CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction : l’intuition de Lavoisier et son devenir

1 Six ans après les expérimentations sur le moineau et le cochon d’Inde qui l’avaient amené à conclure : « La respiration est donc une combustion, à la vérité fort lente, mais d’ailleurs parfaitement semblable à celle du charbon » (Lavoisier & Laplace, 1784 [1780] : 406), Lavoisier expérimente sur l’homme afin d’étudier la variation des débits sanguin et respiratoire en fonction de l’activité physique. Il découvre ainsi une loi de proportionnalité stricte entre la « quantité d’effort » fournie par un sujet (en soulevant des poids) et – d’une part – la vitesse de son pouls, puis – d’autre part – la quantité d’oxygène qu’il absorbe.

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Ces lois [conclut-il] sont même assez constantes pour qu’en appliquant un homme à un exercice pénible, et en observant l’accélération qui résulte dans le cours de la circulation, on puisse en conclure à quel poids, élevé à une hauteur déterminée, répond la somme des efforts qu’il a faits pendant le temps de l’expérience. » (Lavoisier & Seguin, 1793 [1789] : 576)

3 La mise au jour d’une telle corrélation n’est évidemment pas le fruit du hasard : Lavoisier soupçonne un lien de causalité entre l’augmentation des combustions et l’augmentation du travail. C’est pourquoi, même s’il ne propose jamais d’analogie entre l’organisme et une machine à vapeur [3], on trouve toutefois sous sa plume l’idée qu’un ouvrier se consume littéralement dans son travail :

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Tant que nous n’avons considéré dans la respiration que la seule consommation de l’air, le sort du riche et celui du pauvre était le même ; car l’air appartient également à tous et ne coûte rien à personne : l’homme de peine qui travaille davantage jouit même plus complètement de ce bienfait de la nature. Mais maintenant que l’expérience nous apprend que la respiration est une véritable combustion, qui consume à chaque instant une portion de la substance de l’individu ; que cette consommation est d’autant plus grande que la circulation et la respiration sont plus accélérées ; qu’elle augmente à proportion que l’individu mène une vie plus laborieuse et plus active, une foule de considérations morales naissent comme d’elles-mêmes de ces résultats de la physique. Par quelle fatalité arrive-t-il que l’homme pauvre qui vit du travail de ses bras, qui est obligé de déployer pour sa subsistance tout ce que la nature lui a donné de forces, consomme plus que l’homme oisif, tandis que ce dernier a moins besoin de réparer ? (Lavoisier & Seguin, 1793 [1789] : 578)

5 Tous les physiologistes du xixe siècle salueront en Lavoisier un « précurseur », du fait précisément de ce qui ne pouvait être alors qu’une « intuition » de sa part : entre la machine et l’homme (l’inerte et le vivant) il ne peut exister qu’une seule physique-chimie – si bien que le problème posé par « l’énergie vitale » se révèle rétrospectivement n’avoir été, depuis toujours, qu’une question de thermodynamique appliquée. C’est que les développements de la thermochimie vont donner un sens de plus en plus littéral à la métaphore de la combustion organique, jusqu’à ce que l’élucidation progressive des étapes du métabolisme intermédiaire n’impose (à partir des années 1920) un vrai changement de paradigme [4].

6 Nos deux « ouvriers-machine » se situent l’un au début (en 1857) et l’autre à la fin (en 1913) de cette période particulière où la métaphore du « moteur humain » n’est pas simplement à la mode : c’est surtout la période où cette expression prend un sens littéral parce que, incarnant un paradigme scientifique, elle fonctionne comme un « programme de perception » [5]. Entre Lavoisier et Archibald Hill – c’est-à-dire entre le moment où l’assimilation du corps à un moteur thermique n’est pas encore étayée par des résultats scientifiques et celui où elle ne l’est déjà plus –, l’idée de réunir en un même modèle explicatif les fonctionnements de la machine et de l’opérateur a fait époque. De cette époque, nous aimerions donner ici un aperçu, en comparant deux exemples (les figures 1 et 2) de dispositifs expérimentaux qui font voir la machine en l’homme. Notre intention est d’abord de décrire – simplement pour documenter ce que l’image d’une « machine humaine » a pu avoir de littéral dans les discours et les pratiques scientifiques –, mais nous tâcherons également de réinscrire ces deux usages (assez différents) d’un même modèle dans leurs contextes respectifs, afin d’interroger leur sens et – autant que possible – leur valeur.

Le « moteur-homme » de Gustave-Adolphe Hirn (Hirn, 1887 : 678)

7 Ingénieur chimiste de formation, Gustave-Adolphe Hirn (1815-1890) entre à 19 ans comme coloriste [6] dans la filature d’indiennes (étoffes imprimées) en difficulté que possède sa famille au Logelbach (Haut-Rhin). Passé ingénieur en chef une dizaine d’année plus tard, il parvient à réduire de 20 % la consommation des machines en remplaçant l’huile végétale alors utilisée comme lubrifiant par de l’huile minérale que ses compétences en chimie lui permettent de purifier. Cette innovation l’amène alors à fonder sa propre usine de lubrifiants, qui s’avérera prospère. De par ses activités économique, religieuse et artistique, Hirn devient une personnalité locale (entre Colmar et Mulhouse), mais l’absence de rattachement institutionnel et de cursus académique rendront difficile sa participation à la vie scientifique parisienne. Hirn fait en effet partie de ces savants « amateurs » qui tentent, depuis la province, d’entrer en dialogue avec la science officielle « en train de se faire » plutôt que de se contenter de recevoir la « science faite » [7], car dans sa pratique d’ingénieur, il ne se satisfait pas de l’approximation des formules développées dans les théories physiques en cours. Ainsi, le premier mémoire que cet « outsider » soumet à l’Académie des sciences (Hirn, 1849 : 290) questionne directement les équations de Charles-Augustin Coulomb et Arthur Morin (deux académiciens) sur un sujet qu’il connaît d’expérience puisqu’il s’agit des frottements. Aussi, le texte s’ouvre-t-il sur l’avertissement suivant : « Si à des lois simples j’en substitue d’autres plus compliquées ou d’un usage moins faute, l’analyste et le praticien consciencieux n’y verront qu’un pas de plus vers l’exactitude et la vérité » [8]. La position de franc-tireur de la science s’accompagne chez Hirn d’un credo épistémologique on ne peut plus explicite : en tant qu’elle est expérimentale, la science est indissociablement théorique et pratique, fondamentale et appliquée. Significative à cet égard est une anecdote souvent rapportée : à la fin de sa vie, la reconnaissance internationale étant venue, Hirn reçoit la visite du physicien (professeur à Polytechnique et à l’École normale supérieure) Émile Verdet. Au bout d’un certain temps à parcourir l’usine de son hôte, le visiteur demande à voir le laboratoire où Hirn a réalisé ses célèbres expérimentations, et c’est au beau milieu des machines que celui-ci répond : « C’est dans mon laboratoire qu’actuellement nous nous trouvons » (Donkin, 1893 : 236 ; Papanelopoulou, 2006 : 254).

8 Une telle unité de l’usine et du laboratoire ne doit pas être comprise, chez Hirn, comme une réduction de la science à la seule recherche-développement. Si l’ingénieur mène en effet des études sur les machines à vapeur – il met au point une technique d’utilisation de la vapeur surchauffée, appelée depuis « cycle de Hirn » –, le savant amateur poursuit des travaux de physique fondamentale, au point que Thomas Kuhn le compte au nombre des précurseurs ayant découvert indépendamment le principe d’équivalence entre la chaleur et le travail que présuppose le principe de conservation de l’énergie (Kuhn, 1977 : 67-68). Plus précisément, les études de Hirn portent sur la vérification expérimentale de l’existence d’un unique coefficient de conversion entre forme thermique et forme mécanique de l’énergie : il cherche à déterminer l’équivalent mécanique de la chaleur. Sur cette question, sa contribution spécifique est réelle et elle est reconnue, car sa grande connaissance des machines à vapeur lui permet de poser le problème de la conversion thermodynamique dans le sens « chaleur vers travail », là où Joule – mesurant l’échauffement provoqué dans l’eau par un moulin actionné par un poids – envisageait (en 1843) la relation dans le sens « travail vers chaleur » [9]. Or, c’est précisément dans le cadre de ce programme de recherche que Hirn va réaliser l’innovation scientifique qui nous paraît marquer le début de cette ère du « moteur humain » : il est le premier à construire un dispositif expérimental appliquant la thermodynamique à l’homme, trois quarts de siècle après que Lavoisier ait formulé sa fameuse intuition.

9 Pour ne pas mésinterpréter l’origine de ce premier « ouvrier-machine », il faut contextualiser encore son apparition. Savant amateur, Hirn veut apporter une contribution utile à la constitution de la thermodynamique en cours. Il se propose de vérifier expérimentalement que la quantité d’énergie fournie à l’entrée d’un système se retrouve numériquement identique à la sortie – quelles que soient les formes dans lesquelles cette énergie se sera convertie entre les mesures initiale et finale –, ce qui suppose d’établir un coefficient d’équivalence entre, par exemple, les unités de chaleur (ici la calorie) et les unités de travail (ici le kilogrammètre). Pour ce faire, la série d’expérimentations [10] qu’il met en œuvre en 1856 et 1857 commence par l’étude des frottements – du travail à la chaleur, donc – avec (expérience 1), puis sans lubrifiant (expérience 2). À partir de là, Hirn renverse le sens de l’équivalence, puisqu’en étudiant les entrées et sorties d’énergie dans une machine à vapeur (expérience 3), il entend vérifier que la chaleur fournie se retrouve intégralement dans le travail produit pour peu que l’on parvienne à mesurer toutes les pertes de chaleur intermédiaires, de façon à les faire figurer dans la balance. Or, c’est dans la continuité stricte de cette troisième expérience que Hirn propose, comme quatrième et dernier élément de la série, le dispositif expérimental suivant (fig. 1).

