CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La gouvernance fait partie de ces mots passe-partout qui désormais s’appliquent à tous les champs sociaux, économiques, politiques. Le terme véhicule des principes d’ordre, de régulation, de stabilité qui s’imposent à toute entité pour sa viabilité. C’est pourquoi il est l’objet de peu de contestations et est repris avec une large unanimité par les acteurs dans leurs unités microsociales concernées, que celles-ci se donnent pour objectif de répondre aux normes en jeu ou de leur opposer une alternative. Devenue une notion quasiment neutre, la gouvernance ne semble plus avoir besoin de faire ses preuves et ce d’autant plus qu’elle a été largement analysée dans ses logiques managériales globalisées et dans le même moment légitimée. Son succès tient en partie à l’idée qu’elle répand d’univers unifiés, sans conflits, concrétisant une sorte de dépassement des contradictions intrinsèques aux relations interpersonnelles et aux rapports sociaux. Ce type de dépassement n’évoque pas le bonheur, l’inventivité ou le plaisir, mais de façon plus pragmatique, des organisations efficientes du réel, s’appuyant sur des rituels collectifs. Les célébrations des droits (femmes, enfants, animaux, etc.) et les deuils de masse sont quelques-uns des rituels les plus ostensibles actuellement qui donnent de la chair à la gouvernance et à ses implantations.

2 Nous ne reviendrons pas sur ces dimensions bien étudiées de la gouvernance, préférant nous pencher sur des aspects peut-être plus mineurs d’un point de vue macrosocial, en revanche déterminants dans l’attraction subjective qu’elle met en œuvre désormais au xxisiècle. La production permanente de nouvelles identités et appartenances nous paraît dans cette optique un ressort de plus en plus puissant de la gouvernance globale que nous scruterons ici à partir de quatre de ses tremplins : sexe, parenté, origine, religion. En effet, sexe, parenté, origine, religion, constituent des champs sociaux et politiques, imaginaires et symboliques au sein desquels se constatent avec une particulière acuité les doubles processus constants de dissolution et de recréation des modes d’identification, qui sont constitutifs, par leur dimension paradoxale, de la globalisation idéologique. Désormais l’identification relève du choix, sans que l’identité ait totalement cessé d’être une imposition. L’identité assignée, résultat de mouvements de stigmatisation et de polarisation négative, s’inscrit pourtant en écart avec l’identité autoconstruite, bien au-delà du retournement du stigmate observé depuis longtemps, et dans le cadre de croisements incessants des lignes de possibles, puisant dans le sexe, la parenté, l’origine, la religion. Ces phénomènes de scissiparité identitaire mettent en scène la liquidité et la fluidité des productions de subjectivités dans la configuration présente de globalisation : ils désignent aussi des formes de gouvernance inédites qui s’extirpent de l’entreprise de soi, bien repérée par les sociologues au xxe siècle.

