CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 S’inscrivant dans une démarche d’observation des savoirs et des pratiques guidée par le souci de proposer une « histoire concrète de l’abstraction » (Perrot, 1998), la question posée par cet article pourrait se résumer ainsi : pourquoi les juristes ont-ils eu l’ascendant en termes de prédication autour de l’idée de service public et de promotion de cette dernière ? La problématique des juristes faiseurs d’État n’est pas en soi nouvelle, mais elle est d’un intérêt particulier pour comprendre le rôle joué par certains légistes dans l’intégration d’une culture des services publics à l’idéologie politique française. Se demander « Pourquoi les juristes ? », c’est par conséquent se demander comment le service public a pu devenir, au cours de la IIIe République, un problème juridique. Il s’agit plus précisément de voir en quoi ce problème était un problème de qualification. Entre 1870 et 1940, le service public devient ainsi un mode d’évaluation (dire ce qui est service public et ce qui ne l’est pas), ce qui est immédiatement associé au renforcement d’un champ d’activités spécialisées étroitement liées à la sphère d’influence du Conseil d’État et à la construction d’un sous-champ du droit : le droit administratif. Ce droit, les hauts fonctionnaires du Palais Royal s’emploient à le légitimer contre les civilistes (plus anciennement installés dans le champ) et avec la complicité, jamais démentie, des professeurs de droit public, eux-mêmes désireux d’investir une nouvelle matière. Il s’agit donc de comprendre, sans pour autant tomber dans le juridisme, qu’à un moment historique donné, les problèmes autour du service public se soient posés en termes formels de qualification. L’article vise donc à souligner les ressorts du processus de certification du droit.

2 Cette problématique de la qualification s’inscrit dans un contexte plus global où le droit reste la formation dominante de la plupart des élites, et fait partie intégrante du cursus honorum notabiliaire. Cela étant, les juristes dont il est ici question font bien plus que du droit. Dans sa thèse sur les constitutionnalistes, Guillaume Sacriste (Sacriste, 2011) montre ainsi que la participation des légistes au pouvoir d’État crée une contrainte juridique sur le politique. Un espace de juridiction est en effet un pouvoir, au sein duquel se développe de l’intercompréhension entre un certain nombre d’acteurs qui ne sont pas des professionnels de la politique. Les élus sont présents dans notre enquête sur le service public, mais ils se signalent par une indifférence relative à l’égard du Conseil d’État, indifférence qui tend en réalité vers l’impuissance et la dépossession, car le politique a face à lui des savoirs dont il ne sait pas user. On peut ainsi parler d’un système de services croisés : les membres du Conseil d’État fournissent au pouvoir temporel des moyens de domination, celui-ci les laissant définir en retour ce qu’est la norme de domination au nom de l’État. Aussi l’enquête s’emploie-t-elle à mettre en relief la marge de manœuvre que laisse un droit jurisprudentiel comme le droit administratif, ainsi que l’usage, toujours raisonné, que les juges font de ce pouvoir.

3 À l’époque dont il est question, le Parlement français est certes puissant, mais il n’y a pas de juridictions internationales ou de Conseil constitutionnel qui viendraient se superposer à l’autorité du Conseil d’État. En outre, dans le cas du service public tertio-républicain, ce n’est pas la loi qui, comme disent les juristes, a un “pouvoir magique”, mais plutôt la jurisprudence, si bien que, pour reprendre une expression de Jean Carbonnier, le « centre de gravité de développement du droit » (Carbonnier, 1983 [1969] : 21) y est à chercher du côté du juge plutôt que chez le législateur. On remarque en effet, parmi les membres du Conseil d’État, le souhait que « le juridictionnel – supposé neutre – envahisse le politique – supposé partisan » (Bigot, 2004 : 217). Une telle aspiration engendre comme sous-produit un discours juridique que l’on retrouve parmi les commentateurs du droit administratif. Laurent Dubois de Carratier écrit ainsi que « la place qu’occupe le service public dans la culture politique française est intimement liée à un mouvement jurisprudentiel lancé au début du siècle » (Dubois de Carratier, 2005 : 52). Dès lors, si l’un des problèmes qui se pose à l’enquêteur est de savoir comment accorder que le droit a été un vecteur puissant d’acculturation et de solidification de la notion sans verser dans le juridisme, on peut aussi se demander ce qui fait tenir un droit prétorien et comment une jurisprudence est susceptible de recevoir (ou non) une audience par-delà le cercle des initié·e·s à la chose juridique.

4 Ce travail, on l’aura compris, ne porte pas sur le service public au travers des pétitions ou des mobilisations en sa faveur, mais sur son expression dans les canaux du droit. Afin de saisir comment cette notion a pu s’imposer comme une construction hégémonique du droit (ou, pour le dire autrement, comment elle s’est tant juridicisée), il est inévitable de prendre le droit au sérieux. Pour entrer dans notre sujet, il est en effet nécessaire de concéder que le droit, sans être autonome, a néanmoins une efficace qui lui est propre. Pierre Bourdieu ne disait pas autre chose lorsqu’il affirmait, dans son article « La force du droit », que « s’il est de la vocation même de la sociologie de rappeler que, selon le mot de Montesquieu, on ne transforme pas la société par décret, il reste que la conscience des conditions sociales de l’efficacité des actes juridiques ne doit pas conduire à ignorer ou à nier ce qui fait l’efficacité propre de la règle, du règlement et de la loi » (Bourdieu, 1986 : 14). C’est justement la prééminence de la relativisation sur l’autonomie qui fait que, dans l’appréhension que les sciences sociales en ont, le contentieux administratif apparaît comme « un objet politique délaissé » (Caillosse, 2007 : 187), alors que le droit est un opérateur de construction du monde social extrêmement puissant en même temps qu’une discipline très légitimatrice de l’ordre politique. En un mot, il est un constituant du social. Par voie de conséquence, c’est précisément parce que le droit est déjà du social que, sauf pour ceux qui croient à la transcendance du juridique, il n’y a pas d’objet tel que « le droit ».

5 La juridicisation de l’idée de service public entre 1870 et 1940 nous met par ailleurs, en ce qui concerne le Conseil d’État, sur la piste de ce qu’Alexis Spire et Katia Weidenfeld ont nommé « un inconscient d’institution » (Spire & Weidenfeld, 2016). Réputé comme une forteresse bonapartiste, ce grand corps considère en effet sa jurisprudence comme sa participation à l’œuvre républicaine. Par ses sections administratives mais surtout par la voie du contentieux [2], l’institution est un grand organe de prescriptions en matière de services publics, et c’est dans ces années que les hauts fonctionnaires du Palais Royal préemptent un nouveau langage d’action publique : « Le service public en tant qu’objet juridique deviendra bien vite la “chose” du Conseil d’État. Car, c’est bien d’abord et avant tout dans les mots de la jurisprudence administrative que le fameux récit du service public va prendre corps et forme » (Caillosse, 2008 : 47). En travaillant sur la période de la IIIe République, on est très vite frappé par le fait que le Conseil d’État est à l’époque la tour de contrôle de l’Administration, et que c’est ce statut qui lui permet d’agir comme un prescripteur de pratiques. À l’époque, la teneur du droit administratif est d’autant plus chaotique que celui-ci est le fruit de nombreux régimes politiques. Si l’on remonte au début du xixe siècle, le « droit » administratif (en fait les lois administratives) ne formait pas un corps de doctrine, mais un répertoire. Par conséquent, le Conseil d’État tertio-républicain doit être regardé comme un véritable « législateur de l’administration, ou législateur pour l’Administration » (Eisenmann, 1982 : 485). Ce statut surplombant est néanmoins mis à l’épreuve dès lors que le droit administratif étend son orbite et que d’autres acteurs (employé·e·s de l’État, élu·e·s du suffrage universel) reprennent à leur compte le discours sur l’universel et sur le service du public, comme dans le cas du syndicalisme des fonctionnaires et du socialisme municipal.