Figure 1 – L'expérimentation dite de la « roue de Hirn » (1857)

Figure 1 – L'expérimentation dite de la « roue de Hirn » (1857)

Figure 1 – L'expérimentation dite de la « roue de Hirn » (1857)

10 Après avoir testé le dispositif sur lui-même (expériences des 9, 13, 21, 23, 25 et 28 avril 1857), Hirn demande à trois de ses employés – un « robuste ouvrier » (Hirn, 1887 : 717) de 47 ans (expériences des 12, 14 et 16 mai) mais aussi un garçon et une fille de 18 ans « ouvriers tous deux » (Hirn, 1887 : 717. Expériences des 29 et 30 avril puis des 1er, 2 et 11 mai pour le premier ; expériences du 6 mai pour la seconde) – de se placer dans la structure B, hermétiquement fermée, via la porte g (calfeutrée ensuite) et se tenir assis ou debout (selon les expériences) sur le marchepied h. D’un volume total de 2,3 m3, la guérite de bois (large comme un encadrement de porte) ne laisse pas passer le son, si bien que la communication avec l’expérimentateur se fait visuellement, à travers les panneaux de verre épais l situés de part et d’autre de l’opérateur. Aussitôt entré dans cet espace hermétiquement clos, le sujet – pour pouvoir respirer – insère dans ses narines l’extrémité dédoublée du tuyau passant par l’orifice i relié au gazomètre [11] E rempli d’air atmosphérique. Inspirant par le nez, l’opérateur place dans sa bouche l’extrémité du tuyau passant par l’orifice j et expire le contenu de ses poumons dans le gazomètre F – la condensation de cet air chaud et humide étant capturée au passage dans la fiole n. Arrêtons-nous un instant sur la façon dont Hirn décrit cette sorte d’externalisation des poumons du sujet :

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La personne expérimentée tenait à la bouche un tube en caoutchouc dont l’extrémité communiquait avec un gazomètre. Dans les narines, elle introduisait deux petits bouts de tube également en caoutchouc fixés sur un tube en fer-blanc bifurqué, dont l’extrémité simple portait un autre tuyau de caoutchouc en rapport avec un gazomètre parfaitement égal au premier en section. Elle avait soin d’aspirer l’air par le nez et de l’expulser par la bouche, et agissait entre les deux gazomètres comme une véritable pompe aspirante et foulante. Le gazomètre mis en rapport avec le nez était rempli d’air au commencement et se vidait ainsi à travers les poumons dans le second, qui, d’abord vide, se remplissait de l’air qui avait servi à la respiration. En raison de l’élasticité de la matière employée, la personne mise ainsi en rapport avec les deux gazomètres rendait aisément très hermétique la double communication qui se prêtait à tous ses mouvements et ne gênait aucunement l’action respiratoire : il fallait seulement un peu d’habitude et d’adresse pour que les gazomètres ne fussent réellement en rapport qu’avec les poumons seuls (Hirn, 1858 : 52).

12 On le voit, le plus important pour Hirn est que « la personne expérimentée » (et l’expression, étonnante mais révélatrice, désigne bien l’ouvrier objet de l’expérimentation) respire en circuit fermé, car le but de cette installation un peu complexe est précisément d’extraire le corps vivant du milieu ambiant où il est sans cela immergé. Dans la première étape de l’expérience – où l’opérateur reste au repos –, la structure de bois devient littéralement pour lui une seconde peau : frontière matérielle qui vient se glisser dans un interstice artificiellement ouvert entre le corps et son monde, elle représente en effet une surface d’échanges thermiques mesurables entre l’organisme et la pièce A bien close où se trouve la guérite. Hirn va, en effet, mesurer la quantité de chaleur dégagée par le corps humain en contenant celle-ci à l’intérieur d’une cloison dont il connaît les propriétés d’étanchéité thermique [12] : il lui suffit alors de prendre la température de la cloison d’une part (à l’aide du thermomètre k1), de la salle d’autre part (à l’aide du thermomètre k2), puis de calculer la différence en tenant compte des lois de diffusion. En ajoutant à cela la chaleur exhalée par le sujet – mesurée à l’aide du thermomètre k3 en réalité placé le long du tuyau au niveau de l’orifice j –, Hirn prétend reconstituer numériquement la totalité de l’énergie qui sort du système constitué par l’organisme au repos.

13 L’ingéniosité de Hirn ne part pas de rien : cet appareil qu’il a construit n’est, techniquement, qu’une adaptation à l’homme du calorimètre où Lavoisier plaçait le cochon d’Inde déjà cité [13]. Mais toute la différence – qui nous paraît suffire à faire commencer l’ère du moteur humain en 1857 et non en 1783 – réside dans le « voir comme » (dirait Wittgenstein, 1958 : 193, II, § 11) de l’expérimentateur, c’est-à-dire le programme de perception que constitue le prisme théorique à travers lequel il regarde le réel. Car entre Lavoisier et Hirn, le même appareil ne sert pas à répondre à la même question, et pour cause : ce qui était une métaphore chez Lavoisier (un homme de peine consume sa propre substance afin de fournir du travail) fonctionne chez Hirn comme un véritable paradigme. Lavoisier, dans le passage cité, fait remarquer que le taux de combustion intra-organique est proportionnel à l’effort fourni : en toile de fond d’une telle idée se devine quelque chose comme l’intuition du principe de conservation de l’énergie. Trois quarts de siècle plus tard, Hirn est si convaincu de l’application universelle de ce principe que non seulement il ne se propose pas ici de vérifier expérimentalement s’il est bien valide pour la vie organique, mais surtout il l’utilise dans son raisonnement comme une prémisse évidente pour calculer l’équivalent mécanique de la chaleur. Savoir donc si l’on est en train d’expérimenter sur l’homme ou bien sur la machine à vapeur est, de ce point de vue, absolument indifférent : il n’y a même pas pour Hirn de différence de complexité entre les deux cas – c’est bien la raison pour laquelle il lui vient cette idée si étrange de répondre à une question de physique en expérimentant sur l’humain.

14 Lavoisier construit un calorimètre pour étayer une intuition, Hirn utilise un calorimètre pour obtenir un point de comparaison : c’est l’unique but de cette première étape de l’expérience. En effet, toujours dans le but de calculer l’équivalent mécanique de la chaleur, Hirn demande à ses ouvriers d’utiliser la roue à palettes C comme un escalier infini, en gravissant les marches une à une, pendant une session d’une heure en moyenne [14]. Cette roue n’est pas mue par l’opérateur, mais par un moteur situé hors de la pièce A (afin de ne pas y introduire une source de chaleur parasite) et relié à la roue C par l’axe D. Le mouvement de la roue (allant dans le sens qui va de C vers i) actionne accessoirement un mélangeur m (ventilateur assurant que la température est homogène dans toute la guérite). Connaissant à chaque fois le poids du sujet, le nombre de tours de roue (indiqué par un compteur) et la hauteur d’une marche, Hirn calcule la quantité de travail mécanique fourni par l’ouvrier pendant la durée de l’expérience. Mesurant dans le même temps la température de B (rapportée à celle de A suivant les équations idoines) et la chaleur exhalée en F (bien plus importante ici dans l’effort que précédemment au repos), Hirn prétend à nouveau reconstituer numériquement la totalité de l’énergie qui sort du système constitué par l’organisme en plein effort, cette fois.

15 Résumons. À travers ces deux étapes, Hirn a mesuré le plus directement possible la quantité d’énergie sortante, au repos puis pendant l’effort. Or, puisque son objectif a consisté dès le départ à calculer l’équivalent mécanique de la chaleur, on peut s’étonner de cette façon de procéder : dans le cas de la machine à vapeur, il avait en effet tout simplement mesuré la chaleur au foyer, calculé les pertes thermiques à travers les parois, et enfin mesuré le travail mécanique rendu pour la machine. Cette balance énergétique (comparant les entrées et les sorties) suffisait à trouver le coefficient par lequel multiplier la quantité de chaleur initiale (moins les pertes) pour obtenir la quantité de travail finale. La différence de méthode entre la troisième et la quatrième expérience de Hirn est donc due à une difficulté expérimentale que l’auteur étonnamment ne commente pas : il ne dispose, en 1857 [15], d’aucun moyen pour mesurer la quantité d’énergie entrante dans le système vivant qu’il étudie. C’est ici – sur cette difficulté précise – que l’analogie entre le corps humain est une machine thermique va fonctionner comme un paradigme (un modèle à partir duquel envisager les problèmes scientifiques) et non plus comme une simple métaphore. En effet, cette impossibilité de quantifier le flux énergétique entrant ne le décourage en rien d’utiliser l’humain pour répondre à une question de pure physique : il va tout simplement appliquer à l’organisme les équations vérifiées sur la machine à vapeur de façon à court-circuiter le problème. Appliquer ainsi des équations de thermodynamique à l’organisme est un geste audacieux, car à l’époque il est très neuf. On attribue généralement à Julius Robert Mayer la première formulation de cette idée, dans son mémoire Le Mouvement organique dans ses rapports au métabolisme publié en 1845. Aussi Hirn (qui est bien sûr germanophone) a sans doute emprunté le principe de son raisonnement à ce texte qui a fait date :