Les droits sexuels : un nouvel outil de gouvernance

3 Commençons par le sexe, et sa plateforme, désormais dominante, du genre qui donne à voir tout d’abord une diversité sexuelle inépuisable. La reconnaissance des droits sexuels comme droits humains nourrit aujourd’hui la gouvernance globale, comme autrefois les anciens droits de l’homme ont alimenté la guerre froide et dressé l’affrontement entre capitalisme et communisme. Dans des sociétés régies par un gouvernement autoritaire, ces droits au choix de l’orientation sexuelle prennent en outre rapidement une dimension politique qui conduit leurs promoteurs à se heurter à la violence de l’État ; l’exemple chinois en est une illustration éloquente avec l’arrestation et l’emprisonnement, avant les manifestations de la journée des femmes du 8 mars 2014, d’une dizaine de militantes lesbiennes, employées d’ONG, accusées de trouble à l’ordre public. Ces événements prennent place dans un contexte où l’État-parti lance une campagne contre « les idées venues de l’Occident » et durcit ses positions contre toute potentielle dissidence interne, qu’il s’agisse des féministes, des Ouighours ou des Tibétains luttant pour le respect de leur culture. La Chine éclaire par là un aspect particulier du rôle que prennent les mouvements pour la reconnaissance des droits sexuels qui œuvrent en faveur d’une gouvernance globale sous l’angle du genre. En effet la diversité des orientations sexuelles, accessible à tous, se présente comme une sorte d’hypermarché idéel des identités, dans lequel chacun peut puiser son image et en changer lorsqu’il le ressent nécessaire. Soulignons que ce marché imaginaire est un double et un accompagnement du marché économique qu’il fait de surcroît fructifier à travers des flux numériques abondants. Dans le cadre des régimes démocratiques, cette offre illimitée d’identifications sexuelles s’épanouit sans trop d’entraves, si l’on met de côté des pans de résistance rétrograde qui réclament à cor et à cri un retour aux prescriptions sexuelles passées. Ainsi le genre, LGBT, et ses innombrables avatars queers, blacks, etc. sont dorénavant complètement institués dans le champ universitaire et de la recherche scientifique et devenus des domaines autonomes. Les études développées invitent pourtant moins à une analyse distanciée des mouvances idéologiques, de leur provenance, des logiques de leur réappropriation, qu’à une implication et à une contribution internes. En effet en isolant la « question sexuelle » des questions sociales et politiques dans des controverses aux allures dogmatiques, se met en scène une coupure entre les différentes sortes de marchés, là où précisément une perspective épistémologique requerrait l’articulation des espaces. De ce point de vue, la thématique de la violence faite aux femmes qui s’institutionnalise à la fin de la guerre froide  [1] et plus encore les luttes définitionnelles du féminicide témoignent d’un enfermement abyssal dans l’objet. S’affiche dans ces différents volets du genre la croyance en l’avènement d’un monde de droits spécificateurs d’où violences et conflits auraient été éradiqués alors même que ces derniers continuent de se multiplier dans la réalité. Sans cesse promulguer de nouveaux droits à des identités passagères et multiples, ouvrant le droit à faire des communautés volatiles, ne pas s’interroger sur les raisons générales pour lesquelles ces droits sont bafoués, tel est l’un des programmes de la gouvernance globale dont la diversité sexuelle est l’occurrence.

4 Néanmoins pour bien comprendre les paradoxes intrinsèques à la gouvernance globale dans ce domaine propre, il importe de prendre en compte la question des identifications sexuées à travers un troisième versant : certes le marché économique se dédouble en un marché imaginaire de libération des identités, provoquant éventuellement des dissidences avec les États, mais, dans le même moment, se dévoilent des retraditionnalisations marchandes qui visent à refixer les rôles sexuels dans leur forme passée, archaïque. Ces axes apparemment divergents s’observent concomitamment dans certains pays comme en Chine, où, à côté des mouvements LGBT, se constate un retour d’imposition normative extrême sur les femmes auxquelles on rappelle les « quatre vertus » confucéennes alors même qu’elles sont infériorisées dans le marché et les espaces de travail. Dans d’autres conjonctures comme l’Ouzbékistan, retiré apparemment à l’écart de l’économie globalisée, la fin de l’URSS a signé le début d’une longue régression pour les femmes, objets à nouveau d’échanges matrimoniaux et acculées aux prestations de service les plus basses  [2].

5 Les subjectivités – féminines et masculines – se voient donc attirées aujourd’hui dans des directions qui semblent éparses mais dont la cohérence globale tisse les trames d’une gouvernance par l’identification sexuée : chacun et chacune, dans une même vie, peut choisir de multiplier les expériences identificatoires, sans in fine s’arrêter définitivement sur aucune. Du travail du sexe à la maternité exclusive ou à la gestation par autrui, en passant par l’homosexualité, la transsexualité, ou encore le personnage du « salaud » qui s’assume  [3], tous les possibles s’étalent sur un marché qui dissout et recrée, libère et retraditionalise tout à la fois les gestions de l’intimité sexuelle dont la parenté relève dans la période présente.

