CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Ne serait l’idée de « pathologies de l’argent », on ne rapprocherait pas d’emblée Eugénie Grandet de La Joie de vivre, paru un demi-siècle plus tard. Lorsque Zola prépare son roman, il pense plutôt les avortements de Lazare au regard des échecs de Frédéric dans L’Éducation sentimentale. C’est dans l’Ébauche de L’Argent qu’il songera explicitement à ce roman de Balzac, pour opposer son spéculateur Saccard au thésauriseur Grandet. Plus avant, lorsque Pierluigi Pellini décide d’étudier l’argent à l’œuvre en se détournant des romans où sa représentation serait stéréotypée, il tend justement à distinguer entre, d’une part le roman balzacien de la physiognomonie ou de la monomanie de l’or, d’autre part des romans comme La Joie de vivre, où il estime que l’argent est un thème « tout à fait marginal », ce qui ferait l’intérêt de l’analyse  [1]. Mais lorsque Jean-Louis Cabanès consacre au roman de Pauline plusieurs belles études, c’est pour se demander comment il est possible de retrouver en régime naturaliste un roman du sublime, alors qu’a priori, chez Flaubert et Zola, l’ironie et le refus du mélodrame « exorcisent […] ce qui ressortissait chez Balzac et chez Stendhal à diverses formes de sublimité  [2] ». Le roman balzacien revient alors comme référence problématique, à propos d’un opus de Zola dans lequel le don d’argent apparaît comme l’une des formes du dépouillement et du don de soi. C’est ainsi que nous pourrions rapprocher La Joie de vivre et Eugénie Grandet en y lisant deux récits de sacrifice féminin susceptibles de figurer tous deux un « envers de l’histoire contemporaine ».

2 Une fois ce corpus élu, nous voyons émerger de multiples convergences thématiques, d’ailleurs susceptibles d’intéresser l’économiste : voici deux romans de l’amour déçu où l’argent apparaît moins comme violence sociale que comme violence intime, La Joie de vivre s’imposant pour Pierluigi Pellini comme une véritable « réécriture économique du roman psychologique  [3] » ; voici deux romans de la claustration féminine et de l’attente qui figurent des économies dans le sens étymologique du terme, des maisonnées où l’on compte la chandelle, où le nombre de sucres pris au petit-déjeuner fait problème  [4], où les notes de boulanger à deux francs quatre-vingt-cinq ont droit de cité  [5] ; voici deux romans d’apprentissage où la jeune fille expérimente les effets induits par le don de son trésor, sous l’œil de bonnes (Nanon et Véronique) qui sont moins responsables de l’oïkonomia qu’instances bavardes assurant la lecture enchâssée du sacrifice de l’héroïne, selon une saine conscience des intérêts. Surtout, voici deux fictions dont le sens apparaît réversible. Jean Borie et Jean-Louis Cabanès ont montré comment le roman de la bonté de Pauline s’inverse en roman de la toute-puissance, comment le don de la jeune fille s’y retourne en exigence, comment Pauline se met à incarner « les créances de la charité  [6] » : telle serait la voie par laquelle Zola revisite le sublime mélodramatique. Jean-Louis Cabanès a dit en quoi cette écriture du sublime pose à Zola le problème de la recherche d’un nouveau transcendantal, qui ne soit pas religieux, enjeu qui ne nous paraît pas éloigné du roman de Balzac, tant celui-ci estompe l’idée finale d’une Eugénie rassérénée par la charité. Notre lecture parallèle nous amènera donc à nous demander si Eugénie Grandet ne décrit pas aussi une « femme puissante », pour reprendre une expression récurrente du Dossier préparatoire de Zola à l’endroit de Pauline  [7]. Notre propos sera plus généralement de montrer que ces romans ne se laissent pas réduire à une opposition simpliste entre monomanes de l’argent et jeunes filles pures, mais que l’expression amoureuse des héroïnes dans et par l’argent les soumet aussi aux pathologies de l’intérêt.

Les intérêts passionnés

3 A priori, Eugénie Grandet et La Joie de vivre isolent des êtres d’amour, de pureté et de désintéressement dans des maisonnées où se concentrent les intérêts pécuniaires. Eugénie et sa mère apparaissent d’emblée comme des « exceptions curieuses » dans la société des Cruchotins et des Grassinistes domestiqués par la ruse de Grandet, « dans cette réunion de gens dont la vie [est] purement matérielle  [8] ». On pénètre dans le roman par une quinzaine de pages qui font la généalogie de la fortune du tonnelier de Saumur, homme économique, et qui constituent un étalon du sens : « Il est maintenant facile de comprendre toute la valeur de ce mot : la maison à monsieur Grandet  [9]. » Il ne serait pas impossible de multiplier les comparaisons entre ce début du roman de Balzac et le premier chapitre de La Joie de vivre. Certes les modalités sont inversées : Eugénie apparaissait assiégée par les intérêts, tandis que c’est Pauline qui arrive dans la maison des Chanteau à Bonneville. Mais la même antithèse sourd rapidement de l’exposition zolienne : opposition entre innocence de l’orpheline et intérêt naissant de ses tuteurs ; mise en regard des cent cinquante mille francs de titres et d’argent qu’apporte la fille des Quenu  [10] avec le déclin des rentes que les Chanteau tirent de Davoine  [11] ; opposition entre le sommeil de Pauline ou les protestations de désintéressement de Mme Chanteau envers son trésor (« on mourrait de faim à côté…  [12] », et « la passion » qui « emport(e) » les Chanteau dès qu’ils se mettent à parler d’argent  [13]. La description apéritive des intérêts matrimoniaux chez Balzac aurait donc pour équivalents chez Zola la prolepse (la scène où le chien Mathieu et la chatte Minouche dévorent le dessert de Pauline, toute à « son bonheur de se dépouiller  [14] »), et aussi un certain art de la dénégation (Mme Chanteau apparaît d’abord « sans arrière-pensée au sujet de la fortune dont elle aurait la garde  [15] »). Ainsi, dans Eugénie Grandet comme dans La Joie de vivre, l’horizon d’attente du roman serait bien la vexation des sentiments désintéressés de l’héroïne par le déploiement de l’intérêt d’argent.

