CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Depuis le début du xxie siècle, les études sur la/les sexualités – ce qu’on dénomme les « communautés sexuelles », le/les genres – se sont multipliées, aiguisant de plus en plus le regard sur des groupes spécifiques appréhendés en majeure partie pour eux-mêmes. Est en cours indéniablement un processus d’hypersegmentation de la recherche dans ce champ. Cela implique autant toutes les variantes de l’affichage du désir et de l’activité sexuelle que leur refus (neutralité sexuelle, asexualité, intersexe, etc.). Cette perspective, largement partagée dans les sciences sociales, s’est initiée avec le signifiant femme et s’est étendue à la foule des agrégats d’appartenance de sexe/genre qui ne cessent de voir le jour. On lui reconnaîtra au moins trois caractéristiques, dont la première est une relative autonomisation épistémologique de l’objet de recherche contextualisé dans le cadre de la trilogie intersectionnelle désormais normative « sexe, race, classe », mais peu abordé à partir de ses axes généraux de production. À un second niveau, le filtre des discriminations empruntées aux politiques publiques se voit réapproprié sans grand recul par des chercheurs soucieux d’être à l’écoute de tous ceux qui mettent en avant une discrimination sexuelle. Enfin, l’expertise semble prendre de plus en plus de place dans ce domaine où se mêlent des financements, des organisations internationales et des États, des revendications d’ONG locales et aussi des investigations innovantes à caractère biologique qui authentifient les sujets dans leur existence. Internet, le Web et les grandes plateformes numériques globales contribuent à leur tour à des mécanismes d’essentialisation des acteurs individuels et collectifs sous l’angle d’une sexuation cognitive.

2 Je m’écarterai ici de cette approche majoritaire, et ce tout d’abord dans l’emploi de l’expression « droits sexuels » originellement accouplée à celle de « droits reproductifs » à la fin du xxe siècle, prônant planification familiale, contraception, santé sexuelle, avortement, etc. Je me recentrerai en revanche sur l’ensemble des phénomènes marquant l’émergence d’idiosyncrasies sexuelles – incluant les femmes – en appelant à un régime de libre arbitre inédit, idéologiquement assez éloigné des thématiques de la libération et de la liberté sexuelles. Ces dernières doivent être référées à une époque où refoulement, inhibition, oppression et misère sexuelles sont dénoncées autant par des philosophes comme Herbert Marcuse (1963 [1955]) que par les intellectuels inspirés par le freudo-marxisme (L’Homme & la Société, 1968 & 2000). Pour tous ceux-ci, dans la sexualité s’impriment les rapports sociaux dominants sous une forme directe ou dans des relations de sublimation, compensation, inversion, répétition, etc., mais, dans le même moment, y gîte une énergie et une puissance subversives. Une rupture certaine s’inscrit entre ces temps qui paraissent bien anciens et la période contemporaine qui a pluralisé le sexe, l’a sorti de l’intimité, l’a “survisibilisé”, objectifié et publicisé dans une ouverture d’affranchissement apparemment sans limite (Didry & Selim coord., 2013). Néanmoins, le fait que les sexualités dans leur forme présente soient toujours des caisses de résonnance polysémiques, désormais d’un monde globalisé, reste une hypothèse centrale d’intelligibilité de leurs manifestations, et ce d’autant plus qu’elles nourrissent une large partie de l’espace informationnel numérique. Ainsi s’imposent à l’observation, comme des cadres déterminants de production des droits sexuels, les dimensions politiques et géopolitiques de ces derniers, sur lesquelles nous allons nous pencher dans une première partie. Nous aborderons dans un second temps les logiques subjectives du désir initiées par les droits sexuels, avant d’examiner les modèles de jouissance en jeu.

Figures politiques des droits sexuels

3 Montées progressivement en intensité, les revendications collectives touchant les droits sexuels, mais aussi les commentaires concernant les profils sexuels d’acteurs politiques occupent maintenant une part notable de l’actualité politique au sens large. Cette centralité nouvelle du motif sexuel doit être interrogée en premier lieu en regard de l’effacement apparent des orientations économiques et politiques stricto sensu qu’elle vient recouvrir et en quelque sorte neutraliser. Placée en première ligne, la qualification sexuelle résume à elle seule le progrès qui serait accompli ou au contraire le risque de régression. Citons parmi tant d’autres trois événements : tout d’abord la nomination en juin 2017 du premier ministre irlandais, Leo Varadkar, est saluée comme promouvant d’abord un gay, puis un métis indien, le libéralisme de l’homme politique devenant alors une sorte d’accessoire peu important. Dans le même mois, concernant la nomination de la première ministre serbe Ana Brnabic, est soulignée sa lesbianité qui vient heurter les nationalistes serbes, mettant en avant qu’il s’agirait là, au fond, d’une soumission à l’hégémonie européenne. Quant au conjoint du premier ministre gay du Luxembourg, les médias notent l’oubli, par le gouvernement américain de Trump, de sa mention sur la photo des « premières dames » à Bruxelles en mai 2017. Ces trois exemples illustrent une grammaire géopolitique qui domine depuis la fin de la bipartition politico-économique du monde entre les deux camps capitaliste et communiste, et la chute de l’URSS, qui inaugurent une globalisation effective. Arme et instrument de conflits internationaux, la libération des droits sexuels ou la criminalisation de traits sexuels paraissent devenues essentielles.