La parenté : un marché subjuguant

6 Les nouvelles formes de parenté, de filiation et de parentalité qui ont éclos et se sont affirmées dans la dernière décennie imprègnent avec force les subjectivations de la gouvernance, mettant encore une fois l’individu, son désir et sa volonté, dans une position dominante là où auparavant les trajectoires étaient déterminées a priori. Corollairement le marché triomphe, balayant sur son passage toutes les sacralisations des fonctions au grand dam de toutes sortes de nostalgiques, psychanalystes regrettant la fin du père, croyants pleurant la perte de la famille, féministes éplorées devant la vente des utérus, etc. La maternité retrouve son statut ancien de travail et de peine, que nombre d’ouvrières du textile indiennes préfèrent effectuer contre rémunération  [4] considérant cette tâche plus confortable et valorisante que leur travail à la chaîne où elles sont harcelées par les contremaîtres des usines dont les produits sont destinés à l’exportation. La fragmentation du processus d’engendrement qui peut engager – par leur personne ou une simple partie d’eux-mêmes – un nombre important d’acteurs s’inscrit pleinement dans une gouvernance pilotée d’un côté par le marché, de l’autre par la lutte pour la reconnaissance de soi, conduisant à des compétitions interpersonnelles violentes. Les sujets achètent, vendent ou encore donnent leur part de participation au processus d’engendrement, en tirant une gratification pécuniaire ou symbolique, dans une configuration où le don, forme élémentaire de la philanthropie, intervient de façon majeure dans la financiarisation du capitalisme. Il importe cependant, comme pour la question sexuelle, de mettre en rapport, dans une perspective épistémologique, cette dissociation interne à l’engendrement avec la réenlumination des structures de la famille nucléaire, du mariage, de la transmission dans la parentèle, et des valeurs qui sont accolées à ces comportements, fidélité, bonheur et protection de la pureté de l’enfance, etc. Les propositions d’identification s’enchevêtrent, légitimant le marché de la procréation par la réinvention des anciennes armatures de la famille au sens étroit et plus large. C’est sans doute ce mélange qui subjugue le plus les acteurs en quête d’une identité idoine : il donne le sentiment tout à la fois d’être pleinement créatif dans une modernité repensée et la sérénité de se ressourcer complètement à une tradition sécurisante. L’association en jeu est bien sûr une fiction puisque tradition et modernité ne sont que des estampilles et ce, de tout temps, comme l’ont bien noté des anthropologues. Ainsi les compositions les plus inédites sont aujourd’hui montables en termes de parenté, de parentalité, de filiation et sur ce terrain l’imagination est au pouvoir. De jeunes lesbiennes chinoises, militantes féministes dans la mouvance d’ONG à Canton, bâtissent dans cette optique une pluralité de scénarios, investissant les qualités physiques et psychiques de chacune pour une future grossesse. Un jeune couple qui démonte les stéréotypes de genre dans des performances publiques mais est néanmoins polarisé sur des profils « masculin » et « féminin » dans ses modes de présentation, estime de cette façon que la plus grande des deux, toujours en short, ou pantalon et chemise, cheveux très courts devra porter l’enfant car elle est « robuste » ; l’autre, en talons hauts, jupe courte et cheveux longs veillera à ce que sa compagne soit dans les meilleures conditions de santé. Quant au donneur de sperme, elles le veulent toutes les deux « beau, fort, intelligent mais aussi extravagant » pour produire un enfant d’excellence et rester en relation avec lui. En revanche les couples d’hommes, qui aspirent à une grande conformité et se gardent de toute dissidence politique, pensent utiliser une femme à la fois pour la grossesse d’un fils et pour tenir la face dans les occasions cérémonielles devant leurs parents qu’ils entendent avant tout satisfaire. Le rôle de la femme est utilitaire au plus haut degré puisqu’elle ne vivra pas avec le couple masculin et n’a apparemment aucun intérêt à se prêter à une telle aventure, ce que n’entrevoient pas les hommes concernés. Cette confrontation entre homosexuels masculins et féminins chinois montre la force des implications des acteurs dans un marché où s’expriment des symbolisations conservatrices durcies mais aussi plus libérées des carcans coutumiers. Ce marché de symbolisations multiformes fait fonctionner une gouvernance subjectivée tout en étant un marché financier qui organise des migrations et des transferts. Le prix élevé de la gestation pour autrui et des éléments soigneusement triés nécessaires à la fécondation est central dans ce double marché où les représentations de l’altérité sont déterminantes. Les acteurs comparent donc, avec une relative « rationalité », les types d’altérité, leurs avantages, leurs inconvénients et leur montant monétaire, auquel ils peuvent souscrire. Se met en scène dans ces considérations matérielles, une nouvelle façon de parcourir le monde, d’identifier des Autres, généralement dans des visions extrêmement ethnocentrées, selon des traits caricaturaux : couleur des yeux, de la peau, réputation, force et résistance physiques, intelligence des « gènes », etc. En regard de la période coloniale, où l’union du colonisateur généralement masculin à une femme colonisée concrétisait une transgression plus ou moins admise selon les sociétés, les marchés actuels de l’engendrement marquent une sortie radicale de la dualité coloniale et une extraordinaire plongée dans des hybridations infinies. D’aucuns accusent aujourd’hui ces marchés de l’engendrement de reproduire les hégémonies passées et de prendre comme gestatrices des femmes du « Sud » pour des couples du « Nord ». Mais ces Nord et ces Sud sont devenus des fantasmes des anciens dominants, en outre déjà auparavant très autocentrés, et ce jugement ignore toutes les prestatrices des États-Unis et d’Europe prêtes à enfanter par exemple pour des couples chinois qui les paieront au prix fort. De surcroît, plus intéressants sont les discours de ces femmes de partout qui disent aimer être enceintes, donner la vie et se déclarent heureuses de combler ainsi tout type de couple venu d’ailleurs ou non, quel qu’il soit. L’observateur est là confronté à des modes de subjectivation du marché irréductibles et d’autant plus significatifs qu’ils dynamisent la gouvernance du capitalisme globalisé par l’action des sujets eux-mêmes. L’économie des émotions s’y montre avec intensité une ressource marchande remarquable, dans ce champ comme dans celui qui lui est immédiatement connecté, des origines.

