CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Que les exilés, tous les réfugiés, bouleversent les ordonnancements inconscients et conscients de chacun d’entre nous est d’autant plus certain que leurs figures externes rencontrent le point aveugle des exils intérieurs (Douville & Huguet dir., 1998) qui nous animent tous à différents degrés. L’exilé étranger oblige à reconnaître l’exil interne refoulé et déplace l’altérité : l’autre lointain ferait partie d’un paysage stable, qu’il consoliderait ; alors qu’arrivé ici, l’autre déplacé détruit toutes les stabilisations édifiées comme des défenses. Il s’immisce à l’intérieur des paysages et quelles que soient la position occupée, la trajectoire suivie, il bouleverse les subjectivités.

2 En se fondant sur différentes expériences de gestion d’accueil de migrants en France, on développera dans cet article une analyse des représentations ambivalentes qui se focalisent sur les exilés ; ceux-ci cristallisent un ensemble contradictoire de logiques troubles et de militances héroïsantes qui illustrent un type de bouleversements subjectifs : ceux des acteurs qui s’engagent volontairement ou non dans cette cause de salut partagé. Dans le même moment, les errements de l’État dans la mise en place et l’organisation des dispositifs d’accueil, la conjonction de difficultés financières et sécuritaires font résonner des détresses communes. Les rapports hiérarchiques de travail mêlés aux subjectivations forgées sur l’exilé produisent ainsi inévitablement confusions, hiatus, disruptions, conflits qui appellent à être pensés comme autant de médiations imaginaires accrochées à cet objet obscur de désir et de répulsion que concrétise l’exilé, de surcroît en stock plus ou moins ingérable.

Une quotidienneté tendue

3 Commençons par quelques scènes concrètes qui montrent, tout d’abord, comment les problèmes d’hygiène dans un espace collectif, tel qu’un centre d’hébergement, deviennent un objet de cristallisation des tensions dans un contexte où les frontières symboliques sont floues. Caractérisons cet espace collectif qui relève à la fois d’une perspective d’anthropologie du travail, d’anthropologie urbaine et d’anthropologie des migrations : les personnes qui y vivent dans une intimité difficile sont nommées « hébergées », « résidents », « usagers », « public accueilli » par les institutions. Les salariés y évoluent dans leur cadre professionnel et, en même temps, des bénévoles s’y engagent dans des actions concrètes placées hors de leur vie de travail et de famille. L’ensemble de ces logiques distinctes se croisent dans cet espace collectif et rendent plus ou moins opaques ou claires les lignes de différenciation des acteurs, qu’ils soient salariés, bénévoles ou qu’ils y habitent momentanément. Plus ces derniers donnent à voir une apparente autonomie, plus il devient délicat pour chacun de se distinguer. « Je suis comme eux. Ils sont nous. » sont des phrases souvent prononcées par des salariés qui ont vécu ou vivent toujours dans une quotidienneté précaire. Des salariés ont en effet été hébergés à un moment de leur parcours dans un centre d’hébergement, et des personnes « hébergées » dans le centre travaillent ailleurs. De surcroît, d’autres sont à la fois « hébergés/résidents » dans un centre d’association, et « salariés » intervenant dans un autre centre d’association, voire la même, à la faveur de dispositifs d’insertion ou d’entreprises d’intérim. Ces distinctions de statut peuvent devenir imperceptibles, brouillant les catégories, et la précarité qui les touche tous ne fait que renforcer le désir de différenciation de chacun selon des mécanismes sociaux largement analysés dans d’autres contextes (Selim & Hours, 1989) au sein desquels accueil, éducation, travail et développement sont intriqués.

4 La légitimité des salariés dans cet espace collectif est engendrée par leur statut de travail qui les place dans une position dominante sur les « résidents », en particulier dans la mesure où ils doivent faire respecter les règles de fonctionnement. Les « résidents » contestent fréquemment cette prédominance et ils tentent ainsi de (r)envoyer leurs supérieurs hiérarchiques dans une position d’égalité, voire d’infériorité, qui inverse dans l’imaginaire les rapports de sujétion dans lesquels ils sont inscrits. L’ensemble de ces contradictions trouve un terrain de concrétisation dans « l’hygiène » de cet espace collectif, qui peut être qualifié de « propre » ou de « sale » (Douglas, 1992), selon une dichotomie entre soi et l’autre, déjà bien repérée dans la littérature anthropologique. On la retrouve à l’œuvre entre « résidents » et salariés, en quête d’une impossible différenciation ou rupture statutaire.