Le Conseil d’État et le service public : préemption d’un nouveau langage d’action publique et construction d’une idéologie professionnelle

6 Si le Conseil d’État s’est révélé comme un acteur si stratégique dans l’organisation des services publics sous la IIIe République, c’est parce que ses membres en avaient la compétence, aux deux sens du terme : faculté résultant d’un savoir et autorité conférée par le droit. Dans une note sur la crise du contentieux en date du 14 octobre 1932, Adolphe Lacroix, conseiller d’État, écrit : « La section du Contentieux, par les arrêts qu’elle rend sur les litiges administratifs, se trouve appelée à fixer le sens des lois qui interviennent à chaque instant pour modifier l’organisation des services publics ou en créer de nouveaux » [3]. L’institution est ainsi la garante des services publics, qu’ils soient traditionnels, régaliens ou de souveraineté, économiques, sociaux ou socio-culturels : « Par la lettre du 27 avril, j’ai eu l’honneur, au nom du Bureau du Conseil, de vous exposer les conditions dans lesquelles pourraient être réalisées, avec le moindre dommage pour le service public dont le Conseil d’État a la charge[4], les réductions d’effectifs auxquelles le Gouvernement a décidé de procéder » [5]. Certains membres évoquent même le Conseil d’État comme étant lui-même un service public, l’expression devenant alors synonyme de « service » tout court (« Se souvenir qu’en l’état actuel de l’avancement, plusieurs auditeurs (5 ou 6) passeront maîtres des requêtes après 40 ans d’âge et 20 ans de services publics » [6]).

7 En approfondissant la culture professionnelle de ce groupe, on remarque que, nonobstant l’accent mis sur l’idée de service public, l’appréciation du Conseil en matière d’intervention de l’État est très libérale. Socialement parlant, c’est en effet une institution peuplée de bourgeois, qui élabore les contours du service public et son application. Même après l’épuration de 1879, la grande majorité des auditeurs et la moitié des maîtres des requêtes [7] appartiennent à l’aristocratie ou à la haute bourgeoisie. Pour les conseillers, il en va différemment, du fait du tour extérieur. Les couches nouvelles dont Léon Gambetta avait annoncé la venue sont ainsi représentées : Bertout, fils d’un épicier, Cartagnary, d’un mégissier, Tétreau, d’un ferblantier, Ballot, d’un courtier de commerce, Boiteau, d’un droguiste. Si, au cours du xixe siècle, le corps n’a jamais été aussi démocratique du point de vue de la composition sociale, il l’est surtout par le haut. Comme le précise Vincent Wright, « la base sociale du Conseil se rétrécira par la suite avec le rétablissement progressif des trois principes sacrés de l’entrée par voie de concours, de la limitation stricte du nombre de nominations du tour extérieur, et de l’acceptation du principe que seule l’ancienneté devait régler les promotions au sein du Conseil. Principes peut-être essentiels pour garantir l’indépendance du corps mais qui, en pratique, se révèleront socialement régressifs » (Wright, 1972 : 644).

8 L’avancement à l’ancienneté (plutôt que par des nominations politiques) a aussi pour résultat d’augmenter l’âge moyen des personnes les plus influentes au sein de l’institution, de sorte qu’à une composition déjà orientée socialement se greffe également un élément d’appréciation générationnelle. Un tel mélange peut engendrer des principes de vision et de division du monde social peu progressistes, voire légèrement obsidionaux dès lors qu’il s’agit de démocratisation. En 1873, pour le concours de l’auditorat, le programme d’économie politique porte les marques de cette catégorisation de classe, avec son intitulé « Influence des coalitions, des syndicats et des lois ouvrières sur les salaires, sur les prix et sur la répartition des richesses » [8]. Les décisions que le Conseil d’État peut rendre en matière de services publics se ressentent de ce biais social, qui s’assortit d’une inféodation à un juridisme aujourd’hui daté : « C’est du temps d’un État faiblement interventionniste, à l’évolution lente, très imprégné d’esprit juridique, que les missions administratives du Conseil ont été définies » [9]. Ce qui peut nous apparaître aujourd’hui comme du juridisme dans l’appréhension de l’économie et des rapports sociaux est à l’époque conforme à un régime républicain pour lequel il s’agit essentiellement de légitimer l’intervention de l’État en la conformant au droit, et ainsi d’articuler ordre et progrès. Par conséquent, c’est une croyance dans le droit et dans sa capacité à discipliner le mouvement social, encore plus qu’une croyance dans le droit public comme moyen de conquérir un territoire de légitimité et de compétence, qui caractérise l’habitus des conseillers des débuts de la période tertio-républicaine.

9 Pour en revenir à la question initiale de la culture professionnelle et de l’orientation bourgeoise du corps, il faudrait prendre soin de préciser que l’anachronisme, comme souvent en histoire, est ici un risque majeur. Cet écueil est encore plus grand en matière de jugement politique, vis-à-vis d’une notion – le service public – qui ne désigne pas nécessairement les mêmes réalités qu’aujourd’hui. Il est certain que, du point de vue politique, le Conseil d’État de la IIIe République est un microcosme. Ce microcosme est néanmoins ouvert à d’autres tendances, et doit tenir compte, dans son conservatisme comme dans ses innovations, d’un horizon d’acceptabilité. Certains membres sont vraisemblablement plus conscients que d’autres de cette « détermination du dehors », à l’instar de l’ex-commissaire du gouvernement [10] « existentialiste » Bernard Chenot : « En réalité, les assemblées politiques qui créent le droit n’en font pas, elles donnent hâtivement une forme juridique plus ou moins élégante aux décisions que leur suggèrent l’agitation sociale, la crise économique, la préparation de la guerre ou la liquidation d’un régime politique » (Chenot, 1953 : 63). La reconnaissance de l’autonomie relative du champ juridique revient à dire que le statut social peut être amené à s’effacer, ou plutôt à être recouvert par la fonction : on peut, en tant que membre du Conseil d’État, faire des choses auxquelles on ne croit pas ; on peut être conseiller d’État et ne pas croire au service public. C’est sans doute cette distance au rôle qui permet de comprendre que le service public du Conseil d’État n’est pas du tout un service public militant, et que « les porteurs de l’idée de service public n’étaient pas nécessairement, loin de là, des avocats de l’extension du secteur public » (Jones, 1993 : 111).

10 Les deux aspects de la culture professionnelle et de l’orientation bourgeoise du corps impliquent de faire un retour sur les rapports entre le Conseil d’État et le privé au sens large. Le but ici n’est pas d’insister sur les conflits d’intérêt, par ailleurs bien réels, auxquels se heurtent les membres du Conseil d’État, mais de mettre au jour le fait que pour ceux-ci, le privé n’est pas le diable ni le public le bon Dieu. L’article 7 de la loi du 24 mai 1872 avait voulu bien faire les choses en disposant que « les fonctions de conseiller, de maître des requêtes sont incompatibles avec celles d’administrateur de toute compagnie privilégiée ou subventionnée ». D’évidence, cette règle n’est pas parvenue à normer le fait, comme en attestent les efforts du Gouvernement, dans l’entre-deux-guerres, pour lutter contre le pantouflage et les diverses formes d’officines. Le décret-loi du 4 avril 1934 vient encadrer ce cumul, et, dans une lettre à tous les membres du Conseil d’État, le vice-président Théodore Tissier précise que l’interdiction de cumul ne s’applique pas « aux administrateurs désignés par l’État dans les sociétés d’économie mixte ou représentant l’État dans des sociétés dont il détient une partie du capital social » (cité dans Fougère dir., 1974 : 738), confortant ainsi l’existence d’un capitalisme hybride dans lequel les membres du Conseil d’État occupent plusieurs positions stratégiques.