4 Dans les deux romans, il y a développement pathologique des intérêts, dans le sens où nous l’entendons ici : surestimation de l’argent indépendamment du bonheur qu’il devrait procurer, oubli de la fin dans l’obsession du moyen. On connaît les plus cruelles scènes d’Eugénie Grandet sur ce point : Grandet ne devient prévenant avec sa femme mourante que pour éviter l’inventaire et le partage de sa succession  [16] ; devenu veuf, il câline sa fille pour qu’elle consente à renoncer à sa part de l’héritage maternel (« il la couvait comme si elle eût été d’or  [17] ») ; plus tard, le président de Bonfons épouse Eugénie selon un contrat de mariage qui l’amène à spéculer sur sa mort et sa virginité même  [18] … Pathologie de l’intérêt donc, et pathologie parfois aggravée : lorsque Grandet brutalise Eugénie pour s’emparer du nécessaire de toilette de Charles et en faire sauter les ornements, laissant bien voir combien « la vue de l’or, la possession de l’or, [est] devenue sa monomanie  [19] », il précipite sa femme à la tombe au moment même où son intérêt bien réfléchi lui recommanderait de la ménager. Dans cette scène du coffret, il n’y va pas seulement d’une subordination du sentiment à la cupidité, mais plus avant d’un dérèglement du calcul lui-même. « Depuis deux ans principalement, son avarice s’était accrue comme s’accroissent toutes les passions persistantes de l’homme », prévient le texte  [20]. Ce n’est pas seulement que le sentiment le cède à l’intérêt ; ce n’est pas seulement que les intérêts sont passionnés ou les passions intéressées comme il en va communément chez Balzac  [21] ; c’est aussi que la cupidité se retourne pathologiquement contre l’intérêt lui-même (puisque Grandet s’expose, en tuant sa femme par le spectacle sauvage de sa manie, à liciter ses biens, comme l’a expliqué Cruchot). « Soyez donc raisonnable, Monsieur, une fois dans votre vie », hurle la bonne Nanon  [22] ; or il n’est pas seulement déraisonnable mais irrationnel, animé de l’« instinct illogique » de Gobseck déclinant, qui oublie la dépréciation de ses stocks périssables pendant qu’il ratiocine sur les termes de ses marchés  [23]. Ces deux avares obéissent à un « habitus » du calcul, trahissent un comportement « dépourvu de toute rationalité instrumentale », comme l’écrit André Orléan à propos du père Séchard  [24]. Ils touchent par deux points (la confusion de la fin et des moyens et la passion du calcul) à « la déraison de la raison économique » dont parle Serge Latouche  [25].

5 Dans le roman naturaliste de Zola, la pathologie de l’intérêt s’exprime au sens propre : elle s’incarne, elle s’incorpore, conformément aux notes préparatoires de 1868-1869 dans lesquelles le matérialiste Zola se proposait de montrer dans Les Rougon-Macquart le dérèglement du corps par l’agio  [26]. Bien que La Joie de vivre ne compte pas parmi les romans sociaux censés montrer l’autocombustion de la famille dans le désir d’argent, et bien que la genèse de ce roman soit contemporaine de celle d’Au Bonheur des Dames, où l’argent est réhabilité et confondu avec la vie, le roman de Pauline propose bel et bien une nosographie de l’intérêt déréglé. Les Chanteau ne sont pas des Thénardier : il s’agit moins d’un récit de spoliation délibérée que de la chronique d’une maladie morale provoquée par la présence même de l’argent de Pauline. C’est le roman de la gêne petite-bourgeoise soudain exposée à la fortune, et cette confrontation est pathogène. Précisons d’abord que le destin financier des époux Chanteau a été infléchi par les premières atteintes de goutte du mari, qui l’ont contraint de céder à Davoine les parts de son affaire de bois  [27] : le destin financier est inséparable des aléas physiologiques (l’accident de Coupeau dans L’Assommoir l’a suffisamment prouvé). On notera ensuite comment les prélèvements répétés de Mme Chanteau dans la fortune de Pauline paraissent déterminer l’œdème aux jambes et la maladie de cœur qui vont la tuer  [28]. Cette enflure et cet étouffement progressifs nous rappellent que les parents de Pauline, les Quenu conservateurs et thésauriseurs du Ventre de Paris, sont aussi morts sclérosés par la mauvaise graisse de leur accumulation, renvoyés à leur prospère charcuterie par une sorte d’ironie spéculaire : « le sang l’étouffait », dit-on du fabricant de boudin ; « un soir, on l’a trouvé la figure violette, le nez tombé dans une terrine de graisse  [29] ». Il faudrait encore pointer la page étonnante de La Joie de vivre où Pauline, à l’article de la mort à cause d’un abcès dans l’œsophage, est proclamée « sauvée ! » juste après avoir donné cent francs à Mme Chanteau pour régler sa pension, l’épicier et le boulanger  [30]…. L’enchaînement fait sens, dans le post hoc propter hoc du récit zolien : chez Zola, l’intérêt pathologique s’exprime par la gourmandise, l’engorgement, la congestion ; donner ou payer, c’est s’en délivrer. Zola a eu « l’intuition de ce qu’on appelle aujourd’hui la psychosomatique », estime Jean Borie, lorsqu’il analyse les maladies de la maison de Bonneville  [31]. Si Borie envisage surtout ce que ces maladies recouvrent de chantage au suicide (y compris la maladie de Pauline), insistons plutôt sur la métaphorisation, par le circulus vital, de l’altération du circulus financier. La physiologie zolienne de l’intérêt déréglé diffère d’ailleurs de la physiologie balzacienne, encline à incarner l’intérêt farouche dans des corps étiques doués de force surhumaine : l’avare est chez Balzac un mort chez les vivants, un cadavre galvanisé par sa cupidité, une momie aux yeux d’or. Grandet conserve longtemps une insolente santé, la diète entretenant sa manie, alors que chez Zola la pathologie de l’intérêt s’exprime par un immobilisme gourmand. D’un côté un monomane de l’or qui meurt un peu comme Raphaël de Valentin, dans l’ultime expression de son désir : « lorsque le prêtre lui approcha des lèvres le crucifix en vermeil pour lui faire baiser le Christ, il fit un épouvantable geste pour le saisir et ce dernier effort lui coûta la vie  [32]. » De l’autre côté, Mme Chanteau avec ses jambes « énormes et pâles, pareilles à des troncs déjà morts  [33] » ou bien Chanteau dont « les deux mains difformes sembl[ent] des blocs monstrueux de chair et de craie  [34] ». Il y a là deux représentations opposées, surnaturaliste et naturaliste, des pathologies de l’intérêt ou du simple égoïsme.