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Si, à la quantité de chaleur que dégage le corps d’un animal pendant un certain temps, on ajoute tout le travail mécanique que fournit cet animal pendant ce même temps (travail qui se changera d’ailleurs de lui-même en chaleur à travers les frottements ou tout autre effet dissipatif) on obtiendra alors la quantité exacte de chaleur correspondant aux processus chimiques [du métabolisme]. Supposer, d’un côté ou de l’autre, quelque chose de plus ou de moins, ce serait enfreindre le principe de la logique même. Rien ne naît de rien, rien ne mène à rien. L’unique cause de la chaleur animale est un processus chimique, à savoir une oxydation. C’est l’immense mérite de Liebig que d’avoir défendu cette vérité – qui résulte des découvertes de Lavoisier – contre les critiques et les doutes qu’on lui a opposés. (Mayer, 1845 : 46) [16]
Si l’on communique une quantité définie de chaleur x à un gaz soumis à une pression constante, une partie de cette chaleur va augmenter la température de ce gaz, et cette partie (que nous appellerons y) subsiste comme chaleur « libre ». L’autre partie devient « latente » et rend le gaz capable d’effectuer un travail mécanique z. Nous obtenons alors l’équation : x = y + z. Si maintenant nous considérons un muscle vivant et que nous appelons x’ l’intensité du processus d’oxydation qui a lieu dans ses capillaires (ou bien l’intensité de la chaleur correspondante), y’ la chaleur libre effectivement produite et enfin z’ la force mécanique associée qui est produite, nous obtenons à nouveau : x’ = y’ + z’. (Mayer, 1845 : 98-99) [17]

17 Cette dernière formule – qui n’est en fait rien d’autre que la reformulation du principe énoncé au début de la première partie de cet extrait double – vient d’une analogie proposée par Mayer entre la contractilité des muscles et l’élasticité des gaz (vapeur d’eau, par exemple) : dans les deux cas, explique-t-il, un échauffement de la matière se transforme en travail mécanique externe. C’est cette formule qu’il applique pour comparer énergétiquement l’ouvrier et le cheval de trait, du point de vue de la capacité de travail, des pertes en émission de chaleur et de la consommation de carbone (tableau 1) :

Tableau 1 – L’application de la thermodynamique au vivant par Mayer en 1845 (seuls les quatre chiffres entre parenthèses ne figurent pas explicitement dans le texte)

Tableau 1 – L’application de la thermodynamique au vivant par Mayer en 1845 (seuls les quatre chiffres entre parenthèses ne figurent pas explicitement dans le texte)

Tableau 1 – L’application de la thermodynamique au vivant par Mayer en 1845 (seuls les quatre chiffres entre parenthèses ne figurent pas explicitement dans le texte)

18 Ces chiffres [18] ne servent à Mayer qu’à établir le principe (« ein Prinzip feststellen ») de son équation « x’ y’ z’ » : la quantité x’ de carbone consommé par l’organisme libère une énergie suffisante pour produire à la fois les réactions chimiques constituant la vie (réactions dont il mesure le déchet sous forme de chaleur perdue y’, au repos et pendant l’effort) et le travail utile z’. Soit 4,18 = (2,64 + 0,870) + 0,670 pour le cheval, et 540 = (255 + 189,3) + 95,7 pour l’homme.

19 Que retient Hirn d’un tel raisonnement ? Certainement pas la valeur de x’ puisqu’elle repose sur une simplification tout juste suffisante pour établir un principe : Mayer fait en effet comme si l’ouvrier se nourrissait de carbone pur. Or, n’étant pas physiologiste, Hirn va justement utiliser cette équation de Mayer pour contourner la mesure complexe que représente la nutrition. En effet, si la quantité x’ se répartit entre y’ et z’ comme dans des vases communicants, et que z’ est nul lorsque le sujet ne produit aucun travail mécanique, alors (dans ce cas particulier du repos) toute l’énergie libérée par x’ est convertie en réactions chimiques internes à l’organisme et – quels que soient les états intermédiaires par lesquels elle passera lors de ces processus chimiques – in fine cette énergie se dissipera forcément en chaleur ; elle se retrouvera donc exactement dans y’. Il suffit ainsi à Hirn de mesurer y’ lorsque l’opérateur est au repos (c’est la première étape de son expérience) puis, l’opérateur ayant commencé son ascension, de mesurer z’ et y’ pendant l’effort (c’est la seconde étape de l’expérience). Selon Hirn, si x’ y’repos et x’ y’effort z’, alors y’repos y’effort + z’. On le voit, tout son raisonnement repose sur l’idée que la moindre quantité d’énergie qui n’est pas transformée en travail est immédiatement consommée par l’organisme en réactions chimiques exothermiques : autrement dit, le corps a certes besoin d’énergie pour entretenir l’organisation (recomposer l’ordre viable de ce qu’on appelle encore « l’économie animale »), mais dans le paradigme Hirn il faut que cette énergie finisse par sortir du système, sous une forme ou une autre. Matière et énergie sont deux choses bien séparées dans leur esprit : la nutrition ne peut dès lors consister qu’à décomposer les aliments (en éléments pour recomposer les tissus) ou bien à les brûler (de façon à en tirer de l’énergie). Nulle part on ne trouve encore l’idée que c’est la liaison chimique qui emmagasine l’énergie parce qu’elle représente elle-même une forme d’énergie potentielle. Si Hirn envisage les stocks énergétiques, ce n’est que comme matière (combustible) : l’énergie requise pour constituer ces stocks (séparer, déplacer, assembler les molécules) doit se dissiper, et c’est bien pourquoi il s’attend à la mesurer.

20 On sent ici à quel point l’assimilation littérale du corps à une machine oriente le regard de l’expérimentateur. Car pour songer à mesurer sur l’être humain l’équivalent mécanique de la chaleur alors même que la mesure directe des apports nutritionnels y est inaccessible, il faut être convaincu que tout s’y passera comme dans une machine à vapeur. Or, c’est précisément le cas, explique Hirn, chez l’ouvrier :

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Entre l’homme de vie sédentaire et celui [habitué à la] gymnastique [...], il existe physiquement une différence telle qu’ils constituent presque deux êtres différents et d’autre nature. Une différence moins apparente peut-être mais plus profonde en réalité s’établit entre l’homme (même exercé) qui ne fait pas un usage continu de ses forces et celui qui – dans nos sociétés – a reçu le nom assez triste d’« homme de peine » : le portefaix, le chauffeur de grandes machines à vapeur, ou (dans un autre genre) le montagnard [...]. Chez l’homme de la première catégorie, l’alimentation peut, pendant les périodes de repos, déterminer une sorte d’approvisionnement de matériaux capables de donner de la chaleur quand l’exercice commence. Cet homme perd alors nécessairement de son poids quand l’exercice se prolonge. [...] Il n’en est plus aucunement ainsi chez les hommes de la seconde catégorie. Chez ceux-là, sans doute, à chaque jour suffit sa peine, mais à chaque jour aussi suffit l’œuvre de réparation, lorsqu’une dure privation n’y met pas d’entraves. Chez ces hommes, il ne peut pas se faire d’accumulation de ce que M. Sanson (par une extension jusqu’ici inusitée en thermodynamique) appelle « énergie ». Les aliments, pris en quelque sorte au fur et à mesure des besoins du mécanisme, sont utilisés continuellement à la calorification et à la réparation de ce que le travail mécanique use et fait éliminer de l’organisme. Chez ces hommes, tout est actuel, il ne s’opère aucune perte de poids qui ne soit réparée au moment opportun : rien n’est tiré d’un magasin qui puisse s’épuiser à la longue. Il y a, en ce sens, non sans doute similitude mais ressemblance très nette avec nos moteurs, auxquels aussi nous sommes obligés de fournir constamment les matériaux nécessaires à leur fonctionnement normal. Mais là s’arrête la ressemblance : tandis que nos moteurs, si bien bâtis qu’ils soient, s’usent par le travail, chez l’homme dit de peine, lorsqu’il n’est pas soumis à des privations ou lorsqu’il ne s’use pas lui-même par des excès, le labeur journalier devient une source puissante de santé physique et morale. Si je m’étends sur de telles considérations, c’est simplement pour faire comprendre quels sont les sujets qui pourront être essayés à titre de moteurs ; ce n’est assurément pas parmi les hommes de cabinet que nous devrons chercher ceux qui, soumis aux expériences calorimétriques et dynamométriques dont j’ai parlé, pourront conduire à des résultats corrects (Hirn, 1887 : 780-781).

22 L’organisme du chauffeur de machines Woolf (les grandes machines à vapeur utilisées dans l’usine du Logelbach) est plus proche du modèle théorique que l’expérimentateur a en tête : il est en quelque sorte tout désigné pour servir de cobaye à une expérience qui « essaie » l’humain « à titre de moteur ». Est-il dès lors accidentel ou anodin que notre « homme-machine » se trouve ici être un ouvrier-machine ? On pourrait invoquer des raisons accessoires pour expliquer le choix des sujets : disponibilité de la main d’œuvre, autorité de l’employeur [19], informations et suivi à long terme, etc. Il y a cependant dans l’esprit de Hirn une raison propre car interne aux conditions de l’expérience qui surdétermine ainsi le profil de l’opérateur. Il faut en effet quelqu’un qui fasse « un usage continu de ses forces », et ce qualificatif (repris ensuite comme adverbe : « utilisé continuellement ») prend ici un sens technique tout à fait inédit : l’organisme ouvrier fonctionne à flux tendu, c’est-à-dire que la masse de combustible brûlé est simultanément compensée par un stockage exactement équivalent. Cette conception pourrait paraître gratuite, mais on a vu qu’elle est impliquée nécessairement dans le projet même de terminer par l’humain sa série d’expériences pour calculer l’équivalent mécanique de la chaleur.