11 Les conseillers ou maîtres des requêtes qui pantouflent ont une prédilection pour les postes d’administrateurs, présidents ou vice-présidents dans les compagnies de chemin de fer, lesquelles apparaissent comme de véritables succursales pour les membres du Conseil. Si ces entreprises représentent pour les pantoufleurs une telle base de repli, c’est parce qu’elles sont typiques de ce capitalisme mixte très tertio-républicain. C’est aussi parce que les administrativistes y sont utiles pour leur expertise juridique, leur connaissance de l’État et leur carnet d’adresses dans l’ensemble de l’élite administrative et politique. À côté des compagnies de chemin de fer, on trouve les banques, autre secteur d’exportation des membres du Conseil, mais aucunement l’industrie lourde (forges, mines) ou de transformation (chimie, pétrole). Cette répartition sectorielle laisse apparaître la préférence des conseillers pour un capitalisme d’accointance avec l’État situé dans l’orbite de la sphère publique. Elle explique par ailleurs que le Conseil ait pu, sous la IIIe République, être perçu par une partie de l’opinion comme un suppôt du capitalisme financier. « C’est une vieille tradition du Conseil d’État de donner toujours gain de cause aux puissants des Compagnies financières », écrit Le Matin du 12 avril 1900 au sujet d’un contentieux entre l’État et les compagnies de chemin de fer relatif à la facturation du transport des troupes pendant la guerre de 1870. Dans la même veine, La Tribune des fonctionnaires, organe de la CGT, s’en prend, dans son numéro du 6 novembre 1937, aux « émigrés du Conseil d’État », accusés de truster les postes de représentants des Compagnies au conseil d’administration de la toute jeune SNCF – huit sur douze de ces représentants sont d’anciens membres du Conseil. Tous ces « émigrés » (i.e. ces conseillers d’État « hors les murs ») « n’ont pas l’ambition de forcer les portes des conseils du gouvernement » ; il y a ceux qui « se contentent des conseils d’administration des sociétés par action concessionnaires de grands services publics et qui se laissent enlever par l’oligarchie financière » (cité dans Fougère, 1972 dir. : 738).

Le Conseil d’État entre syndicat de défense des fonctionnaires et tribunal de la mobilisation fonctionnariste

12 À la fin du xixe et au début du xxe siècle, le Conseil d’État se joint à la Cour de cassation pour livrer une lecture stricte de la loi de 1884 autorisant les syndicats : celle-ci ne concerne que l’industrie privée, et ne s’applique pas à l’État et à ses dépendances. Dans les faits, les fonctionnaires se réunissent et s’organisent dans des structures baptisées alors « amicales » ou « associations », avec plus ou moins de tolérance des pouvoirs publics en fonction des majorités en place. L’inégalité devant la répression du fait syndical suggère un premier aperçu des disparités qui caractérisent à l’époque le travail dans les services publics. Certains fonctionnaires veulent croire à une unité profonde de leur groupe professionnel, sur la base d’une méritocratie guidée uniquement par le sens de l’intérêt général, à l’instar de Georges Demartial, rédacteur au ministère des Colonies et théoricien de la fonction publique :

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On veut la justice sociale : à chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres. Or de toutes les carrières, le service public est celle où on pourrait le plus approcher cet idéal. Les différences de fortune et de naissance y tiennent moins de place que partout ailleurs ; riches et pauvres y sont égaux en droit (Demartial, 1907 : 22).

14 Nonobstant la postulation d’une condition commune, c’est surtout l’hétérogénéité des statuts qui l’emporte. Le terme de fonctionnaire est surtout réservé aux hauts fonctionnaires, les autres agents étant qualifiés d’employés. Suspectés d’être des petits bourgeois (ce qui était loin d’être le cas de tous), les instituteurs et les postiers pouvaient apparaître comme des « semi-satisfaits » : « Ils étaient à l’abri du chômage et assurés d’une retraite à la fin de leur carrière – ce qui n’était guère un stimulant pour la lutte corporative et l’action revendicatrice » (Siwek-Pouydesseau, 1989 : 15). À l’inverse, cette condition supposée supérieure pouvait servir de force d’entraînement et d’inspiration, ainsi que le relevait Jaurès :

15

Ce que veulent les fonctionnaires de tout ordre qui transforment leurs amicales en syndicats, c’est marquer précisément leur solidarité avec la classe ouvrière. Ils veulent signifier que leur liberté et leur bien-être dépendent du mouvement général du prolétariat. Comment feraient-ils pénétrer dans ces grandes administrations publiques l’esprit de démocratie, comment éloigneraient-ils l’arbitraire bureaucratique si, partout, dans l’ordre social, la hiérarchie capitaliste impose sa loi aux travailleurs ?
(Jaurès, 1905 : 1)

16 L’« esprit de démocratie » qu’évoque Jaurès vise en particulier le clientélisme et le népotisme. Ces maux sont d’autant plus des cibles des organisations de fonctionnaires qu’ils scient la branche sur laquelle était assise une éthique du service public fondée sur l’égalité et la transparence. Lors du débat sur les syndicats dans l’État organisé en 1908 par l’Union pour la vérité, G. Demartial déclare ainsi :

17

Dans le service public, le capitalisme s’appelle le favoritisme, c’est-à-dire qu’à l’obligation de la naissance ou de la fortune, autrefois nécessaires pour occuper les charges publiques un peu importantes, s’est substituée l’obligation de se faire patronner par un des hommes qui, directement ou indirectement, exploitent les fonctions publiques, c’est-à-dire les deniers publics, pour se créer une clientèle.
(Cité dans Durkheim, 1975 : 216)

18 Au cours des années 1900-1910, la contestation devant le Conseil d’État de nominations douteuses devient une habitude bien ancrée au sein des amicales, ce qui n’est pas pour déplaire aux amateurs de droit administratif. Professeur à la Faculté de Paris et grand commentateur des affaires contentieuses, Gaston Jèze accueille ainsi favorablement les jurisprudences Alcindor (contestation de la promotion d’un rédacteur au sein du ministère de l’Intérieur) et Lot (annulation, par des archivistes, de la nomination de leur nouveau directeur au motif qu’il ne possédait pas le diplôme nécessaire d’archiviste-paléographe) : selon lui, elles ont pour effet de « reconnaître formellement aux associations de fonctionnaires le pouvoir de contrôler la régularité de toutes les décisions de nomination au service public. On peut dire qu’il y a là une mission de ministère public » (Jèze, 1909 : 73). En 1904, dans une sorte de plaidoyer pro domo guère inattendu de la part d’un arrêtiste, le même G. Jèze avait déclaré : « C’est la jurisprudence du Conseil d’État – et elle seule – qui a élaboré la protection de la fonction publique, en lui appliquant son admirable théorie du recours pour excès de pouvoir » (Jèze, 1904 : 517). Un article additionnel à la loi de finances du 22 avril 1905 avait mis fin à l’arbitraire du secret en autorisant la communication de leur dossier aux fonctionnaires menacés de sanctions disciplinaires. Ces derniers s’étaient immédiatement saisis de cette nouvelle faculté, et avaient trouvé auprès de la section du Contentieux une oreille attentive :