5 Un agent salarié refuse ainsi un jour de nettoyer les toilettes collectives du centre d’hébergement destiné aux demandeurs d’asile. Il s’explique :

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Nous avons nettoyé les toilettes hier et aujourd’hui, c’est tout sale. Ils ne les entretiennent pas du tout. Je ne suis pas là pour nettoyer leur merde. Ils sont nourris, logés mais ils ne font rien pendant la journée. Et ils n’ont même pas de respect. Quand je leur demande de le faire, ils me répondent que c’est mon travail. Ils ne veulent pas. De toute façon je ne suis pas là pour nettoyer les toilettes.

7 Corollairement, des « résidents » refusent de participer aux tâches ménagères sous prétexte que c’est là le travail des salariés. « Ils disent que c’est notre travail et ne veulent rien faire. » raconte un salarié. On observe aussi que certains « résidents » mettent leur poubelle dans l’ascenseur et envoient l’ascenseur au RDC où les salariés se voient obligés de sortir les poubelles de l’ascenseur et de les mettre dans la poubelle collective. Un salarié s’écrit : « Ce n’est pas possible, ils le font exprès, ils savent très bien qu’on ne saura pas qui le fait et qu’on va s’en occuper. Ils profitent. » Quant à la méconnaissance des règlements de fonctionnement déclarée par certains « résidents », des salariés réagissent : « Ils connaissent très bien (les règlements). Ils font semblant. Quand ils ne veulent pas, ils disent qu’ils ne savent pas. Ce n’est pas vrai. » 

8 Le traitement « au cas par cas » qui est usuel dans la pratique du travail social peut ainsi entériner des enjeux de pouvoir, qui in fine vont éventuellement se révéler des pièges pour les salariés amenés à être considérés comme bienveillants ou malveillants, soit « gentils » ou « méchants ». Le refus de la part d’un salarié d’obtempérer à une demande d’un « résident » peut ainsi être saisi comme l’instrument d’une accusation générale, annulant les relations plus ou moins positives passées : « Tu leur donnes, tu fais les choses pour eux. Mais un jour si tu leur dis non, et là, ils oublient tout, tout ce que tu fais, et ils t’insultent et te traitent de tous les noms ! »

9 Par ailleurs, l’infériorisation des salariés selon le poste qu’ils occupent rend encore plus difficile cette quête de différenciation salarié-« résident ». Un « résident » demande ainsi en plaisantant, au responsable d’un centre d’hébergement, au sujet d’un agent hôtelier, en présence de ce dernier : « Il est comme nous. Vous ne pouvez pas lui donner une chambre à l’étage ? ». Ce salarié raconte : « Certains résidents me disent que je n’ai pas à leur interdire de faire ceci ou cela (selon les règlements), car je ne suis pas travailleur social, ni le chef et je ne gagne pas grande chose. »

10 Dans un centre d’hébergement, tous les objets peuvent devenir une source de tensions, un enjeu dans lequel les résidents perçoivent un privilège ou une injustice, encore plus quand cet objet est perçu comme un clivage symbolique à leurs yeux, que cela relève de l’ordre religieux, socioculturel, linguistique ou historique du centre : les repas, les chambres individuelles, les ordinateurs, voire un morceau de sucre. « Raciste » apparaît parfois dans les discours des « résidents » vis-à-vis du personnel, comme un raccourci facile et un moyen de mobilisation collective chargés de poids moral. « Il a donné à l’un et m’a refusé. Pourquoi ? », sans préciser le contexte de ce privilège que l’un a obtenu et l’autre non.

11 Dans des centres où ni les salariés ni les « résidents » ne connaissent leur avenir, ces enjeux semblent ne plus exister à des moments donnés face à une angoisse partagée et générée par leur situation respective : pour les uns, précarité du travail ou du lieu du travail ; pour les autres, précarité de leur statut administratif encore plus critique pour les demandeurs d’asile en procédure Dublin qui risquent d’être « transférés » dans un autre pays considéré comme responsable de leur demande d’asile. Certains résidents, concernés eux-mêmes par une décision de transfert, ou par le refus de la CNDA sur leur demande d’asile, en viennent à rassurer les salariés qui peuvent consciemment ou inconsciemment donner l’impression d’être très inquiets du sort de ces « résidents ». « Il m’a affirmé qu’il veut aller à la convocation de la préfecture, il sait qu’il va être renvoyé en Allemagne. Je lui ai tout expliqué. Il maintient sa décision, très zen et très calme. Il m’a dit pas de souci », raconte un salarié. Ou encore un autre « résident » répond face au regret des salariés à l’annonce de son départ vers un autre centre : « Ne t’inquiète pas, ça va aller ! Il y a d’autres personnes (résidents) ».

