CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La multiplication présente des droits, leur production continue, leur caractère fondamentalement inédit constituent des phénomènes nouveaux, promus et revendiqués à un niveau immédiatement global. Faisant l’objet de campagnes organisées et financées, les droits, dans leur croissance exponentielle, interpellent la réflexion. Ces droits sont en effet autant des mobilisations de subjectivités à divers niveaux subversives que des supports d’intervention internationale des États puissants. De Soljenistine à Aung San Suu Kyi – qui, en 2017, donne son approbation à l’expulsion militaire des Rohingyas qui ont déjà perdu leur citoyenneté birmane quelques années auparavant –, on mesure comment les grandes organisations comme Human rights watch, Amnesty International et les fondations philanthropiques ont participé activement à la construction de figures de dissidents, essentielles à la restructuration des rapports politiques internationaux. Aujourd’hui où la menace se concentre sur l’islamisme radical, fomenteur d’attentats, les « dissidentes de l’islam », agissant de l’intérieur des pays musulmans, y sont comparables avec le personnage pionnier de l’écrivaine bangladeshie Taslima Nasreen ou la jeune pakistanaise Malala Yousafzai.

Des vagues successives de droits

2 Les évolutions historiques des droits apparaissent majeures, depuis la guerre froide jusqu’à maintenant, et constituent la trame de ce volume de L’Homme & la Société. Rappelons en effet que les droits dits « de l’Homme » furent un enjeu premier de confrontation entre le monde pensé à l’époque comme « libre » et le bloc communiste et que les droits à l’autodétermination ont muté de façon déterminante depuis les décolonisations, les victoires des droits civiques, jusqu’à leur inscription dans les questions indigénistes et celles des peuples autochtones. Les droits des enfants et plus largement de toutes les entités du « vivant » (hommes mais aussi animaux) et de la nature, au nom d’une éthique respectueuse de l’autre quel qu’il soit, illustrent présentement les nouveaux prismes de la notion de droit dans un contexte global. En revanche, le droit du travail est sans doute la pièce que l’on cherche à faire disparaître partout et les droits des étrangers – qu’ils soient sans-papiers ou exilés, réfugiés et demandeurs d’asile – peinent à être reconnus. N’oublions pas, sous un autre angle, que les droits de l’Homme, qui sont la formulation la plus abstraite des droits sectoriels actuellement démultipliés, ont légitimé l’action humanitaire contemporaine et en particulier le fameux « droit d’ingérence », si problématique, dont l’usage immodéré a engendré de nombreux conflits. Ceux-ci mettent toujours à mal l’ambition de créer un « droit humanitaire » capable de maîtriser la « raison du plus fort ». L’action humanitaire met en scène un « droit à la vie » qui pose aussi de multiples questions.

Une mosaïque de droits ?

3 La multiplication des droits et leurs distributions spécifiques à des groupes de population ou des minorités distincts pourraient laisser croire à une amélioration du droit, par sa spécification attentive aux besoins particuliers. En réalité, bien souvent, ce n’est pas une bonne nouvelle ni un progrès. Qu’il faille des droits particuliers pour chaque groupe révèle au contraire la dispersion et la progressive disparition d’un droit valant pour tous, qui permettait de s’assurer que chacun compte pour un. C’est-à-dire non pas un droit basé sur l’égalitarisme formel du « tous pareils », mais un droit capable de s’appliquer à chacun dans sa singularité, sans léser personne en chemin, ni créer pour autant de droits spécifiques à des identités données.

4 En cédant sur ce principe d’universalité qui est aussi un principe d’égalité, c’est le contenu du droit lui-même que l’on rétrécit et l’esprit des lois qu’on oublie. D’ailleurs, bien souvent, on constate par l’enquête [3] qu’il ne s’agit plus dans la tête des gens de droits, mais de privilèges ou d’octroi de bénéfices particuliers auxquels ils s’accrochent ou qu’ils revendiquent, pour eux mais rarement pour les autres. Or, quand les droits qui s’appliquent à tous ne sont plus pensés comme tels, mais comme des privilèges ou des acquis individuels ou corporatistes, ils nourrissent, dans bien des cas, l’idée que certains (les nationaux versus les étrangers ; les salariés versus les chômeurs ; les vieux versus les jeunes, etc.) valent mieux que d’autres et y ont plus droit que d’autres. Une telle représentation de la distribution des droits a pour conséquence une indifférence aux autres croissante, quand ce n’est pas l’affrontement ou la persécution de certains au nom du droit des autres.