19

On a beau multiplier les sous-sections du contentieux, le Conseil d’État est envahi et les fonctionnaires contribuent largement à cette invasion. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les rôles de l’Assemblée statuant au contentieux. Le plus mince commis n’hésite pas à déposer une requête et à se donner ainsi, à bon compte, les allures d’un citoyen libre. Le prestige de l’Assemblée, le respect qu’inspire le droit le couvrent ; l’expérience lui a démontré qu’aucun danger ne le menaçait.
(Hugues, 1914 : 279)

20 Il ne faut pas croire que la saisine du Conseil d’État en cas de litige avec la hiérarchie soit l’apanage des fonctionnaires d’administration centrale. Quand le leader syndical Marius Nègre est révoqué en 1907 pour avoir rédigé la lettre ouverte des instituteurs et institutrices à Clemenceau, il forme une requête pour excès de pouvoir, qui est rejetée par le Conseil le 26 mars 1909. Plus généralement, en luttant contre la politisation des nominations au sein de la fonction publique, la haute juridiction se bat aussi pour son indépendance contre les arrivées par le tour extérieur : « Toute la déontologie personnelle du Conseil d’État, et en particulier son respect des valeurs étatiques, son sens de l’État ainsi que sa réserve à l’égard de la politique, se trouve transposée dans le droit de fonction publique » (Kessler, 1968 : 357). En d’autres termes, la section du Contentieux trouve un intérêt propre dans la construction prétorienne d’un « statut » que le législateur a tant de mal à faire adopter. D’ailleurs, la jurisprudence contenue dans l’arrêt Lot présente un caractère ambivalent : elle vise à moraliser la fonction publique, mais tend aussi, comme l’avait repéré Pierre d’Hugues – l’un des rares fonctionnaires centraux à défendre le droit syndical des agents de l’État – à « arrêter, au moyen d’une équité raisonnable, le syndicalisme montant » (cité dans Beaud, 1983 : 559). Le Conseil d’État se considère ainsi en quelque sorte comme le « syndicat » des fonctionnaires, ce qui est encore une manière de garder la main sur une évolution démocratique virtuellement incontrôlable, comme l’ont bien compris tous les mandataires de la pensée d’État :

21

Le syndicalisme administratif est l’organisation de la défense professionnelle dans les services publics, admissible seulement à la condition que l’intérêt général, très souvent différent de celui des fonctionnaires, soit aussi défendu par ses protecteurs attitrés : le gouvernement, les chambres. Encore ne faut-il pas oublier que les syndicats n’ont pas le monopole de la défense professionnelle. Les riches bourgeois du Conseil d’État, simplement en obéissant à leur conscience, ont plus fait pour les fonctionnaires que toute l’agitation syndicaliste.
(Demartial, 1914 : X)

22 La mobilisation des employé·e·s du secteur public atteint son paroxysme dans les années 1906-1910. La lettre ouverte que les instituteurs et institutrices adressent à Clemenceau, ministre de l’Intérieur, le 22 mars 1907, constitue la manifestation la plus éclatante de cette mobilisation. Cette missive est reproduite dans tous les journaux et affichée sur tous les murs ; elle est signée du comité central du Comité de défense du droit syndical des salariés de l’État, des départements et des services publics, mais ce sont essentiellement Marius Nègre et Charles Désirat qui, au nom des instituteurs·rices, l’ont rédigée. Critiquant un projet gouvernemental de statut qui refuse aux fonctionnaires le droit syndical et l’accès à la Bourse du Travail, les agent·e·s mobilisé·e·s écrivent :

23

Le prolétariat administratif tend à substituer à l’anarchie administrative actuelle une organisation plus rationnelle et plus parfaite des services publics et il défend, en même temps que ses intérêts propres, les intérêts de la production. Quant à nous, travailleurs, nous lutterons contre le moloch insatiable, contre le monstre tyrannique et sanguinaire, nous lutterons pour le droit, qui est l’attribut essentiel de la personnalité humaine.

24 Il est essentiel de voir que les signataires mettent l’accent sur les débouchés juridiques de leur mobilisation. On retrouve ainsi le refus du prolétariat administratif de se ranger sous la bannière d’un droit public sui generis :

25

Pour nous, l’État est un patron comme un autre. Il doit y avoir entre nous et lui simple échange de services et rien de plus. Il nous paye un salaire, nous lui vendons notre travail, mais nous voulons garder notre liberté, notre indépendance, rester maîtres de notre force de travail, notre unique, notre seule propriété.

26 Face à une telle admonestation de la part des employé·e·s de l’État, un bretteur comme Clemenceau ne pouvait rester sans réponse. Le 5 avril 1907, le ministre de l’Intérieur adresse sa propre lettre à Louis Roussel et Émile Glay, deux dirigeants de la Fédération des amicales, lettre qui mérite d’être longuement citée tant elle est révélatrice des idées dominantes de l’époque :

27

Aucun gouvernement n’acceptera jamais que les agents du service public soient assimilés aux ouvriers des entreprises privées, parce que cette assimilation n’est ni raisonnable, ni légitime. Vous êtes pourvus d’un emploi par décision officielle et vous ne pouvez en être privés que dans certaines conditions fixées par la loi. Vous prenez place dans une société hiérarchisée où vous recevez, pour un nombre limité d’heures de travail, un traitement établi par la loi, où vous bénéficiez d’un avancement régulier à l’abri des crises économiques, où vous jouissez d’avantages divers (congés, retraites, etc.), où vous n’avez ni à combattre le taux de votre rémunération, ni à vous prémunir contre la baisse des salaires, ni à vous assurer contre le chômage, où, pour conclure, vous apparaissez bien comme formant dans la société une catégorie spécialement avantagée, avec des droits et même, j’ose le dire, avec des devoirs particuliers [11].

28 On retrouve dans ces propos l’idée d’un privilège d’exercice de la fonction publique en comparaison des autres métiers, ainsi que l’affirmation d’un principe d’autorité, au sens propre du terme, que les syndicalistes reçoivent surtout comme un argument d’autorité. Pour bien faire comprendre qu’il entend briser le mouvement de mobilisation qui s’est diffusé dans les rangs des employé·e·s de l’État, Clemenceau ajoute : « Aucun gouvernement n’acceptera jamais que les agents de services publics soient assimilés aux ouvriers. Un contrat les lie à la Nation. Leur place n’est pas à la Bourse du Travail ; ni à la Confédération générale du travail ».

29 Dans les autres secteurs de la fonction publique, on continue à proclamer que « l’État patron ne vaut pas mieux que les Compagnies » (Dumoulin, 1909), et à revendiquer le droit syndical, considérant, comme lors du congrès des agents des Postes et Télégraphes (1907), que « les travailleurs des postes accomplissent un travail qui ne diffère en rien des ouvriers de l’industrie privée » [12]. Le climat dans la fonction publique est donc délétère, et la situation générale du pays explosive. Les grèves qui éclatent en France entre 1906 et 1909 suite à la catastrophe de Courrières peuvent en effet être considérées comme le plus grand mouvement social en France depuis la Commune. Non sans emphase, le député Charles Benoist déclare en 1909 à la Chambre que « la grève des postiers est le fait le plus considérable qui se soit produit depuis la Révolution ». Au cours de ce mouvement, lors duquel la police souscrit généreusement à la caisse de grève tenue par les postiers, Paris est à peu près totalement privé de communications avec le reste du monde. Tout se passe comme si la « machine » des services publics s’emballait et échappait au contrôle des dirigeants politiques et administratifs. Cette grève, qui était initialement due à un désaccord radical des associations avec la politique suivie par Julien Symian, le sous-secrétaire d’État aux Postes et aux Télégraphes du cabinet Clemenceau, entraîne de sévères sanctions de la part de la hiérarchie : 540 révocations sont prononcées. Dans les autres secteurs qui ont été également touchés par la cessation collective du travail, la répression est tout aussi féroce, avec 3 300 révocations au sein des chemins de fer de l’État et 500 parmi les électriciens.