Des barrières statutaires poreuses

12 Tous ces exemples de relations entre « résidents » et salariés de centres d’accueil de migrants mettent en lumière des logiques de différenciation imaginaire d’autant plus aiguës que les salariés, au niveau inférieur, sont éventuellement recrutés parmi d’anciens migrants et sont eux-mêmes dans un processus d’insertion difficile. La précarité est partagée, commune, encore plus forte lorsque les salariés sont recrutés sur des CDD de courte durée ou via des associations d’insertion ou des entreprises d’intérim. Ce processus est accentué aujourd’hui, car des « résidents » d’origines différentes sont recrutés par des associations en tant qu’agents intérimaires pouvant en outre rendre des services d’interprétariat bricolés qui ne sont ni reconnus ni rémunérés en tant que tels. Notons que grandit le besoin de personnes bilingues ou trilingues sur ce marché spécifique que constitue l’accueil des migrants, où les réserves de main-d’œuvre ciblée sont déjà épuisées.

13 Très souvent étrangers, tout comme les « résidents », les salariés en viennent à nourrir des sentiments d’autant plus négatifs à l’égard des « résidents » qu’ils ont péniblement accédé à leur position présente tandis qu’il leur semble que les « résidents » jouissent immédiatement d’une meilleure condition : gratuité du logement (bien que précaire) et de la nourriture, alors qu’eux-mêmes ne peuvent faire d’économies sur leur Smic et sont ballotés d’un centre à un autre, sans pouvoir choisir leur poste et s’y tenir. Le système d’accusations généralisées qui imprègne les rapports sociaux dans les centres met crûment en scène une concurrence de souffrances, d’exclusion, de misères. Du côté des salariés, on pense qu’« ils sont trop gâtés, [qu’]ils ne font pas d’effort, [qu’]ils picolent ». Quant aux « résidents » dans leur majorité, ils se demandent pourquoi ils « participeraient » selon les injonctions qui leur sont faites, puisque « c’est leur travail [des salariés] ». Chacun à sa manière tente d’éloigner la confusion des rôles, structurelle dans les centres, qui se voit intensifiée à certaines occasions : recrutement d’arabophones pour assurer à la fois les médiations linguistiques et l’accueil, ou encore d’un réfugié pachtoune qui vient juste d’être régularisé sur le plan administratif. Bien que ces recrutements donnent l’exemple réussi d’une intégration possible des migrants, ces bricolages permanents pour assurer la gestion et le maintien des centres – dont par ailleurs la durée d’existence est rarement précisée – génèrent des angoisses multiples qui s’entrechoquent et alimentent inculpations et calomnies, délations, plaintes et griefs minant l’atmosphère. Dans tous les cas, la « réussite » reste précaire sans diplômes ni formations qualifiantes, qui seraient la condition d’une véritable ascension sociale, et ceux qui « bénéficient » de services d’accueil deviennent aussi sur ce « marché des misères » une main-d’œuvre à faible coût, malléable à merci.

14 S’ajoute à tous ces facteurs de crise le fait que des postes de travailleurs sociaux sont remplis par des étrangers diplômés de l’université non en travail social, mais pour leurs compétences linguistiques et socioculturelles répondant aux besoins du moment. Le fait qu’ils aient été eux-mêmes demandeurs d’asile est alors appréhendé par l’institution comme une qualification dans la maîtrise des procédures. Le diplôme de travail social perd alors de sa valeur dans ce nouveau marché d’accueil des migrants, même si les non-diplômés touchent un salaire moindre (Puaud coord., 2017). Cette configuration bouleverse la profession du travail social et son marché du travail spécifique, multipliant les questionnements sur son sens et son rôle. Le travail social est, en outre, déjà très fragilisé par la montée du bénévolat et son encouragement par l’État français qui loue l’apport des bénévoles dans un contexte de baisse des financements publics et voit dans la mobilisation morale des citoyens une plus-value médiatique.

