CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Qu’y a t-il de commun entre les suprématistes blancs aux USA, les bouddhistes birmans entraînés par le vénérable Wirathu contre les musulmans arakanais, les djihadistes essaimant aux quatre coins de la planète, sans oublier toutes les milices qui en Afrique et en Asie tuent et torturent (nord Kivu ou Philippines, par exemple) ? Tous répandent la terreur avec une visibilité médiatique extraordinaire, ou au contraire agissent dans un silence assourdissant. Groupes organisés, microcollectifs ponctuels, individus esseulés donnent l’impression de faire de la surenchère pour mettre en œuvre des actions d’éclat meurtrières qui les feront accéder à leurs yeux à une existence reconnue ici-bas ou fût-elle dans un ailleurs imaginaire de leur choix. Autorités, gouvernements, partis politiques ont entamé un débat à n’en plus finir sur qui mérite ou non le terme de « terroriste », alors même que des bandes de plus en plus solitaires s’incrustent dans la nébuleuse dite terroriste.

2 Pour certains, il faut en rester à l’exception islamiste, comme tendrait à le souligner une fois de plus la couverture de Charlie Hebdo du 24 août 2017 montrant les morts de l’attentat de Barcelone avec la légende : islam, une religion de paix éternelle. L’existence de Daesh et de ses multiples ramifications vient conforter cette option, en dépit de l’hypothèse de Kepel, par exemple, selon laquelle les tueries de musulmans que provoquent les attentats affaibliront à terme l’État islamique. Pour d’autres, en réponse au discours du ministre de l’intérieur français appelant les psychiatres à collaborer avec l’État dans l’éradication du terrorisme ce même mois d’août 2017, la question épineuse consiste à distinguer la « folie » du terrorisme. L’affaire est difficile et il s’agit de ne pas tourner en rond dans la mesure où lesdits terroristes, s’ils sont décrétés « fous », deviennent pénalement irresponsables, et font peser sur tous les « fous » le risque de devenir terroristes ; au grand dam des psychiatres, ces derniers étant soucieux – afin de pouvoir rester soignants – de laver l’immense majorité de leurs patients d’un tel penchant rarissime, mais qui les contamine tous immédiatement dans le discours médiatique. D’aucuns enfin vont privilégier dans leur désignation de « terroristes » des acteurs précis, faisant éventuellement des équivalences à l’instar de certains Républicains américains affirmant contre Trump que les suprématistes extrémistes de Charlottesville sont des terroristes au même titre que les djihadistes. Quelques-uns s’essayeraient encore sans grand succès à distinguer un « terrorisme de gauche », frappant les représentants des institutions, et un autre « de droite », qui tuerait aveuglément et dans lequel il faudrait ranger les « intégristes islamistes ».

3 Mais la majorité des sujets qui vont péniblement lancer leur voiture contre une quelconque cible – comme à Marseille ou à Sept-Sorts – n’obtiendront probablement jamais la gloire qu’ils cherchaient dans le titre de véritable « terroriste », malgré les morts qu’ils auront provoquées. L’expansion infinie de la terreur de tous bords, avec les moyens du moment, « à la mode » – voiture bélier, attaque à l’arme blanche, explosifs rudimentaires ou plus complexes, décapitations – a en effet fait éclater le sens univoque du terme « terrorisme » ; le dessin de Willem dans Libération le décrit d’ailleurs ironiquement : trop de terrorisme tue le terrorisme ! Autrement dit, la figure du « terroriste » se désubstantialise d’elle-même, se liquéfie, tandis que sa puissance fantasmatique se décuple, et ce d’autant plus qu’images et textes se diffusent.

4 Cette atmosphère plonge potentiellement la réflexion dans des méandres métaphysiques et l’opacité augmente si l’on met en perspective l’accusation de « terroriste » qui a pesé sur les résistants de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi sur l’OAS dans l’Algérie française. Les exemples pourraient être multipliés en partant des anarchistes russes du début du xxe siècle ou des extrêmes gauches européennes plus proches de nous ; il faudrait sans aucun doute aussi inclure les 500 000 communistes ivoiriens décrétés « terroristes » et assassinés par le gouvernement d’Houphouët-Boigny au début de son règne dans les années 1960, avec la bénédiction de la France qui venait d’accorder l’indépendance sous tutelle ; ainsi que les 500 000 communistes indonésiens eux aussi accusés d’être des « terroristes » et voués à un sort identique en 1965. Tous ceux qui furent déclarés « terroristes » durant la guerre froide ont notamment en commun des convictions politiques qui les poussent à agir au risque de leur vie. Ils ne recherchent ni la mort ni le prestige personnel.