30 Conducteur de perforeuse aux ateliers des Postes et Télégraphes, Jean Winkell fait partie des agent·e·s renvoyé·e·s par le sous-secrétaire d’État. Il décide de contester devant le Conseil d’État l’arrêté par lequel sa révocation a été prononcée. Rendue sur conclusions conformes du commissaire Jacques Tardieu, la décision Winkell fait jurisprudence : en se mettant en grève, « les agents préposés au service public, sous quelque dénomination que ce soit, ne commettent pas seulement une faute individuelle, mais ils se placent eux-mêmes, par un acte collectif, en dehors de l’application des lois et règlements édictés dans le but de garantir l’exercice des droits résultant pour chacun d’eux du contrat de droit public qui les lie à l’administration » [13]. Si nous citons cet arrêt, ce n’est pas seulement parce qu’il correspond à une décision topique du « statut » de la fonction publique d’avant 1946 : c’est aussi parce qu’il met en lumière la dimension performative des « passes du droit » (Lascoumes & Le Bourhis, 1996). Administrativiste éponyme des « lois » du service public (égalité, continuité et adaptabilité), Louis Rolland voit en effet dans cette décision la première formulation du principe de continuité du service public, qui est en l’occurrence une machine de guerre contre le droit de grève des fonctionnaires [14].

31  

32 Si le terrain des postes constituait un terreau fertile pour implanter ce principe de continuité de l’État et des services publics, il faut aussi constater qu’un jugement comme l’arrêt Winkell correspond à une histoire objectivée et réécrite par d’autres : en clair, cet ouvrier des Postes se fait imposer par une autorité officielle une définition de ce qu’est la grève. En l’occurrence, cette jurisprudence ne fait qu’appliquer au secteur public la théorie de la Cour de cassation selon laquelle, comme l’explique Jaurès, « la grève est toujours et nécessairement une rupture du contrat de travail », et que « dès la déclaration de la grève, les ouvriers n’ont plus aucun lien avec l’entreprise » (Jaurès, 1904 : 1). Le leader socialiste n’est pas du tout d’accord avec cette lecture exclusive :

33

La possibilité permanente de la revendication est enveloppée dans le contrat de travail des sociétés modernes : et comme la loi reconnaît que cette revendication peut prendre la forme de la grève, le droit à la grève est inclus, lui aussi, dans le contrat ; il y est implicitement reconnu. Le droit de grève, bien loin d’être la rupture du contrat, est l’exercice d’une des clauses implicites et essentielles du moderne contrat de travail.
(Jaurès, 1904 : 1)

34 Au contraire de l’effort déployé par le directeur de L’Humanité pour démontrer qu’en se mettant en grève, les agents ne s’étaient pas placés d’eux-mêmes en dehors de la protection des services publics, le grand journal des élites dirigeantes Le Temps se félicitait de la décision solennelle prise par la section du Contentieux :

35

L’arrêt du Conseil d’État, inattaquable pour les juristes, n’est pas moins judicieux au regard du sens commun. Tout le monde comprendra qu’après avoir signé un contrat comportant des devoirs et des droits, on est mal venu à prétendre au bénéfice des droits dans le moment où l’on s’est affranchi des devoirs. On est heureux de voir la haute autorité du Conseil d’État consacrer cette vérité indispensable à l’ordre public et à l’existence même de la nation [15].

36 On a déjà eu l’occasion d’insister sur le fait que le droit de la fonction publique, de même que les règles régissant l’activité des services publics, correspondaient à une création presque totale du Conseil d’État. L’arrêt Winkell est une illustration probante de cette construction, mais elle souligne également que la section du Contentieux est devenue « le tribunal suprême du fonctionnarisme » (Hugues, 1914 : 165). Qui plus est, la décision du Conseil d’État a ceci d’intéressant qu’elle suggère la façon dont le droit administratif, notamment au travers du droit de la fonction publique, comprend la notion de désintéressement et, par l’interdiction de la grève, impose aux classes populaires une attitude qui constitue le ticket d’entrée dans ce champ « où des actes d’intérêt général, de service public, sont possibles, encouragés, connus, reconnus et récompensés » (Bourdieu, 1994 : 208). Avec des agent·e·s grévistes mobilisé·e·s pour la défense de leurs intérêts professionnels, on est en effet loin de l’idéal type du bureaucrate wébérien exerçant son activité « sine ira et studio, sans haine et sans passion, de là sans “amour” et sans “enthousiasme” » (Weber, 1995 [1921] : 300). C’est dire que le désintéressement est comme un canon tourné par les dominants vers les dominé·e·s pour leur dire : « Vous ne pouvez pas défendre votre intérêt au cœur de l’État ». Dès avant 1884 et 1901, les associations « désintéressées » éveillaient la suspicion des pouvoirs publics, mais de manière socialement différenciée : « L’activité patronale au sein d’organisations ne préoccupe pas outre mesure les autorités administratives et les Gouvernements qui se succèdent au xixe siècle, contrairement à l’activité des regroupements ouvriers » (Soubiran-Paillet, 1999 : 14). Cette inégalité dans la marge de manœuvre accordée aux différents acteurs est d’autant plus remarquable à une époque où le pantouflage des élites, sans être massif, est néanmoins réel, avec des cadres dirigeants des services publics « qui peuvent espérer cumuler, quand ils ne les cumulent pas déjà, les avantages du privé et du public », alors que le reste du personnel « craint de cumuler les servitudes du privé et celles du public » (Supiot, 1989 : 781).

Le Conseil d’État juge des municipalismes

37 Le deuxième exemple permettant d’illustrer les tensions inhérentes à un droit administratif entièrement repeint aux couleurs du service public est fourni par les municipalismes. L’expression est ici employée au pluriel pour souligner le dégradé de positions et d’engagements qu’on peut trouver à l’époque dans les différents mouvements sociaux qui utilisent la commune comme un laboratoire politique. Le débat entre guesdistes et possibilistes au sujet des services publics est ainsi très prégnant au sein du mouvement socialiste. Pour Paul Brousse et ses partisans, le service public relève à la fois du réel et du possible, ces deux catégories se superposant en réalité à l’État (le réel) et à la commune (le possible). Avec Benoît Malon, Paul Brousse revendique l’idée d’une socialisation par les services publics, ou plus exactement d’une dissolution de l’État dans ces derniers au profit de la commune (l’État ne gardant la charge que des « anciens » monopoles capitalistes : chemins de fer, métallurgie, mines, etc.). Dans la brochure de P. Brousse sur La Propriété collective et les services publics, on trouve ainsi en appendice une « nomenclature des services publics existant dans la société bourgeoise et des services publics à créer » (Brousse, 2011 [1883] : 91-95). Rien de tel dans la production livresque de Jules Guesde, chez qui il n’y a pas vraiment de pensée communale. Ce dernier, comme d’ailleurs P. Brousse, accorde la priorité au Parti sur le syndicalisme. L’action municipale, potentiel vivier de la mobilisation syndicale, s’en ressent. Plus encore que le syndicalisme, révolutionnaire comme réformiste, c’est l’exemple de la Belgique qui est honni par les guesdistes, ainsi que le décrit Georges Sorel : 