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5 Comment interpréter cette priorisation sexuelle ? N’y voir qu’une sorte de fétichisme destiné à voiler des enjeux économiques et financiers majeurs serait revenir à une vieille rhétorique simplificatrice opposant des niveaux de structure. Prendre à la lettre les préoccupations bénévolentes que semblent désigner ce souci partagé de respect des sexualités plurielles et des modes de sexuation relèverait en revanche d’une relative naïveté. Laissons de côté ces positions entières et mettons l’accent sur la concentration axiologique que paraissent cristalliser les droits sexuels : ceux-ci à eux seuls détiendraient le pouvoir moral que doit revêtir, pour enclencher une adhésion minimale, la destinée du monde. Outil omniprésent d’une moralisation globale spectaculaire, cependant, les droits sexuels appellent aussi à être déchiffrés dans un contexte où les droits politiques et économiques sont un peu partout, y compris dans les démocraties, affaiblis. Érigés au statut de droits humains, les droits sexuels ont, en effet, peu à peu envahi tout l’espace occupé antérieurement par ces derniers dans leur diversité au point de se présenter comme une clef quasi unique de lecture des antagonismes. Mireille Delmas-Marty pointe les risques de « despotisme doux » (Delmas-Marty, 2017) que fait courir l’état d’urgence prolongé en France une fois de plus en mai 2017, poussant ainsi à prendre en compte l’expansion de régimes autoritaires ou dictatoriaux de par le monde, en particulier sous prétexte de lutte antiterroriste. D’un autre côté, le démantèlement des droits du travail dans les anciennes démocraties rapproche dans ce domaine insidieusement des situations de vente nue de la force de travail, qui s’observent dans de nombreux pays en croissance rapide, tels l’Inde, la Chine, Le Vietnam, le Cambodge, par exemple. Isoler les droits sexuels dont l’amplitude ne cesse de s’affirmer, des droits civils et économiques dans la conjoncture de globalisation financière présente, constituerait une erreur d’appréciation sur la plurivocité des sens des droits sexuels. Rappelons qu’une bonne part de l’aide internationale anciennement dédiée au développement l’est désormais aux femmes et aux groupes LGBT qui affichent des revendications sexuelles (Selim, 2017). Ces financements des grandes organisations internationales éclairent de façon schématique trois types de configurations avec de multiples variantes. Dans le cas idéaltypique de l’État-parti chinois et de ses satellites, il s’agit encore, à travers les droits sexuels, d’affaiblir le gouvernement monopoliste et d’exporter la démocratie, quoique cette croisade des années 1990 perde de son aura devant les intérêts économiques. En revanche, dans nombre de pays majoritairement musulmans, l’affrontement qu’ancrent les droits sexuels est placé sur l’islam, stigmatisé comme rétrograde, et il s’inscrit dans la nébuleuse antiterroriste. Le cas des pays africains anciennement colonisés met en scène, comme le montre l’exemple du Cameroun ici exposé dans ce dossier, une politique qui reste du côté français conservatrice des situations autoritaires existantes et qui fait considérer dans le même moment au gouvernement national les droits sexuels comme des ingérences coloniales contre leur souveraineté. Le lecteur a en mémoire ce qu’on a dénommé dans la dernière décennie les « révolutions arabes », au cours desquelles la promotion des droits des femmes et des droits LGBT est intervenue avec insistance. Si le désenchantement politique a suivi ces événements dans leur foulée, en revanche, aujourd’hui, on observe au Maghreb des révoltes féminines pour le droit à se vêtir librement, tout autant piégées dans l’opposition domination occidentale/autonomie culturelle et religieuse. Durant l’été 2017, des groupes de femmes algériennes et marocaines ont ainsi décidé d’aller collectivement à la plage en bikini, s’attirant les foudres et les menaces physiques de la part d’hommes les accusant de copier leurs consœurs de l’autre côté de la Méditerranée, de déshonorer leur famille et leur pays, d’outrager Dieu et de perdre leur vertu. En Turquie où la répression s’est abattue sur toute l’opposition politique, des femmes se battent également pour s’habiller comme elles le souhaitent et, en Afghanistan, c’est pour garder leur nom propre, être interpellées et désignées par ce nom et ne plus être la femme, la fille, la sœur ou la cousine de X que les femmes s’engagent sur Internet avec beaucoup de succès. Les mobilisations féminines constituent dans le même moment des actes politiques dirigés contre des gouvernements ayant érigé l’islam en religion d’État et entendant imposer des conduites précises. Cet exemple du bikini, qui pourrait sembler aussi anecdotique que la polémique autour du burkini en France débutée en juillet 2016, met en évidence comment de part et d’autre les droits qui s’arriment sous maints aspects à l’appartenance du sexe – apparence, performance autant qu’essence – sont pris dans des écheveaux politiques et imaginaires multiples qui interdisent de clôturer le regard sur leur devenir seul.