Entropie, endémie

6 Ces deux nosographies romanesques de l’intérêt déréglé semblent d’abord se déployer dans un récit de sens clair. Lorsque nous lisons l’Introduction aux Études philosophiques signée Félix Davin, la définition donnée des Scènes de la vie de province comme d’un ensemble de tableaux de « désillusionnements », où « les intérêts positifs contrecarrent à tout moment les passions violentes aussi bien que les espérances les plus naïves  [35] », fait en particulier songer à Eugénie Grandet. Certes ce paratexte auctorial demeure imprécis, car il est sans doute des passions que les intérêts contrecarrent facilement (la passion amoureuse), mais il en est d’autres (l’orgueil, l’ambition, la volonté de pouvoir…) que les intérêts ne font que fouetter – à moins que ce ne soit l’inverse –, et le roman balzacien contrevient fondamentalement à la promotion de l’intérêt compensateur et pacificateur retracée par Hirschman. Il n’en reste pas moins que le roman de 1833, comme bien d’autres opus balzaciens, exprime à travers le personnage d’Eugénie la transition, associée aux Scènes de la vie de province, selon laquelle « à vingt ans les sentiments se produisent généreux » et « à trente ans, déjà tout commence à se chiffrer, l’homme devient égoïste  [36] ». Le texte d’Eugénie Grandet pointe par exemple la transformation morale de Charles négrier : « Au contact perpétuel des intérêts, son cœur se refroidit, se contracta, se dessécha  [37] » (toujours cette isotopie de la momification, plus près de l’image stendhalienne du monde des « secs » et des « froids » que de la métaphore zolienne de l’engraissement). Il indiquera aussi l’altération de l’héroïne en forçant ses effets conclusifs : « Ce noble cœur, qui ne battait que pour les sentiments les plus tendres, devait donc être soumis aux calculs de l’intérêt humain  [38]. » Ce récit balzacien jouerait donc d’un « romanesque de l’attente  [39] » qui intensifierait la chute ainsi que la thèse générale selon laquelle le sentiment est fatalement vexé par l’intérêt. Les deux premiers tiers d’Eugénie Grandet sont consacrés à la description de la situation saumuroise ex ante et à l’idylle de Charles et Eugénie, tandis que le dernier tiers, en une accélération où voisinent sommaires et scènes décisives, résume les huit ans d’attente de l’héroïne et les deux premières années de dépit qui suivent le retour de son cousin : tout conduit à lire le dénouement non seulement comme une chute mais aussi comme une moralité, conforme à l’opposition générale entre sentiment et calcul, et éventuellement entre mœurs douces de province et choc mécanique des intérêts parisiens  [40].

7 Le roman de Zola ne joue pas de ce romanesque suspensif et résolutif, même s’il contient aussi des séquences dans lesquelles Pauline attend Lazare parti étudier à Paris : Zola s’y propose plutôt la chronologie d’un « émiettement », terme important de l’Ébauche aux côtés de l’isotopie de la dévoration. Une analyse génétique pourrait s’étonner de la rareté de la question d’argent dans les 76 folios de cette Ébauche à revirements  [41], comme si l’idée du trésor de l’orpheline, bien que constituant une donnée fondamentale de l’action, avait une fonction périphérique ou était surtout promise à un développement métaphorique. Un roman comme La Joie de vivre se concevrait peut-être sans argent : le récit y suivrait tout aussi bien les progrès de l’ingratitude de Mme Chanteau et de l’angoisse de Lazare face à la « bonté » de Pauline, trait définitoire du personnage. Mais dans ce roman animé d’une « manie du bilan  [42] », l’argent donne la mesure du temps, du dépouillement de l’orpheline ou de la désagrégation des personnages (Mme Chanteau, son fils Lazare, Chanteau lui-même) ; il constitue un langage romanesque à l’égal du physiologique et se superpose à d’autres images de l’émiettement (le grignotage de Bonneville par la mer, la corruption des enfants de Bonneville…). Convoqué à l’intérieur d’une réflexion sur les pathologies de l’argent, La Joie de vivre ne peut donc faire oublier que sa thèse fondamentale exorbite la question financière : il s’agit pour Zola, à l’intérieur d’une critique introspective et méta-romanesque du schopenhauerisme, de contredire le discours de l’entropie par l’affirmation du principe positif incarné par Pauline. Et si des esprits comme Maupassant ont par la suite tiré le titre du roman vers une ironie à laquelle Zola a cru bon de se rallier  [43], le projet n’en est pas moins de célébrer en Pauline la bonté triomphante, la joie de vivre comme résistance, et finalement la vie plus encore que la joie (la bonté devient la forme de cette « bravoure à vivre » que Zola attribuera à d’autres héroïnes comme la Mme Caroline de L’Argent). Aussi la tension résolutive du roman est-elle moins romanesque que discursive, ce dont rend bien compte l’Ébauche. Zola y envisageait en effet un dénouement dans lequel devaient se superposer la victoire de la joie de vivre et la reconnaissance par Lazare de sa dette envers Pauline ; devaient alors coïncider le verdict du procès du pessimisme et l’apurement des comptes par les larmes :

8

Il me faut à la fin une scène où Lazare tombe dans les bras de Pauline, en reconnaissant tout ce qu’elle a fait, en constatant son dévouement. Une crise. Des larmes, quelque chose de très touchant. (Est-il mal marié ?) : « Tu as été notre bon ange, tu nous as donné ton argent, tu as aidé ma mère à mourir, tu as soigné mon père, tu m’as sacrifié ton cœur, tu aimes mon enfant, tu es bonne », et la joie de vivre. Cette scène doit être dans le dernier chapitre, avant le coup de soleil, le calme final et triomphal, Pauline entre le père Chanteau qui hurle et l’enfant qui sourit  [44].