23 Revenons pour finir à la figure 1 et demandons-nous à la lumière de ce qui précède pourquoi on a ici affaire à quelque chose comme un « ouvrier-machine ». On l’a dit, dans la première étape de l’expérience, la raison d’être de cette structure en bois (la roue C étant immobile) était de constituer une seconde peau (au sens de surface d’échanges thermiques du corps avec le milieu) de façon à ce que le rayonnement de chaleur soit normalisé pour être conforme aux conditions expérimentales (le ventilateur m assure une température homogène dans B, Hirn connaît la « loi de refroidissement » du bois et non celle de la peau, etc.). Dans la seconde étape de l’expérience, la guérite sert à ce que l’opérateur ne fasse plus qu’un avec son travail : c’est une machine inutile, puisque le travail est ici perdu – la roue étant mue par un moteur, le travail mécanique fourni par le sujet compense seulement mais exactement (on lui demande de rester à la même hauteur) le mouvement de la roue – mais c’est une machine dont le travail est bien localisé (dans les muscles des jambes du sujet) et mesuré précisément quoiqu’indirectement (c’est le poids du sujet multiplié par le chemin parcouru sur place par la roue). Ce qui rend ici l’ouvrier « machine » – mis à part le fait que, dans une situation expérimentale forcément artificielle, il travaille à compenser le mouvement d’une machine –, c’est le « programme de perception » de l’expérimentateur : l’ouvrier est vu comme un vivant sous perfusion énergétique, car, n’ayant aucun « magasin » (dit Hirn) à disposition, il ne jouit d’aucune autonomie d’énergie, en ce sens qu’il dépend étroitement des apports extérieurs – et Hirn dit bien que, comme à une machine, on est « obligé de lui fournir constamment » [20] le combustible. Or, du point de vue physiologique, c’est là une simplification grave. Au même moment, Claude Bernard développe en effet le concept de « milieu intérieur » (qui donnera, soixante-dix ans plus tard, celui d’« homéostasie ») pour décrire « l’effet tampon » qui permet à l’organisme d’amortir et de lisser les variations brusques de l’environnement et ainsi s’aménager une marge d’indépendance relative vis-à-vis des conditions où il est plongé. De même, donc, que matériellement l’opérateur voit en quelque sorte ses poumons externalisés et, respirant en circuit fermé, n’a de contact (autre que visuel) avec un extérieur réduit à deux gazomètres qu’à travers deux orifices, de même – conceptuellement – il est « vu comme » un système traversé par un flux d’énergie, le lieu de réactions chimiques qui sont directement fonction des conditions objectives. Manipulé (du fait d’un protocole expérimental par définition artificiel) à la façon d’un végétal hors sol, le corps humain est conçu (du fait du paradigme thermodynamique) à la façon d’un contenu dans un contenant : il est en situation de dépendance immédiate et absolue par rapport à l’extérieur.

Jules Amar et « le rendement de la machine humaine » (Amar, 1909)

24 Plaçons-nous maintenant sans transition à l’autre borne de notre chronologie pour mesurer le changement de tonalité.

25 Nous sommes au laboratoire de physique biologique de la Faculté de Médecine de Paris, où Jules Amar (1879-1935) est préparateur depuis 1905 ; c’est la fin de l’année 1912, quelques mois avant qu’Amar ne soit nommé directeur du premier laboratoire de physiologie du travail – créé fin 1913 au Conservatoire national des arts et métiers. Le cliché est pris pendant les huit mois que durent les « recherches mécaniques et physiologiques sur le travail du limeur », une série d’une soixantaine d’expériences menées sur deux sujets (à titre de comparaison) : « A.C., ouvrier mécanicien, 38 ans, poids 74 kg, taille 1 m 72, robuste et bien proportionné, ayant vingt ans d’expérience » et (représenté fig. 2) « X.P., apprenti mécanicien, 16 ans, poids 55 kg, taille 1 m 65, très vif d’allure sans être fort, en apprentissage depuis deux ans » (Amar, 1913 : 68).

Figure 2 – « Travail à la lime d'un apprenti »

Figure 2 – « Travail à la lime d'un apprenti »

Figure 2 – « Travail à la lime d'un apprenti »

26 Par sessions de 3 minutes 30, le sujet doit limer un tuyau de laiton en tenant la posture (libre ou imposée selon les expériences). Invitant donc un ouvrier à reproduire au laboratoire un travail en tout point identique à celui qu’il accomplit à l’usine, Amar va mesurer tous les paramètres qu’il juge pertinents pour donner une représentation objective de ce travail :

27

  • les forces appliquées par l’ouvrier sont mesurées par une « lime ergographique » [21] divisant la poussée en trois composantes : la pression verticale des deux mains pour « faire mordre » la lime sur le métal, l’effort de poussée qu’exerce la main droite sur le manche et celui de traction qu’exerce la main gauche sur le bord antérieur de l’outil ;
  • à titre d’indice de la fatigue, le rythme et l’amplitude des respirations sont captés par un tambour de Marey relié à une ceinture thoracique souple puis retranscrits sous forme graphique ;
  • la dépense énergétique est évaluée de façon précise par l’analyse des produits de la respiration : une soupape à double valve (placée dans la bouche du sujet et maintenue à l’aide d’un arc métallique entourant le front) laisse entrer, à l’inspiration, l’air venant d’un tuyau donnant sur l’extérieur, puis laisse sortir, à l’expiration, l’air dans un tuyau relié à un respiromètre où il sera analysé ; le quotient respiratoire (rapport du CO2 sur l’O2 expirés) indiquera en effet le taux de combustions intraorganiques ;
  • pour modéliser la posture (« attitude de l’ouvrier »), la position des pieds, l’angle des bras, la courbure du dos et la distance au plan de travail sont mesurés par l’expérimentateur ;
  • le nombre, la vitesse, la régularité (continuité, amplitude) des allers-retours sont retranscrits pour modéliser le geste ; un métronome (à droite du cliché) donne la cadence selon les expériences ;
  • enfin le poids de limaille – noté – représente le résultat, c’est-à-dire la « quantité d’ouvrage » produit pendant les quelques minutes que dure l’expérience.

Figure 3 –  Un exemple de système « myographique » inventé par Marey. Un faisceau de fibres d'un muscle disséqué est tendu entre deux pinces reliées à des tambours remplis d'air. Quand le faisceau musculaire se contracte sous l'effet d'un courant électrique (passant à travers le fil métallique ici représenté par les bornes – et +), son mouvement est communiqué (par l'air comprimé) aux stylets qui vont donc en tracer l'onde représentative sur le cylindre noirci en rotation.

Figure 3 –  Un exemple de système « myographique » inventé par Marey. Un faisceau de fibres d'un muscle disséqué est tendu entre deux pinces reliées à des tambours remplis d'air. Quand le faisceau musculaire se contracte sous l'effet d'un courant électrique (passant à travers le fil métallique ici représenté par les bornes – et +), son mouvement est communiqué (par l'air comprimé) aux stylets qui vont donc en tracer l'onde représentative sur le cylindre noirci en rotation.

Figure 3 –  Un exemple de système « myographique » inventé par Marey. Un faisceau de fibres d'un muscle disséqué est tendu entre deux pinces reliées à des tambours remplis d'air. Quand le faisceau musculaire se contracte sous l'effet d'un courant électrique (passant à travers le fil métallique ici représenté par les bornes – et +), son mouvement est communiqué (par l'air comprimé) aux stylets qui vont donc en tracer l'onde représentative sur le cylindre noirci en rotation.

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29 On le voit, bien des choses ont changé depuis les expérimentations de Hirn, alors même que, au niveau scientifique, le principe de l’expérience reste identique : mesurer simultanément l’énergie dépensée et le travail mécanique produit par un sujet, de façon à mettre ces deux grandeurs en équation. Les changements les plus évidents concernent le matériel : le sujet n’est plus enfermé [22] ; bien qu’on l’ait installé dans un coin de laboratoire, cet ouvrier est réputé travailler exactement comme à l’usine [23] car, manipulant un outil fonctionnel, il fournit un travail utile – il lime effectivement une pièce de métal – mesuré au déchet produit (le poids de limaille) ; enfin un curieux appareil (placé au premier plan à gauche) enregistre non seulement les mouvements du corps de l’ouvrier, c’est-à-dire non seulement le mouvement de ses membres mais aussi ceux de son thorax.

Figure 4 – Le « pneumographe » de Marey. Cette ceinture thoracique transmet les mouvements de la poitrine à un stylet inscripteur (Marey, 1885 : 203).

Figure 4 – Le « pneumographe » de Marey. Cette ceinture thoracique transmet les mouvements de la poitrine à un stylet inscripteur (Marey, 1885 : 203).

Figure 4 – Le « pneumographe » de Marey. Cette ceinture thoracique transmet les mouvements de la poitrine à un stylet inscripteur (Marey, 1885 : 203).

30 Ce curieux appareil est donc une adaptation du dispositif inventé par Marey (fig. 3) avec cinq stylets fonctionnant en parallèle de façon à tracer l’« ergogramme » représenté à la figure 6. Le travail de l’ouvrier a en effet d’abord été modélisé par Amar comme un aller-retour périodique où il entre quatre composantes (une horizontale et une verticale, pour chaque main) ; la cinquième ligne corrèle ce tracé du geste professionnel avec la représentation graphique du mouvement respiratoire (mesuré grâce au « pneumographe » représenté fig. 4) car il constitue un signe de l’essoufflement ou bien au contraire de la régularité typique – pour Amar – d’un travail accompli sans fatigue [24]. Si la dernière ligne est donc le résultat d’une méthode directement empruntée à Marey, les premières sont dues à la mise au point de la « lime dynamométrique » (représentée fig. 5) dont se flatte Amar.

Figure 5 – La « lime dynamographique » (ou « ergographique ») de Jules Amar. À l'intérieur du manche puis de part et d'autre du bord antérieur de la lime sont placés trois ressorts qui chacun transmettent la pression reçue à un tambour de Marey relié aux stylets inscripteurs. Un dernier ressort est placé dans l'étau (Amar, 1913 : 66).