5 Autre effet de cette scissiparité du droit : la confusion entretenue sur ce que les droits peuvent offrir. Un exemple frappant est celui de l’expression « droit à la santé ». En effet, si l’on peut parler d’un droit aux soins et à l’accès aux soins, nul ne peut hélas ! promettre à quiconque un droit à la santé. La loi ne régit pas l’état de santé de chacun, elle concourt à définir comment chacun peut au mieux être soigné. Ainsi dans notre système de santé, encore public, l’esprit de la loi est que chacun peut et doit être soigné, qu’il soit sain et ponctuellement souffrant, ou au contraire fragile ou atteint d’une pathologie grave et ce, quels que soient ses ressources, son identité et son statut légal.

Octroyés, conquis ou ôtés ? Des droits en lutte

6 Cette dispersion des droits complexifie également les luttes, rendant moins clair ceux à qui et ce à quoi l’on s’oppose, et plus compliquée la formulation d’un objectif ou d’une revendication commune à tous. Des droits pour les femmes, pour les étrangers, pour les gays, pour les chômeurs ? Ou un combat pour le droit au respect de chacun, le droit à vivre en paix, le droit de travailler ? Les seconds peuvent englober les premiers, la réciproque n’est pas toujours vraie.

7 Dans ce contexte, l’État a beau jeu de gouverner par ordonnances, faisant fi de la séparation des pouvoirs chère à Montesquieu et toujours essentielle. Les chefs de gouvernement français n’hésitent plus depuis une dizaine d’années à contourner le processus délibératoire législatif pour décréter de nouvelles règles de droit de leur propre chef, non seulement au nom de l’état d’urgence, mais aussi dans des contextes bien plus pacifiques comme la question des retraites ou du code du travail. Ainsi, les choix politiques qui toujours s’invitent à la table du législateur tendent à amenuiser de plus en plus le champ d’application du droit commun, dans le moins pire des cas pour créer des droits particuliers, au pire pour supprimer purement et simplement des pans entiers de droits acquis. Il est troublant que la résistance à cette destruction soit si faible. Sans doute reflète-t-elle précisément le sentiment fallacieux mais solidement ancré dans les subjectivités que, si ce droit particulier ne me concerne pas, moi, il n’est pas utile que je m’en préoccupe. Pourtant, l’histoire nous a montré que les droits sont rarement octroyés et, le plus souvent, gagnés de haute lutte. Si nous renonçons à défendre ceux dont nous disposons, il est peu probable que nous parvenions demain à en conquérir de nouveaux. En tout cas, pas de nouveaux droits pour tous.

8 Il nous faut aussi désormais nous méfier des effets paradoxaux et pervers de nouvelles lois, présentées comme des progrès juridiques et politiques, et qui pourraient bien en réalité restreindre nos libertés, à l’instar du projet sur les fake news avancé par le président Macron. En effet, au-delà de sa difficulté technique, ce projet pourrait servir à qualifier de fallacieuses et erronées non seulement des informations factuelles, mais plus largement des prises de position intellectuelles publiques. La plainte pour diffamation – d’ores et déjà déposée, avant même une loi sur les fakes news – à l’encontre du syndicat SUD-Éducation par le ministre Jean-Michel Blanquer le laisse entendre. En effet, le ministre attaque la section locale de Seine-Saint-Denis pour avoir organisé un atelier de réflexion sur la notion de « racisme d’État ». Ce concept, utilisé par J. Rancière et M. Foucault, bien avant SUD-Éducation, est en effet accusé « de porter atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé ». Que pourrons-nous encore dire et penser demain, si toutes les analyses tombent sous le coup de la diffamation ou des fake news [4] ?

Les droits pour l’identité ?