9 Il est fascinant dans ces lignes, comme toujours dans les ébauches zoliennes, que tout soit déjà là (y compris les disputes de Lazare et Louise), mais que le dépliement même de la fiction déjoue cette cohérence pour la remplacer par une autre. « Le critique n’a pas besoin d’actes manqués, et les constructions témoignent autant que les ratures », prévenait Jean Borie contre toute surestimation des dossiers préparatoires de Zola  [45]. Il n’en reste pas moins que la lecture soustractive du dénouement de La Joie de vivre par rapport à son ébauche fait sens. Nous savons bien que la fin du roman n’est pas celle qu’avait prévue Zola : les moments où Lazare pleure sa reconnaissance ont été avancés en deux moments éminents du récit, d’abord lorsque Pauline donne Louise à Lazare, ensuite lorsque Lazare rejoint Pauline qui vient de sauver son fils  [46] ; une scène de ménage entre Lazare et Louise envahit au contraire le dernier chapitre ; et le roman se termine sur le coup de théâtre ibsénien, tchékhovien, du suicide de la bonne Véronique, laquelle a pris une singulière épaisseur au regard de l’Ébauche  [47]. Ainsi, la superposition de la reconnaissance de dette et de l’affirmation de la joie s’est dissoute dans la vigueur de l’entropie. Cela ne nie pas la bonté de Pauline, mais l’installe dans une dialectique dégagée de tout effet conclusif.

10 La Joie de vivre résiste donc à la conclusion. Mais n’est-ce pas aussi vrai d’Eugénie Grandet ? On notera au préalable que les représentants de l’argent pathologique ne sont pas monolithiques. Grandet lui-même, qui vieillit dans la monomanie du métal jaune mais qui a su, huit ans auparavant, vendre son or en spéculant sur les cours puis acheter des rentes, est un personnage ambivalent, entre aberration et lucidité du calcul. On remarquera que Charles n’est pas sans complexité (« la candeur d’Eugénie avait momentanément sanctifié l’amour de Charles  [48] ») et que la lettre du parjure a l’inconséquence de rappeler le « petit banc de bois » et le « pur bonheur » tout en les reniant  [49]. On sait aussi que Mme Chanteau met l’amour de l’argent au service de son amour pour Lazare : « sa coquinerie viendra de sa tendresse folle pour son fils », prévoyait l’Ébauche  [50]. Ainsi, c’est lorsque Pauline a chassé Louise et compromis les nouvelles menées matrimoniales de Mme Chanteau que se déclarent conjointement l’œdème et la pathologie de l’intérêt : « Elle souffrait de l’argent, c’était comme une rage de l’argent, grandie peu à peu, emportant la raison et le cœur  [51] ». Tout cela suggère que l’argent est traité comme un medium dynamique des relations interpersonnelles. Il est aussi difficile de résumer le roman de Balzac à la destruction des « doux sentiments de la vie » ou de « l’ignorance » par le « dieu moderne » de l’argent  [52], que celui de Zola à l’échec de la bonté devant l’ingratitude. Cela relèverait d’une conception fixiste du personnage et d’une vision de l’argent comme puissance exogène que démentent l’un et l’autre romans, consacrés à un processus auquel contribue la protagoniste elle-même. Dans Eugénie Grandet comme dans La Joie de vivre, la pathologie est justement dynamique, endémique. Et Eugénie comme Pauline sont les protagonistes d’un roman d’apprentissage féminin qui ne distingue pas l’argent du sentiment.

La pathologie du don amoureux

11 Pauline apparaît d’emblée dans l’argent. Son premier regard sur le salon des Chanteau est un regard informé par l’argent et par la comparaison avec la riche maison Quenu-Gradelle : « ses yeux s’attristèrent, elle sembla deviner un instant les sourdes aigreurs cachées sous la bonhomie de ce milieu nouveau pour elle  [53]. » Au moment où elle consent à donner de son argent, le texte indique combien Pauline sent peser en elle « une hérédité d’avarice, l’amour de Quenu et de Lisa pour la grosse monnaie de leur comptoir » ; elle sent dans cette avarice « un inconnu honteux, une vilenie secrète qui s’éveill[e] au fond de son bon cœur  [54] » ; le patrimoine financier étant, comme le constate Jean Borie, l’une des formes du péché originel dans Les Rougon-Macquart [55], en attendant les romans où les héritiers consentiront à « rendre  [56] ». C’est dire que les dons de Pauline ne se fondent pas ici sur l’ignorance de l’argent mais sur sa pleine conscience. De même, Eugénie Grandet prend un moment l’allure d’une comédie-proverbe en superposant la naissance de l’amour, du jugement et de la conscience de l’argent : ce serait un peu « comment l’esprit vient aux filles ». Ce roman d’apprentissage a commencé dans les limbes de la pensée : l’idée qu’Eugénie et sa mère « ne prisaient ni ne méprisaient l’argent », qu’elles « ne savaient rien de la richesse de Grandet » et, plus étrangement, que « leurs sentiments » étaient « froissés à leur insu  [57] » : expression étonnante, qui signifierait que les sentiments sont ex ante contraints par l’argent. Tout ensemble éclosent l’amour bafoué par le père (« Aucun des enseignements de l’amour ne lui manquait  [58] »), la conscience de la pathologie de Grandet (« Dès ce moment, elle commença à juger son père  [59] ») et la compréhension de l’argent (« Ce matin, j’ignorais ce qu’était l’argent, vous me l’avez appris, ce n’est qu’un moyen, voilà tout  [60] »). Pour Eugénie comme pour Pauline, l’argent apparaît comme une forme a priori ou comme une forme concomitante de la perception et de l’amour. Jean-Louis Cabanès a montré d’ailleurs à quelle profondeur le langage de l’argent imprègne le langage de l’amour dans le roman de Zola  [61]. On n’aime pas hors de l’argent.

12 Or si Grandet ou Mme Chanteau incorporent l’argent (il est pour l’un étalon de la diète, pour l’autre source de somatisation), force est de reconnaître que cette incorporation est plus poussée encore chez Eugénie et Pauline. Eugénie Grandet ou La Joie de vivre entretiennent l’équivalence entre don d’argent et défloration. Les pièces d’Eugénie constituent son « douzain de mariage  [62] » ; ce sont parfois « des pièces neuves et vierges » et tel quadruple d’or espagnol fut offert à la jeune fille comme « la fleur de [son] trésor  [63] » ; empruntant à l’esthétique du conte populaire en ce qu’il peut introduire de dramatisation de la puberté et de métaphorisation de la virginité, le roman dit la vérification périodique par Grandet de l’intégrité du trésor de sa fille ; l’imprécation finale du père qui constate la disparition des ducats, des roupies et des génovines (pièces en effet irremplaçables, si rares qu’en elles s’effacent les traits définitoires de la monnaie) formule l’analogie tout en la déniant : « Les plus honnêtes filles peuvent faire des fautes, donner je ne sais quoi, cela se voit chez les grands seigneurs et même chez les bourgeois, mais donner de l’or, car vous l’avez donné à quelqu’un, hein  [64] ? » Eugénie exprime exactement l’être de la jeune fille dont Marie Scarpa a fait l’ethnocritique  [65], un être soumis à une double postulation : l’épanouissement de sa beauté est promesse mais danger ; il appelle information mais limitation ; ici l’argent donné est à la fois don et embargo. C’est le sens de l’affrontement entre Grandet, qui dit « tu es un enfant », et Eugénie, qui lui réplique être « majeure  [66] » (avec en outre dans la réplique du père un accord masculin ou neutre qui est dénégation du sexe et dans la réplique de la fille le rétablissement du féminin).