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7 Le cas du Bangladesh est particulièrement pertinent dans cette optique. Qu’il s’agisse de la ligue Awami ou du BNP (Bangladesh National Party) dont les alternances à la tête du gouvernement sont récurrentes depuis l’indépendance du pays en 1971, l’État a usé de maints prétextes pour réduire l’opposition au silence : la lutte antiterroriste (Selim, 2003) a ainsi servi au BNP en 2002 à procéder chaque nuit à des centaines d’arrestations de militants de gauche et d’extrême gauche avec ce remarquable sigle à la résonnance américaine : « Clean heart ». En mai 2017, après maints autres épisodes, c’est au tour de la ligue Awami de procéder à des arrestations d’homosexuels en réactivant une loi peu appliquée datant de l’Empire britannique. Après les assassinats en 2013, 2015 et 2016 de blogueurs luttant pour la laïcité et de travailleurs étrangers d’ONG, tous attribués aux groupes islamistes radicaux internes et externes, cette répression spectaculaire organisée par l’État témoigne une fois de plus d’une stratégie à courte vue et peu efficace : gagner l’adhésion – bien fragile – de la population en surenchérissant sur les voix islamistes qui s’acharnent sur les internautes, les intellectuels laïcs, les féministes et les quelques acteurs LGBT. Rappelons que BoB (Boys of Bangladesh) a été créé en 2002 par Xulhaz Mannan, fils d’un indépendantiste, salarié par l’ambassade des USA et tué chez lui à coup de machette en 2016. BoB avait lancé une vidéo Dhee en dix épisodes montrant les relations heureuses entre deux femmes lesbiennes : The first lesbian comics trip affiche une tonalité pudique, romantique, sur fonds d’une musique classique. Comme en Chine, les activistes LGBT bangladeshis sont perçus par l’État comme un danger, dans la mesure où leur combat s’engage sur tous les fronts : contre la corruption, le népotisme, l’hégémonie idéologique – sous couvert d’islam au Bangladesh depuis les alliances électorales avec le Jamaat-I-Islami, se proclamant du parti communiste chinois en Chine – pour la liberté d’expression et d’association, pour les droits humains, pour la démocratie et la défense des minorités religieuses et ethniques – tibétaines, musulmanes en Chine, chrétiennes, hindoues, animistes au Bangladesh. Toujours soutenus par des ambassades européennes ou états-uniennes, les défenseurs LGBT mettent en évidence combien les droits sexuels sont les éponymes d’une lutte politique omnidirectionnelle, qui s’écrit d’abord sur le Web, est immédiatement globale et particulièrement redoutée par tous les États autoritaires. Selon les cas, l’appartenance culturelle, religieuse, les « traditions » sont plus ou moins revendiquées par les États pour mettre fin à la sédition générale qu’amorcent les droits sexuels.

8 Mais quittons ce tableau politique et ses nouveaux dissidents – qui ont remplacé les militants du droit d’expression dans l’ancien camp communiste durant la guerre froide – pour pénétrer plus avant dans les logiques subjectives qu’offrent à la réflexion les droits sexuels.

La force d’être soi ?

9 Que la/les sexualités soient ventriloques – comme Foucault l’a remarquablement montré dans son Histoire de la sexualité – apparaît encore plus clairement avec les droits sexuels qui représentent de façon immédiate infiniment plus que leur propre présentification. Par ailleurs, si Freud, évoluant dans une société de refoulement et de tabous, s’attachait à mettre en évidence la primauté inconsciente de la sphère sexuelle, j’avancerai ici l’hypothèse qu’à l’inverse, les droits sexuels ouvrent maintenant aux sujets une fenêtre pour échapper dans l’imaginaire aux catégorisations et aux classements sociaux et économiques qui les étouffent. N’encourant plus aucune accusation de pathologie, ceux-ci peuvent envisager un topos tangible pour devenir soi, hors des barrières quotidiennes qui leur paraissent, à juste titre, largement infranchissables. Les rencontres qui se veulent avant tout sexuelles – par le biais des sites ou des innombrables applications – bouleversent à grande échelle les déterminants si chers à la sociologie bourdieusienne que quelques héritiers esseulés tentent encore de glorifier. Rappelons que dans les années 1960, on calculait en France « scientifiquement » la distance kilométrique qui séparait les villages des futurs conjoints et on pointait le célibat des cadets ruraux pour cause de transmission patrimoniale.

10 Désormais, des applications permettent de trouver, à quelques enjambées de son domicile, le compagnon sexuel d’une heure ou de plus si entente, sans informations sur son profil social et ses convictions, mais en toute connaissance de ses paramètres à caractère sexuel. Les homosexualités et la multiplication infinie des désirs et des pratiques sexuels sont sortis de leur cadre élitiste de visibilité et se sont diffusés ouvertement dans l’ensemble des couches sociales. Il suffit pour s’en convaincre de jeter un regard sur quelques sites francophones destinés à la recherche de femmes lesbiennes, qui – à la différence de leurs équivalents masculins généralement polarisés sur des objectifs uniquement sexuels – affichent une extraordinaire variété de profils très éloignés des critères normatifs de beauté et de séduction. On découvre, avec leurs photos, qui ne tentent pas de cacher des traits qui pourraient sembler peu attractifs, une foule de femmes de plus de 50 ans et allant jusqu’à 80 ans, de milieu rural ou originaires de petites villes, de classe modeste, qui après des trajectoires “normales” – mariage, enfants, petits-enfants, veuvage – entendent mettre fin aux contraintes passées et s’ouvrir à d’autres plaisirs associant une sexualité strictement entre femmes et des activités variées – sport, culture, etc. – partagées.

11 Cette libéralisation populaire du désir doit être confrontée à l’activisme politique des groupes qui se créent et se consolident à partir de la spécification de leurs membres en termes d’origine et d’appartenance construites dans des termes de racialisation et de croyance religieuse. L’expansion des droits sexuels se joue dans la confluence de ces deux orientations : délivrance des attaches et des catégorisations externes et internes, d’un côté ; de l’autre, édifications identitaires débouchant sur une politique des communautés (Chimères, 2015) et faisant évoluer leurs multiplicités. Ces deux fils témoignent de la complexité actuelle de la configuration des sexuations et sexualisations et entre les deux se donnent à voir toutes les combinaisons individuelles d’émancipation et d’épanouissement. La force d’être soi sexuellement oscillerait ainsi entre des fixations réificatrices personnelles et collectives, et des modes de dépassement faisant table rase des assises statutaires des sujets. Le réseau LGBT Chine-France en est un bon exemple, en regroupant majoritairement des homosexuels masculins chinois, mais en accueillant dans ses activités des Français attirés sous maints aspects par la Chine et les Chinois. Cette réinvention du désir – sur laquelle d’aucuns projetteraient une illusio – fait d’autant plus fi des classes, des nationalités, des ethnicités règlementées que le Web permet toutes les pérégrinations imaginatives. Guy Hocquenghem (Idier, 2017) s’était élevé dans les années 1970 contre la psychanalyse qui faisait de l’homosexualité une catégorie à part du désir. Corollairement, il appelait à s’évader de toute identité sexuelle ou nationale, se disant même francophobe. « Ne pas se satisfaire de n’être que soi » lui semblait d’autant plus nécessaire qu’accepter une identité était à ses yeux rentrer dans un processus social de normalisation. Sur ce plan, le « mariage pour tous » aurait à ses yeux sans aucun doute confirmé sa vision prédictive, tout en devant être salué comme l’acquisition tardive d’une liberté fondamentale, que devait suivre immanquablement la légalisation de la procréation médicalement assistée, de la gestation pour autrui et de l’adoption pour tous acteurs individuels et les couples de même sexe. Guy Hocquenghem s’exprimait, en effet, dans un contexte où la famille comme structure et institution était accusée grosso modo de reproduire et de transmettre toutes les oppressions sociales, psychiques et politiques. De berceau de l’aliénation personnelle, la famille est devenue un demi-siècle plus tard en Europe l’objet d’une aspiration primordiale, dans laquelle se traduit une volonté de plus en plus forte de rejoindre et d’intégrer la norme, de fuir toute mise à la périphérie de la majorité. Soulignons cependant que la famille s’entend en de multiples sens – impliquant toutes ses recompositions et déviations – et que derrière la famille ce sont les parentalités qui sont magnifiées.

