CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1En cette période de contestation étudiante et de coupures budgétaires dans les gouvernements et les universités, ici et ailleurs, la question « À quoi sert le savoir ? » revient de manière récurrente et souvent insistante. Peut-être en anticipant cette interrogation, les Presses universitaires de France ont demandé à 72 de leurs auteurs d’y répondre.

2 Le livre À quoi sert le savoir - 72 intellectuels d’aujourd’hui. 72 textes pour penser et agir propose des textes courts de 2-4 pages. Retenons de ce nombre quelques extraits parmi les meilleurs. D’abord, quel bonheur intellectuel de retrouver la pensée rigoureuse d’un Georges Balandier qui procède d’emblée par la négative pour examiner cette question dans un texte substantiel, insistant finalement sur l’importance de la liberté et de l’indépendance pour tout chercheur : « Le savoir n’est pas la croyance » ; « le savoir n’est pas la connaissance » ; « le savoir n’est pas l’idéologie » (p. 55).

3 Parmi les belles pages de cet hommage à la connaissance, retenons les mots bien choisis de l’historien Lucien Bély dans son éloge de l’approche historique qui donnerait, peu importe le domaine abordé, « une profondeur à toute réalité » (p. 64), ajoutant fort à propos que même « un paysage a une histoire : il traduit les apprentissages millénaires d’une agriculture ou les mille activités d’une ville » (p. 64).

4 Plus loin, le sociologue David Le Breton soutient que le savoir fournit des outils conceptuels et théoriques afin de comprendre et interpréter notre société : « le savoir est une clé pour projeter du sens sur le monde et en ouvrir les innombrables portes, parcourir ses dimensions différentes » (p. 198). Face aux phénomènes inexpliqués, David Le Breton poursuit en montrant la contribution des sciences sociales qui doit sans cesse adapter ses concepts et se renouveler : « Dans l’émerveillement ou l’horreur, chacun expérimente l’insuffisance des mots ou des mythes de sa société, et il doit inlassablement commenter l’ineffable : la séparation, la maladie, la mort, le vieillissement… » (p. 198).

5 Parmi les contributions les plus éclairées de ce livre interrogeant les savoirs et de ce fait l’éducation, l’économiste Thierry de Montbrial ose prôner l’interdisciplinarité et la synthèse des connaissances, évoquant « les risques liés à l’extrême morcellement des savoirs, une tendance que l’on a vu s’affirmer au XXe siècle » (p. 229). Avec intelligence, Thierry de Montbrial plaide dans sa conclusion pour « un encyclopédisme renouvelé, pour contrecarrer les deux maladies de l’ère de la mondialisation : l’uniformisation qui écrase les cultures, la fragmentation qui génère l’incompréhension » (p. 229).

6 Puisque les interventions des auteurs de ce À quoi sert le savoir ? ont été placées dans l’ordre alphabétique, ceux dont les noms commencent par un W ou un Z se sentiront sans doute défavorisés par ce classement qui se voudrait neutre. Pour cette raison, je mentionnerai le propos au demeurant très intéressant du philosophe Yves Zarkas qui déplore que l’idéologie de la productivité et de l’évaluation ait désormais remplacé l’idéologie de l’émancipation issue de l’époque des Lumières : « le nouveau paradigme de la performance s’est étendu à l’ensemble de la société (l’hôpital, la justice, l’école, etc.) et depuis quelques années au monde de la recherche et de l’université » (p. 297).

7 Placés côte à côte, ces essais si différents sembleront sans doute inégaux ; le meilleur y côtoie parfois le dérisoire. Environ le quart des textes de ce À quoi sert le savoir ? semblent avoir été écrits dans la précipitation, un peu comme un pensum ; en revanche, au moins la moitié de ces courts essais réussissent à nous stimuler ou, mieux, à nous inspirer. Compte tenu de l’exigence de la question de départ, ce résultat est suffisant pour être très satisfaisant, d’autant plus que ce livre offert par certains libraires participants est gratuit et à tirage limité. Et pourquoi y trouve-t-on exactement 72 textes, et pas 90 ou 100 ? Possiblement parce que certains auteurs sollicités n’ont pas remis leurs textes à temps. La procrastination fait aussi partie de la réalité du monde du savoir et demeure le cauchemar quotidien de tous les éditeurs de livres !

Et à quoi servent les sociologues et les historiens ?

8 D’autres ouvrages similaires ont aussi interrogé une discipline particulière à propos de sa pertinence ; nous en retiendrons trois, qui seront présentés successivement.