9 L’inflation des droits, au sens où l’entend la juriste Mireille Delmas-Marty, est notamment créatrice d’identités sur le mode d’une scissiparité infinie. Les droits sexuels dans le cadre d’une diversité souvent dite intersectionnelle sont, de ce point de vue, paradigmatiques d’un droit à être soi qui illustre la place désormais centrale de la gestion de l’intimité sexuelle. Les femmes sont là à l’avant-garde des luttes, lorsque des droits fondamentaux risquent de leur être retirés, comme dans la Pologne de 2016 où l’interdiction totale de l’avortement s’est profilée. La campagne contre les violences sexuelles qui a obtenu en France en 2017 un succès incomparable témoigne de cette position première des femmes, tout en appelant des analyses qui dépassent son objectif. En effet, les femmes semblent devenir l’objet d’une défense de type quasi humanitaire, attendant réparation de l’État avec des formes juridiques, sans s’autoriser en plus et immédiatement le retournement direct de la violence contre leurs agresseurs – sur un mode personnel ou collectif – comme cela aurait été préconisé dans les années 1970 en se mettant hors droit et hors loi. Corollairement, le rôle immense pris par les réseaux numériques dans cette mobilisation des femmes contre le harcèlement sexuel entérine cette structuration.

Des droits marchandises symboliques ?

10 La position de l’ensemble des nouveaux droits en regard des rapports économiques et de leur capacité à devenir concrets est une autre de leur caractéristique, dans une conjoncture générale d’augmentation forte des inégalités, de détachement des droits, de leur condition d’effectuation et surtout d’une relative faillite de la charité, dans la perspective d’une financiarisation hégémonique qui élimine la gratuité et la remplace par un calcul rationnel des profits. Les droits paraissent alors en passe de devenir des marchandises symboliques dans une configuration où le ou les marchés de divers types envahissent les sociétés. Citons-là les panneaux appelant à Paris les personnes sans domicile fixe à faire valoir leur droit au droit en demandant les services d’un avocat, alors qu’au même moment, en décembre 2017, le ministre de l’intérieur somme les associations de travail social et les ONG de faire le tri entre ceux qui peuvent bénéficier d’un accueil d’urgence et ceux qu’il convient de renvoyer hors du territoire français dans un des camps tenus par des dictatures accueillantes.

11 Les contradictions extrêmes dont les droits/le droit sont la matière paraissent s’exacerber et leurs mises en scène s’inscrit dans le fil du film 12 jours de Raymond Depardon : des hommes et des femmes sont hospitalisés sous contrainte après des actes de folie, mais la loi veut qu’au bout de 12 jours, ils rencontrent un juge devant leur avocat. Tous ou presque veulent sortir de l’hôpital et leur droit à faire appel leur est rappelé, mais ils resteront enfermés pour être soignés. Leur droit est purement formel et le défilé des acteurs donne lieu à une sinistre comédie, coûteuse pour tous les protagonistes même si l’ensemble de la procédure est certainement légitime et souhaitable d’un point de vue juridique et représente un progrès certain en regard des régimes d’enfermement psychiatrique précédents.

Sujet de droit, sujet des droits ?

12 Il faut dès lors procéder à la qualification politique de ces droits qui revêtent des profils différents selon les types de régime auxquels ils se heurtent, autoritaires, démocratiques, théocratiques, etc. D’un côté, en effet, les droits paraissent ensevelir le politique derrière leur avalanche ; de l’autre, au nom des différences et des droits qui leur sont attachés, où dans le cadre d’une aspiration à une citoyenneté pleine et entière malmenée par les États, de nouveaux sujets politiques émergent, mais aussi de nouveaux combats politiques se mettent en œuvre, donnant aux droits une vertu de repolitisation certaine.

13 D’une manière générale, un abîme s’observe entre les sujets de droit et les sujets des droits. Les sujets de droit le sont dans des sociétés où règnent des lois qui produisent le droit. Les sujets des droits sont d’abord des bénéficiaires de « droits humains » abstraits, rendus concrets par des revendications de groupes exigeant la reconnaissance de leurs diverses identités et l’absence de discriminations à leur égard. Si les sujets de droit disposent de droits politiques, les sujets des droits sont en partie des sujets naturels revendiquant un droit à être ce qu’ils sont et un droit de se comporter librement de telle ou telle manière en tant qu’être humain. Ils deviennent néanmoins des sujets politiques par l’acte de revendication s’il est collectif, mais sujets d’une entité globale qui s’apparente à l’espèce humaine. Celle-ci semble à l’évidence une entité parfaite en période de globalisation et c’est bien ce sujet sans frontières qui s’installe aujourd’hui dans le champ des droits, quelles que soient les déficiences de la loi et des droits qui le protègent mal, dans son infinie diversification identitaire.