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13 Cette mutation peut laisser d’une certaine manière sur le bord de la route des hommes homosexuels de plus de 40 ans, comme l’illustre le personnage de Sylvain. Âgé d’environ 45 ans, coiffeur, Sylvain est un ami avec lequel je m’entretiens souvent depuis une dizaine d’années des pratiques sexuelles et des formes de sexualités. Il est issu d’une famille de notables d’une petite ville de l’est de la France. Son père était entrepreneur et sa mère avait fait des études de psychologie sans jamais exercer ce métier. Sylvain a vécu en couple successivement avec deux militaires de carrière haut gradés, puis, lassé d’être continuellement affecté aux tâches ménagères et d’être trompé, a quitté ses compagnons, avec lesquels il garde néanmoins de bonnes relations amicales et qui l’ont vite remplacé. Après des années de salariat, Sylvain décide de se mettre à son compte, ouvrir un salon et employer des assistantes avec lesquelles les rapports s’enveniment cependant vite et qu’il est amené à licencier. Veuve, sa mère s’est remariée et, là encore, la mésentente s’est installée jusqu’à une rupture complète des relations entre le couple et Sylvain ainsi que sa sœur, seul lien familial apprécié par ce dernier. Sylvain vit donc en célibataire, peu prêt à s’engager à nouveau dans une vie conjugale ou même dans une aventure suivie, les déceptions amoureuses s’étant accumulées. Des sorties hebdomadaires au sauna où il se tourne vers de jeunes hommes d’origine maghrébine, pour se faire sodomiser, agrémentent donc une quotidienneté de dur labeur dans lequel il met toute son énergie et beaucoup de conscience professionnelle. Parallèlement, Sylvain dit pis que pendre sur ces jeunes hommes qu’il apprécie tant sexuellement. Les réflexions de Sylvain sur la période présente mettent l’accent sur son propre décalage : alors qu’il s’est battu en premier lieu contre sa famille, puis contre son milieu social provincial pour s’affirmer homosexuel et devenir coiffeur, il constate qu’aujourd’hui « les jeunes ne sont pas amoureux d’un sexe, c’est-à-dire d’un homme ou d’une femme, mais d’une personne quel que soit son sexe ». À ses yeux, l’identité et l’identification homosexuelles se sont évaporées devant la pluralité et la fluidité des désirs sexuels. Sylvain juge par ailleurs que 75 % des hommes mariés à une femme s’adonnent à des jouissances homosexuelles privilégiées, ce qu’il a éprouvé à ses dépens, ses amants de ce type ayant des obligations familiales prenantes et cachant cette partie de leurs loisirs. Il ne viendrait pas à l’idée de Sylvain de rejoindre une mobilisation collective d’ordre LGBT, la thématique de l’orientation sexuelle lui semblant déjà quelque peu dépassée. Ajoutons que la grande publicité faite désormais à la jouissance prostatique et l’encouragement donné aux femmes à procurer ce type d’orgasme à leurs compagnons à l’aide de leurs doigts ou de godemichets spécifiques – ce qui revient à inverser les rôles « traditionnellement » connotés de féminin et masculin, pénétrant et pénétré – achève de désidentifier les figures sexuelles stéréotypées et de faire croître les combinaisons jouissantes. Sylvain, qui se situe exclusivement du côté des pénétrés, est donc une fois de plus rejeté dans l’obsolescence.