Figure 5 – La « lime dynamographique » (ou « ergographique ») de Jules Amar. À l'intérieur du manche puis de part et d'autre du bord antérieur de la lime sont placés trois ressorts qui chacun transmettent la pression reçue à un tambour de Marey relié aux stylets inscripteurs. Un dernier ressort est placé dans l'étau (Amar, 1913 : 66).

Figure 5 – La « lime dynamographique » (ou « ergographique ») de Jules Amar. À l'intérieur du manche puis de part et d'autre du bord antérieur de la lime sont placés trois ressorts qui chacun transmettent la pression reçue à un tambour de Marey relié aux stylets inscripteurs. Un dernier ressort est placé dans l'étau (Amar, 1913 : 66).

31 De la même façon que Marey étudiait la marche humaine à partir du tracé des pressions de chaque pied – à l’aide de son célèbre « odographe » – avant de l’étudier par la chronophotographie, Amar étudie un mouvement : le geste professionnel caractéristique du limeur. Associé au tracé de la respiration – et Marey faisait déjà remarquer que la vraie révolution qu’apportent ses innovations techniques tient aux corrélations qu’ils permettent d’établir lorsque deux tracés sont visiblement covariants –, cette transcription graphique du geste professionnel n’est plus simplement descriptive : elle devient normative. C’est ce que montre bien la comparaison que le mémoire d’Amar introduit entre les deux « ergogrammes » de A.C. (ouvrier expérimenté) et X.P. (apprenti limeur) :

Figure 6 – Deux ergogrammes (à gauche, A.C., et à droite, X.P.) comparés par Amar (Amar, 1913 : 74 et 85 respectivement).

Figure 6 – Deux ergogrammes (à gauche, A.C., et à droite, X.P.) comparés par Amar (Amar, 1913 : 74 et 85 respectivement).

Figure 6 – Deux ergogrammes (à gauche, A.C., et à droite, X.P.) comparés par Amar (Amar, 1913 : 74 et 85 respectivement).

32 Le tracé ergographique a ici fonction de diagnostic : poussant et appuyant très fort au début, l’apprenti s’épuise vite, si bien que les pressions vont s’amenuisant tandis que l’essoufflement va au contraire croissant. L’irrégularité du tracé est pour Amar d’avantage cause que conséquence. Surtout, il compare l’amplitude des ondes et fait remarquer que l’apprenti met généralement trop de force, là où l’ouvrier expérimenté arrive à un résultat plus grand par des gestes plus économiques. Mais une telle vertu didactique ne saurait évidemment être la seule (ni même la principale) fonction de l’étude entreprise par Amar. En réalité, l’apport original d’Amar consiste à croiser la révolution graphique de Marey avec la tradition issue des expériences de Hirn. C’est que la calorimétrie – troisième paramètre dans notre liste – va permettre de corréler les ergogrammes avec un critère normatif supérieur (pour ne pas dire « absolu ») : le rendement énergétique normal d’un être humain au travail.

33 Si, chez Hirn, il importe au plus haut point que le travail fourni soit standardisé – car ce dont il s’agissait, c’était de le quantifier pour vérifier une égalité –, chez Amar, il importe au contraire que le travail mécanique quantifiable (mesuré en kilogrammètres) corresponde le plus exactement possible à la tâche spécifique d’un corps de métier bien déterminé. Pour Hirn, l’homme-machine de son expérience était un ouvrier parce que la physiologie ouvrière est (dans son modèle) plus simple que la physiologie de l’homme qui vit une existence variée (où les repos lui permettent de constituer des réserves énergétiques). L’ouvrier-machine est donc un cas qui révèle de façon particulièrement crue quelque chose d’universel dans tout organisme vivant : le fait que leur fonctionnement obéit aux lois de la thermodynamique. Chez Amar, le projet est tout autre : il est à cette époque si évident qu’une calorie vaut 425 kilogrammètres [25] que ce dont il s’agit désormais, c’est de trouver à quel effet chaque calorie est consacrée et de vérifier si cet effet est bien utile. La double méthode a) de l’énergétique (empruntée à Mayer et Hirn) puis b) de l’ergographie (empruntée à Marey et Mosso) sert à répondre à cette double question. De « moteur-homme » qu’il était chez Hirn, l’ouvrier-machine est désormais « machine-outil » [26] puisqu’on peut étudier simultanément sa partie motrice (l’énergétique) grâce à la calorimétrie, ses mécanismes de transmission (par la physiologie de la contraction musculaire) et sa partie effectrice (l’optimisation du geste professionnel) grâce à l’ergographie [27].

34 Pour comprendre une telle différence dans le cahier des charges du paradigme de « l’homme machine » – pour comprendre (en d’autres termes) comment une même analogie va évoluer sur cette période 1857-1913 du statut d’évidence théorique s’imposant à tout esprit scientifique à celui d’une innovation pratique présentée comme originale dans son principe et (on va le voir) révolutionnaire dans ses effets – il faut recontextualiser le propos de Jules Amar. Car, comme le décrit bien Marcel Turbiaux (Turbiaux, 2008) [28], l’émergence de telles recherches sur le « travail professionnel » résulte de la rencontre complexe entre une demande institutionnelle – qui se fait jour dès 1903 [29] – et quelques initiatives individuelles (Armand Imbert, dans le laboratoire de physique biologique de la Faculté de médecine de Montpellier, par exemple). Amar [30], quant à lui, est envoyé en 1906 (soit deux ans après avoir terminé sa double licence de sciences physiques et sciences biologiques) par le récent ministère du Travail en mission de recherche dans les colonies d’Afrique du Nord pour y étudier « les actions physiologiques du soleil sur l’organisme humain » (Amar, 1919 : 4). Or, il va profiter de ce séjour de recherche pour mener (à la prison de Biskra, petite ville du Nord de l’Algérie) l’essentiel des expérimentations qui constitueront sa thèse de sciences – Le Rendement de la machine humaine –, soutenue fin 1909. Si donc le laboratoire où il est préparateur s’occupe bien à l’époque d’énergétique humaine [31], changer d’objet de recherche – du « travail musculaire » vers le « travail professionnel » – semble avoir été une initiative personnelle pour Amar, initiative dont la commande ministérielle aurait été l’occasion.

35 Dans ce contexte – et avant l’ouverture d’un ambitieux programme de recherches au CNAM, toutefois interrompu par la Première Guerre mondiale –, le mémoire de 1913 a essentiellement un but de démonstration : il s’agit de convaincre le lecteur de ce que « les fondements scientifiques du travail professionnel sont aussi ceux du meilleur rendement industriel » (Amar, 1913 : 62). Le mémoire s’ouvre ainsi sur le raisonnement suivant : calculer le rendement maximal d’une machine ordinaire est peut-être chose aisée (il suffit – rappelle l’auteur – de trouver les conditions pour lesquelles le produit de la force, de la vitesse et de la durée du travail mécanique atteigne son maximum), mais dès qu’il s’agit de « la machine vivante », le calcul devient incommensurablement plus complexe – du fait de son fonctionnement discontinu dû à l’éternel retour de la fatigue. Si l’on prend en compte ce paramètre nouveau, la question devient alors : « à quelle limite de fatigue le travail peut-il être poussé ? » (Amar, 1913 : 62) – une question (précise l’auteur) que se sont posé « de tous temps les ingénieurs » mais à laquelle ils n’ont pu répondre qu’en utilisant des « ouvriers-étalons à qui tous les autres étaient comparés » (Amar, 1913 : 62) [32]. Or, à cette technique toute empirique, « l’étude scientifique du travail professionnel » peut désormais substituer une méthode rigoureuse pour, dit encore l’auteur, « augmenter la production (c’est-à-dire la quantité d’ouvrage) à fatigue égale » (Amar, 1913 : 6). Autrement dit, la démarche proposée par Amar n’est pas médicale : il ne s’agit ni de départager la fatigue « normale » de l’anormale ni de décrire les effets nocifs apparaissant à partir d’une certaine charge de travail ; surtout, Amar ne propose pas de traiter la fatigue comme une variable dans un calcul d’optimisation (un paramètre à faire jouer) mais, bien au contraire, il la fixe comme un donné. L’objectif du mémoire est dès lors de montrer – sur un cas simple (entendre : à partir du cas d’un travail simple) – que connaître scientifiquement le rendement énergétique spécifique à la machine humaine (un autre donné) permet de faire varier tous les autres paramètres du travail (organisation de la production, aménagement du poste, sélection de la main d’œuvre et normalisation de son comportement, etc.) pour que l’input énergétique inchangé donne un output mécanique augmenté.

36 On le voit, la logique du modèle « homme-machine » est ici très différente de ce qu’elle était chez Hirn ou chez Mayer. L’approche de ces derniers étant « fondamentale », leurs raisonnements se contentaient en effet d’une modélisation en première approximation : focalisés sur le point commun entre organisme et machine à vapeur (le principe de conservation de l’énergie), ils n’envisageaient la fatigue de l’opérateur que comme une nuisance interférant avec l’exactitude expérimentale – loin de la faire entrer dans leur modèle du fonctionnement humain. Le corps y était traité comme une boîte noire : on en mesurait les entrées et les sorties, sans entrer dans la considération des mécanismes par lesquels l’énergie se transforme à l’intérieur. On ne mesurait le travail (d’ailleurs abstrait ou inutile) fourni par le sujet qu’afin de s’assurer que le bilan global (quelles que soient les répartitions intermédiaires) vérifie bien une loi de conservation. Or, avec Amar, le modèle de l’homme-machine devient en quelque sorte dynamique en devenant pratique : la conservation de l’énergie étant acquise, l’équivalent mécanique de la chaleur étant connu, ce dont il s’agit désormais, c’est bien de comparer entre eux différents modes de fonctionnement (ou régimes) de la machine humaine, du point de vue de leurs rendements à fatigue égale. Désormais, ce qui se conserve – sur le plan pratique –, c’est la fatigue parce que c’est un certain degré de fatigue que vend l’ouvrier en signant un contrat de travail. Si elle est convenablement mesurée, la fatigue devient donc l’étalon objectif de « l’honnête journée de travail » qui, sans cela, reste une unité relative [33]. Connaissant donc le rendement moyen d’un opérateur à ce poste, l’employeur éclairé par cette « physiologie professionnelle » serait en mesure de savoir à quelle dépense énergétique exacte correspond le résultat produit.