38

La Belgique est un des pays où le mouvement syndical est le plus faible ; toute l’organisation du socialisme est fondée sur la boulangerie, l’épicerie et la mercerie, exploitées par des comités du Parti ; l’ouvrier, habitué de longue date à une discipline cléricale, est toujours un inférieur qui se croit obligé de suivre la direction des gens qui lui vendent les produits dont il a besoin, avec un léger rabais, et qui l’abreuvent de harangues, soit catholiques, soit socialistes. Non seulement nous trouvons l’épicerie érigée en sacerdoce, mais encore c’est de Belgi­que que nous vint la fameuse théorie des services publics, contre laquelle Guesde écrivit en 1883 une si violente brochure et que Deville appelait, à la même époque, une contrefaçon belge du collectivisme. Tout le socialisme belge tend au développement de l’industrie d’État, à la constitution d’une classe de travailleurs-fonctionnaires, qui serait solidement disciplinée sous la main de fer de chefs que la démocratie accepterait.
(Sorel, 1972 [1908] : 119)

39 Les critiques des guesdistes à l’égard des services publics « bourgeois » n’empêchent pas certaines réalisations locales, notamment dans des communes du Nord, où les partisans de J. Guesde vont avoir tôt fait de s’implanter. En 1875 est ainsi créée à Tourcoing une régie du gaz, suite au vote par le conseil municipal du lancement d’un emprunt à cet effet. Or, à l’époque, tout emprunt communal de plus de 1 million de francs doit être approuvé par le Parlement. Le ministre de l’Intérieur est donc conduit à préparer un projet de loi, qu’il envoie au Conseil d’État. Dans l’avis qu’il rend le 7 juin 1877, celui-ci considère « qu’il n’y a pas lieu de donner suite au projet proposé ». Il se refuse à admettre la régie des distributions d’éclairage car, dit-il, « il est à craindre qu’une ville transformée en entrepreneur d’éclairage, pour éviter les pertes ou pour avoir des gains, ne soit amenée à négliger les services auxquels elle devrait pourvoir ou à exagérer le prix des abonnements ». Cet avis est respecté pendant trois ans, mais, en 1880, la loi du 30 juillet ouvre la régie du gaz de Tourcoing en autorisant l’emprunt. De même, lorsque la Ville de Paris envisage, en 1887, de mettre en régie le funiculaire de Belleville, dont la construction a été supervisée par Fulgence Bienvenüe, le Conseil d’État censure l’initiative au motif que « l’entreprise, ayant un caractère essentiellement industriel, ne rentre pas dans le cercle des attributions des municipalités » (avis du 24 février 1887). Quelques années plus tard, la ville de Roubaix, par l’intermédiaire d’une délibération de son conseil municipal (13 octobre 1893), institue une pharmacie municipale afin de vendre les médicaments à leur prix de revient seulement augmenté des frais de local et de personnel. Derechef, le Conseil d’État (et avec lui le ministre de l’Intérieur) considère que le conseil municipal de Roubaix est sorti de ses attributions légales.

40 Dans la dernière décennie du xixe siècle, les « affaires » liées à l’ouverture de services nouveaux par les municipalités se multiplient devant la section du Contentieux du Conseil d’État. À Poitiers, la commune a voté l’octroi d’une subvention à une association coopérative, dénommée Union des travailleurs (1899). Cette société d’ouvriers boulangers s’engageait à vendre son pain dans la ville à très bas prix. La différence de ce cas d’espèce par rapport aux affaires précédentes tient au fait qu’il s’agit d’une simple subvention, et non de la mise en place d’une régie. Cette différence n’est pas regardée comme décisive par le juge administratif, qui renouvelle sa censure. À partir de l’affaire d’Olmeto, le Conseil d’État va sophistiquer ses armes « anti-municipalisme » en introduisant la notion de circonstance exceptionnelle liée à une carence de l’initiative privée. En 1896, à Aizeray (Côte-d’Or), dans l’affaire Bonnardot, la juridiction avait en effet toléré la création d’un poste de médecin municipal car les habitants étaient privés de soin. Dans l’affaire d’Olmeto, il relève en revanche la présence, dans la commune corse, de deux autres médecins (c’est d’ailleurs l’un de ces deux médecins, Canazzi, qui, apprenant que le maire d’Olmeto avait nommé son frère Jean-Baptiste Poli, officier de santé, au poste de médecin de la commune, avait décidé de former un pourvoi devant le Conseil d’État). La section du Contentieux admet l’intérêt à agir du « médecin-contribuable », et annule la délibération de la commune au motif de l’absence de circonstances exceptionnelles. Comme l’affaire d’Olmeto le met en évidence au sujet de la notion d’intérêt à agir, le municipalisme contraint la haute juridiction à revoir sa nomenclature et à adapter les catégories du droit administratif à ce phénomène nouveau. En générant un important contentieux de fiscalité, ce dernier force également le Conseil à se poser la question suivante : faut-il faire entrer les établissements hybrides créés par les communes dans le tableau des patentes ? « Parachevant » sa grille de lecture fondée sur la restriction par le non-marchand – en tant que structures publiques, les communes doivent rester en dehors de la sphère du profit –, la section du Contentieux fait le choix de taxer ces « entreprises », même si elles ne recherchent aucun bénéfice et même si elles travaillent systématiquement à perte. Par un arrêt rendu le 13 novembre 1897, elle décide de refuser de décharger de la patente l’entreprise d’électricité de Saint-Léonard malgré « la modicité des bénéfices qu’elle retire de cette exploitation » [16].

41 Ce n’est pas uniquement le libéralisme proverbial de l’institution qui incite le Conseil d’État à contenir la poussée municipaliste. La haute juridiction se pose en effet en garante de la bonne gestion financière et de la lutte contre la gabegie :

42

Le premier facteur évoqué est la tendance des élus locaux à exercer un contrôle minimum sur les modalités d’exécution du service public, essentiellement d’après les réactions de leurs administrés, ce qui laisse aux entreprises gestionnaires une marge de manœuvre, génératrice d’avantages financiers, dans l’interprétation du contrat qui les lie à une collectivité locale.
(Joana, 1998 : 168)

43 Rapidement, le raisonnement selon lequel le Conseil d’État est un meilleur gardien des intérêts publics que les communes va se propager, avec l’appui bienveillant et le soutien diligent de la doctrine [17] :

44

Les administrations locales, telles que les ont faites la décentralisation et le suffrage universel, quelquefois par inhabileté, d’autres fois par une habileté intéressée, ne sont pas ménagères des deniers publics. Il est clair qu’il y a là un grave problème, et les progrès de la démocratie ne peuvent qu’en accentuer les termes. Les contribuables des communes ne sont pas suffisamment protégés contre les écarts de leurs administrateurs. Il y a bien la tutelle préfectorale et celle du chef de l’État qui s’exercent jusqu’en matière budgétaire. Mais, en fait, cette tutelle est énervée ; les nécessités de la politique électorale ont obligé les préfets à bien des complaisances administratives. Le Conseil d’État doit voir s’il ne lui appartient pas de prendre en main cette protection des contribuables des départements et des communes, à lui qui est en dehors des préoccupations électorales.
(Hauriou, 1894 : 129)

45 Forte de ce relais doctrinal, la section du Contentieux va pouvoir faire admettre le fait qu’elle donne la parole au contribuable pour créer en quelque sorte un « mur d’argent » placé devant les initiatives des communes en matière de services publics. Maurice Hauriou, doyen de la Faculté de droit de Toulouse, justifie ainsi l’élargissement des conditions de recevabilité du recours pour excès de pouvoir au simple électeur d’une commune :

46

La conception strictement individualiste du recours pour excès de pouvoir ne peut plus être maintenue. Il devient évident que le recours est une sorte d’action publique ou populaire et que l’individu qui la met en mouvement agit dans l’intérêt de tous. Il faut toujours qu’il ait un intérêt personnel à agir, mais il n’est plus soutenable que cet intérêt personnel doive lui être exclusivement particulier. Ce peut être un intérêt qui lui soit commun avec tous les membres d’une collectivité
(Hauriou, 1904 : 3).