15 Les réfugiés, fortement traumatisés par leur périple, ont des attentes énormes d’accueil, et leur désillusion rapide et inévitable les laisse désarmés, perdus. Exhibés quelques minutes de temps à autre par petits groupes de réfugiés modèles lors de rituels politiques destinés à masquer les failles de l’accueil, ceux qui ont été sélectionnés pour de telles parodies sont à même d’exposer concrètement les abîmes du dispositif étatique. Par ailleurs les microcosmes que représentent les centres sont particulièrement perméables aux évolutions idéologiques, politiques et émotionnelles à l’égard des migrants. La compassion a dominé durant les premiers temps de noyades tragiques, de photos d’enfants morts, d’adultes épuisés et rejetés de partout. La multiplication des attentats, mais surtout les modalités de la lutte antiterroriste (Hours, Selim & Yacine, 2016) ont progressivement modifié ces premières inclinaisons “charitables” à l’égard des réfugiés : ils sont devenus dans l’imaginaire d’éventuels terroristes, voire des hordes de violeurs. Comme tous les pauvres, ils ont fini par constituer une menace symbolique et la politique – bien que totalement inefficace – de fermeture des frontières a été reçue comme une protection nécessaire et bénéfique, impliquant l’expulsion des exilés devenus des « indésirables » (Agier, 2008).

Les effets clivants d’une politique d’urgence erratique

16 Les migrants se présentent comme les objets d’une gestion de flux marquée par un flou prégnant : l’absence de véritable politique de migration, le changement perpétuel des décisions politiques qui confondent l’accueil des migrants, leur intégration et la prise en charge d’une population dite « vulnérable » vivant à la rue ont des effets délétères. Les acteurs sont vus tantôt comme des « migrants », privés de certains droits auxquels ils auraient accès (ex. : accès à un hébergement dans un CADA avec une prise en charge matérielle, etc.) ; tantôt comme des « SDF » vivant à la rue ou dans les campements en attente de pouvoir déposer leur demande d’asile, donc renvoyés en « droits communs » de la prise en charge des SDF (ex. : il faut appeler le 115 pour avoir une place d’hébergement pour une nuit en justifiant la présence sur le territoire pour être apte aux conditions de cette place d’hébergement payée par la ville et le département ; ou avoir une domiciliation administrative à Paris, etc.). Mais souvent, ils se situent hors de ces deux catégories administratives pour les divers services de gestion et restent donc suspendus entre les deux canaux de prise en charge. Personne ne peut dire exactement à partir de quel moment ils deviendraient « le public migrant » relevant des certains services et dispositifs dits « migrants » ; ni à quel moment ils seraient renvoyés vers la catégorie de « droits communs », et par conséquent traités comme tous les citoyens, avec ou sans permis de résidence. Ce flou caractérise aussi le travail social où les missions de chacun semblent non définies et où les actions doivent s’adapter en permanence aux consignes officielles du moment : « On est dans un navire où personne ne sait dans quelle direction on va, mais il faut y aller. C’est une navigation sans cap et sans feuilles de route, amenée par des courants, d’un coup vers le nord, d’un coup vers le sud », explique un responsable des centres d’accueil.

17 Les migrants se sentent humiliés par la lourdeur, la lenteur, l’ignorance et l’exclusion de l’administration qui, elle-même, ne sait pas dans quelle case mettre ces personnes provenant d’autres pays, qui subissent par ricochet les réductions budgétaires et la saturation des services, particulièrement dans le secteur de l’hébergement, du logement et des soins. Ainsi, l’État met en place un guichet unique par département aux demandeurs d’asile pour leur dépôt de dossier. Ce guichet unique a une capacité d’accueil limitée, ce qui pousse les personnes à aller ailleurs dans d’autres départements déposer leur demande d’asile, devenir demandeur d’asile et exister dans le cadre administratif. Dans le cas où ils ne parviennent pas à déposer leur dossier, ils restent des « migrants » vivant dans les campements des rues de Paris, régulièrement détruits par la police et dont cette dernière les chasse. Dans l’attente d’être reconnus comme demandeur d’asile, ils ont peu d’accès aux dispositifs inconditionnels de prise en charge opérés souvent par les associations pour la population classiquement appelée SDF (Guillou & Moreau de Bellaing, 2004). La saturation des dispositifs et les barrières linguistiques et socioculturelles mettent en difficulté les divers services sociaux et médicosociaux, qui bâtissent, malgré eux parfois, les mesures susceptibles de rejeter les demandeurs d’asile.

