CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La campagne numérique, débutée fin 2017, contre les violences et le harcèlement sexuels qui touchent les femmes se poursuit en 2018 avec des accents de plus en plus polémiques, séparant les camps, dans lesquels d’aucun∙e∙s vont se situer en se prêtant à des caricatures aussi faciles qu’extrêmes. Cette dichotomisation en forme de fracture fait écho à une dualité sexuelle conservée et ce malgré toutes les dynamiques de pluralisation des identités sexuelles qui se développent avec les mouvements LGBT et qui traversent le monde global dans ses lieux en apparence les plus reculés. Indéniablement cathartique pour toutes les générations de femmes, la campagne qui s’est exprimée dans les médias et sur Internet avec Me too, Balance ton porc et d’autres supports a suscité une adhésion immense ; elle revêt une dimension d’authenticité incontestable et montre l’ampleur d’une reconnaissance profonde par les actrices de leur vécu. Celles et ceux qui ont pris le contrepied absolu se sont donc immédiatement rangés dans une frange pour le moins décalée et raccrochée à des segments idéologiques archaïques, réactionnaires et périmés. Mais tous les acteurs politiques qui ont salué avec enthousiasme l’immense progrès qu’elle concrétise pour les femmes n’en ont pas pour autant appliqué les leçons : le gouvernement – dont les plus proches serviteurs sont en majorité des hommes – conserve et protège ainsi ses membres soupçonnés d’attitudes sexuelles délictueuses, en leur renouvelant sa confiance. Ce double registre entre discours et action interpelle pour le moins.

2 Au-delà et à partir de ce constat, il importe de réfléchir sur le fait social que représente la campagne en jeu, sur ce qu’elle dit de la société actuelle et à venir, et bien sûr sur ses conditions de possibilité. La dénonciation des violences faites aux femmes constitue depuis la chute de l’ex-URSS un outil de gouvernance globale bien étudié par les politistes et les sociologues et jusqu’à présent principalement réservé aux populations estimées ethnocentriquement moins « développées » et aux pays réfractaires à l’importation démocratique. Sa percée brutale au cœur de nos sociétés, sa centralité acquise de façon fulgurante apparaissent nouvelles et enjoignent à deux remarques. La première concerne les GAFA (les grandes plateformes numériques internationales) qui ont supporté la campagne, l’ont autorisée et encouragée, alors même que de nombreuses tentatives d’audience égale sur d’autres thèmes ne connaissent pas de succès. Sans aucun déterminisme a priori, il importe néanmoins de questionner l’intérêt de la campagne. En effet, « au nom des femmes », beaucoup de programmes ont été mobilisés dans l’histoire sans que les femmes en soient le souci principal et nous nous rappelons à ce propos l’attention bienveillante de Clinton pour les femmes d’Afghanistan qu’il s’acharna à libérer de l’islam ! Dans le champ politique, l’item femmes fut et reste bien souvent une devanture… La seconde remarque, tout aussi générale, concerne les transformations depuis plusieurs décennies de la diffusion des messages et des recommandations sociales et politiques. L’émission autoritaire des ordres est largement obsolète tant est plus efficace à l’heure d’une numérisation généralisée et des outils algorithmiques la mobilisation des sujets, à travers leur parole intime, leur témoignage qui mettent en scène une incorporation des logiques et leur réappropriation convaincante.

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4 L’immédiate adhésion des femmes, toutes classes sociales et générations confondues, à la campagne numérique ciblant violences et harcèlement sexuels, est rarement articulée avec l’hypersexualisation de la société dans laquelle nous vivons, où les marchés concrets mais aussi symboliques et imaginaires forment l’armature des rapports sociaux et proposent des modes de consommation de plus en plus sexualisés, faisant office de statut et d’identité. La publicité sur les trottoirs, grand projet proposé en 2018 à quelques villes françaises, laisse imaginer ce que serait un avenir où nous marcherions sur des seins et des pénis bien durs à peine camouflés par leurs revêtements offerts à l’achat, sur des jambes et des entrejambes, des dos et des ventres vantant tous des produits plus attractifs les uns que les autres. Cette érotisation obsessionnelle et permanente d’un quotidien qui se déploie entièrement sous les arcanes du marché capitaliste a, de plus, le caractère de renforcer les stéréotypes masculin et féminin : ceux-ci ont trouvé dans la sacralisation de la dualité sexuelle leur apothéose marchande sur laquelle vient surenchérir la pornographie en libre accès tenant lieu d’éducation sexuelle. Si la violence masculine est une plus-value des marchés, on ne peut guère être surpris qu’elle alimente les fantasmes conscients et inconscients et imbibent les comportements. La virilité capitalistique triomphante continuellement offerte en spectacle sur les scènes du pouvoir politique et économique, avec des femmes-ornements, a pris dans la dernière décennie des formes exacerbées laissant croire que toutes les femmes s’achètent ou se prennent par la force. Et la reconnaissance des femmes dans la campagne numérique contre les violences et le harcèlement sexuels s’inscrit en écho avec ces processus massifs qui en font des attributs et des proies du pouvoir. En d’autres mots la domination masculine a pris, avec le développement capitaliste actuel et sa spectacularisation incessante sur Internet, une revitalisation étonnante, inattendue, en particulier si l’on se rappelle la contestation dont elle fut l’objet dans les années 1970, qui aurait pu laisser croire en son déclin progressif, son atténuation. Un scénario contraire s’est imposé et la domination masculine a acquis une visibilité positive extraordinaire dans un monde où les sexualités sont devenues des plateaux statutaires, sur les décombres du travail, rare, fragmenté, précarisant. Ainsi, des “soirées Weinstein” seraient à la mode dans certains milieux, illustrant dans une parodie finalement plaisante et excitante, les rôles en jeu.