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15 Tournons-nous maintenant vers le Laos où l’État-parti, despotique, interdit tout expression politique et en outre tout activisme LGBT. Un retour dans ce pays en 2016 pour de nouvelles enquêtes me permit d’observer comment de jeunes couples lesbiens se forment dans une relative insouciance, témoignant des mutations des logiques personnelles en regard des normes politico-sexuelles imposées par le gouvernement. En pantalon noir et chemise blanche, les cheveux noués sommairement en une petite queue-de-cheval, Wanika, âgée de 27 ans, fille de paysans de Vong Vien, après une brève formation en télécommunication, travaille dans un centre commercial, où elle surveille les enfants sur une aire de jeux. Limpide est le discours de Wanika qui déclare « ne pas aimer les filles normales en jupe » qu’elle côtoyait durant ses études et s’habiller comme elle l’entend, y compris durant les cérémonies et les mariages. Peu lui importe la réprobation des villageois lorsqu’elle retourne chez ses parents au fait de son inclinaison sexuelle. Pantalon et chemise sont ses vêtements favoris depuis son enfance et rien ne peut la faire changer d’habitude. Depuis deux ans, Wanika vit avec Palani, qu’elle a rencontrée dans le bar que tenait cette dernière. Wanika désigne Palani comme « sa femme » et corollairement Palani la considère comme « son mari ». Lorsqu’elles sortent ensemble, c’est de cette façon qu’elles se présentent, sans problème, dit-elle. Dans un quartier périphérique de Vientiane, Palani a un petit salon de coiffure rudimentaire et le couple vit dans la pièce arrière séparée par un rideau. Élégante jeune femme aux cheveux longs teints, Palani cultive sa féminité en jean et tee-shirt moulants. Fille de tout petits commerçants, orpheline, elle a dû arrêter sa scolarité à 13 ans et travailler à 14 ans dans une usine de textile. Puis elle a reçu une formation de coiffure dans une association de lutte contre le trafic des femmes, dans le cadre de laquelle elle a travaillé quatre ans. Elle a monté ensuite un petit bar avec un ami transsexuel – katoy, ladyboy selon la criminologie en usage en Thaïlande comme au Laos – et c’est là qu’elle a rencontré Wanika, dont elle est tombée immédiatement amoureuse, et pour laquelle elle quitte le jeune homme avec lequel elle entretenait une liaison. Wanika et Palani sont sur Facebook, où elles postent beaucoup de photos d’elles-mêmes, en adéquation avec les clichés hétéronormatifs dominants, mais où elles montrent aussi une extraordinaire capacité de symbiose globale : avec un plat de penne à la sauce tomate qu’elles ont préparé et qu’elles exhibent avec des sourires lumineux, portant des offrandes rituelles aux moines bouddhistes de la pagode de leur quartier, avec l’attitude humble qui convient, riant aux éclats dans des manèges style Disneyland. Elles payent pour des durées de connexion limitées sur leur téléphone portable, l’Internet en continu leur restant inaccessible.

16 Les deux jeunes femmes considèrent qu’être lesbienne est au Laos un « mouvement de société ». Elles se disent entourées de nombreux couples identiques à elles-mêmes et m’en donnent pour preuve un appel à deux de leurs voisines qui arrivent en quelques minutes. Une petite table est dressée avec de vieux papiers journaux au milieu du salon de coiffure, des bières, des glaçons et des cacahuètes bouillies sont commandés et la discussion démarre sans retenue, parsemée d’éclats de rire et de plaisanteries. Olina, étudiante à l’École normale, en short et tee-shirt, explique avec une voix grave, que Napua, « sa femme », employée dans une bibliothèque publique pour promouvoir la lecture, l’a rejointe chez ses propres parents qui ont accepté le couple. Le père d’Olina est vice-chef du village, et sa mère directrice d’école primaire. Le père de Napua est employé au bureau provincial et sa mère enseignante. Napua, des roses dans les cheveux longs relevés en chignon, en short et joli chemisier fleuri à manches courtes bouffantes, affiche une timidité prononcée et adopte une attitude effarouchée en souriant à ses amies. Sur Facebook, le jeune couple qui vit ensemble depuis trois ans se montre sous des jours encore plus stéréotypés, par exemple costume noir, cravate blanche sur chemise rouge pour Olina, modèle de réserve traditionnelle pour Napua, en beau sinh (jupe traditionnelle). Olina, avec beaucoup d’assurance, cherche à expliquer ce qu’elle voit comme une tendance de fond de la société laotienne, en profonde mutation, et toutes les quatre fouillent sur leurs téléphones portables pour exhiber des photos de vedettes thaïlandaises qui se sont fait opérer et ont changé de sexe. Scintillantes, ces stars font miroiter un horizon de permanentes métamorphoses qui semblent passionner les jeunes filles, bien au-delà de la binarité di (lesbienne « féminine »), tom (lesbienne « masculine »). Sur un site thaïlandais, Olina trouve ainsi 18 catégories détaillées de profils sexués et passer de l’une à l’autre, sans jamais se laisser emprisonner longtemps dans un rôle sexuel, suscite l’enthousiasme du petit groupe, captivé par la multiplicité des relations possibles entre chacune de ces catégories. La séparation d’une partenaire permet éventuellement la mue dans un autre personnage sexuel et ainsi quitter son tom peut déboucher sur un devenir tom soi-même. Le plaisir pris à de telles évocations s’ancre en partie dans le tableau coercitif de l’université que dressent nos interlocutrices : sinh (jupe traditionnelle) et chemisier blanc pour les filles, pantalon bien taillé et chemise blanche pour les garçons, jeans interdits, alors même que, de leur point de vue, les couples de filles seraient nombreux mais paraîtraient invisibles derrière ces uniformes dichotomiques de sexe. À l’autre pôle des désirs qui se révèlent, le regret que le mariage homosexuel soit interdit au Laos, et même politiquement inenvisageable, est vite balayé au profit d’un écartement dans l’imaginaire de l’État, son autorité, ses lois : peu importe in fine que le mariage ne soit pas permis dès lors qu’une cérémonie traditionnelle avec baci (nouage aux poignets des cordons qui retiennent les âmes de la personne) peut être effectuée, la difficulté étant de rassembler l’argent en raison du coût élevé des invitations. La classe moyenne inférieure à laquelle appartiennent les jeunes filles offre de fait peu d’opportunités d’enrichissement et l’obstacle principal est posé dans une capitalisation difficile. Perçues comme bienveillantes envers leurs choix sexuels, leurs familles pourront, comme cela se fait couramment sans formalité administrative, confier/donner des enfants aux jeunes couples lesbiens qui les élèveront dans le bonheur. Ces scénarios heureux montrent une constance dans les réponses apportées à la violence de l’État-parti et dans les représentations de son irréfragable joug : des lignes de fuite symboliques et des échappées concrètes à son emprise, logiques que nous avons déjà analysées au début des années 1990 (Hours & Selim, 1997).