37 Le mémoire d’Amar s’en tient à une démonstration de principe – et du reste la totalité de ses recherches resteront à l’état d’ébauche, car des campagnes de diffamation liées à une rivalité de poste l’amènent à renoncer à une carrière universitaire (Monod H. & Monod J., 1979 : 233-235) dès le début des années 1920 – mais le propos y est suffisamment clair pour que l’on voie en quoi le « programme de perception » gouvernant l’expérimentation de la figure 2 constitue un « ouvrier-machine ». En effet, après une sommaire « analyse du travail du limeur » et l’explication de la « technique expérimentale », le plan du mémoire articule trois moments logiques : un exposé des performances maximales obtenues au terme des huit mois d’expériences ; une liste des « paramètres » qui « influencent » la performance de l’ouvrier (c’est-à-dire des « variables » sur lesquelles il faut jouer pour augmenter la performance) ; enfin, un exemple d’application pratique avec le cas de X.P., apprenti « entraîné » à correspondre au « mode de travail économique du limeur ». C’est le détail de la première partie qui nous intéresse ici : pour calculer la performance d’un ouvrier quelconque (et pouvoir ainsi en mesurer l’augmentation obtenue en jouant sur les différentes variables), Amar propose de calculer son rendement – opération mieux explicitée dans sa thèse :

38

Le rapport du travail mécanique produit à la consommation de chaleur qu’il exige définit le rendement [net] ρ. […] Le rendement industriel [ρ’] est le rapport du travail utile à la dépense totale d’énergie. Tous les déchets s’y confondent, réserve faite des charges d’exploitation.

39 La machine humaine consomme au repos comme au travail. Elle est le siège d’une incessante destruction d’énergie chimique où le travail – on ne sait de quelle façon – prend sa source. Ainsi, à la dépense D’ nécessitée par le repos s’ajoutera un supplément convenable pour que la nouvelle dépense D suffise au travail T. Rigoureusement parlant, c’est le supplément de dépense (soit D – D’) qui correspondra au travail, le rendement réel sera donc :

40

Eu égard à la consommation statique, l’industriel s’occupe exclusivement du rapport : . (Amar, 1909 : 10-12).

41 C’est donc cette dernière formule qu’Amar va utiliser dans ses recherches sur le limeur. Mesurant – par la calorimétrie indirecte – le métabolisme basal D’ (la dépense énergétique au repos), il mesure ensuite la dépense totale en activité D. La différence entre ces deux grandeurs constitue la « dépense dynamique nette » qui, rapportée au nombre de kilogrammètres fournis, donne le rendement net ρ qu’il exprime par heure ou par calorie. Mais, comme indiqué dans l’extrait, cette unité n’ayant pas d’application économique directe, c’est le rapport ρ’ (« rendement industriel » de l’ouvrier) qu’il va chercher, rapport donc du travail mécanique fourni (exprimé en kilogrammètre) sur la dépense totale (métabolisme basal + dépense dynamique nette). Mais Amar va plus loin : passant à la méthode ergographique, il parvient à calculer ce qu’il appelle le « coefficient d’utilité » de chaque geste de l’ouvrier, c’est-à-dire le rapport entre le travail utile et le travail mécanique total. Seule cette précision de la quantité T importe en effet à l’industriel, puisque le « rendement » qui l’intéresse sera le rapport entre la quantité de travail utile et la dépense énergétique attendue (fixée, « idéalement », par le contrat de travail, donc). Ce nouveau rapport permet ainsi à Jules Amar de calculer quelle est la performance maximale d’un ouvrier en déterminant le « coût du gramme de limaille » en calorie. « Ainsi [chez X.P.] le prix du gramme de limaille et celui du kilogrammètre sont-ils respectivement de 4,90 cal et 0,035 cal en moyenne au lieu de 2,50 cal et 0,025 cal [dans le maximum trouvé] » (Amar, 1909 : 85-86).

42 Nulle part dans le mémoire l’auteur ne précise à quoi exactement peut servir la mesure du « prix » énergétique du gramme de limaille. Est-ce un moyen possible pour indexer le salaire ? Ce qui paraît par contre sûr, c’est que la mesure de D sert à mesurer la fatigue attendue parce que fournit d’habitude ou par les autres ouvriers. L’objectif visé par Amar était de maximiser la production « à fatigue égale » : la quantification exacte de la dépense énergétique au cours du travail donne un sens concret et directement utilisable à ce principe. L’employeur peut savoir combien exactement l’ouvrier se fatigue et disposer ainsi d’un étalon de mesure de la force de travail que le salarié lui fournit au prix convenu.

43 Le mémoire de 1913 s’arrête là, mais les mots sur lesquels se termine le dernier chapitre de la thèse d’Amar, ainsi que les premiers mots de la conclusion (qui les suivent immédiatement, donc) suggèrent que les applications pratiques peuvent aller beaucoup plus loin. En effet, là où Hirn (qui n’était pas physiologiste) ne pouvait déterminer le « » de la quantité d’énergie entrant dans le système, Amar connaît par contre très précisément le régime alimentaire des sujets sur lesquels il expérimente, si bien que l’analyse chimique de cette ration lui permet de calculer la quantité d’énergie disponible dans l’organisme :

44

L’intérêt du bon entretien de la machine est de savoir que les [composés] ternaires [34] forment le combustible préféré du travail, et que les [composés] quaternaires [35] sont des aliments de force. L’économie du fonctionnement conseille de s’adresser aux premiers. C’est ainsi que, dans le tableau 8, la valeur du quotient respiratoire (en moyenne de 0,88) trahit cette préférence de l’organisme. D’autre part, le tableau 7 accuse une dépense de 4 000 calories environ pour le travail le plus intense de la journée ouvrière. En réalité, la majeure partie de nos travailleurs consomment 3 500 calories et rarement davantage. Quoi qu’il en soit, dans les régions où la main-d’œuvre est nourrie par l’employeur, il est possible d’adopter un régime de nourriture conforme à nos conclusions, et de traduire en argent la dépense alimentaire. On saurait ainsi, exactement, le coût du travail ; on comparerait, industriellement parlant, la machine humaine à une véritable machine usuelle, pour laquelle on établirait un barème spécial.
À notre connaissance, certains directeurs-colons, en Algérie, s’étaient déjà posé le problème, et – dans la crainte de n’y pas réussir – n’ont pas essayé de le résoudre. On voit l’inanité de telles appréhensions. (Amar, 1909 : 82)
La machine humaine se présente donc avec un rendement moyen de 32,5 %. Dans la pratique industrielle (où l’on tient compte de la consommation au repos), cette valeur est seulement de 4,5 %. Mais tous frais d’exploitation compris, les moteurs thermiques rendent sensiblement moins. Et si l’on songe aux travaux où l’homme est nécessaire, où ses forces sont les plus utiles, on voit qu’elles ne sont pas excessivement onéreuses. Et égard, surtout, au problème social que le travail de l’homme pose sous une forme aiguë, pareille conséquence mérite toute l’attention. La nature des aliments qui conviennent à l’emploi du moteur humain, le prix relativement bas des substances grasses et sucrées, sont des questions que n’étudient pas assez ceux qui font travailler des milliers d’hommes dans leurs terres, les colons qui emploient la main-d’œuvre indigène, les officiers qui commandent « l’ordinaire » des troupes, tous ceux qui poursuivent la mise en valeur du travail humain. Ils disposent d’une énergie dont ils ne régularisent méthodiquement ni l’entretien, ni la dépense ; ils la supposent indéfectible.
Une fois choisie cette alimentation de travail, il faut y faire intervenir l’action si économique des boissons (café, thé, etc.), des condiments généralement préconisés par l’habitude, car ils constituent des aliments d’épargne : en restreignant la dépense énergétique, ils favorisent le rendement. (Amar, 1909 : 83)

45 À notre connaissance, Amar a toujours pris la mesure de la dépense énergétique comme une façon de fixer le donné de la fatigue : il n’a jamais traité celle-ci comme une variable sur laquelle on pouvait jouer. Mais – scientifiquement et techniquement parlant – connaître à la fois le « rendement énergétique de la machine humaine » et la quantité d’énergie fournie à l’ouvrier à travers son rationnement donne à l’employeur aidé du scientifique les moyens de déterminer lui-même la fatigue qui serait « normale » ou exigée en droit, puisqu’il saurait très précisément quelle est la capacité de travail actuellement présente dans l’organisme humain. Une telle application relève évidemment de la science-fiction rétrospective, et il serait absurde de faire un procès d’intention à Amar – c’est plutôt à la façon du philanthrope narrateur de la Modeste proposition (Swift, 1729) qu’on la propose ici : pour partager un malaise. En effet, dans l’évolution entre Hirn et Amar, un glissement s’opère lorsqu’on passe de l’évidence d’un principe scientifique à l’apparent bon sens d’une pratique censée départager équitablement les conflits du travail [36]. Ni continuité ni rupture : ce glissement nous paraît devoir être reconnu pour ce qu’il est, car (nous semble-t-il) on ne comprend pas pourquoi Amar ne voit aucun problème à la solution qu’il propose tant que l’on ne replace pas son « programme de perception » dans la continuité qu’il est persuadé d’entretenir avec la tradition issue de Mayer et Hirn.