18 L’ouverture des droits aux AME [2] pour ceux qui n’ont pas encore l’attestation de demande d’asile n’en devient que plus difficile. Et si ces derniers se retrouvent gravement malades, ils vont certes être soignés, mais devront débourser des sommes qu’ils ne possèdent pas faute d’avoir été orientés vers les travailleurs sociaux de l’hôpital.

19 L’État est dans un extrême processus d’urgence qui se répercute tout d’abord sur le parcours d’urgence de l’ensemble des personnes dites « vulnérables » que sont les migrants, les SDF, etc. Mais ce même processus affecte aussi fortement la gestion d’urgence des divers services sociaux autant associatifs que relevant des pouvoirs publics étatiques/départementaux. La logique de gestion de la misère dans la communication étatique impliquerait d’expulser les gens de la rue et des campements le plus rapidement possible, de les accueillir dans des sites qui les invisibilisent, sans prendre en compte de la violence qu’ils subissent en étant déplacés arbitrairement et sans information sur leur destin. Ces mesures ont déjà largement échoué avec les SDF (Guo, 2016), seuls ou en petits groupes ; leur échec avec les campements de migrants, comme avec les tentes de SDF, sont évidentes : les installations n’arrêtent pas de se reformer sur le même trottoir. Et ce parcours d’urgence qui déplace d’un centre à un autre les acteurs s’avère aujourd’hui de plus en plus long.

20 Migrants et SDF sont déplacés comme s’ils occupaient la rue par plaisir. Le choix de chaque endroit/rue est au contraire fortement stratégique et rationalisé en regard des services environnants : par exemple, France Terre d’Asile est le guichet unique de Paris et il faut y être à 3 heures ou 4 heures du matin pour faire la queue afin de capter la possibilité d’obtenir un numéro pour déposer une demande d’asile ; la présence de commerces bon marché, de réseaux ethnoculturels ou linguistiques ou encore de trafic/travail informel permettant de gagner quelques centimes constituent des ressources notables pour le choix d’un emplacement ; ces hot-pots connus médiatiquement ont aussi plus de chance d’être « nettoyés » ou « démantelés » par les pouvoirs publics, qui proposent des « mises à l’abri » aux acteurs, quelle que soit leur situation. Les subjectivités des demandeurs d’asile se voient ainsi détruites par ces attentes infinies, sans information sur la durée ni la direction future retenue, qui témoignent d’une gestion erratique de l’État et des services administratifs qui n’épargne pas les salariés. Cependant, ces solutions de « mise à l’abri » et d’hébergement, avec de grandes différences dans les conditions matérielles et la durée d’accueil, qui vont d’une nuit dans un centre d’hébergement de 400 personnes, à une semaine d’hôtel social situés en Île-de-France, sont l’objet de refus éventuels par les personnes, SDF ou migrants, qui les considèrent infâmes , qui choisissent d’y rester ou non, et de revenir alors dans le même hotspot de squat en attente d’une deuxième proposition : comme si vivre à la rue pouvait les conduire plus rapidement à des solutions meilleures.

21 La multiplication des services d’hébergement gérés par les associations, sur des sites ponctuels réquisitionnés par l’État, faute de terrains ou de places dans des “zones tendues” comme à Paris ou en Île-de-France, amplifie la précarité, l’urgence : personne ne sait de quoi demain sera fait, pas plus les résidents que les usagers, les salariés, l’établissement institutionnel. L’angoisse se diffuse du parcours d’asile jusqu’aux associations qui s’inscrivent sur ce nouveau marché que l’État ouvre avec le minimum de moyens et n’hésite pas à faire baisser dans une logique de marché, d’appels d’offre et de concurrence des gestionnaires. Corollairement, la multiplication des dispositifs et la saturation des services pèsent lourdement sur tous, quelle que soit la position occupée : les demandeurs d’asile ont les CADA (Centre d’accueil de demandeurs d’asile), mais à leur intention ont été aussi créés des HUDA (Centre d’hébergement d’urgence des demandeurs d’asiles), des CHU dit migrants, des CAO (Centre d’accueil et d’orientation), etc. Les réfugiés statutaires ont des CPH (Centre provisoire d’hébergement), ou encore des ATSA (Accueil temporaire Service de l’asile). Enfin, si tous ces dispositifs sont complets, reste en dernier recours le marché des chambres d’hôtel ne nécessitant qu’une équipe mobile d’intervention pour plusieurs centaines de personnes.