La transparence des origines pour la « bonne gouvernance »

7 La « bonne gouvernance » dont les valeurs de transparence sont centrales se donne à voir de façon éclatante dans cette troisième question des origines que nous allons maintenant examiner sous les angles principaux de la recherche, de la fixation, de la revendication des origines. Le droit reconnu à connaître ses origines, à les rendre transparentes, a battu en brèche toutes les anciennes prétentions, à la fois, à préserver le parent de la honte de l’abandon de son enfant et permettre aux enfants d’effacer ce trou originaire et de se bâtir une nouvelle identité. Dès lors une foule d’acteurs sont partis en quête de leurs géniteurs biologiques pris souvent dans des guerres qui les avaient conduits à aimer l’ennemi national. Par là ont été démasquées nombre de politiques monstrueuses d’enlèvement d’enfants par des États dictatoriaux, avec des arguments politiques ou raciaux. La transparence des origines a vaincu toutes les réticences et a été activement investie par les sujets, épaulés par une nouvelle psychologie de masse et énormément médiatisés dans leur satisfaction, leur réunification intime, vécue dans des retrouvailles avec le parent inconnu. De sociale, l’origine s’est rebiologisée, ouvrant dès lors au plan idéologique à une gouvernance par les communautés d’origine, l’origine passant ainsi au statut d’identité d’appartenance. Du sujet individuel à la recherche de ses antécédents, à des politiques fondées sur l’origine, une cohérence de la transparence est en œuvre, s’étendant de façon planétaire et venant à bout des dernières résistances collectives. Clarifiée, translucide, l’origine génère pourtant des amphibologies : d’un côté, ainsi, les statistiques dites ethniques  [5] voudraient répertorier les origines pour mieux assurer la « bonne gouvernance » des politiques publiques en matière de logement et d’emploi, de l’autre, ces origines sont revendiquées par les acteurs eux-mêmes comme devant inscrire publiquement les discriminations auxquelles elles donnent lieu. Dans ces deux perspectives, les origines sont perçues comme des états, attributs, qualifications objectives dont l’élucidation vise à assurer une meilleure gouvernance. Ces processus de revalorisation de l’origine s’expriment dans toutes les conjonctures nationales – par exemple le CRAN  [6] en France – et donnent lieu à la production d’acteurs autochtones luttant pour la réappropriation des terres « ancestrales » dont ils auraient été spoliés. La question des origines se trouve notablement avec l’autochtonie au cœur de rapports politiques et économiques, mais, soulignons-le, la dimension de l’origine comme production politique en elle-même s’en voit évacuée. Le retour imaginaire à l’origine – y compris dans les recherches généalogiques qui occupent tant d’acteurs – fait miroiter de nouvelles voies de gouvernance aussi psychiques que macrosociales et exerce son emprise sur les sujets, persuadés d’entrevoir par cette fenêtre la possibilité d’être eux-mêmes, sur un mode d’authenticité merveilleux. Cette réconciliation des sujets avec la gouvernance donne à cette dernière une plus grande efficacité, inatteignable sans ces ressources subjectives. Néanmoins l’aspiration à fixer l’origine et à en déduire une appartenance administrative, outil de gouvernance, reste aporétique, comme l’a amplement montré l’ex-URSS où, inscrite sur les documents des citoyens soviétiques, la « nationalité » ne reflétait que de façon très lacunaire et partiale l’histoire généalogique des acteurs, mêlant les groupes ethnoculturels, religieux au gré de l’histoire politique et des migrations forcées ou voulues. À la chute de l’URSS, l’indépendance des républiques d’Asie centrale éclaire ces défaillances à la fixation des origines et des identités en laissant « sur le carreau » nombre d’individus qui s’identifient au pays où ils sont nés et ont travaillé, et refusent de partir pour en rejoindre un nouveau, qu’on leur dit correspondre à leur origine. Des Russes s’accrochent ainsi exemplairement et de façon quasi suicidaire à l’Ouzbékistan qui a institué la dictature de l’identité nationale, les excluant de fait des champs sociaux, économiques, professionnels de plus en plus nombreux. D’autres, qui se sont toujours sentis en décalage avec la mention accolée à leurs documents, restent sans plus rien attendre, contemplant dans la déréliction le désastre identitaire qu’a créé le nouvel État.