13 Cette thématique du don de la vierge est aussi prégnante dans La Joie de vivre. Il est intéressant que Mme Chanteau, à l’époque où le trésor de Pauline grossit encore, veuille garder la jeune fille auprès d’elle pour l’éduquer et « répondre de [sa] parfaite innocence  [67] ». Le discours de Véronique explicitera l’analogie : « elle faisait devant [votre argent] toutes sortes de salamalecs, comme si elle avait eu à garder le pucelage d’une fille  [68] ». Il est frappant de trouver dans le même chapitre II, rassemblés par la logique paradigmatique qui tient les plans zoliens, l’évocation des premières règles de Pauline à 14 ans  [69], puis celle du prêt d’argent à Lazare pour l’usine d’algues (Mme Chanteau jurant de rendre « intact » ce « dépôt sacré  [70] »), enfin l’idée que Pauline devient l’« associée » de Lazare en même temps qu’elle lui apparaît « bonne à marier  [71] ». Mais tout en parvenant à combattre l’hérédo Quenu-Gradelle, en donnant 60 000 et bientôt 100 000 francs à son cousin, Pauline devient impure aux yeux de Mme Chanteau : dès lors que s’agrandit « le trou » dans sa fortune  [72], Mme Chanteau estime qu’elle a « toutes sortes de vices dans le sang  [73] », et elle médite finalement de détourner Lazare de Pauline pour le marier avec Louise qui, elle, a une « fortune intacte  [74] ». Elle finira par lancer à Pauline jalouse de Louise : « laisse tranquilles les personnes qui peuvent encore faire d’honnêtes femmes  [75] ! ». Ainsi, le don de Pauline tout comme l’ingratitude de Mme Chanteau accréditent par la positive et par la négative la même idée : que le don de Pauline est l’équivalent symbolique d’une défloration, exactement comme chez Eugénie.

14 Mais si incorporation de l’argent il y a, elle ne relève pas simplement d’une interprétation symbolique propre aux personnages pathologiques que sont le père Grandet ou Mme Chanteau. Le problème que pose l’équivalence entre don et défloration interroge le rapport pathologique que les jeunes filles elles-mêmes établissent avec l’argent, par-delà la saine affirmation d’Eugénie selon laquelle « l’argent n’est qu’un moyen ». Certes, mais le moyen de quoi au juste ? L’argent est précisément et au contraire traité par elles comme don au lieu de prêt ; serment plutôt que contrat ; échange de gages plutôt qu’échange monnayé. Bien sûr, dans la scène où l’on enferme le coffret dans le bahut d’Eugénie, Charles se prête voire s’abandonne à ce registre courtois de la « parole » et de la « promesse  [76] ». Bien sûr le roman repose sur la trahison du jeune homme qui, au moment où Eugénie lui donne son trésor, affirme : « entre nous […] l’argent ne sera jamais rien » ; puis ajoute : « Le sentiment, qui en fait quelque chose, sera tout désormais  [77] ». Mais à la légèreté du parjure répond une disposition féminine qui n’en est pas moins problématique : non seulement le narrateur souligne l’aveuglement d’Eugénie à la lecture de la lettre d’Annette (« N’était-il pas impossible alors que cette innocente jeune fille s’aperçût de la froideur empreinte dans cette lettre  [78] ? »), mais le texte ne s’appesantit guère sur ce que la générosité d’Eugénie suppose d’anéantissement de sa rivale parisienne. En fait, Eugénie donne pour être aimée, exactement comme Pauline au moment où elle entrevoit que Mme Chanteau pourrait bien faire appel au père de Louise pour financer les projets de Lazare : « Elle se taisait, ravagée aussi par l’image de Louise apportant un gros sac d’argent au jeune homme  [79]. » Et d’une certaine manière, l’erreur d’Eugénie comme de Pauline est de considérer que donner de l’argent est comme donner son cœur et son pucelage, que cela engage le récipiendaire et prépare le mariage. Il n’en va plus de la pathologie qui consiste à jouir de l’argent comme bien plutôt que moyen, mais d’une autre disposition, tout aussi pathologique, qui conduirait au contraire à en surestimer la transitivité. Dès lors, ces romans se lisent selon deux lignes de force qui ne se contredisent pas. D’un côté, le don de l’héroïne est parfaitement perçu par son pendant masculin comme la préemption d’un consentement matrimonial, situation pathogène dont Charles s’extraira en déniant au prêt sur gage originel ce qu’il comportait évidemment de don, situation pathogène dont Jean Borie a montré dans La Joie de vivre ce qu’elle recouvre de toute-puissance de la jeune fille :

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Donner l’argent pour l’amour, c’est faire preuve de désintéressement, donc de supériorité, c’est dévaloriser, et l’argent, et le fils à marier. En même temps, ce désintéressement supérieur n’empêche nullement Pauline d’affirmer son propre appétit : elle a faim d’amour, sa boulimie est illimitée mais légitime, puisqu’elle a pour contrepartie une générosité aussi vaste  [80].