22 Ces dispositifs innombrables opacifient les possibilités d’une issue positive et semblent renvoyer en permanence à la case de départ bloquée et ce d’autant plus que très peu est fait pour une éventuelle intégration : découpés en morceaux pour s’ajuster à une case ou à une autre, les migrants en oublient leurs compétences propres et leurs aspirations à bâtir une autre vie. L’urgence destitue les propositions du travail social axées sur l’accompagnement en tenant compte de la temporalité des personnes concernées. Cette urgence, qui précipite les actions, marque dans le même moment négativement les différents services sociaux et associations, creuse encore davantage les décalages existants en tentant de répondre aux demandes des financeurs (État, pouvoirs publics), et de gagner une part de marché. On ne saurait s’étonner dans ces conditions des interrogations de salariés tenus à la rentabilité et à l’efficacité purement de façade : « Pourquoi les résidents ne viennent pas dans les activités ? Il nous faut minimum 4 résidents pour que le projet continue ».

23 Avec le durcissement des politiques de migration, la fermeture des frontières européennes qui sont repoussées de plus en plus loin hors d’Europe, l’État français instaure une logique de tri comme solution efficace pour restreindre les migrations et pallier la saturation des services sociaux destinés à l’accueil des migrants. Alors que la coordination était assurée auparavant par la Préfecture régionale, aujourd’hui les départements ont le rôle premier et sont censés décharger de sa responsabilité l’État : in fine, il n’y aurait plus besoin de coordination, puisque chaque département autogère « ses migrants » dans le cadre des décisions étatiques, facilitant les processus de catégorisation des migrants et manipulant les statistiques. Ainsi on passe des centre d’hébergement dits migrants destinés aux acteurs vivant dans les campements dans les rues de Paris, à une entrée unique : un camp humanitaire à Paris dénommé Centre de premier accueil (pour adultes seuls, ou familles avec enfants) ; des centres ou hôtels regroupant des demandeurs d’asile en procédure Dublin qui risquent d’être transférés dans un autre pays ou de devenir « demandeurs d’asile en procédure normale » ; des centres spécifiques pour les réfugiés. Gérer selon leur situation administrative dans un périmètre du département décharge la responsabilité de l’État dans son rôle : enjeux financiers et économiques en période de réduction budgétaire et de manque général de moyens déterminent les prises de décisions politiques à court terme, dans l’urgence. Il s’agit donc de se montrer créatif et on invente des expérimentations qui n’ont d’expérimental que le nom. De la même façon on multiplie les dispositifs avec divers sigles mais des fonctions identiques aptes à masquer les problèmes. Les objectifs sécuritaires de l’État sèment d’autre part la confusion dans le champ du travail social conduit à assumer des fonctions de contrôle.

24 L’État ne pouvant plus assurer seul l’accueil des migrants, il cherche sur le marché des opérateurs « gestionnaires » à moindre coût, mais répondant à des normes d’évaluation stricte. Ces gestionnaires associatifs, entrepreneurs, parapublics (tels les GIP, Groupe d’intérêt public) sont concurrents et suivent des lignes d’action divergentes. Ainsi en va-t-il de la création par département de centres d’assignation à résidence destinés aux demandeurs d’asile en procédure « Dublin », qui vont être renvoyés dans le pays européen où ils ont déposé leur demande d’asile. Lorsque les demandeurs d’asile reçoivent une réponse favorable de ce pays responsable de leur demande, ils sont souvent assignés à résidence par la préfecture afin de mieux procéder au transfert. Dans ce contexte les associations de travail social se perçoivent comme assignées à une mission relevant du ministère de l’Intérieur, et le déplorent fortement. Les travailleurs sociaux se voient donc déchirés entre une série de tâches qu’ils considèrent extérieures à leur métier et leur vocation : travail d’hôtelier à moindre coût, sous-traitant maltraité dans une logique idéologique humanitaire (Hours, 1998 ; de type droits de l’Homme, France terre d’accueil migrants, etc.) que l’État décourage en intensifiant les dysfonctionnements et les contradictions des services publiques et sociaux, ou encore agent de sécurité renforcé avec l’assimilation du migrant au musulman et, par voie de conséquence, au terroriste.