14  

15 Ce numéro de L’Homme & la Société envisage une part de la multiplicité des pistes que suggère la notion de droit au singulier et au pluriel, et les faisceaux de contradictions qu’elle nourrit. Le lecteur ne manquera pas de remarquer que cette livraison comporte peu de références aux luttes, ce qui, d’une certaine manière illustre le champ actuel des droits. Des logiques divergentes se télescopent à la fois dans les revendications observables et l’émergence de tous les droits, tant macro- que microsociaux, dans leur étendue, leur ambition et les populations de leurs détenteurs. Une telle dotation de droits, qui semble fréquemment occulter le retrait d’autres droits par les États, est aussi affirmée que sont visibles la violence et la misère du monde aujourd’hui. Le droit à la sécurité semble prendre une part de plus en plus prédominante, en particulier avec la lutte antiterroriste globale qui, dans certains contextes, permet aux gouvernements de supprimer leurs opposants.

16 Blocs idéologiques, les paquets de droits sont aussi des « prêts-à-penser » qui font tellement consensus qu’ils deviennent des objets scientifiques sur lesquels les chercheurs vont disserter abondamment, sans s’éloigner des lignes tracées de conformité morale. Instruments de gouvernance globale, outils de pression géopolitique, les droits, dans leur forme de légitimation du marché, sont ainsi l’épicentre d’une réflexion dans laquelle nous refusons de séparer l’analyse de l’émancipation des acteurs et celle des mailles dans lesquelles leurs modes de penser et d’action murissent ou jaillissent, soutenus éventuellement par des financements internationaux. Les entreprises de dichotomisation des protagonistes n’ont, en effet, jamais été aussi nombreuses qu’aujourd’hui, rigidifiant les conceptions et les figures ; et notre intention était d’éviter ces formes d’aveuglement et d’interdit de la réflexion. À ce titre, les débats qui s’amplifient quotidiennement sur l’universalité des droits et sa contestation ancrée dans la singularité des conditions – et qui ont trouvé, avec les féminismes, une exemplification remarquable, aboutissant à déchirer les collectifs et essentialiser les « communautés de droits » –, constituent pour nous plus des matériaux à rendre intelligibles dans la conjoncture présente que des appels à prendre parti dans une « postcolonialité » qui n’en finirait plus de se « décoloniser ».

Droit protecteur ou droit gestionnaire ?

17 Les droits s’inscrivent dans des processus de dépolitisation et de repolitisation dont le décalage favorise notamment le développement du sentiment global de perte de repères. Le sujet de droit, le citoyen d’une communauté politique républicaine soumise à la loi votée semble faire place à une cohorte d’individus peu ou prou hédonistes, consommateurs en quête d’optimisation de leur pouvoir d’achat de biens matériels autant qu’immatériels, de leur capacité de jouissance dans le cadre d’une société devenue d’abord marché avant d’être un ensemble de liens sociaux. Ces derniers sont moins de solidarité dans des États corrompus ayant perdu leur surplomb que de concurrence plus ou moins mal régulée devenue un modèle de conduite, de business model d’entrepreneurs de soi hésitant entre violence et empathie. L’autre est-il un semblable ou un rival ? Et si semblable dans une humanité faite de dignité ou simple espèce naturelle dans l’environnement ? Finalement à quelle humanité s’applique le droit et les droits ? Le sujet des droits ne serait-il pas alors l’individu, la personne, une créature faite d’intimité, avec son corps central de consommation et de jouissance inondé par des propositions de marché ? Les revendications fabuleuses dont fait l’objet le droit aux droits ou les droits aux droits semblent singulièrement effacer le droit à un traitement conforme au droit auquel tout un chacun peut prétendre, ce qui suppose une loi qui protège avant de poursuivre. Le droit semble de plus en plus se présenter non plus comme une loi protectrice, mais comme un appareillage technique de gestion, une somme de règles et de procédures sans le surplomb perdu de la loi. Dans l’avenir, les droits seraient-ils destinés à ne devenir que des normes, après avoir perdu leur qualité d’objectifs à arracher, de causes de rébellions, révoltes mais aussi révolutions ? La normativité et la normalisation des droits institutionnaliseraient dès lors leur détachement de la quotidienneté envisageable des acteurs et enracineraient leur existence idéelle et idéologique dans un régime d’excellence capitalistique.

Les droits contre le Droit ?