17 Ainsi, Malia et Lilo, qui entretiennent leur amour depuis six ans, vivent aussi chez les parents de Lilo dans une vaste maison à l’immense cour désordonnée à une dizaine de kilomètres du centre de Vientiane. Malia, en short, tee-shirt et cheveux courts, vient de Luang Prabang où son père est conducteur de bus et sa mère ingénieure des ponts et chaussées. Depuis sa petite enfance, Malia se vit comme un garçon dans une famille où les femmes de la parentèle – sœurs, tantes, cousines – sont nombreuses ; être un garçon lui a toujours semblé un sort meilleur, dit-elle, sans réellement pouvoir élaborer ce sentiment. Titulaire du baccalauréat, elle tient une minuscule échoppe avec Lilo, mais le couple n’a pas encore son autonomie financière. Lilo, quant à elle, se sentait aussi un garçon à l’âge de 10 ans et était fort portée vers les filles. Sa famille, commerçante, n’apprécie pas qu’elle s’habille de façon masculine et la jeune fille a donc laissé pousser ses cheveux sans avoir abandonné le projet d’une chirurgie de reassignment. Elle a arrêté sa scolarité à la terminale pour aider ses parents. Le couple élève des chiens, en attendant d’avoir des enfants capables de leur faire des offrandes lorsque toutes deux seront décédées.

18 Potentiellement libéré de ses canaux d’orientation, le désir dans l’horizon infini des droits sexuels – gagnés péniblement en partie en France, faisant courir le risque d’être tué par exemple au Bangladesh, ou pris subrepticement, comme nous venons de le voir au Laos –, est aujourd’hui confronté à une variété de modèles de jouissance dont les contradictions significatrices demandent à être scrutées.

Jouir en état d’urgence ?

19 Pour mieux cerner les définitions actuelles de la jouissance, replongeons-nous très brièvement un demi-siècle en arrière dans ces années qui furent dénommées celles de la « révolution sexuelle », alors que la guerre du Vietnam battait son plein. L’appréhension de la jouissance – dans le cadre d’une sexualité qui s’exprime dans la diffusion de la sensualité – est inséparable des mouvements sociaux et politiques en jeu à cette époque, qui puisent dans différents courants : lutte contre l’impérialisme américain et la guerre en général, tropisme vers les sociétés lointaines (des ailleurs idéalisés comme hors État, hors marché, hors consommation et proches de la nature), recherche d’égalité entre tous les individus, les hommes et les femmes, ainsi que les enfants, héros de nouvelles pédagogies. Inscrite dans l’invention d’autres modes de vie, d’économie, de pensée, d’action, de relations, la jouissance se veut alors absolue, totale, retotalisant des champs sociaux et personnels disjoints par les ordonnancements dominants. Des psychotropes doux sont utilisés comme des adjuvants à l’atteinte de cette jouissance qui tend à l’absolu, est irréductible à l’orgasme et qui replace la sexualité dans l’ensemble de ses innervations symboliques.

20 Une réhabilitation certaine de la domination, de la violence, du pouvoir, de l’agressivité caractérise une partie des modes de jouissance ouverts par les droits sexuels et contre leurs internationalités dans le domaine désormais coupé, sectorisé et clos des sexualités. Postulés comme isolés des autres sphères sociales, ces paradigmes de la jouissance sexuelle apparaissent pourtant intrinsèquement liés aux paysages économiques et politiques structurés par la puissance en premier lieu financière, la consommation et le marché généralisé. Alors même que les politiques dites d’égalité entre les sexes et les genres se multiplient au niveau national et multinational, sur le Web se diffusent des schèmes de jouissance exaltant une virilité triomphante accentuée par l’esthétique imberbe, strictement érectile, pénétrante et éjaculatrice. Les porn studies saluent l’invention de pornographies alternatives, lesbiennes, queer, LGBT, sans néanmoins convaincre, tant sont reproduits avec des acteurs différents des images identiques. La déchirure que constitua en 2011 le procès de Strauss Kahn a levé le voile sur la banalisation d’un retour à des fantasmes primaires, où les stéréotypes du signifiant femme-réceptacle ou de son avatar sont exacerbés. Alors qu’auparavant, dans les années 1960-1970, les logiques de libération s’opposaient dans le domaine sexuel comme dans les autres domaines à un conservatisme et un traditionalisme sûrs de leurs « valeurs », la libéralisation en cours qui s’applique là encore aux sexualités mais aussi au travail, à l’économie, au marché, engendre deux orientations concomitantes. La première entend les droits sexuels comme une défense de tous ceux/celles qui font l’objet de violences (femmes, enfants, êtres vivants) La seconde, en rétablissant la primauté de la pulsion, hors de toute contrainte externe, restaure le plaisir du quasi-viol, tant la notion de consentement reste trouble.

21 Revenons brièvement sur la première orientation que concrétise le succès de la campagne contre les violences faites aux femmes en France à la fin de l’année 2017, après le scandale suscité par les comportements du producteur Harvey Weinstein. De nombreuses femmes de tous âges se sont reconnues dans cette campagne et y ont intensément participé sur les réseaux numériques, dénonçant leurs anciens agresseurs. Plaçant les femmes dans une position de victime paradigmatique – qui, de surcroît, est souvent amenée à céder au « harcèlement » pour conserver des avantages acquis ou se ménager un avenir professionnel possible –, cette campagne, extrêmement émotionnelle, s’est constituée de manière typique comme une ouverture de droits personnels à la réparation de blessures, de traumatismes, de souffrances indélébiles. En dépit de son caractère cathartique, les témoignages individuels mettant en évidence l’obscénité brutale des hommes ont aussi indéniablement contribué au rétablissement ontologique de la dualité sexuelle, rabattant la sexualité sur une contrainte pour les femmes, une pulsion irrépressible pour les hommes. Désir, plaisir, jouissance ont été implicitement exclus de l’horizon des femmes dont la cause a semblé plus que jamais susceptible d’un traitement humanitaire (Selim, 2015). La portée de désinstitutionnalisation générale de cette campagne, dont la société ressort comme une série d’affrontements interpersonnels entre hommes et femmes, reste à mesurer. Cette désinstitutionnalisation devrait être suivie – du moins peut-on en faire l’hypothèse – de nouvelles formes instituantes, sur un mode coopératif, collaboratif, mobilisant prioritairement les subjectivités comme ressources fondamentales.