47 Cette entreprise scientifique pour réfréner le municipalisme des communes rejoignait l’action de ceux qui combattaient le socialisme sur un terrain plus directement politique. En 1898, le futur directeur de l’École libre des sciences politiques et grand pourfendeur du socialisme municipal Eugène d’Eichthal se faisait le porte-parole de ceux (notables, patronat, clergé) qui, en injectant beaucoup d’argent lors des dernières législatives, avaient permis la défaite de Guesde à Roubaix et de Jaurès à Carmaux :

48

À Roubaix comme à Carmaux, les électeurs, éclairés par l’expérience, se sont ressaisis, et beaucoup ont refusé de voter pour ceux qui, après avoir déchaîné de stériles agitations, sont venus se heurter à de fâcheux échecs : mais si elle devait se généraliser, la leçon coûterait vraiment trop cher aussi bien aux individus qu’au budget de l’État.
(Eichthal, 1898 : 25)

49 Dans un régime politique pourtant réputé pour être l’exemple maudit du parlementarisme intégral, la pratique des décrets-lois se répand dans l’entre-deux-guerres. L’article 1 de la loi du 3 août 1926 a ainsi autorisé le Gouvernement, jusqu’au 31 décembre 1926, à procéder par décret à « toutes suppressions ou fusions d’emplois, d’établissements ou de services ». Cet acte de délégation est un décret d’économie, puisqu’il s’agit de réduire le train de vie des structures publiques. Il est visé dans le rapport au Président de la République qui fait office d’exposé des motifs du décret du 28 décembre 1926, lequel forme avec le décret du 5 novembre 1926 les deux textes clés pour l’évolution du municipalisme sur cette dernière période. Ce dernier déplore « les formalités méticuleuses du contrôle administratif » et assouplit la tutelle de préfet en matière de régime d’approbation des décisions des collectivités locales (il s’agit d’inverser le principe selon lequel l’absence de réaction du préfet équivaut à un rejet). L’article 9 du décret du 28 décembre 1926 prévoit par ailleurs l’adoption d’un règlement d’administration publique (publié le 25 février 1930) pour fixer les règles d’organisation et d’administration des régies. Mais le Conseil d’État va bénéficier d’un autre biais pour « s’exprimer » sur ce changement d’orientation « législative ». Deux requêtes différentes sont en effet déposées au greffe de la juridiction, qui ont pour origine les délibérations du conseil municipal de Nevers autorisant le maire à créer un service municipal de ravitaillement en denrées diverses pour enrayer la hausse du coût de la vie. L’une émane du Syndicat professionnel des épiciers en détail et est dirigée contre le décret lui-même, l’autre provient de la Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers et attaque l’application qui a été faite dudit décret par la municipalité.

50 La décision au sujet des requêtes est rendue le 30 mai 1930. Concernant l’application qui avait été faite du décret-loi par la commune de Nevers, la juridiction n’a pas été convaincue par l’argumentaire du maire de la ville, qui avait pourtant produit au dossier « une pétition, impressionnante par son volume, des consommateurs de la ville tendant au maintien du ravitaillement municipal » (Josse, 1930 : 539). Le commissaire du gouvernement Josse avait en effet excipé de l’argument de l’exceptionnalité (« Le désir des municipalités de lutter contre la hausse des prix en faisant concurrence à l’initiative privée n’est pas une de ces circonstances spéciales qui vous font admettre l’intérêt public »), et il avait conclu à l’annulation des délibérations de l’exécutif local :

51

Ce motif d’ordre général : lutte contre la vie chère, n’est pas suffisant pour légitimer la création par une ville d’une entreprise commerciale qui, avec les moyens puissants des finances publiques, viendrait, avec des armes inégales, écraser le commerce libre. Sinon, le même raisonnement suffirait pour ériger en services publics toutes les branches de la production. Nous croyons inutiles de plus longs développements.
(Josse, 1930 : 539)

52 La décision du Conseil relative à la légalité des délibérations de la commune de Nevers ne doit pas masquer l’aspect plus fondamental des arrêts en questions, à savoir l’entreprise de réécriture des décrets-lois de 1926 par la section du Contentieux. À ce sujet, le commissaire du gouvernement avait interprété l’intention du Gouvernement en ces termes : « Il ne s’agit que d’un meilleur fonctionnement des services exigés par l’intérêt public. Vouloir cela, c’est bien vouloir des économies » (Josse, 1930 : 539). Et il avait déclaré :

53

Le décret a indiqué, nous l’avons vu, la limite de l’activité de la commune. Cette limite, c’est l’intérêt public, un mot, mais qui est suffisant. Que l’intérêt public puisse être entendu plus largement qu’autrefois, d’accord, mais nous sommes fondés à conclure des textes que les décrets de 1926 ne dérogent pas aux principes.
(Josse, 1930 : 536).

54 Que se cache-t-il derrière ce raisonnement abscons et surtout elliptique ? L’argument du commissaire consiste à dire que le Conseil aurait pu déclarer que les décrets étaient entachés d’excès de pouvoir, puisque la loi du 3 août 1926 prévoyait qu’il s’agissait de faire des économies, et non a priori d’ouvrir de nouveaux services publics. Mais Pierre Josse ne s’en tient pas là, et ajoute :

55

D’une part, l’idée que les auteurs du décret se sont fait de votre jurisprudence n’était peut-être pas très exacte[18]. Ils en sont restés, en effet, à la notion de circonstances exceptionnelles à coup sûr beaucoup plus restrictives que vos formules actuelles. D’autre part et surtout, quels que soient les désirs des rédacteurs du décret, les textes ne permettent pas de conclure à une modification profonde, à un bouleversement des principes déjà posés par vous.
(Josse, 1930 : 536)

56 Cette fois-ci, l’argument est que le décret ne tient pas compte de la nouvelle jurisprudence du Conseil, et du fait que celui-ci soit passé, dans l’arrêt du même jour sur le Syndicat professionnel des épiciers de « circonstances exceptionnelles » à « circonstances particulières de temps et de lieu » et à « satisfaction des nécessités d’ordre local ». Le raisonnement s’apparente à un tour de prestidigitateur, et Raphaël Alibert (ancien membre du Conseil d’État et professeur de droit public à l’École libre des sciences politiques) le résume (et le brocarde) de la façon suivante :

57

En somme, les « circonstances exceptionnelles » ont fait place aux « circonstances de temps et de lieu », comme l’a dit le Conseil d’État le 30 mai 1930, ou aux « circonstances particulières » dont parle l’arrêt du 27 avril 1931. Simple jeu de mots. C’est le propre, en effet, de toutes les circonstances d’être « de temps et de lieu » ; et l’on ne conçoit, d’autre part, aucune circonstance qui ne soit « particulière ». Cet assortiment de compléments directs et d’attributs sans valeur ne révèle rien des réalités auxquelles le Conseil d’État entend subordonner la légalité des interventions municipales.
(Alibert, 1931 : 74)