5 Il faut donc cerner la singularité de la période présente, en comparaison, qui paraît engendrer un type très particulier de « terroriste », en quête d’une identité publicisée et d’un statut élevé. Le capitalisme, dans sa forme actuelle financiarisée, inscrit le libre arbitre, la volonté et le droit à être soi comme des fondements absolus de la vie des sujets. D’une certaine manière, les « terroristes » actuels prennent au pied de la lettre cette base de légitimation de soi et l’appliquent de manière terrorisante, recherchant dans la terreur l’ultime consécration. Ils paraissent en fait animés par la terreur de n’être rien et de tomber sous la condamnation sans appel du Président de la République qui sépare en juin 2017 « ceux qui réussissent » et les autres, rejets insipides de la société, qui ne mériteraient même pas un regard. Lesdits terroristes meurent généralement sous les coups de la police et causent aux gouvernements des problèmes concernant le lieu de leur enterrement : il ne faudrait pas, en effet, que leur tombe devienne un lieu de culte (comme celle de Pol Pot au Cambodge, selon les observations d’Anne Yvonne Guillou), qu’ils soient sacralisés (comme les chefs de la mafia en Sicile au début du siècle, bien étudiés par Maria Pia Di Bella) ou qu’ils entraînent, même décédés, dans leur aventure, des séides.

6 Une autre particularité du « terroriste » présent réside dans sa situation consécutive à la chute de l’URSS et l’évaporation définitive du communisme comme grand ennemi. Une figure négative différente devait être érigée pour assurer la vitalité idéologique et économique de la globalisation capitalistique. L’islam fut bien repéré, mais sa globalisation effective empêche en partie d’en faire l’adversaire archaïque, primitif, barbare, dans lequel il faudrait l’enfermer pour plus d’efficacité politique. Quoique les attaques sauvages à l’arme blanche et les décapitations se prêteraient bien à ces qualificatifs ! Surtout, la concurrence des terroristes est quotidiennement décuplée par des initiatives individuelles – éventuellement revendiquées par une organisation qui ne les aura souvent pas commanditées – ou par d’autres entreprises collectives, politiques, étatiques.

7 Cette amplitude nouvelle du « terrorisme », comme peuplant nos univers partagés mais aussi nos rêves nocturnes, conduit de façon dominante à repousser la peur, l’angoisse et à affirmer que ces sentiments n’existent pas, ne nous envahiront pas. Il y a là une sorte de défense magique à répéter, attentat après attentat, ce même slogan – tout en honorant les morts avec fleurs et bougies. On voit bien l’intérêt des gouvernements à encourager ces attitudes pacificatrices et surtout unificatrices qui font communier le peuple avec ses protecteurs. Ainsi à Barcelone, après le tragique attentat d’août 2017, la police a défilé sous le regard enthousiaste et reconnaissant de sa population. On comprend par ailleurs le réconfort que chacun d’entre nous peut trouver dans ces grandes réunions urbaines, permettant et même louant les décompensations manifestes dans les pleurs exhibés. L’émotion partagée donne la sensation d’une nouvelle puissance commune invincible.

8 Pourtant, tandis que les guerres continuent (après les premières d’Afghanistan et d’Irak qui alimentent toujours plus de foyers potentiellement terroristes) et que les États prolongent l’urgence et limitent les droits, on ne saurait trop accorder de crédit à ces manifestations dites « spontanées » qui sont devenues des rituels propitiatoires et en ont acquis la force symbolique. L’aspiration à être soi, sans limite, la volatilité des identités disponibles sur les supermarchés numériques, permettent à quiconque de se penser un jour terroriste, avec un label spécifique parmi tant d’autres – et le lendemain « repenti » ! Les études mettent ainsi l’accent sur l’importance de la propagande terroriste sur Internet, le poids et la séduction des images qui conduisent à désirer imiter les héros du moment entre science-fiction et attentats réels. Le constat n’en rend pas moins impossible, de fait, la surveillance sécuritaire totale que souhaiteraient assurer les gouvernements.

9 Tel est le paradoxe de la conjoncture contemporaine, dont la globalité immédiate généralise en un instant l’insécurité autant que les exutoires iréniques dont les images remplissent nos écrans. Que l’intensification « terroriste » se nourrisse aussi de l’accélération numérique ne fait guère de doute, sans pour autant que l’on puisse freiner l’une ou l’autre ! La numérisation du monde invite à toutes les surenchères, captant notre attention au service de toutes les causes y compris les plus mauvaises. De nouveaux modèles s’insinuent dans les inconscients, qu’il s’agisse de surmusulmans selon l’expression de Fethi Benslama, ou de tous ceux qui rentreraient dans l’appellation de surblancs ou de toute autre suridentification.

10 On ne saurait par ailleurs croire que les innombrables recommandations, toutes bonnes, dont nous sommes abreuvées journellement pourraient trouver une réalisation minimale capable de mettre fin à la perte de sens tragique dont souffriraient, dans leur âme, lesdits terroristes. Quant à la notion plus que floue de « radicalisation », et la nébuleuse des expertises sur la « déradicalisation », il y flotte un étrange air de rééducation des temps du socialisme alors appelé réel, et régulièrement les entreprises qui en font leur métier sont mises au pinacle avant d’être dénoncées pour leur gestion douteuse.