16 D’un autre côté, le prix à payer par les deux héroïnes sera exorbitant : ce sera le passage des années, l’ajournement du mariage, le renoncement à enfanter, et ces romans sont bien des romans du sacrifice et du sublime, mais de la « sublimité perdue  [81] » ou bien de ce que Balzac appelle ailleurs des « sentiments sublimes par décomposition  [82] ». Eugénie Grandet retrace la vie d’Eugénie entre 23 et 33 ans, dit son exigence d’un mariage chaste avec le président de Bonfons, pointe la fanaison de sa beauté. La Joie de vivre montre Pauline de 10 à 25 ans, fait de ses règles le signe conjugué d’une vigueur prometteuse et d’une fécondité perdue, esquisse des perspectives de vie et de mariage ailleurs comme on chiffrerait un coût d’opportunité. Toute-puissance d’Eugénie : elle finit par égaler son père en matière financière ; elle écrase de sa générosité le parjure en payant les créanciers de son père et en lui comptant les mots (voir la brièveté de sa lettre). Toute-puissance de Pauline : Lazare est condamné à la payer de son misérabilisme larmoyant, Louise et Lazare deviennent ses « enfants  [83] », en même temps qu’elle s’arroge Paul (« J’ai un enfant  [84] ! ») et qu’elle évince Véronique en endossant la « besogne de servante  [85] ». Mais toute-puissance dérisoire, faite d’une dévastation intime, dont la pauvre chambre monacale d’Eugénie est une image et dont les pleurs de Pauline au creux de son oreiller sont le leitmotiv illustratif.

17 Eugénie et Pauline se sont trompées en donnant : ne rien donner à Lazare aurait été le plus sûr moyen de voir Mme Chanteau avancer le mariage ; ne pas accepter le gage de Charles aurait été le plus sûr moyen de ne pas redoubler un lien déjà installé par la promesse de mariage. Mais dans ces deux scénarios bien sûr, l’héroïne romanesque aurait encouru une baisse de moralité qui l’aurait arrachée au registre sublime ou au registre courtois. Cependant, le don et le sacrifice d’Eugénie et Pauline ont cet effet induit bizarre de s’assimiler à une surestimation de l’argent au moment même où ils traduisent un désintéressement. Et peut-être ces romans s’acheminent-ils vers une leçon de morale appliquée à l’économie qui n’est ni seulement la reductio ad interessum balzacienne, ni seulement l’idée de la corruption par l’argent (Zola ayant dit ailleurs tout ce que cette thèse, endossée par Lazare, a de convenu  [86]), mais l’idée toute simple qu’on ne dispose pas de l’intérêt d’autrui. De la chair du serment amoureux d’Eugénie et de Charles, il ne reste après huit ans que l’os de l’intérêt : c’est maladie de croire que la dette financière engage encore le désir. Qui peut répondre d’une promesse amoureuse de huit ans d’âge ? La relation de crédit n’est-elle pas nécessairement plus résistante, en ce qu’elle prévoit des intérêts ? Plus avant : la maladie de Pauline ou d’Eugénie ne serait-elle pas de croire que le don d’argent puisse engager le désir ? Et pour finir : n’est-ce pas plutôt leur propre désir et leur propre fiction amoureuse qu’Eugénie et Pauline espèrent ainsi entretenir, dans leur exclusivisme et leur conscience du silence de Charles ou des lâchetés de Lazare ? Le roman de Zola est peut-être le plus explicite sur l’écueil de la toute-puissance : Pauline qui a donné son argent à Lazare doit se rendre à l’évidence de ce principe libéral qu’« on [peut] aimer les gens et faire leur malheur  [87] » ; elle qui a donné Louise à Lazare constate « l’inutilité de son sacrifice  [88] » et se demande comment elle a pu « faire le mal en voulant faire le bien, être ignorante de l’existence au point de perdre les gens dont [elle] veut le salut  [89] ». Le problème ne serait donc pas seulement l’assomption de l’intérêt contre le sentiment, comme tendent à l’affirmer les dernières lignes d’Eugénie Grandet, en leur intention démonstrative, mais l’identité des intérêts dont on s’occupe.

18 *

19 Sans doute, ces romans suggèrent-ils que ces héroïnes sublimes et sacrificielles n’ont plus leur place dans la société des intérêts. Pauline mesure dans sa famille d’adoption combien sa créance est destructrice. La lecture myope des lettres de Charles par Eugénie prouve bien que « les erreurs de la femme viennent presque toujours de sa croyance au bien » alors qu’il faudrait « donner pour mobile à toute chose l’intérêt personnel » et se familiariser avec « l’économie politique à l’usage du Parisien  [90] ». Puisqu’on s’expose désormais à retrouver l’intérêt derrière tous les sentiments (c’est la maxime de La Bruyère citée en bonne place par Hirschman : « Rien ne coûte moins à la passion que de se mettre au-dessus de la raison : son grand triomphe est de l’emporter sur l’intérêt  [91] »), il ne reste plus qu’à se retirer dans la solitude pour s’épargner la douleur de cette herméneutique. L’un et l’autre romans vont d’ailleurs beaucoup plus loin : ils disent, par leur analyse de la mauvaise foi, que ce sont désormais les intérêts qui déterminent l’apparition des sentiments.

20 L’un et l’autre auraient d’ailleurs pu avoir des dénouements plus cruels, et le littéraire pourrait se livrer ici au contrefactuel des économistes. Imaginons que dans La Joie de vivre, Lazare refuse Louise pour épouser Pauline ruinée par sa faute : alors s’ouvre le scénario atroce d’une perpétuelle interrogation de Pauline sur les motivations d’un mari dont le désintéressement est fait du silence imposé à ses désirs et de la mauvaise conscience de la dette qu’il essaie d’éteindre en nature. Mieux vaut encore un roman de la banqueroute larmoyante. Imaginons que Charles revienne à Saumur se confondre en protestations d’amour, entremêlées de la conscience d’une dot à 17 millions ; Balzac a écrit cette scène : c’est dans Le Faiseur le face-à-face de la laide Julie et du coureur de dot De la Brive, comique et lamentable déguisement de l’intérêt en amour  [92]. Mieux vaut encore un roman du parjure. Nos romans de la solitude ont évité cette épreuve mais ils l’indiquent : la douleur de l’époque est de contraindre les âmes pures à entrer dans les intérêts d’autrui.