22 Par ailleurs, la neurobiologisation active de la jouissance sexuelle – dont la recherche de paramètres scientifiquement mesurables et de différentiels, entre autres de sexes – rend floues les divergences entre ces deux orientations concomitantes dans la période actuelle, qui mêlent, dans une optique proprement libérale, les droits sexuels comme défense des droits des dominés et comme droits fondamentaux des dominants à leur mode de satisfaction. Extraite de tout contexte, rebiologisée et désymbolisée, la jouissance sexuelle renverrait dès lors à la vieille catégorie d’instinct. Dans l’histoire de la pensée, l’instinct contrôlé est à la base de la société et, incontrôlé, engendre le bannissement du fautif. La contention de l’instinct était ainsi censée, à bon escient, séparer le normal et le pathologique. Débarrassée de ces conceptions culpabilisantes et archaïques, la libéralisation des formes pulsionnelles de la jouissance sexuelle – au même titre que celle d’acheter, vendre, manger, réussir une tâche, un acte et “liker” en un clic – débouche sur une nébuleuse où les pratiques s’entrechoquent. D’une manière générale, on préfère regarder le non-respect des droits sexuels dans des contrées appréhendées comme lointaines et étrangères (Afrique, Inde, Bangladesh et pays à majorité musulmane), jusqu’aux périphéries urbaines occidentales, peuplées de migrants envahissant ponctuellement les lieux centraux des métropoles, comme cela fut narré par les médias le 31 décembre 2015 à Hambourg et Cologne, où plus de 1 000 femmes auraient été agressées par des hordes d’hommes aux allures suspectes. Néanmoins, les normes libérales de la jouissance sexuelle habitent les sites web qui proposent une multiplicité d’étals selon les goûts et les fantaisies individuels les plus divers et sont des supermarchés à la constitution desquels chacun peut contribuer en s’offrant comme marchandise désirable. Un clic, un lien, une page personnelle suffisent à alimenter ces dépôts industriels de la jouissance, offrant une gratuité appréciable au regard et à la consommation. Les modèles de jouissance offerts en spectacle glorifient dans une grammaire fusionnelle la domination masculine, sous ses aspects les plus triviaux – y compris lorsqu’elle est mise en scène par des femmes munies d’instrument adéquats – et rapprochent les théâtres de la violence qu’on souhaiterait disjoints.

23 Accusées de pruderies, les dénonciations féministes de cette violence sexuelle tout terrain s’érigent largement au nom de la morale et manquent de fait inévitablement leur but. Il ne s’agit pas, en effet, de poursuivre une moralisation chimérique du monde global qui, dans le champ des sexualités et des droits sexuels, est autant un alibi que dans les domaines politique et économique, mais de repérer les contradictions centrales qui nourrissent les dynamiques capitalistiques actuelles. Et les sexualités, hier comme aujourd’hui, en sont une ressource majeure. Le jouir violemment, qui s’affiche aujourd’hui sur les écrans numériques et se donne en modèle, est ainsi inséparable de l’urgence décrétée par les États contre les violences terroristes de toutes sortes, individuelles, organisées, d’extrême droite ou islamistes. Les figures globales de la jouissance – dont la jouissance sexuelle reste un prototype – sont censées fracturer et fragiliser les acteurs terroristes. Continuer à jouir est donc systématiquement encouragé par les gouvernements et repris avec enthousiasme par les masses populaires sous la forme du vivre comme avant, comme si rien n’était arrivé et ne devait arriver. Jouir malgré tout, à tout prix, annihiler dans l’imaginaire le risque terroriste, affirmer l’urgence de la jouissance comme signe de force et de liberté, en viennent à être érigés en instrument de combat. La violence de la jouissance serait notablement une réponse quasi pulsionnelle à l’épouvante des attentats toujours possibles dans la minute qui suit, mais aussi à l’extrême déferlement sans rémission du marché globalisé qui balaye les plus démunis et les laisse agoniser sur les trottoirs des villes, qu’ils soient des autochtones, des migrants économiques ou des réfugiés politiques de guerres désastreuses.

24 La jouissance dominatrice et urgente tendrait donc à devenir une arme globale dans une configuration qui fait de la solidarité individuelle et institutionnelle un délit, comme l’illustrent les condamnations des personnes et des ONG qui tentent en 2017 d’apporter une aide ponctuelle à tous ceux qui fuient leur terre d’origine. L’ancien slogan « jouir sans entrave » se voulait une promesse de pacification et de partage mondiaux des richesses et du bonheur. Jouir en mode d’urgence se donne à penser comme le geste un peu tragique du sujet seul, inquiet, livré à lui-même, qui doit faire les preuves de son hyper-jouissance face à tous les dangers qui l’entourent et qui n’a, in fine, que son ego troué comme simulacre de propriété : il devrait donc dominer pour être certain de jouir et échapper à l’océan d’insécurité où il est plongé.

Le droit de désirer ?