L’hypermarché des croyances

8 Au xxie siècle, la religion coagule tous les paradoxes de la globalisation en se mettant en scène sous deux versants opposés : l’imposition identitaire terriblement meurtrière, passive et active comme victime et comme bourreau ; la votalité des choix ponctuels, les conversions se multipliant au cours d’une vie et dans des groupes qui se rallient à une autre croyance, plus prometteuse de fortune matérielle et psychique. Internet permet à chacun et à tous de découvrir les vertus de telle ou telle croyance et de s’intégrer dans des groupes immédiatement globalisés, épaulant l’individu dans ses démarches et ses projets. L’appartenance sur la base de la foi est à portée de main, alors qu’elle représentait auparavant un carcan plus ou moins rigide. La confrontation avec les processus de stigmatisation et de désignation ontologiques des adeptes d’une religion n’en est que plus brutale. Dans ce domaine plusieurs schémas de gouvernance mondiale se sont succédé : au xxsiècle le communisme représentait l’ennemi à abattre, traqué dans tous les pays où il exerçait une séduction en Afrique, en Asie, en Amérique du Sud. Disparu, le communisme a vu monter un islamisme nourri au départ comme un de ses opposants les plus fiables mais qui a grossi au point de devenir une sorte de monstre globalisé, tant ses séides viennent d’un peu partout et multiplient les provocations en forme de meurtres de masse. Tout se passe comme si l’horizon de la gouvernance globale était fracturé par cette tératologie religieuse, les politiques publiques hésitant entre un durcissement et des exclusions implicites ou explicites, et des tentatives de neutralisation réconciliatrice promouvant la gestion de la cohabitation des différents croyants édifiés en « communautés ». Le clivage paraît entier entre ces fronts de lutte et le champ des liquidités du salut qui gagne néanmoins tous les jours plus de place. D’un côté donc, les regards sont sidérés par toujours plus de terreur qui appelle toujours plus de surveillance et de sécurité, et les productions d’altérité négative évoluent à l’entrecroisement des situations locales et de la conjoncture globale ; de l’autre, un paysage s’ouvre faisant de la croyance religieuse une marchandise idéelle comme une autre, à prendre, à déguster ou à jeter. Cette seconde ligne se révèle en phase avec une financiarisation capitalistique multiforme, allant du microcrédit censé émanciper les pauvres et surtout les femmes, à la corruption extrême et à la prédation la plus grossière des élites politiques. La religion se trouve dans cette perspective prise dans le même courant de mutations que le sexe, la parenté et l’origine, branchant des subjectivités mobiles sur une gouvernance globale apparemment à l’écoute de chacun, par voie numérique, permettant toutes les consultations.