25 Empêchés de tenter leur intégration par toute une série de mesures (délai d’attente, déplacement d’un centre à l’autre, etc.), interdits de se projeter dans l’avenir, les demandeurs d’asile, une fois qu’ils obtiennent leur statut, doivent très vite exhiber leurs facultés d’indépendance et leur autonomie. Ils se voient soumis à des injonctions paradoxales (le livret de famille par l’Ofpra [3] peut prendre plus de six mois, etc.) : dépendants quand ils sont demandeurs d’asile (« Il faut toujours attendre, Ofii, Ofpra, Préfecture, CMU, Caf [4], sans rien faire »), autonomes du jour au lendemain, accusés de rester dépendants, toujours en attente que l’État leur fournisse travail et logement. Pourtant, c’est cette image de demandeur d’asile docile qui est instrumentalisée pour légitimer une gestion erratique qui les réifie et les annihile en tant que sujets. Il s’agit de les effacer du paysage, ce qui simplifierait les tâches des travailleurs sociaux dont la mission est devenue impossible, à l’image du parcours des exilés.

Exil global, subjectivations forcées

26 Le microcosme que constitue un centre d’accueil fait appréhender, à l’instar d’une loupe, les lignes de fracture que provoque l’intensification des exils dans le monde global présent. L’installation en novembre 2015 d’un centre d’hébergement destiné aux SDF, dans le XVIe arrondissement de Paris, a ainsi exemplairement donné lieu à beaucoup de débats dans les médias qui illustrent sous un autre angle cette dimension de rupture. Ce centre a été présenté dans certains discours médiatiques, associatifs, individuels comme un camp de migrants, symbole de désordres et de violence. Il a été a priori considéré comme pire qu’un centre pour les SDF, population envers laquelle des habitants de l’arrondissement engagent des actions bénévolentes pour des raisons confessionnelles ou autres. En effet, si le SDF fait fonctionner un fantasme de chute sociale contaminant, puisque chacun pourrait devenir SDF, le migrant renvoie dans l’imaginaire soit à des criminels/terroristes potentiels, soit à l’intégration miraculeusement parfaite de l’étranger qui alors rentre en concurrence dans tous les champs sociaux – travail, logement, famille – avec l’autochtone. C’est pourquoi la manière de façonner le profil du migrant – classe sociale, diplômes – joue avec acuité dans les représentations : médecin syrien ou paysan soudanais analphabète pour ne prendre que les extrêmes. Pour une population économiquement fragile, en outre bénévole, les quelques migrants modèles qui obtiennent leur inscription à l’université, une bourse et un logement social aiguisent la compétition et détruisent les différences symboliques à la base de l’action.

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28 Les images des exilés, toutes dramatiques, s’inscrivent quotidiennement sur nos écrans et les informations abondent sur des tragédies multiples naturelles ou politiques. La fin de l’année 2017 aura été ainsi marquée par l’exil forcé des Arakanais musulmans, fuyant les opérations sanglantes de nettoyage ethnique de l’armée birmane, dans un contexte où le bouddhisme est religion d’État et où des leaders religieux comme le vénérable Wirathu appellent à la collaboration avec l’État pour mieux faire fuir et éliminer ceux qui sont devenus des étrangers de l’intérieur, apatrides. Insistons pour conclure sur les schizes que produisent en nous, malgré nous, cette coexistence – rendue immédiate par le Web – d’exilés lointains et proches. Lointains, abstraits, tels ceux qu’on appelle les Rohingyas, leurs ombres faméliques et leurs regards désespérés, parfois vides d’expression, comme ils nous sont montrés avec un réalisme accentué, suscitent des sentiments de compassion, voire le désir d’apporter une aide sous une des différentes formes qu’Internet et les ONG ont popularisées. Peu importe alors qui ils sont, leur histoire collective, l’évolution de leur statut : ils comblent notre appétence à l’altruisme et à la pitié. D’une certaine manière, l’imposition des images de masse détruit la volonté de connaissance et mieux vaut ne rien savoir d’eux pour se livrer entièrement à ces doux sentiments d’apitoiement et de commisération qui nous envahissent et auxquels nous sommes fortement encouragés : le monde paraît ainsi simplifié, partagé entre bien et mal et, de notre appartenance au camp du bien, nous sommes journellement certifiés par les condamnations unanimes des organisations internationales. Au fur et à mesure que la figure de l’exilé se fait plus concrète, se rapproche, ces perceptions bénévolentes se fissurent, laissant place à des ambivalences où se mêlent peur, prise de distance, confortées par le glanage de quelques éléments précis concernant le migrant. Là encore, la divulgation des images et leurs commentaires répétés vont nourrir ce qui peu à peu va prendre le visage du rejet au nom de la menace collective, du nécessaire contrôle, de l’indispensable protection de tous, de la sécurité. Dans un cas comme dans l’autre, les subjectivités sont sous tutelle, les subjectivations sont contraintes et le personnage fantasmatique du terroriste et du violeur qui se cache derrière tout migrant vient légitimer expulsions, reconduites à la frontière, fermeture du pays. Prendre le contrepied de ces orientations dominantes est un engagement évident pour nombre d’entre nous. Il ne dispense pas pour autant d’un exercice d’analyse personnelle : celui-ci nous éclaire sur les inévitables ambiguïtés, failles, trous qui nous habitent inconsciemment et qui ont leur origine dans la singularité de nos trajectoires et celles de nos ascendants. En tant que tel, il est apte à consolider nos choix, nos ralliements, nos actions sur le long terme en ne faisant plus de l’exilé un objet transitionnel ou un médiateur imaginaire, à l’instar des institutions qui favorisent malgré elles de telles constructions projectives.