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6 À un autre niveau, il convient de se pencher sur les représentations présentes et futures de la société que donne à voir la campagne numérique contre les violences et le harcèlement sexuels. Les relations interpersonnelles seraient organisatrices des structures sociales, et essentiellement construites autour de la dualité sexuelle. La domination apparaît très simplifiée, réduite à un antagonisme autant ontologique que comportementaliste, dans un paysage ultrapersonnalisé, dénué de l’hypothèse de rapports sociaux. Dans cette perspective, la campagne véhicule des normes déterminantes dans des champs sociaux différents et avec de multiples paradoxes : hégémonie de la dualité sexuelle dans un champ au contraire habité aujourd’hui par une pluralisation des orientations sexuelles ; mise à l’écart du poids des rapports économiques et politiques en regard des relations et des intentions interpersonnelles qui constitueraient le principal moteur et le seul topos de revendication. La campagne participe ainsi à sa manière aux processus de désinstitutionnalisation qui sont en marche avec la libéralisation du marché, contribuant à laminer les archaïsmes conservateurs des institutions.

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8 Dans le champ scientifique, de plus en plus modelé par le marché, la campagne contre les violences et le harcèlement sexuels a eu, peut-on estimer, finalement peu d’effets : les abus de pouvoir de quelques caciques de la recherche ont certes été mis à jour, mais sans pénalisation réelle par leurs institutions, et certains ont même obtenu les décorations auxquelles ils prétendaient malgré le dévoilement de leurs comportements agressifs répétés. Du côté des normes dont le champ scientifique est déjà saturé, en revanche, l’hypothèse de quotas de femmes dans les productions scientifiques avance à grands pas, alors qu’elle est déjà en œuvre pour la composition de différentes instances avec des modalités variables selon les universités et les institutions. Transposé dans les productions scientifiques et à une échelle encore plus microsociale, tel un numéro de revue, le calcul de participation féminine et masculine permet de réfléchir aux investissements sexués dont les domaines et les thématiques scientifiques sont l’objet. Il est aussi un indicateur des micro-univers d’appartenance des initiateurs d’un dossier qui peuvent ainsi prendre conscience de leurs propres inclinations, auxquelles ils auraient été aveugles. Il contribue de cette manière à une réflexivité permanente des chercheurs. Néanmoins les normes qui sont désormais imposées aux revues

9 – appels à contribution, double évaluation des propositions d’articles anonymisés, etc. – se présentent comme des filtres et des garde-fous en regard d’une représentation sexuée exclusive, mais ne peuvent corriger tous les déséquilibres qui marquent les productions scientifiques. L’imposition de quotas sexués dans les productions scientifiques est préconisée par certain∙e∙s et paraît à d’autres très discutable sur le plan épistémique. Les quotas sont apparus le moins mauvais outil historiquement pour mettre fin à la domination masculine dans le champ politique, mais ces quotas ont été détournés immédiatement par les partis politiques dominants de nombre de pays asiatiques et africains, où les femmes qui siègent sont les servantes et les otages de ces partis. En France, on sait que les partis préfèrent payer des amendes plutôt que de laisser leur place aux femmes.

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11 La conjoncture présente est marquée par deux lignes à la fois convergentes et divergentes : d’un côté, les féminismes se sont pluralisés en différentes orientations contradictoires, de l’autre, le féminisme est devenu une plus-value capitaliste, un argument commercial pour la consommation et les entreprises. Les normes qui émergent et s’implantent reflètent ces deux lignes et les alimentent dans les différents champs sociaux, économiques, politiques, mais aussi scientifiques. Les politiques publiques pour les droits des femmes, animées par des intentions de discrimination positive sur le modèle indien en faveur des « castes arriérées », paraissent troublantes lorsqu’elles débouchent sur des processus de séparation des sexes au nom de la protection des femmes (par exemple, des wagons de trains exclusivement féminins) alors même que sont dénoncés dans d’autres contextes nationaux et culturels de telles répartitions sexuées des espaces. L’image de femmes considérées comme des mineures, en danger, socialement handicapées, progresse. Les expériences de laboratoire sur des souris pour mesurer « scientifiquement » le stress que provoque l’atteinte sexuelle se justifie sans doute pour les chercheurs, puisque la souris est un animal privilégié de tous temps dans les études par sa proximité avec l’homme générique. Néanmoins, l’insistance sur la métaphore femme/souris – images à l’appui de souris terrorisées, enfermées dans des boîtes transparentes, blotties tremblantes et tétanisées contre leurs parois – laisse méditatif, tout comme les commentaires appuyés de psychiatres assermentés !

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13 Dans ce paysage brouillé par la force du marché, le rêve d’une société dans laquelle les critères extérieurs – de sexe, d’origine, d’apparence etc. –ne détermineraient plus les rapports sociaux ni n’affecteraient la possibilité de rencontres et de relations interpersonnelles semble reculer. L’utopie de dynamiques sociales débarrassées des identités assignées et naturalisées disparaît derrière des désirs identitaires de plus en plus revendiqués, comme si occuper une place, une fonction en raison d’un attribut forcé représentait l’ultime aspiration existentielle. Sortir, échapper à la dualité sexuelle, imaginer son obsolescence, son effacement, mettre fin à la réification catégorielle ne constituent-ils pas pourtant une forme majeure d’émancipation de la pensée comme du réel ?

Monique Selim
Mis en ligne sur Cairn.info le 22/05/2018
https://doi.org/10.3917/lhs.206.0021
Pour citer cet article
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