11 Il s’impose donc de penser et de déchiffrer le monde présent tel qu’il est, avec toutes ses saillances d’horreur et ses creusets d’artifices imaginaires toujours plus nombreux, avec la perspective que ce dévoilement des significations écartelées permette de poser des repères aux cheminements à venir, bien mieux que tous les exorcismes actuels. Rappelons en effet, parmi de multiples configurations observables, que sous le nom de lutte antiterroriste, au Bangladesh, la dictature islamique – qui se veut république démocratique formellement – liquide systématiquement depuis les années 2000 ses opposants politiques qui revendiquent les idéaux de laïcité et de justice sociale de la guerre d’indépendance de 1971. Rappelons aussi que dans les républiques d’Asie centrale à majorité musulmane, tel l’Ouzbékistan où le gouvernement torture à qui mieux mieux, la lutte antiterroriste a réduit la population à la terreur, en particulier depuis la mort de mille manifestants à Andijan sous les coups de l’armée en 2005. Les pays, nombreux, dans lesquels l’islam est religion d’État sont notablement ceux où les États despotiques usent le plus de l’arme antiterroriste islamiste pour maintenir leur pouvoir monopoliste arbitraire et ce avec l’onction des organisations internationales.

12 Il en va bien évidemment autrement dans nos démocraties, dont nous devons cependant protéger les armatures législatives qui garantissent nos libertés, point sur lequel ne cesse d’insister Mireille Delmas-Marty qui met en garde sur le passage « de l’état d’urgence au despotisme doux » dans une tribune de Libération en juillet 2017. La juriste s’élève alors contre le projet français de loi antiterroriste rappelant que « [c]ertes, la prévention est nécessaire et doit être renforcée face aux fureurs terroristes, mais la séparer de la punition pour en faire un objectif répressif en soi marque une rupture, conduisant d’une société de responsabilité à une société de suspicion. En séparant la dangerosité de toute culpabilité, et en détachant les mesures coercitives de toute punition, cette réécriture sécuritaire du droit administratif, comme du droit pénal, risque de remettre en cause la notion proprement humaine de responsabilité au profit d’une dangerosité qui effacerait peu à peu les frontières entre les humains et les non-humains, et ferait disparaître la présomption d’innocence. On en viendrait, selon un processus qui ressemble à une déshumanisation, par retirer de la communauté humaine les individus suspects, comme on retire des produits dangereux du marché. »

13 Les démocraties dans lesquelles nous vivons participent, quel que soit notre désir, du monde global actuel, de sa gouvernance et de ses hégémonies et ne sont pas définitivement coupées des innombrables régimes autoritaires ou dictatoriaux plus ou moins barbares qui se débarrassent des partis d’opposition et de leurs membres sous des prétextes divers en invoquant la loi et la sécurité. Bien qu’ils puissent paraître lointains à certains, ils nous sont d’autant plus proches que l’interdépendance avant tout économique caractérise la globalisation capitaliste. C’est pourquoi, nous dit avec beaucoup de rigueur Mireille Delmas-Marty, il s’agit de ne pas céder à une « rupture, qui pourrait être qualifiée d’“anthropologique” ou même de “philosophique” » ; cette rupture serait « consommée dès lors que la punition n’est plus l’objectif d’un droit que l’on persiste à nommer “pénal” alors qu’il tend vers des mesures qui sont imposées à une personne non pas pour punir les crimes qu’elle a commis, mais pour prévenir ceux qu’elle pourrait commettre. Il est significatif que la plupart des dispositions nouvelles relèvent du code de la sécurité intérieure et non du code pénal. Mais la rupture est aussi politique car l’extension de la punition à la prévention, voire à la précaution quand le risque n’est pas avéré (risque de risque), invite non seulement à remonter de plus en plus loin en amont de l’acte criminel mais encore à affaiblir la garantie judiciaire. »

14 En conséquence se révèlent des leurres les flux idéologiques qui entendent expliquer comment abolir brutalement, par l’intensification de la répression, le phénomène dit terroriste, à la manière de Trump qui, en la matière, fonctionne comme une loupe. La recherche de valorisation terroriste attire des meutes de plus en plus solitaires, dans l’hypercommunication, et en particulier parmi ceux dont on dit qu’ils ne sont rien, qu’ils ne seront jamais rien, ce dont ils finissent par être convaincus. On mesure là l’écart avec les profils d’ingénieurs bien intégrés qui caractérisaient la génération antérieure de terroristes islamistes qui occupaient le devant de la scène, voire la monopolisaient. Les terroristes variés de la période présente, d’une classe nettement inférieure, sont aussi une production de tous les excès continus et acharnés du néolibéralisme actuel, de ses inégalités criantes, démesurées, iniques et de sa laudation extrême, hypnotisante du pouvoir instantané sous toutes ses formes, autant monétaires, matérielles que sexuelles.

Monique Selim
CESSMA (UMR 245)
Université Paris Diderot, IRD, INALCO
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/01/2018
https://doi.org/10.3917/lhs.205.0009
Pour citer cet article
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