9 Sous le titre À quoi sert la sociologie ?, le sociologue Bernard Lahire a rassemblé neuf textes d’éminents chercheurs et sociologues français (Claude Dubar, Louis Quéré, François de Singly, etc.). Cette question mérite d’autant plus d’être posée que la définition même de cette discipline est ardue, avant tout pour les sociologues reconnus comme tels, et encore plus pour les non-initiés ou pour l’homme de la rue. Curieusement, un autre livre ayant exactement le même titre, À quoi sert la sociologie ?, était paru en Suisse treize ans plus tôt, sous la direction de Pierre Maurer et contenait une série d’entretiens.

10 Fort à propos, Bernard Lahire signale dans son introduction la situation « singulière » et « inconfortable » de la sociologie auprès du grand public, souvent perplexe (p. 7) ; elle est « l’une des rares sciences qui est forcée, pour faire tomber les malentendus, de passer autant de temps à expliquer et justifier sa démarche qu’à livrer les résultats de ses analyses » (p. 7).

11 Dans des chapitres substantiels, tous les participants de ce collectif s’entendent pour aborder des thèmes comme la critique de la société et surtout la nécessité de l’engagement — public ou non — de la part du sociologue (voir en particulier les chapitres de François de Singly, Bernard Lahire, Robert Castel, Claude Grignon, Philippe Corcuff). Pour Danilo Martuccelli, la sociologie se doit « de prendre ses distances avec sa réduction à un pur rôle d’ingénierie sociale » (p. 138). D’ailleurs, dans un texte vif et subtil, Louis Quéré paraphrase les critiques d’une certaine sociologie française qui serait à tort accusée de réductionnisme : « Vous croyez avoir percé les explications du monde social, mais vos présupposés réalistes vous empêchent de saisir la teneur proprement symbolique du lien social » (p. 80). Abordant la question de la réflexivité chère à Pierre Bourdieu, le dernier essai de Philippe Corcuff classe et distingue deux grands pôles opposés : d’une part, une sociologie de la rupture épistémologique héritée de Bachelard puis de Bourdieu, Chamboredon et Passeron, ou à l’autre opposé l’ethnométhodologie d’Harold Garfinkel (p. 187), déjà évoquée dans le chapitre de Louis Quéré (p. 88). Mais l’ouvrage reste sans véritable conclusion et la question posée initialement demeurera toujours ouverte.

12 Dans un autre livre avec un titre encore plus provocateur (À quoi sert vraiment un sociologue ?), le professeur François Dubet tente lui aussi le pari risqué de montrer « l’utilité » de la discipline sociologique, rappelant au départ le succès de librairie de certains ouvrages — pourtant savants et pointus — d’auteurs renommés comme Michel Crozier ou Pierre Bourdieu, au cours des années 1970 (p. 20). Par la suite, la discipline s’est institutionnalisée et professionnalisée ; on a vu naître des laboratoires de recherche qui ont compartimenté sa pertinence sociale et ses sujets d’investigation : « la sociologie s’est progressivement constituée comme une sorte de science des problèmes émergeants : les banlieues, l’immigration, les minorités, les politiques publiques, les médias, les retraités, l’environnement, la science, les techniques, la santé… » (p. 21). Mais pour répondre autrement à sa question initiale, François Dubet soutient que la sociologie devient utile en évitant le sens commun, « quand elle montre que la société n’est pas ce qu’elle croit être » (p. 23). Sans complaisance, après avoir identifié des faiblesses et certains faux-pas de la discipline (chapitre 2), François Dubet en montre les forces, par exemple lorsque le travail sociologique permet de lier des actions individuelles à un phénomène plus large qui est propre au groupe, c’est-à-dire quand la sociologie « parvient à mettre en regard, sinon à intégrer complètement, les formes et les structures de l’action individuelle avec les mécanismes plus objectifs, a priori indépendants des intentions et des buts poursuivis par les individus » (p. 56). Ailleurs, François Dubet distingue le travail de terrain de l’essai proprement dit, tout en remarquant que les sociologues ne sont pas les meilleurs essayistes (p. 52). Le seul des quatre ouvrages comparés ici à avoir été écrit d’une seule main, À quoi sert vraiment un sociologue ?, se conclut sur une note lucide et critique à l’endroit des universités françaises, que l’on pourrait aisément transposer pour notre continent : « Notre système universitaire n’est pas seulement peu efficace, il est profondément injuste » (p. 180).

