves même parmi des populations apparentées.

Notes

  • [1]
    La transcription des patronymes et termes éthiopiens se rapproche, le plus possible, de la prononciation éthiopienne : on a préféré negus à négus, Haylä Sellasé à Hailé Selassé et Addis Abäba à Addis Ababa… Les noms commun éthiopiens sont en italique. Les voyelles sont celles du français sauf « u » (ou), « ä » (entre a et e) et « e » proche du i turc sans point. Pour les consonnes, le « j » se prononce comme Djibouti, « ch » et « sh » comme en anglais. « Q » est la seule consonne explosive transcrite.
  • [2]
    La couleur rouge n’a aucune valeur « révolutionnaire » en Éthiopie ; la peau des Éthiopiens est « rouge ». Rouge signifie : Éthiopien authentique plutôt que révolutionnaire.
  • [3]
    François Bizot, Le portail ; François Ponchaud, Cambodge, année zéro ; Moeung Sonn, Prisonnier de l’Angkhar.
  • [4]
    J’ai effectué, en 1987 et en 1990 sous Mängestu, des missions en Éthiopie : jamais je n’aurais pu entrer au Cambodge sous Pol Pot. Les témoignages des rescapés, entendus au Cambodge en juillet-août 2006, dépassent, en horreur, ce que j’ai entendu ou lu à propos de l’Éthiopie sous Mängestu.
  • [5]
    Selon la Constitution éthiopienne de 1955, Haylä Sellasé était le 225e descendant, en droite ligne, de Salomon.
  • [6]
    Voir le proverbe éthiopien cité en exergue.
  • [7]
    Signifie : comité. Ce n’est pas un acronyme.
  • [8]
    Haylä Sellasé rencontra Roosevelt, en route pour Yalta, à Suez en décembre.
  • [9]
    Le père de l’actuel président des États-Unis.
  • [10]
    En Éthiopie, les lieux de culte ne sont pas au centre des lieux habités mais à l’écart sur des éminences.
  • [11]
    C’est moi qui souligne. Au recensement de 1984, on dénombrait 42 millions d’Éthiopiens.
  • [12]
    En 1974, commissaire-adjoint de la RRC, il s’occupa personnellement de la sédentarisation de 40 000 Somali d’Ogadén qui décampèrent, sans bruit, en une nuit
  • [13]
    Au Harär, un jeune gouverneur, avait contraint ses administrés à détruire la façade de leur habitation neuve afin d’y aménager une véranda pour le « repos des travailleurs ».
  • [14]
    En amharique, littéralement : tête. Titre donné aux gouverneurs des provinces, chefs des armées.
  • [15]
    La racine verbale (a)qänna signifie : conquérir, rétablir la souveraineté, restaurer, coloniser dans le sens de mettre en valeur (Dictionnaires amhariques).
  • [16]
    Choa rappelle l’origine des colons installés par Menilek. Entre Jimma et Maji dans le Sud-Ouest.
  • [17]
    Ras Täfäri (le futur Haylä Sellasé) était régent sous le règne de Zäwditu.
  • [18]
    Chilalo Agricultural Development Unit, devenu sous la Révolution Arsi Rural Development Unit (ARDU) puis avec l’adjonction de la région du Balé, le BARDU.
  • [19]
    En janvier 2004, entre le Wällägga et le Gojjam, des sites, présentant des huttes et des maisons toutes semblables alignées le long de rues en damier, étaient toujours occupés le long de la piste.
  • [20]
    Officiellement évangéliques, mais les Éthiopiens les nomment penté c’est-à-dire pentecôtistes.
  • [21]
    Témoignage personnel.
  • [22]
    La Somalie se félicitait du succès de ces migrations forcées dans une brochure officielle que j’ai consultée à l’Ambassade. Les éleveurs ne devinrent pas pêcheurs…
  • [23]
    La marche, la poussée vers le Sud par analogie au Drang nach den Osten des Habsbourg qui refoulaient l’empire Ottoman.
  • [24]
    Les noms d’auteurs éthiopiens sont classés par l’initiale du premier nom : le deuxième n’est pas un nom de famille mais celui du père, jamais utilisé dans la vie courante.
Français

Résumé

Plus qu’une copie africaine du Goulag, les mouvements coercitifs de peuplement, ordonnés par la Révolution éthiopienne, furent la continuation, par des moyens modernes, de la politique traditionnelle de peuplement de l’État éthiopien. Pour les besoins de son expansion ou de sa défense, il a, depuis des siècles, provoqué et organisé des modifications de peuplement.

Mots-clés

  • Éthiopie
  • Érythrée
  • Somalie (Corne de l’Afrique)
  • Grande Éthiopie
  • révolution
  • réforme agraire
  • réfugiés
  • déplacés
  • réinstallations
  • villagisation
  • esclavage
English

Coercive modifications of the settlement in Ethiopia: Stalin and Pol Pot in Africa?

Abstract

The coercitive settlement mouvements which was enforced in Ethiopia during the Revolution were far from an African imitation of the Gulag. They continued by the means of modern techniques the traditional policy on population of the Ethiopian state. For the purpose of its expansion or its defense it has initiated and planned for centuries settlement modifications.

Keywords

  • Ethiopia
  • Eritrea
  • Somalia (Horn of Africa)
  • Greater Ethiopia
  • revolution
  • agrarian reform
  • refugees
  • IDP’s (internaly deplaced persons)
  • resettlement
  • villagization
  • slavery

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Alain Gascon
Professeur à l’Institut français de géopolitique-Université Paris 8, chercheur au Centre d’études africaines (CNRS/EHESS) et chargé de cours à l’INALCO.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2010
https://doi.org/10.3917/lig.711.0027
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