21 Mais ces romans disent aussi que nul ne peut présider à l’intérêt d’autrui. Ils le disent en mineur, en posant deux personnages de maires – Grandet et Chanteau – dont l’un n’administra Saumur que dans le sens de son commerce et l’autre est incapable de s’extraire de son égoïsme pour sauver Bonneville. Ils le disent en majeur en mettant en scène deux saintes interventionnistes dont la pathologie propre serait de compter sur leur don pour assurer l’amour. En deçà du sublime, on discerne ici d’autres problématiques : la bonté peut être destructive ; la dette morale ou financière produit de la mauvaise foi et des discours vides, misérabilistes ou abuseurs ; l’oubli de ses intérêts propres peut avoir pour envers la sur-estimation de sa présence généreuse ; la méconnaissance de ses intérêts peut aller de pair avec la prétention de légiférer sur ceux des autres ; donner peut n’être qu’un moyen d’échapper à la hantise de devoir ; le don s’abîme dans l’illusion d’éternité tandis que le prêt s’assure du passage du temps ; comme l’indique Gobseck en réclamant quinze pour cent à Derville  [93], le sentiment ne peut naître que dans un monde que le contrat de crédit aura désintéressé ; enfin, on ne donne peut-être que pour se payer d’illusions…

Notes

  • [1]
    Pierluigi Pellini, « Thème littéraire ou topos banalisé ? Quelques remarques sur le statut textuel de l’argent en régime réaliste/naturaliste », in Francesco Spandri (ed.), La Littérature au prisme de l’économie - Argent et roman en France au xixe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 39. À propos d’Au Bonheur des Dames, il remarque justement qu’Octave Mouret n’est pas un Grandet, quoique la matérialité de l’argent soit importante dans ce roman (voir p. 46).
  • [2]
    Jean-Louis Cabanès, « Du réel et du sublime dans La Joie de vivre », in La représentation du réel dans le roman : Mélanges à Colette Becker, Paris, Oséa, 2002, p. 84.
  • [3]
    Pierluigi Pellini, art. cité, p. 42.
  • [4]
    Honoré de Balzac, Eugénie Grandet [1833], édition Éléonore Reverzy, Paris, GF Flammarion, mise à jour en 2008, p. 130.
  • [5]
    Émile Zola, La Joie de vivre [1884], édition Henri Mitterand, préface de Jean Borie, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1985, p. 115.
  • [6]
    Voir Jean-Louis Cabanès, « La Joie de vivre ou les créances de la charité », Littératures nº 47, automne 2002, p. 125-136.
  • [7]
    Sur ce point, voir Jean Borie, Le tyran timide – le naturalisme de la femme au xixe siècle, Genève, Klincksieck, en particulier p. 66-69.
  • [8]
    Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, p. 87.
  • [9]
    Ibid., p. 71.
  • [10]
    Émile Zola, La Joie de vivre, op. cit., p. 57.
  • [11]
    Ibid., p. 54.
  • [12]
    Ibid., p. 63.
  • [13]
    Ibid., p. 53.
  • [14]
    Ibid., p. 51.
  • [15]
    Ibid., p. 56.
  • [16]
    Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, p. 213.
  • [17]
    Ibid., p. 219.
  • [18]
    Ibid., p. 248.
  • [19]
    Ibid., p. 215.
  • [20]
    Ibid., p. 214-215.
  • [21]
    Une rapide étude Frantext montrerait clairement combien les termes sont fréquemment attelés dans La Comédie humaine, comme ils le sont dans la philosophie morale des xviie-xviiie siècles convoquée par Hirschman. Cf. Albert O. Hirschman, Les Passions et les intérêts, trad. Pierre Andler, Paris, PUF, 1980 [The Passions and the Interests – Political Arguments for Capitalism before its Triumph, Princeton University Press, 1977]. Ils sont en particulier associés sous l’espèce de la contamination mutuelle : « Toutes les passions humaines agrandies par le jeu de vos intérêts sociaux viennent parader devant moi qui vis dans le calme », déclare par exemple Gobseck à Derville. Honoré de Balzac, Gobseck [1830], édition Philippe Berthier, Paris, GF Flammarion, 1984, p. 82.
  • [22]
    Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, op. cit., p. 216.
  • [23]
    Balzac, Gobseck, op. cit., p. 126.
  • [24]
    André Orléan, « Le modèle balzacien de la monnaie », in Alexandre Péraud (ed.), La Comédie (in)humaine de l’argent, Lormont, Le Bord de l’eau, 2013, p. 134.
  • [25]
    Serge Latouche, La déraison de la raison économique – Du délire d’efficacité au principe de précaution, Paris, Albin Michel, 2001, p. 82.
  • [26]
    « L’empire a déchaîné les appétits et les ambitions. Orgie d’appétits et d’ambition. Soif de jouir, et de jouir par la pensée surmenée, et par le corps surmené. Pour le corps, poussée du commerce, folie de l’agio et de la spéculation ; pour l’esprit, éréthisme de la pensée conduite près de la folie. » Émile Zola, « Notes générales sur la marche de l’œuvre », 5e feuillet, Œuvres complètes, t. V, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1740-1741.
  • [27]
    Préfiguration de l’autre mauvaise affaire dans laquelle Lazare se trouvera céder à Boutigny les parts de son usine de retraitement des algues.
  • [28]
    Voir le début du chapitre VI de La Joie de vivre.
  • [29]
    Émile Zola, La Joie de vivre, op. cit., p. 56.
  • [30]
    Ibid., p. 165.
  • [31]
    Jean Borie, préface de La Joie de vivre, op. cit., p. 22.
  • [32]
    Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, op. cit., p. 224.
  • [33]
    Émile Zola, La Joie de vivre, op. cit., p. 202.
  • [34]
    Ibid., p. 388.
  • [35]
    « Avant-propos » de La Comédie humaine, in Honoré de Balzac, Écrits sur le roman, anthologie par Stéphane Vachon, Paris, Livre de poche, 2000, p. 96.
  • [36]
    Ibid.
  • [37]
    Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, op. cit., p. 230.
  • [38]
    Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, op. cit., p. 249.
  • [39]
    Éléonore Reverzy, dossier, in Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, op. cit., p. 280.
  • [40]
    Pour reprendre la métaphore mécanique aussi utilisée dans l’« Introduction aux Études philosophiques » signée Félix Davin. Voir Honoré de Balzac, Écrits sur le roman, anthologie par Stéphane Vachon, op. cit., p. 96-97.
  • [41]
    Emile Zola, Ébauche de La Joie de vivre, BNF, Ms 10311, folio 144-220. Zola y reconsidère plusieurs fois l’architecture générale et le personnel de son roman.
  • [42]
    Jean-Louis Cabanès, « La Joie de vivre ou les créances de la charité », art. cité, p. 131.
  • [43]
    Voir Henri Mitterand, notice de La Joie de vivre, in Émile Zola, Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 1760‑1761.
  • [44]
    Ébauche de La Joie de vivre, op. cit., folio 148-149.
  • [45]
    Jean Borie, Le Tyran timide, op. cit., p. 60.
  • [46]
    Émile Zola, La Joie de vivre, op. cit., p. 289 et 361.
  • [47]
    Voir Sébastien Roldan, La pyramide des souffrances dans La Joie de vivre d’Émile Zola, Presses de l’Université de Québec, 2012, p. 81.
  • [48]
    Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, op. cit., p. 186.
  • [49]
    Ibid., p. 236 et 238.
  • [50]
    Émile Zola, Ébauche, op. cit., folio 154.
  • [51]
    Émile Zola, La Joie de vivre, op. cit., p. 196.
  • [52]
    Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, op. cit., p. 87.
  • [53]
    Émile Zola, La Joie de vivre, op. cit., p. 46.
  • [54]
    Ibid., p. 94.
  • [55]
    Jean Borie, préface de La Joie de vivre, op. cit., p. 31.
  • [56]
    Jean-Louis Cabanès a montré le rapport entre La Joie de vivre et les Évangiles de Zola : « Il y a donc, entre la charité dispensée dans La Joie de vivre et la restitution de Qurignon dans Travail, une continuité évidente, mais aussi une métamorphose de l’agapè. » Jean-Louis Cabanès, « Un monde avec un jugement sur le monde. Éléments d’une morale zolienne » (allocation au pèlerinage de Médan de 2001), Les Cahiers naturalistes, nº 76, 2002, p. 366.
  • [57]
    Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, op. cit., p. 87.
  • [58]
    Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, op. cit., p. 121.
  • [59]
    Ibid., p. 133.
  • [60]
    Ibid., p. 173
  • [61]
    Jean-Louis Cabanès, « La Joie de vivre ou les créances de la charité », art. cité, p. 133.
  • [62]
    Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, op. cit., p. 79.
  • [63]
    Ibid., p. 171-172.
  • [64]
    Ibid., p. 202.
  • [65]
    Marie Scarpa, L'éternelle jeune fille, une ethnocritique du Rêve de Zola, Paris, Honoré Champion, coll. « Romantisme et modernités », 2009, 276 p. Voir en particulier p. 55-56.
  • [66]
    Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, op. cit., p. 202.
  • [67]
    Émile Zola, La Joie de vivre, op. cit., p. 81.
  • [68]
    Ibid., p. 198.
  • [69]
    Ibid., p. 88-89.
  • [70]
    Ibid., p. 93.
  • [71]
    Ibid., p. 96.
  • [72]
    Ibid., p. 170.
  • [73]
    Ibid., p. 172.
  • [74]
    Ibid., p. 173.
  • [75]
    Ibid., p. 189.
  • [76]
    Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, op. cit., p. 186.
  • [77]
    Ibid., p. 175.
  • [78]
    Ibid., p. 167.
  • [79]
    Émile Zola, La Joie de vivre, op. cit., p. 95.
  • [80]
    Jean Borie, Le Tyran timide, op. cit., p. 91.
  • [81]
    Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, op. cit., p. 81.
  • [82]
    « Sur ce champ de bataille des intérêts et des passions, de même qu’au milieu de ces sociétés en marche où triomphe l'égoïsme, où chacun est obligé de se défendre lui seul, et que nous appelons des armées, il semble que les sentiments se plaisent à être complets quand ils se montrent, et sont sublimes par décomposition. » (Honoré de Balzac, La Fille aux yeux d’or, éd. Michel Lichtlé, Paris, GF-Flammarion, 1988, p. 225.)
  • [83]
    Émile Zola, La Joie de vivre, op. cit., p. 380.
  • [84]
    Ibid., p. 389.
  • [85]
    Ibid., p. 384.
  • [86]
    Le texte précise que « Lazare avait horreur des questions d’intérêt » (LJV, 267). Zola lui prête en outre un projet de pièce contre les « manieurs d’argent », mettant ainsi le personnage à l’unisson de la critique Grand Siècle de la finance qui se développe depuis 1850 et dont Zola vient de prendre le contrepied dans l’article « L’argent dans la littérature », recueilli dans Le Roman expérimental (1880).
  • [87]
    Émile Zola, La Joie de vivre, op. cit., p. 269.
  • [88]
    Ibid., p. 311.
  • [89]
    Ibid., p. 312.
  • [90]
    Honoré de Balzac, Eugénie Grandet, op. cit., p. 167-169.
  • [91]
    La Bruyère, Les Caractères, « Du cœur », 77. Sur cette prévalence contestée de l’intérêt, voir Hirschman, op. cit., p. 46.
  • [92]
    Honoré de Balzac, Le Faiseur, acte III, scène 10, éd. Philippe Berthier, Paris, GF-Flammarion, 2012, p. 116-119.
  • [93]
    Honoré de Balzac, Gobseck, op. cit., p. 93-94.
Français