13 Ces deux ouvrages sur l’utilité de la sociologie devraient nous inciter à considérer dans les lignes qui suivent le recueil À quoi sert l’histoire aujourd’hui ?, paru sous la direction d’Emmanuel Laurentin. Une quarantaine d’historiens et d’intellectuels avaient tenté l’exercice pour l’émission radiophonique « La fabrique de l’histoire » ; les textes lus et rassemblés font en moyenne quatre pages. On apprécie particulièrement le fait que la majorité des auteurs n’évitent pas la question posée. Pour l’historien Christophe Charle [Charle, et non Charles], l’histoire « est une entreprise sans fin et sans espoir d’exhaustivité » (p. 71). Plus loin, dans un texte érudit et truffé de références essentielles à des ouvrages fondamentaux en sciences historiques, Annette Wieviorka répète l’importance de « comprendre le passé (non parce qu’il risque de se répéter, mais parce qu’au contraire, il nous aide à penser le neuf et le surprenant) » (p. 100). Et pour Daniel Roche, l’histoire doit éviter les dogmes et les idées reçues pour se baser sur des faits établis méthodiquement ; elle « sert moins à enseigner la vérité que la capacité d’atteindre la vérité » (p. 107). On voudrait dire la même chose de toutes les disciplines.

14 Les transcriptions et les textes contenus dans À quoi sert l’histoire aujourd’hui ? sont parfois érudits et quelquefois inattendus ou audacieux. Plusieurs auteurs ont le mérite de répliquer à des objections souvent entendues. Ainsi, pour le grand historien Jacques Le Goff, l’histoire ne devrait pas s’attarder sur sa mise en récit et elle ne doit pas être perçue comme étant réservée aux nostalgiques ou aux personnes âgées : « l’histoire n’est pas un roman, contrairement à ce que disent certains, et je pense que s’il faut avoir une assez bonne connaissance du passé ce n’est pas pour en retirer de la nostalgie » (p. 107). Au contraire, l’historien doit contribuer à la compréhension du présent : « l’histoire doit apporter non seulement un certain nombre de connaissances, mais aussi une façon d’interroger le passé, une sorte de méthode pour poser des questions au passé qui nous permettent d’être plus forts et de redresser ce qui ne va pas actuellement » (p. 107). Sur une note plus audacieuse, le professeur Gabriel Martinez Gros (de l’université de Paris 10) ira plus loin sur le rôle de l’historien face au présent : « On croit le plus souvent que l’historien s’occupe du passé. En fait, il scrute l’avenir » (p. 129).

Conclusion

15 Les quatre livres recensés ici ont en commun un titre qui débute par une question apparemment enfantine mais en fait fondamentale : « À quoi sert… ? ». Dans ces quatre livres, les discussions et les exposés les plus intéressants sont ceux qui abordent directement la question posée, sans tenter de l’esquiver, de la dénigrer (« pourquoi nous demander d’être utile ? », demandent plusieurs auteurs dans chaque livre) ou de répondre d’un ton provocateur et prévisible que « ça ne sert à rien ». Plusieurs textes ont malheureusement cédé à cette détestable tentation. Par contre, certains intellectuels ont accepté généreusement de se prêter à ce jeu. Chaque universitaire devrait le faire pour sa propre discipline. À la demande tout à fait légitime du public, des jeunes, des étudiants ou des non-universitaires à propos de la pertinence du savoir ou de l’éducation aux cycles supérieurs, voire des professions académiques, les intellectuels et les professeurs devraient en retour être en mesure de fournir une réponse intelligible qui justifie leur action et leur choix de carrière. En ce sens, chacun de ces livres répond partiellement à ces questionnements et fournit des réflexions utiles sur l’éducation, l’épistémologie et l’histoire des idées. La suite de la réponse reste à être écrite ; il nous appartiendra de compléter ces éléments de réponse.

Notes

  • [*]
    À propos des ouvrages suivants : Collectif d’auteurs, À quoi sert le savoir - 72 intellectuels d’aujourd’hui. 72 textes pour penser et agir, Paris, Presses universitaires de France et Institut français, 2011, 320 p. ; Bernard LAHIRE (dir.), À quoi sert la sociologie ?, Paris, La Découverte/Poche, n° 184, 2004 [2002], 193 p. ; François DUBET, À quoi sert vraiment un sociologue ?, Paris, Armand Colin, coll. « Dites-nous », 2011, 191 p. ; Emmanuel LAURENTIN (dir.), À quoi sert l’histoire aujourd’hui ?, Montrouge et Paris, Bayard Éditions et France Culture, 2010, 173 p. ; Pierre MAURER (dir.), À quoi sert la sociologie ? : Entretiens avec Francesco Alberoni, Georges Balandier, Johann Galtung, Walo Hutmacher, Michel Maffesoli, Edgar Morin, Walter Rüegg, Jean Ziegler, Cousset (Fribourg), Suisse, DelVal, 1989.
  • [**]
    Centre de recherche en éducation et formation relatives à l’environnement et à l’écocitoyenneté - Centr’ERE, Québec.
Yves Laberge [**]
  • [**]
    Centre de recherche en éducation et formation relatives à l’environnement et à l’écocitoyenneté - Centr’ERE, Québec.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 10/03/2014
https://doi.org/10.3917/lhs.189.0317
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