18 Alain Supiot, dans Homo Juridicus, propose de penser le droit sur le mode de la dogmatique, afin précisément, dit-il, d’aller à l’encontre de la tendance actuelle de distribuer les droits « comme on distribuerait des armes et que le meilleur gagne ! Ainsi débité en droits individuels, le Droit disparaît comme droit commun. » Insistant sur la fonction anthropologique du droit qui « s’interpose entre chaque homme et sa représentation du monde », il rejoint Antoinette Rouvroy qui voit dans la numérisation du monde et la gouvernementalité algorithmique le risque « d’une disqualification du sujet de droit au profit d’une vision de l’être humain comme une simple unité de compte, vision qui permet de le traiter comme une pure abstraction ou comme du bétail » (Bherer, 2017). Avec l’emphase algorithmique, la philosophe redoute le passage « d’une civilisation du signe qui était porteur de sens à une civilisation du signal qui est une donnée qui ne signifie rien en soi ». Ce passage signifierait pour l’anthropologue la dissolution des productions imaginaires et symboliques qui sont les bases constitutives des sociétés et notablement la disparition de l’hypothèse d’un sujet, doté de conscience et apte à formuler des droits et un Droit.

Les droits au cœur des paradoxes nouveaux : entre retrouvailles naturelles et hégémonie computationnelle

19 Alors même que la gouvernance numérique avance à grands pas, dans le même moment et apparemment a contrario, la conception d’une fusion à retisser de l’homme dans et avec la nature progresse : le paradigme commun à ces deux mouvements inverses doit être décrypté dans le cadre d’une évanescence potentielle du sujet, simple épiphénomène à gérer et maîtriser dès lors que la nature retrouverait ses droits principiels, que les arbres, comme tous les êtres animés et inanimés, seraient des sujets politiques au même titre que l’homme (Wohlleben, 2017 ; Coccia, 2016). Dans cette nouvelle ère, repérons que les droits cristallisent tout à la fois la fin du Droit, la renaturalisation de l’homme, mais aussi son avènement computationnel. Ces coagulations paroxystiques qui déchirent le sujet et le mettent en lambeaux font des droits un angle d’attaque essentiel pour comprendre notre période. Dans ces lambeaux du sujet, on trouverait donc d’un côté, un sujet des droits, individu, personne captivée par son intimité et sa jouissance ; et de l’autre, une unité externalisée, axée sur la réception des messages et la communication technomécanique, court-circuitant la délibération.

Des droits et du Droit aujourd’hui

20 À quoi servent les droits aujourd’hui ?, c’est l’interrogation qui tisse le lien entre les articles que découvrira ici le lecteur. Elle inscrit donc un écart avec la question posée par des théoriciens du droit, tels J. Commaille (2015) ou F. Ost (2016) : À quoi sert le droit ?

21 Deux champs distincts à problématiser et à articuler se donnent en effet à penser de fait dans ces deux interrogations complémentaires, qui s’encastrent l’une dans l’autre avec une priorité à choisir selon l’angle retenu : celui des transformations sociales ou de la nature supposée transcendante du Droit. Tandis que de multiples droits sont revendiqués, attribués formellement, le Droit se présenterait de plus en plus comme un appareillage, une technologie de gestion et de gouvernance. La loi semble d’un côté se négocier sans pour autant que les droits soient sources de mesures effectives.

22 Entre la conception marxiste du Droit comme outil de légitimation du pouvoir et les contestations des rapports de domination qui s’expriment dans la volonté de nouveaux droits, se fait jour, d’un autre côté, une judiciarisation des rapports sociaux qui n’est pas, malgré les apparences, nécessairement en faveur des dominés : elle délégitime, en effet, l’action violente ou de blocage, qui peut être, dans une situation donnée, le seul outil de réel changement. Une fois de plus, les femmes, et de manière plus large les collectifs qui se bâtissent sur les appartenances et les pratiques sexuelles, sont exemplaires de ces tendances. Me too ou Balance ton porc ont ainsi eu pour conséquence une augmentation des plaintes déposées et appelant des jugements, sans pour autant que des manifestations s’attaquant en petits groupes aux hommes dans l’espace public soient engagées, à la manière des Femen ou encore d’Act Up qui, dans les années 1980, s’en prenaient de la sorte au gouvernement ou aux multinationales pharmaceutiques.