Notes

  • [1]
    Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques ; Université Paris Diderot, Case courrier 7017, 75205 Paris Cedex 13.
  • [2]
    L’aide médicale de l’État (AME) est « destinée à permettre l’accès aux soins des personnes en situation irrégulière au regard de la réglementation française sur le séjour en France. Elle est attribuée sous conditions de résidence et de ressources. » (Définition sur le site Ameli de la Sécurité sociale)
  • [3]
    Office français de protection des réfugiés et apatrides, « un établissement public doté de l’autonomie administrative et financière et d’une indépendance fonctionnelle, chargé de l’application des textes français et européens ainsi que des conventions internationales relatifs à la reconnaissance de la qualité de réfugié, d’apatride et à l’admission à la protection subsidiaire » (présentation sur le site de l’Ofpra : https://www.ofpra.gouv.fr/).
  • [4]
    CMU (Couverture maladie universelle) ; CAF (Caisse d’allocations familiales) : établissement public qui gère l’attribution du Revenu de solidarité active (RSA). RSA est une « prestation sociale visant à garantir un revenu minimum en fonction des ressources et de la composition du foyer » (présentation sur le site Aide-Sociale.fr : https://www.aide-sociale.fr/rsa-socle-dossier-calcul/).

Références bibliographiques

  • Agier Michel, 2008. Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Paris, Flammarion.
  • Douglas Mary, 1992. De la souillure, études sur la notion de pollution et de tabou, trad. d’A. Guérin, Paris, La Découverte.
  • Douville Olivier, Huguet Michèle (dir.), 1998. « L’exil intérieur », Psychologie clinique (Nouvelle série), 4.
  • Guillou Jacques, Moreau de Bellaing Louis, 2004. Figures de l’exclusion. Parcours de Sans Domicile Fixe, Paris, L’Harmattan.
  • Guo Wenjing, 2016. « L’illégitimité des personnes sans-abri en France : entre donner et recevoir », in B. Castelli & M. Selim (dir.), Réparer les inégalités ?, Paris, L’Harmattan, p. 103-140.
  • Hours Bernard, 1998. L’Idéologie humanitaire ou le spectacle de l’altérité perdue, Paris, L’Harmattan.
  • En ligneHours Bernard, Selim Monique, Yacine Tassadit, 2016. « Musulmans, sécurité, terreur », Chimères, 88 (1), p. 10-24.
  • En lignePuaud David (coord.), 2017. « Mineure. Le travail social au tournant », Multitudes, 67, p. 179-217.
  • Selim Monique, Hours Bernard, 1989. Une entreprise de développement au Bangladesh : le centre de Savar, Paris, L’Harmattan.
Monique Selim
CESSMA [1] (UMR 245)
IRD, Université Paris Diderot (Paris 7), INALCO
  • [1]
    Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques ; Université Paris Diderot, Case courrier 7017, 75205 Paris Cedex 13.
Wenjing Guo
CESSMA (UMR 245)
IRD, Université Paris Diderot (Paris 7), INALCO
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Mis en ligne sur Cairn.info le 22/05/2018
https://doi.org/10.3917/lhs.206.0343
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