Conclusion : le partage de la gouvernance

9 La période présente montre de plus en plus de voix s’élevant contre des raisonnements manichéens et des types d’interprétation unilatéraux, centrés sur la domination et le pouvoir comme figures d’écrasement et une conception traditionnelle de la gouvernance comme exclusivement manipulatrice s’inscrit dans ce cadre. Internet est pour beaucoup dans la transformation des représentations vers plus de complexité et de finesse dans la mesure où les échanges numériques constituent des modes d’intégration immédiats à des agencements collectifs de taille diverse et que l’individu dispose là du sentiment de communiquer et d’agir seul ou à plusieurs. Néanmoins Internet provoque là aussi des condamnations sans appel à travers les big data et le « technopouvoir » dans les thèses par exemple avancées par Eric Sadin  [7] qui montre comment l’ensemble des sites numériques d’échange constituent de fait des plateformes commerciales monétisant les données ainsi recueillies. Du point de vue de cet auteur, « l’approfondissement cognitif » que permet la « datafication » enclenche un « rapport totalisant » au réel et un régime d’appréhension inédit « quanto-qualitatif ». Il dénonce la mise en place d’une nouvelle gouvernance capitaliste fondée sur l’automatisation intégrale l’universalisation de l’interconnexion, la « sécurité prédictive » et surtout une communication personnalisée : le « sur-mesure algorithmique », la « personnalisation de masse » instaureraient la « transparence interindividuelle » et une « subjectivité mémorisée et publicisée ». La gouvernance qui se profile serait donc à la fois « panoptique » et toujours « incitative », sans coercition, soutenue par les « technologies de l’expressivité », la « mise en commun des subjectivités », la « mutualisation » des vies, bref le partage, engendrant un « altéricide » définitif.

10 Pourtant, à l’encontre de cette vision accablante, soulignons que la société civile globale  [8] à laquelle les sujets participent avec Internet n’est ni virtuelle, ni illusoire, ni totalement préfabriquée et, dans les dernières années, l’observation a confirmé ses atouts et ses forces dans les changements sociaux et politiques. Cette société civile globale qui se fabrique quotidiennement avec nous et sous nos yeux où que nous soyons dans le monde, ressortit entièrement à la gouvernance actuelle telle qu’elle se projette et s’internalise chez les acteurs individuels et collectifs. Michel Bauwens  [9] entend pourtant distinguer deux orientations principales dans un vaste mouvement de métamorphoses qui prône implication, coordination, collaboration : d’un côté, peer-to-peer (p2p) qui propose l’égalisation des positions des acteurs s’enthousiasmant ensemble pour une tâche, une œuvre dans laquelle ils s’investissent librement et à laquelle ils donnent le meilleur d’eux-mêmes. De l’autre, les netarchiques qui utilisent l’implication des sujets dans une perspective hiérarchique et de rentabilité capitaliste, à l’opposé de la mise en réseau et de « l’horizontalisation » du p2p. P2p veut préserver les services publics et penser un « État-partenaire » à la différence des « capitalistes nétarchiques » décidés à détruire tous les socles de protection sociale et œuvrant pour un néolibéralisme radical.