Consacré à l’étude comparative d’Eugénie Grandet et de La Joie de vivre, cet article commence par rappeler en quoi ces deux romans présentent des exemples évidents de pathologie de l’intérêt, en particulier à travers les personnages du père Grandet et de Mme Chanteau : le premier prend place dans la galerie balzacienne des monomanes de l’or, la seconde est le sujet d’une véritable psychosomatique de l’intérêt déréglé. L’étude revient ensuite sur la macrostructure de ces romans : nous pouvons lire dans Eugénie Grandet le processus de vexation des sentiments par les intérêts passionnés qui se trouve décrit dans certains textes préfaciers balzaciens ; nous voyons se dessiner dans La Joie de vivre le phénomène de retournement du don sacrificiel en toute puissance qu’ont bien analysé Jean Borie et Jean-Louis Cabanès. Mais le présent article finit surtout par interroger la surestimation paradoxale de l’argent qui caractérise les dons faits par les protagonistes féminines Eugénie et Pauline à leurs amants : on reconnaît la classique métaphorisation du pucelage en trésor ; on constate que l’amour est informé par le langage de l’argent ; on se demande enfin si la pathologie de ces héroïnes ne consiste pas à surestimer les pouvoirs de leur don, cette relation pathologique constituant l’envers de la relation de crédit.

Christophe Reffait
CERCLL équipe Roman et Romanesque
Université de Picardie Jules Verne
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/12/2016
https://doi.org/10.3917/lhs.200.0205
Pour citer cet article
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