25 Le lecteur qui aurait cherché une réponse simple aux questions « que sont » et « à quoi servent les droits sexuels » sera resté sur sa faim au terme de cet article. J’avais en effet avant tout tenté de montrer les méandres et les amphibologies dans lesquels la dénomination de droits sexuels se meut. À l’encontre d’une approche sectorielle, j’avais en permanence débordé les droits sexuels en quelque sorte, pour mettre l’accent sur la configuration globale d’« inflation des droits » – selon l’expression de M. Delmas-Marty – qui permet de retracer les enjeux dans lesquels les droits sexuels sont pris. Instruments à double tranchant, les droits sexuels, comme tous les droits, visent des objectifs qui les dépassent tout en émancipant non seulement leurs défenseurs, mais aussi tous ceux qui vont se reconnaître, se découvrir et s’identifier sous leur bannière. Néanmoins, les droits sexuels, parmi tous les droits, ont la singularité de cristalliser avec une intensité exceptionnelle les productions imaginaires. En mobilisant au premier plan la dualité sexuelle, en la dissolvant et en la recréant à l’infini dans de nouvelles multiplicités, les droits sexuels font résonner hiérarchie, autorité, pouvoir dont ils constituent des métaphores ouvertes et fluides. C’est pourquoi en eux-mêmes ils sont une attaque d’abord symbolique de l’État et de son support institutionnel qu’est la famille. Mais au-delà de tous les affrontements sociaux et politiques qu’engendrent les droits sexuels, s’inscrit en filigrane le droit de désirer, qui trouve sur Internet une fabuleuse capacité d’expression. Le plus souvent avec l’aide des grandes plateformes internationales, mais parfois contre elles – comme lorsque Google cède en 2017 devant gouvernement chinois, pour fortifier sa censure –, des groupes en marge et/ou dominés trouvent des alliés dans les représentants des grandes puissances. Ainsi émergent et prennent forme des désirs globalisés, réappropriés, redessinés, selon les conjonctures locales. Cette resingularisation du désir met en œuvre des processus d’affranchissement dont l’expression est amenée à se répandre en vagues quasi incontrôlables. Épousant des statuts contrastés au gré des transformations économiques et sociétales, la/les sexualités concrétisent ainsi des droits diversifiés, reformulés par la libéralisation du désir. Encore faut-il que le désir ne fasse pas l’objet d’un « enfermement algorithmique », selon l’expression d’Olivier Ertzscheid (2017), c’est-à-dire qu’un sujet ayant visionné un type de vidéo à caractère sexuel ne s’en voit pas proposer des milliers d’équivalentes. Le pouvoir algorithmique dans ce cas illustrerait de façon extrême une répétition létale, obsessionnelle du désir, bien circonscrite par Freud.

26 Ici se pose alors la question des « logiques d’éditorialisation algorithmique » qui restent largement invisibles et dont les gouvernements appellent à la modération sur des thématiques précises comme le terrorisme ou le racisme, nous explique Olivier Ertzscheid (2017). Hors de ces recommandations souhaitées et à l’exception de la pédophilie, soulignons que le désir et les sexualités ont tous les droits de tourner en rond jusqu’à saturation. Les communautés numériques qui se construisent sur une préférence sexuelle – à combinaison ethnicisée – donnent à voir en partie cette destinée possible, qui correspond aux remarques d’Olivier Ertzscheid sur les grandes plateformes « qui, si elles autorisent une forme de diversité à l’échelle de l’individu, mettent en place des logiques d’uniformisation à l’échelle des différents collectifs qui les peuplent. Elles sont à ce titre une forme paradoxale de panoptique. Facebook, Youtube et tant d’autres sont chacun à leur manière des projets de nature carcérale, c’est-à-dire valorisent et exploitent la complétude de l’entre-soi. » (Deleuze & Gattari, 1972). Prises dans les manipulations numériques, que Félix Guattari n’avait pas imaginées, les machines désirantes mises en marche par les droits sexuels ne tendraient-elles pas à devenir indistinctement molaires et moléculaires, selon la terminologie forgée par l’auteur, c’est-à-dire à la fois écrasantes, obturées et laissant entrevoir les sillons d’un devenir de liberté ?

Français

Les droits sexuels sont ici interrogés de façon hétérodoxe comme l’ensemble des phénomènes marquant l’émergence d’idiosyncrasies sexuelles – incluant les femmes – et en appelant à un régime de libre arbitre inédit, idéologiquement assez éloigné des thématiques antérieures de la libération et de la liberté sexuelles. L’article examine en premier lieu les figures politiques des droits sexuels telles qu’elles donnent à voir aujourd’hui, en particulier en Chine et au Bangladesh. Dans une seconde partie, l’auteure s’attache aux échos intimes de la libéralisation des sexualités avec des exemples français et laotiens. Enfin, ce sont les modalités présentes du désir et de la jouissance qui sont analysées dans un contexte d’état d’urgence.

Mots-clés

  • liberté
  • libération
  • libéralisation
  • sexualités
English

Sexual Rights? Polysemy of a Fluid Liberation

Sexual rights are here questioned in a heterodox way as the whole of the phenomena marking the emergence of sexual idiosyncrasies – including women – and by calling for a new regime of free will, ideologically far removed from the previous themes of liberation and sexual freedom. The article first examines the political figures of sexual rights as they show today especially in China and Bangladesh. In a second part, the author focuses on the intimate echoes of the liberalization of sexualities with French and Laotian examples. Finally, it is the present modalities of desire and enjoyment that are analyzed in a state of emergency.

Keywords

  • Freedom
  • Liberation
  • Liberalization
  • Sexualities

Références bibliographiques

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Monique Selim
CESSMA [1] (UMR 245)
IRD, Université Paris Diderot (Paris 7), INALCO
  • [1]
    Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques ; Université Paris Diderot, Case courrier 7017, 75205 Paris Cedex 13.
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/05/2018
https://doi.org/10.3917/lhs.206.0095
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Association pour la Recherche de Synthèse en Sciences Humaines (ARSSH) © Association pour la Recherche de Synthèse en Sciences Humaines (ARSSH). Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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