11 Instituer des « communs » et du « partage » non soumis au marché, aptes à dépasser le marché, telle est la philosophie que prône Michel Bauwens soulignant que l’argent ne saurait être une motivation centrale et ne l’est jamais. Cette « gouvernance entre pairs », selon ses propres mots, a tout du rêve communiste, dans son stade ultime, tel qu’il était imaginé au xixe siècle et encore au xxe siècle, malgré les dérapages dramatiques et répétés des États-parti. « Un nouveau mode de gouvernance en se fondant non plus sur le contrôle, la maîtrise et la sécurité, mais sur l’insécurité, la complexité et l’adaptation constante » écrit encore Jan Rotmans  [10] qui va dans le même sens. Cette « révolution morale contre le capitalisme » qu’est la production entre pairs aux yeux de Michel Bauwens, laisse songeur ; en effet la rejeter sans réfléchir comme une utopie sans intérêt positionne immédiatement dans le camp des fatalistes, éternels dénonciateurs des maux du capitalisme financiarisé, jouissant de leur discours forclos dans une négativité irréfragable et le ressentiment. L’accepter sans hésitation dans l’hypothèse que, comme le dit Michel Bauwens, « l’objectif détermine la gouvernance et les règles sociales » et que « l’équipotentialité » peut orienter une nouvelle gouvernance, place délibérément dans le rang des idéalistes, au sens doxique du terme. Sans doute peut-on aller au-delà de cette antinomie et du prophétisme de Michel Bauwens, sans pour autant tourner en ridicule cette posture chaleureuse, mais non dénuée de narcissisme. Les paradoxes de la globalisation s’appliquent à la gouvernance comme à l’ensemble des champs sociaux et rendent impossibles les dichotomisations ; à l’instar des organisations internationales, on ne saurait, comme l’imagine Michel Bauwens, séparer une « bonne gouvernance » et une « mauvaise », y compris, comme il le réalise en partie, en inversant les termes. Des lignes de fuite pour les sujets se présentent là où on les attend le moins et des cheminements émancipateurs peuvent émerger dans des cloaques.

12 Ainsi force est de constater pour les anthropologues que l’ouverture au marché a concrétisé une relative libération de leur singularité pour les habitants de pays comme le Laos et le Vietnam dont les États-partis communistes avaient fermé les frontières durant de longues décennies, et placé leurs populations dans des conditions de captivité et de servilité honnies  [11]. Ces pays, contraints par leur situation de pénurie et de faillite économique, sont passés d’un autoritarisme étatique exerçant une coercition sur tous les aspects de la vie des acteurs, à un autre relativement assoupli – sauf pour les dissidents politiques – par une gouvernance de marché inscrite dans la globalisation capitaliste actuelle. Reconnaissons pourtant à Michel Bauwens la qualité de mettre l’accent sur un trait essentiel de la conjoncture contemporaine, tout à fait pointé aussi par Eric Sadin : la verticalité des ordres sociétaux est bien en voie de devenir une scorie du passé sous l’effet massif d’Internet, et les gouvernements qui refusent de prendre en considération cette transformation capitale – tel l’État-parti chinois qui tente par tous les moyens de censurer le Web et s’est lancé en 2015 dans une croisade « anti-occidentale » – vont droit à l’échec et à la chute. S’érige donc comme une idéologie centrale du monde contemporain la participation collaborative et coopérative encensée par Michel Bauwens comme opérateur d’une nouvelle gouvernance anticapitaliste, promue sous d’autres formes par Jérémy Rifkin  [12] ou encore sous les jours d’une psychologie morale, par Michael J. Sandel  [13], penseurs tous les deux du postcapitalisme. La participation – pour faire bref - imprégnera donc durablement la gouvernance du xxie siècle pour le meilleur et pour le pire pourrait-on dire, dans le cadre d’une financiarisation du capitalisme qui semble se maintenir malgré les crises répétées qu’elle traverse. Ce motif participatif active dans les modes de subjectivation autant de logiques aliénantes que libératoires, étroitement intriquées, indémêlables, sauf à se prendre pour un prophète, mais en revanche analysables par les sciences sociales dans leurs infinis écheveaux de complexité. Dans cette participation se lit aussi l’enracinement de la norme globale démocratique, productrice de démocratisation à la base dans le cœur des subjectivités offertes à la gouvernance : une sorte de psychodémocratie se dessine.

