CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Peu de revues en sciences sociales atteignent leur cinquantième anniversaire, encore moins le dépassent : citons tout d’abord la doyenne L’année sociologique, fondée en 1896, Les Annales, 1929, plus proche de nous la New Left Review fondée en 1960, comme la Revue française de sociologie, les Cahiers internationaux de sociologie qui ont arrêté leur publication en 2010 à leur volume 118-119 après avoir fêté leur cinquantenaire en 1996 : cet événement avait été d’ailleurs salué dans le numéro 126 de L’homme et la société où Nicole Beaurain faisait un long commentaire des articles. Prenant modèle sur ces illustres revues, L’homme et la société entend poursuivre une réflexion dont les bases ont été posées au milieu des années soixante et qui aujourd’hui pourraient être qualifiées par d’aucuns d’obsolètes. Comment expliquer cette volonté partagée de continuité qui se donne à voir dans cette nouvelle livraison ? C’est sous deux angles complémentaires que cette interrogation est abordée : dans une première partie des témoignages personnels retracent les modes de subjectivation d’une trame intellectuelle et politique commune mais diversement interprétée selon les parcours de chacun ; dans une seconde partie, des contributions analytiques reviennent à partir de positions diverses sur les convergences et les divergences de lecture des transformations sociales, économiques et idéologiques qui se sont opérées durant les cinquante dernières années.

2 Le lecteur est donc placé au cœur des dialogues et des heurts qui nourrissent le comité de rédaction et par là même invité à s’impliquer dans les débats ainsi mis en scène. Corollairement il peut à loisir repenser à partir de cet écheveau ses propres conceptions et les postures adoptées dans son réseau d’interconnaissance. L’exercice collectif de réflexivité effectué porte ainsi en lui ses déclinaisons potentielles infinies et riches de surprises.

3 Deux concepts, centraux, pourraient baliser l’espace idéel mobilisé par la revue : l’émancipation et la liberté, le premier renvoyant plutôt à un socle politique, le second s’inscrivant dans un horizon philosophique. Ces deux plateaux constituent les fondements de la revue au fil des années, se prêtant aux représentations les plus contradictoires et chaque article y revient ici à sa manière, travaillant les sillons critiques de la pensée pour mieux comprendre le présent et peser sur lui. Émancipation et liberté concernent tous les groupes sociaux et toutes les sociétés, dans leurs singularités mais hors des identitarismes qui pullulent désormais et alimentent de sombres retours nationalistes et excluants, fussent-ils au nom de la « république » ou de la « laïcité ». La revue fut d’ailleurs une des premières à attirer l’attention en 1987 (nº 83) sur les risques que représentait pour les chercheurs en sciences sociales l’engouffrement dans la notion d’identité.

4 Émancipation et liberté prennent une signification aiguë à l’aube d’un xxie siècle qui voit élues démocratiquement à la tête du gouvernement de sombres figures par exemple aux États Unis ou aux Philippines, tandis que se maintiennent au pouvoir les pires dictatures au Congo ou au Bénin pour ne citer que quelques cas. Les médias attirent l’attention sur le désir d’États autoritaires qui animerait les populations alors même que désormais la puissance des algorithmes dans le cadre du marché guide nos choix et inclinaisons politiques. Comment dès lors se tenir à l’écart de déterminismes absurdes et surtout bâtir des imaginaires d’émancipation et de liberté, détenteurs d’agencements collectifs et d’insubordination individuelle ? Telles sont les préoccupations qui nous tiennent à cœur dans la revue.

5 Notons sur un autre registre que l’air du temps n’a pas conduit à changer le nom de la revue pourtant bien marqué par son époque et pouvant aisément être connoté d’androcentrique ; si depuis 1991, date de publication du nº 99-100, « Femmes et sociétés », de nombreux volumes ont fait une large place aux féminismes et aux divers courants qui s’arriment à la remise en cause d’une dualité sexuelle ontologisée, il est néanmoins apparu à la majorité d’entre nous qu’il fallait garder la marque totémique de la revue, comme une trace et un repère, aussi problématique soit-il pour certains !

6 Le lecteur qui prendra la peine de parcourir sur Persée et Cairn la collection des articles publiés sur cinquante ans découvrira combien la revue s’est tenue constamment à l’écart des modes et des idées dominantes, laissant libre cours à une pensée affranchie des liens institutionnels et idéologiques qui enchaînent fréquemment chercheurs, enseignants et intellectuels. Qu’il s’agisse de l’espace dit scientifique – et en particulier sociologique – ou encore des théories prépondérantes à divers moments – comme le marxisme –, dans chaque situation un esprit iconoclaste a inspiré les auteurs, ne reculant pas devant leur potentielle marginalisation, voire stigmatisation. Ainsi pouvons nous considérer avoir été souvent à l’avant-garde de la critique, celle-ci fût-elle aujourd’hui balayée par les effets de marché et de concurrence. C’est dans cette voie étroite mais fructueuse que nous entendons poursuivre la publication de L’homme et la société, revue autant rugueuse qu’attachante, ne cédant pas aux séductions fragiles de l’instant.

Monique Selim
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/01/2017
https://doi.org/10.3917/lhs.201.0007
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