Conclusion : de part et d’autre de Taylor

46 Chacun à une borne de notre périodisation, Gustave-Adolphe Hirn et Jules Amar développent deux visions de l’ouvrier-machine incomparables en de nombreux points. Hirn est un métaphysicien défenseur du libre arbitre, protestant antimatérialiste (promoteur d’une forme de spiritualisme ami de la science) et il pratique dans son entreprise un paternalisme que l’on pourrait dire « scientiste ». Jules Amar se définit avant tout comme un expérimentateur, prétend simultanément ne pas faire de politique et « proposer des solutions efficaces pour lutter contre les intoxications sociales » (Amar, 1919 : 10). Hirn n’a jamais évoqué des applications à ses recherches de « thermodynamique humaine » ; dès 1905 – c’est-à-dire dès l’origine de sa spécialisation dans la physiologie du travail –, Amar émet des recommandations sur la marche des fantassins de l’armée française.

47 Malgré toutes ces différences, voire ces points d’oppositions, ces deux auteurs ont pour trait commun d’avoir explicité l’analogie entre l’humain et la machine, au-delà donc de l’usage usuel que l’on peut faire de la métaphore « homme-machine ». En cela ils nous semblent intéressants à mettre en regard par rapport au taylorisme et aux écrits de Taylor en particulier, car – si l’on a souvent reproché à l’organisation scientifique du travail de réduire l’homme à une machine – à notre connaissance, le rapprochement ne se trouve jamais sous la plume de Taylor. Ce n’est donc pas le moindre des paradoxes que de lire le jugement suivant émis d’un commun accord par deux promoteurs de Taylor :

48

De nombreux travaux, articles, analyses, ont été publiés sur le Système Amar, pour le comparer – parfois l’opposer à tort – au Système Taylor (voir : Revue de métallurgie, Génie civil, Technique moderne, Revue scientifique, Scientific American, American Engineer, la Revue économique, l’Actualité scientifique, etc. de 1913 à aujourd’hui). La grande presse a recueilli les échos des discussions dont le Système français a été l’objet dans les milieux de patrons ou d’ouvriers. En général, on a bien reconnu ses deux avantages essentiels : 1° évaluation rigoureuse et objective du rendement professionnel ; 2° organisation scientifique du travail pour un rendement maximum sans risquer le surmenage. Des graphiques enseignent le moyen de déceler la limite extrême de la fatigue normale.
Il suit de là que – d’après le mot même de Gilbreth, collaborateur et successeur de Taylor – la Méthode Amar a « humanisé » le Système américain, qu’elle ne connaissait pas mais qu’elle ne répudie nullement. (Amar, 1919 : 9-11)