13 Face à ce paysage contradictoire, « cultiver le dissensus et la production singulière d’existence », était déjà proposé par Félix Guattari qui écrivait dans les années quatre-vingt-dix, hors de toute référence à la gouvernance :

14

« L’écologie sociale devra travailler à la reconstruction des rapports humains à tous les niveaux du socius. Elle ne devrait jamais perdre de vue que le pouvoir s’est délocalisé, déterritorialisé, à la fois en extension, en étendant son emprise sur l’ensemble de la vie sociale, économique et culturelle de la planète et, en « intension » en s’infiltrant au sein des strates subjectives les plus inconscientes. Ce faisant, il n’est plus possible de prétendre s’opposer à lui seulement de l’extérieur par les pratiques syndicales et politiques traditionnelles. Il est devenu également impératif d’affronter ses effets dans le domaine de l’écologie mentale au sein de la vie quotidienne individuelle, domestique, conjugale, de voisinage, de création et d’éthique personnelle. Loin de chercher un consensus abêtissant et infantilisant, il s’agira à l’avenir de cultiver le dissensus et la production singulière d’existence. La subjectivité capitalistique, telle qu’elle est engendrée par des opérateurs de toutes natures, de toutes tailles, se trouve manufacturée de façon à prémunir l’existence contre toute intrusion d’événements susceptibles de déranger et de perturber l’opinion. Selon elle, toute singularité devrait soit être évitée, soit passer sous la coupe d’équipement et de cadres de références spécialisés  [14]. »

Notes

  • [1]
    Delphine Lacombe, « Visibilisation et occultation des violences masculines envers les femmes au Nicaragua (1979-1996) », Problèmes d’Amérique latine, n° 84, 2012.
  • [2]
    Laurent Bazin, Bernard Hours, Monique Selim, L’Ouzbékistan à l’ère de l’identité nationale, L’Harmattan, 2010.
  • [3]
    En référence à la pétition de 343 salauds en 2014, faisant écho à celle des 343 salopes contre l’avortement en 1974.
  • [4]
    Sharmita Rudrappa [2014], « Des ateliers de confection aux lignes d’assemblage des bébés. Stratégies d’emploi parmi les mères porteuses à Bangalore », Les cahiers du genre, n° 56, p. 59-86.
  • [5]
    Yann Moulier-Boutang, Monique Selim, « Promouvoir ou contrer l’ethnicisation par les statistiques », Multitudes, n° 59, 2015.
  • [6]
    Conseil représentatif des associations noires de France.
  • [7]
    Eric Sadin, La vie algorytmique, Paris, L’échappée, 2015.
  • [8]
    Bernard Hours, Monique Selim, L’enchantement de la société civile globale, Paris, L’Harmattan, 2014.
  • [9]
    Michel Bauwens, Sauver le monde, Paris, Les liens qui libèrent, 2015.
  • [10]
    Jan Rotmans, Dans l’œil du cyclone, les Pays Bas en transition, cité page 161 par Michel Bauwens, Sauver le monde, op. cit.
  • [11]
    Monique Selim, Pouvoirs et marché au Vietnam, tome I, Le travail et l’argent, tome 2, L’État et les morts, Paris, L’Harmattan, 2003. Bernard Hours, Monique Selim, Essai d’anthropologie politique sur le Laos contemporain, Paris, L’Harmattan, 1997.
  • [12]
    Jeremy Rifkin, La troisième révolution industrielle, Paris, Les liens qui libèrent, 2014.
  • [13]
    Michael J. Sandel, Ce que l’argent ne saurait acheter, Paris, Le Seuil, 2014.
  • [14]
    Felix Guattari, Les Trois écologies, Paris, Galilée, 1989.
Français

L’édification permanente de nouvelles identités et appartenances constitue un ressort de plus en plus puissant de la gouvernance globale scruté ici à partir de quatre de ses tremplins : sexe, parenté, origine, religion ; dans ces champs sociaux et politiques, imaginaires et symboliques, qui se présentent comme des marchés idéels, se constatent avec particulièrement d’acuité les doubles processus constants de dissolution et de récréation des modes d’identification intrinsèques à la globalisation idéologique. Ces phénomènes de scissiparité identitaire mettent en scène la liquidité et la fluidité des productions de subjectivités dans la configuration présente et désignent des formes de gouvernance inédites qui s’extirpent de l’entreprise de soi, bien repérée par les sociologues au XXe siècle.

Monique Selim
CESSMA UMR 245 Université Paris Diderot/INALCO/IRD
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/10/2016
https://doi.org/10.3917/lhs.199.0047
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Association pour la Recherche de Synthèse en Sciences Humaines (ARSSH) © Association pour la Recherche de Synthèse en Sciences Humaines (ARSSH). Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...