58 Si l’on récapitule, la section du Contentieux, qui se fait fort de ne jamais interférer dans le processus législatif, a censuré les initiatives de communes prises sur le fondement d’un décret lui-même pris sur le fondement d’une habilitation par le Parlement, au motif d’une modification de dernière minute de sa jurisprudence qui n’est au mieux qu’un distinguo subtil et captieux. « Malgré tout », dit R. Alibert, « l’attitude du Conseil d’État ne doit pas nous étonner […] Tout au plus peut-on dire qu’il a recouru, dans l’espèce, à ce procédé de la “construction”, par quoi les juges américains ont coutume d’asservir les lois à leurs préférences économiques et à leurs idées sociales » (Alibert, 1931 : 75). Une lecture moins charitable pourrait faire valoir que, dans l’arrêt de 1930 sur la ville de Nevers, la section du Contentieux a jugé qu’elle pouvait enfreindre la lettre de la règle sans en trahir l’esprit. Le Conseil d’État use donc dans cette affaire d’une forme de « transaction collusive » : il s’abstient d’annuler le décret-loi du Gouvernement (ce qu’il aurait pu faire), mais, en guise de contrepartie, se ménage le droit d’en adapter l’interprétation à ses propres habitudes et préférences idéologiques. Dans un débat autour de La Fabrique du droit, Gwenaële Calvès avait adressé à Bruno Latour une critique consistant à dire que ce dernier partageait avec le Conseil d’État « un postulat commun, selon lequel la jurisprudence serait le droit “en dernière instance” » (cité dans Bernard de Raymond et al., 2004 : 172). G. Calvès déconstruisait simplement cette idée en avançant que la section du Contentieux ne produisait pas « de décisions définitives » dans la mesure où, si la loi changeait, ses décisions devenaient « caduques ». On tient ainsi là un contre-exemple, certes ponctuel et inscrit dans une configuration juridico-institutionnelle particulière, à cet argument, ce qui témoigne, avec le recul, de l’importance des enjeux autour de la question municipale sous la IIIe République.

Conclusion

59 Au cœur de la IIIe République, l’artisan de l’adoption de l’impôt sur le revenu Joseph Caillaux avait déclaré : « C’est le Conseil d’État qui fera la révolution sociale » (cité dans Lacouture, 1977 : 119). Cet article avait pour but de pondérer un tel point de vue et de contrebalancer la juridicisation du terme de service public et le monopole exercé sur lui par les administrativistes : qu’en ressort-il ? La confrontation de la notion de service public avec deux catégories « tests » (le syndicat, la commune) permet de poser différemment le rapport au public. Les développements liés au fonctionnarisme et aux municipalismes font ainsi, pensons-nous, exploser la distinction, proposée par Jean Rivero, entre la chambre haute (la doctrine) et la chambre basse (le juge) du « Parlement » (Rivero, 1955 : 34) qu’est le droit administratif, dans la mesure où, sur certains sujets comme le socialisme municipal, on voit les professeurs et les conseillers d’État se « liguer » contre les facteurs d’« hétéronomisation » de leur champ. Justement, cette hétéronomie, d’où vient-elle ? On pourrait penser qu’elle est à trouver dans la législation, a fortiori dans un régime qui a mis le Parlement au centre du champ politique. Ce n’est pourtant pas vraiment le cas, car, comme le mettent en évidence les problèmes du fonctionnarisme et des municipalismes, face à un Conseil d’État puissant le législateur demeure timide, fidèle en cela à un gouvernement républicain qui a pour essence et pour modus operandi le compromis. C’est donc bien plutôt dans la jurisprudence que l’hétéronomie du sous-champ qu’est le droit administratif tertio-républicain est à chercher. Par ailleurs, comme on a pu le voir avec le thème du favoritisme comme ferment de la mobilisation fonctionnariste, le discours sur l’universel et sur la rationalité du règlement peut se retourner contre ceux qui définissent les règles du jeu et tiennent les rênes du droit administratif. Selon Michel Foucault, la fausse universalité des lois permet aux élites de jouer avec les règles qu’elles imposent aux autres groupes sociaux, même si l’auteur de Surveiller et punir nuance aussi ce qu’il appelle l’hypothèse répressive, notamment au travers de l’exemple de la sexualité (Foucault, 1976 : 158-159). S’agissant des règles du service public construites dans et par le droit administratif, il semble que les élites juridiques soient parfois débordées par leur propre construction, ce qui ne signifie pas qu’elles n’aient pas les moyens, in fine, de faire rentrer les élans populaires dans le rang.

Notes

  • [1]
    Centre Maurice Halbwachs ; École normale supérieure, Campus Jourdan, 48 boulevard Jourdan, 75014 Paris.
  • [2]
    On parle de contentieux dès lors qu’existe un différend entre un particulier et l’administration, et qu’un·e juge est saisi·e pour le trancher. Il est important de comprendre que le contentieux ne représente pas tout le droit administratif : la vision essentiellement contentieuse de celui-ci s’est justement imposée en France au cours de la IIIe République.
  • [3]
    Archives du secrétariat général du Conseil d’État (AN 20040382/3).
  • [4]
    L’auteur souligne.
  • [5]
    AN 20040382/2, lettre du vice-président du Conseil d’État au Garde des sceaux (5 mai 1934).
  • [6]
    AN 20040382/52, papiers du secrétariat général (28 janvier 1927). L’auteur souligne.
  • [7]
    Les hauts fonctionnaires qui officient au Conseil d’État sont hiérarchiquement classés selon trois grades : auditeur, maître des requêtes et conseiller d’État.
  • [8]
    AN AL//5255.
  • [9]
    AN 20040382/3, lettre de Bernard Tricot (26 avril 1957).
  • [10]
    Le commissaire du gouvernement (aujourd’hui « rapporteur public ») est un membre de la juridiction, chargé à l’audience d’exposer à ses collègues la compréhension qu’il a du litige et la ou les solutions de droit qu’il juge applicables. Il représente en quelque sorte le ministère public en droit administratif.
  • [11]
    Archives du ministère de l’Intérieur (AN F/7/13743).
  • [12]
    AN F/7/13724.
  • [13]
    Conseil d’État, 7 août 1909, Winkell, Recueil Lebon, 1909, p. 826.
  • [14]
    Signalons que la production doctrinale des publicistes français relativement au fonctionnarisme a fait l’objet d’une discussion approfondie dans le travail de G. Sacriste cité supra (Sacriste, 2011 : 426-477). Voir aussi Bosvieux-Onyekwelu, 2016 : 409-456.
  • [15]
    « Le pourvoi des postiers », Le Temps, 9 août 1909, p. 1.
  • [16]
    Conseil d’État, 13 novembre 1897, Commune de Saint-Léonard, Recueil Lebon, 1897, p. 734.
  • [17]
    Ce terme désigne l’ensemble des commentateurs autorisés du droit. Il peut englober les praticien·ne·s (juges, avocat·e·s, etc.), mais renvoie le plus souvent aux professeur·e·s (ici Maurice Hauriou).
  • [18]
    L’auteur souligne.

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Charles Bosvieux-Onyekwelu
CMH [1] (UMR 8097) – PRO, ENS, EHESS, CNRS
  • [1]
    Centre Maurice Halbwachs ; École normale supérieure, Campus Jourdan, 48 boulevard Jourdan, 75014 Paris.
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/05/2018
https://doi.org/10.3917/lhs.206.0289
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