Notes

  • [1]
    Institut d’histoire des représentations et des idées dans les modernités ; 15 parvis René Descartes BP 7000 69342 Lyon cedex 07
  • [2]
    Sciences, société, historicité, éducation et pratiques ; Bâtiment « La Pagode », Université Claude Bernard Lyon 1, Campus de la DOUA, 38 boulevard Niels Bohr, 69622 Villeurbanne
  • [3]
    Machines à vapeur que pourtant il connaît bien, pour en avoir étudié plusieurs – en fonctionnement dans le nord de la France ainsi qu’en Angleterre – à l’occasion d’une mission dont l’avait chargé l’Académie, comme il le raconte dans le mémoire de 1771 (Lavoisier, 1774 [1771]).
  • [4]
    Déjà Claude Bernard, s’étonnant de la spécificité exclusive du « combustible » biologique (le glycogène), développait l’intuition que seul ce que l’organisme avait d’abord synthétisé pouvait être consommé ensuite par lui. La mise au jour (par Otto Meyerhof et Archibald Hill, prix Nobel de physiologie en 1922) des mécanismes de la glycolyse ne confirma cette intuition qu’au prix d’une rupture avec le modèle du moteur thermique, puisque cette première étape de la « respiration cellulaire » est paradoxalement anaérobie. Le fonctionnement cyclique de l’ensemble du processus ne fut ensuite reconstitué qu’avec la modélisation (par Hans Krebs et Fritz Lipmann, prix Nobel de physiologie en 1953) du « cycle de l’acide citrique » – au cours duquel sont synthétisés les métabolites requis pour le stockage (à très court terme) de l’énergie cellulaire –, puis l’élaboration (par Peter Mitchell, prix Nobel de chimie en 1978) de la théorie chimiosmotique pour expliquer comment cette énergie est stockée dans des molécules spécifiques au fil de la chaîne respiratoire dite « chaîne de transport des électrons ».
  • [5]
    « Toute théorie – le mot le dit [venant du grec theorein qui signifie « voir »] – est un programme de perception » (Bourdieu, 1981 : 69).
  • [6]
    Sur tous ces éléments biographiques, nous paraphrasons Faidra Papanelopoulou (2006).
  • [7]
    Classique, cette distinction est empruntée à Latour, 2001 : 12.
  • [8]
    Gustave-Adolphe Hirn, « Nouvelles recherches », manuscrit cité dans Papanelopoulou, 2006 : 239. Le mémoire de Hirn n’a pas été publié par l’Académie ; en 1884, celle-ci accepte par contre un mémoire de Marcel Deprez dont les conclusions sont suffisamment similaires pour que Hirn puisse faire remarquer qu’il avait déjà obtenu les mêmes résultats trente ans auparavant (Hirn, 1884 : 953).
  • [9]
    Ainsi Rudolf Clausius commente-t-il l’expérimentation de Hirn : « L’ensemble de ces résultats me paraît une belle confirmation des travaux de M. Joule, en même temps que le complément essentiel de toutes les observations faites jusqu’ici ; parce que cette détermination de l’équivalent mécanique de la chaleur est la première obtenue à l’aide d’une expérience où l’on ait converti non la force en chaleur, mais la chaleur en force » (Clausius, 1858 : 135).
  • [10]
    Ces expériences et leur analyse constituent le mémoire intitulé Recherches sur l’équivalent mécanique de la chaleur, soumis à un concours (lancé en janvier 1855 par la Société de physique de Berlin) demandant la détermination la plus précise de l’équivalent mécanique de la chaleur. Les études sur l’homme – que Hirn dit avoir « faites spécialement pour le concours » (Hirn, 1858 : x, introduction) – font l’objet des chapitres 4 et 7 (Hirn, 1858 : 44-69 ; 95-110).
  • [11]
    Le gazomètre à cloche (utilisé ici) est appareil contenant et diffusant régulièrement un gaz de façon à maintenir la pression constante : la cloche s’élève ou s’abaisse pour compenser les entrées ou sorties de matière. Le compteur, dont il est en général pourvu, mesure le volume de gaz libéré ou recueilli.
  • [12]
    « Pour titrer cet appareil – pour le rendre apte à faire connaître la quantité de chaleur que développait la personne étudiée –, j’avais commencé par y faire brûler un bec alimenté d’hydrogène pur […]. On savait ainsi combien de gaz il fallait brûler par heure, et par conséquent combien de chaleur il fallait produire dans l’intérieur de la guérite pour en maintenir la température à 5°, 10°, 15° au-dessus de la température externe. On connaissait par là, en un mot, la loi de refroidissement de la guérite. » (Hirn, 1887 : 681, l’auteur souligne).
  • [13]
    Hirn s’en cache d’ailleurs si peu qu’il utilise le terme « calorimètre » quand il se réfère à son appareil. On consultera le « Mémoire sur la chaleur » pour une description du calorimètre à glace de 1783 (Lavoisier & Laplace, 1784 [1780] : 369-372 ; 408 pour la planche) ainsi que de l’expérience sur le cochon d’Inde (Lavoisier & Laplace, 1784 [1780] : 404-408).
  • [14]
    Hirn précise qu’une session de quatre ou cinq heures aurait donné des résultats plus précis, mais l’état de fatigue des ouvriers, au bout d’une heure, ne permettait pas de continuer… et d’ailleurs ils devaient retourner travailler : « Pour faire une expérience correcte sur un moteur quelconque, il faut toujours attendre que la machine soit arrivée à son état de régime permanent, de sorte qu’elle se trouve, quand on cesse l’expérience, dans les mêmes conditions que quand on la commence. En raison du défaut d’habitude et aussi en raison des occupations obligatoires des sujets dont j’ai disposé, cette condition sine qua non d’exactitude n’a que rarement, peut-être jamais, été remplie dans mes expériences. » (Hirn, 1887 : 780).
  • [15]
    Les choses seront différentes en 1913 dans le cas de notre second « ouvrier-machine ». On pourrait aussi ajouter que Hirn, à la différence d’Amar, n’est pas physiologiste.
  • [16]
    Nous traduisons (en nous appuyant sur la traduction française de L. Pérard in Mayer, 1872 : 45-46, et sur le texte anglais in Mayer, 1973 : 105).
  • [17]
    Nous traduisons (en nous appuyant sur la traduction française de L. Pérard in Mayer, 1872 : 99, et sur le texte anglais in Mayer, 1973 : 135-136).
  • [18]
    Dont certains sont des mesures : la part du carbone consommé dédiée au métabolisme basal chez l’être humain (ici : 255 g) est ainsi le résultat d’une analyse (par Liebig) de la ration journalière que reçoivent à l’époque les prisonniers de Giessen (Hesse). Puisqu’ils ne se dépensent pas physiquement, restent en vie et ne prennent pas de poids – raisonnent Liebig et Mayer –, c’est que cette alimentation correspond à l’énergie nécessaire pour assurer les fonctions vitales.
  • [19]
    Hirn souligne à plusieurs reprises que les sujets sont volontaires et même actifs – « il faut en effet que le sujet [...] soit en quelque sorte expérimentateur lui-même » (Hirn, 1887 : 780) – mais il est aujourd’hui difficile de ne pas s’interroger sur le fait qu’une expérience dont la pénibilité certaine devait faire réfléchir d’éventuels volontaires trouve in fine ses sujets chez les employés de l’usine où elle a lieu. En 1879, Hirn commente d’ailleurs un autre épisode de la visite de Verdet : « L’épithète “ennuyeuse” que je viens d’employer [pour qualifier l’expérience de 1857] est trop faible […]. Je ne puis mieux caractériser ce côté de l’expérience qu’en citant l’impression produite sur notre regretté Verdet par la vue et par la description de mes appareils : “Votre expérience – me dit-il, moitié souriant, moitié blâmant – me rappelle involontairement une des scènes des Misérables de Victor Hugo !”, et je devinai qu’il ajoutait mentalement : “Avez-vous le droit de supplicier ainsi vos semblables et vous-mêmes, fût-ce au nom de la Science ?”. » (Hirn, 1879 : 12).
  • [20]
    Sur le plan social, la famille Hirn appartient aux dynasties industrielles qui pratiquent un paternalisme précurseur quoique non dénué d’ambiguïtés (cf. Schwartz, 2001).
  • [21]
    Dans le sillage d’Étienne-Jules Marey, le physiologiste turinois Angelo Mosso (1846-1910) développe vers 1890 une technique (qu’il baptise « ergographie ») permettant de transcrire directement (sur un cylindre noirci) les mouvements d’un doigt ou d’un membre en reliant celui-ci à un stylet mobile. Au tournant du siècle, Armand Imbert (1850-1922) créé à partir de ce modèle un certain nombre « d’outils inscripteurs », ou « ergographiques » : un cabrouet (diable), une pelle ou un sécateur sont ainsi équipés de « tambours de Marey » (poires dont l’air, à la moindre pression, est chassé jusque dans un tuyau pour agiter le stylet le long du cylindre) de façon à ce que chaque contrainte ou choc qu’ils reçoivent soit immédiatement représenté sur le graphique (appelé « ergogramme »). La lime ergographique développée par Amar est ainsi une autre adaptation d’un outil de travail à des fins d’exploration expérimentale.
  • [22]
    La technique dite de « calorimétrie directe » (utilisée par Lavoisier et Hirn) qui consistait à évaluer la consommation d’énergie à partir d’un relevé direct de la chaleur émise (censée manifester immédiatement la quantité d’énergie en jeu) a été remplacée par une technique de « calorimétrie indirecte » consistant à analyser les gaz expirés de façon à calculer la part d’oxygène utilisé comme comburant par le métabolisme – ce qui donne (à travers cette fois l’équation de la réaction chimique, nécessaire pour la quantifier) une image indirecte, donc, des combustions intra-organiques.
  • [23]
    Et de fait, pour donner une idée du bénéfice qu’il y aurait à appliquer ses recherches, Amar va transposer ses résultats à des situations réelles qu’il est allé observer : « L’expérience et l’observation de quelques grandes usines de Paris nous ont appris que l’homme peut fournir 8 heures et demie de travail à la lime, soit (8,50 x 5) / 6 = 7 heures de travail effectif et 1 h 30 de repos intermédiaires. À raison de 8 800 kgm par heure [le rendement qu’il a trouvé expérimentalement], c’est un travail journalier de 8 800 x 7 = 61 600 kgm avec production de 82 x 7 = 574 g de limaille, et une dépense énergétique de 61 600 x 0,033 = 1 417 calories environ. » (Amar, 1913 : 84).
  • [24]
    « La marche optimum, à 70 coups de lime [par minute], nécessite des repos d’une minute après 5 minutes de travail. En général les rapports des durées de repos et d’activité est de 1 à 5. Alors on s’assure qu’après une heure de travail l’homme est dans un état normal très voisin de celui du repos ; […]. Aucune perturbation d’ailleurs dans les fonctions physiologiques de l’organisme. » (Amar, 1913 : 83). Un tel mythe du travail sans fatigue a été analysé par Anson Rabinbach comme une survivance – dans l’ordre biologique – du mythe du mouvement perpétuel dont l’impossibilité venait justement d’être prouvée dans l’ordre physique (Rabinbach, 1990 : 58).
  • [25]
    « E est l’équivalent mécanique de la calorie, soit 425 kilogrammètres environ » indique laconiquement une note du premier chapitre de la thèse d’Amar (Amar, 1909 : 9).
  • [26]
    Selon l’expression marxienne (Marx, 1993 : 418, section IV, chap. 15 « Machinisme et grande industrie »).
  • [27]
    « Toute machinerie développée se compose de trois parties essentiellement différentes : la machine motrice, le mécanisme de transmission et enfin la machine-outil (ou machine de travail) » (Marx, 1993 : 418).
  • [28]
    Sur le programme de recherche des « sciences du travail », les analyses d’épistémologie historique critique les plus abouties sont celles menées par Yves Schwartz (notamment dans Schwartz, 1988 [réédité en 2012]) et par François Vatin (notamment dans Vatin, 1999).
  • [29]
    En 1903, la section « Hygiène industrielle et professionnelle » du 13e Congrès international d’hygiène et de démographie met ainsi à son ordre du jour la question suivante : « Dans quelle mesure peut-on, par des méthodes physiologiques, étudier la fatigue, ses modalités et ses degrés dans les diverses professions ? Quels sont les arguments que les sciences physiologiques et médicales peuvent ou pourraient faire valoir en faveur de tel ou tel mode d’organisation du travail ? » (Congrès international d’hygiène et de démographie, 1903 : 57, t. V, 1re division, section IV, « troisième question »).
  • [30]
    Sur tous les éléments biographiques, nous paraphrasons : Monod H. & Monod J., 1979.
  • [31]
    Georges Weiss, son directeur, publie ainsi Physiologie générale du travail musculaire et la chaleur animale en 1909 (Weiss, 1909).
  • [32]
    L’auteur souligne.
  • [33]
    Une relativité que soulignait déjà Taylor : When a labor union, under the cloak of the expression “a fair day’s work,” refuses to allow a first-class man to do any more work than a slow or inferior workman can do, its action is quite as absurd as limiting the work of a fine dray horse to that of a donkey would be. (Frederick W. Taylor, « Shop management » (1903), in Taylor, 1964 : 190).
  • [34]
    Les « sucres et graisses » (glucides et lipides) dont il a été question au paragraphe précédent.
  • [35]
    Les « albuminoïdes », c’est-à-dire les protéines.
  • [36]
    « C’est méconnaître les lois véritables et profondes de l’organisation sociale que de ne pas mettre chaque homme à la place qui lui convient pour qu’il y donne sa pleine mesure. L’heure est venue d’une conception, scientifique et humaine à la fois, de cette organisation, source de bien-être et de concorde. » (Amar, 1917 : 361).
Français

La métaphore de l’homme-machine, qui peut signifier différentes choses, a pris un sens précis et littéral dans le cadre de la constitution d’une sous-discipline nouvelle (en France, entre la fin des années 1850 et celle des années 1910) appliquant la physiologie de l’activité musculaire à l’étude du travail humain. Cette « physiologie du travail professionnel » a été initialement développée sans connaissance des travaux de Taylor, mais elle a pris un tournant décisif (qui amènera à son échec, puis à un renouvellement profond sous la forme de l’ergonomie) en rencontrant le taylorisme, introduit entre-temps en France. En se focalisant sur la description des dispositifs expérimentaux, le présent article propose de comparer deux moments dans cette histoire – 1858 (avec le « moteur-homme » de G.-A. Hirn) et 1913 (avec le « rendement de la machine humaine » chez J. Amar) – pour mesurer la différence de sens qu’a pu prendre la métaphore.

Mots-clés

  • physiologie du travail
  • histoire de l’ergonomie
  • représentations du corps
  • dispositif expérimental
  • sciences appliquées
English

Two machine-workers, before and after Taylor

The simile comparing humans to machines may bear different meanings. Yet, as a brand new scientific program applying muscle physiology to the study of human work gradually appeared in France (roughly between 1860 and 1920), the metaphor began being used in a literal sense. “Professional work physiology” was first developed without any reference to Taylor – as his writings were not translated into French until the late 1900’s. When these two scientific traditions met, however, “professional work physiology” took a different turn. This paper investigates how, by comparing two different moments in this gradual formation of a novel discipline: 1858 and 1913, that is: before and after Taylor’s writings are introduced in France. Focusing each time on the experimental setups involved, the first part of the paper studies G.-A. Hirn’s “man-motor”, while the second studies Jules Amar’s “yield of the human machine”. The aim is to understand how the meaning of the simile evolved.

Keywords

  • Work physiology
  • History of ergonomics
  • Body Image and Representation
  • Experimental Setup
  • Applied Sciences

Références bibliographiques

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Barthélémy Durrive
IHRIM [1] (UMR 5317), ENS de Lyon
S2HEP [2] (EA 4148), Université Claude Bernard Lyon 1
  • [1]
    Institut d’histoire des représentations et des idées dans les modernités ; 15 parvis René Descartes BP 7000 69342 Lyon cedex 07
  • [2]
    Sciences, société, historicité, éducation et pratiques ; Bâtiment « La Pagode », Université Claude Bernard Lyon 1, Campus de la DOUA, 38 boulevard Niels Bohr, 69622 Villeurbanne
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Mis en ligne sur Cairn.info le 12/01/2018
https://doi.org/10.3917/lhs.205.0053
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