23 Les droits orientent donc vers une démocratie lissée par le Droit, effaçant progressivement les abcès de fixation par l’édification de normes multiples et spécifiques reconnues. Corollairement, les droits qui concernent les inégalités économiques et les rapports de classe restent généralement suspendus au Droit comme des décorations futiles. L’évocation de la reconnaissance comme une forme de synthèse contemporaine paraît plutôt une façon de ne pas affronter les contradictions en présence. Le droit du travail est le parangon des contradictions passées et présentes du capital, entre la liberté des échanges et la protection des travailleurs, dans une perspective où l’idéal capitaliste serait l’effacement de tout code du travail. Étrangers, enfants des rues, peuples autochtones, ONG serbes mettent en scène, comme le lecteur l’appréhendera, les balancements entre les droits et le Droit dans des contextes de cristallisation des rapports de domination. Bien que suprême symbole du Droit et de la Loi en France, le Conseil d’État, dans lequel des catégories professionnelles se meuvent, n’échappe pas à ces dilemmes sociologiques.

Conclusion

24 Pour conclure, s’efforcer de ne pas opposer des modèles sociaux et politiques abstraits paraît d’autant plus important au plan épistémologique que la situation actuelle pourrait sembler s’y conformer : droits pluriels pour tous ceux qui s’estiment victimes de discriminations et d’injustices qui bafouent leur dignité ; droits et devoirs de citoyens affichés aux murs des institutions avec référence à l’autorité de la Loi pour un code de bonne conduite, fondement du droit au singulier. Élargir le fossé entre les droits et le Droit serait faire fausse route et manquer les bouleversements produits par les initiatives des acteurs individuels et collectifs, décuplées par la numérisation du monde.

Notes

  • [1]
    Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques ; Université de Lille 1, bâtiment SH2, 59655 Villeneuve-d’Asq.
  • [2]
    Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques ; Université Paris Diderot, Case courrier 7017, 75205 Paris Cedex 13.
  • [3]
    Ainsi lors des émeutes xénophobes de 2008 en Afrique du Sud, certains Sud-Africains de papiers revendiquaient au titre de leur appartenance nationale des droits spécifiques les autorisant à leurs yeux à déchaîner des actions xénophobes à l’endroit des « étrangers » sur leur territoire, parce que ceux-ci « violaient leurs droits de l’homme [à eux] ». Cf. Hayem, 2013.
  • [4]
    Sur l’usage de la diffamation, voir aussi l’éditorial sur le droit des étrangers.

Références bibliographiques

  • Bherer Marc-Olivier, 2017. « En 2018, résistez aux algorithmes avec la philosophe Antoinette Rouvroy », Le Monde [En ligne]. Mis en ligne le 29/12/2017 (consulté le 13/04/2018). URL : http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/12/29/en-2018-resistez-aux-algorithmes-avec-la-philosophe-antoinette-rouvroy_5235555_3232.html
  • Citton Yves, 2017. Médiarchie, Paris, Éd. du Seuil.
  • Coccia Emanuele, 2016. La Vie des plantes : une métaphysique du mélange, Paris, ayot & Rivage.
  • Commaille Jacques, 2015. À quoi nous sert le droit?, Paris, Gallimard.
  • En ligneHayem Judith, 2013. « From May 2008 to 2011: Xenophobic Violence and National Subjectivity in South Africa », Journal of Southern African Studies, 39 (1), p. 77-97.
  • Ost François, 2016. À quoi sert le droit ? Usages, fonctions, finalités, Bruxelles, Bruylant (Penser le droit 25).
  • Wohlleben Peter, 2017. La Vie secrète des arbres : ce qu’ils ressentent, comment ils communiquent, un monde inconnu s’ouvre à nous, trad. de C. Tresca, Paris, Les Arènes.
Judith Hayem
CLERSÉ [1] (UMR 8019), Université Lille 1
  • [1]
    Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques ; Université de Lille 1, bâtiment SH2, 59655 Villeneuve-d’Asq.
Bernard Hours
CESSMA [2] (UMR 245)
IRD, Université Paris Diderot (Paris 7), INALCO
  • [2]
    Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques ; Université Paris Diderot, Case courrier 7017, 75205 Paris Cedex 13.
Monique Selim
CESSMA [2](UMR 245)
IRD, Université Paris Diderot (Paris 7), INALCO
  • [2]
    Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques ; Université Paris Diderot, Case courrier 7017, 75205 Paris Cedex 13.
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/05/2018
https://doi.org/10.3917/lhs.206.0041
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Association pour la Recherche de Synthèse en Sciences Humaines (ARSSH) © Association pour la Recherche de Synthèse en Sciences Humaines (ARSSH). Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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