CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Une recension d’ouvrage en lieu et place d’un éditorial, n’est-ce pas perturber bien inutilement l’ordre des rubriques ?

2Sûrement pas, dès lors qu’il s’agit d’un livre qui répond à une des vocations du projet éditorial de la revue, être capable d’articuler efficacement et pertinemment l’analyse théorique et l’actualité.

3Telle est, en effet, la réussite de l’ouvrage coordonné par Christine Delphy, Un troussage de domestique, publié aux éditions Syllepse, en 2011. Ce que les analyses rassemblées par Christine Delphy confirment, c’est qu’il n’est pas d’analyse révélatrice d’une réalité sociale sans parti pris critique, lequel n’est pas étranger aux exigences de bonne méthodologie mais y prend sa pleine part, lequel ne vient pas déranger la bonne tenue épistémologique du discours rigoureux mais en est, tout au contraire, un élément décisif.

4Qu’est-ce qui informe un tel parti pris critique et en quoi est-il gage de rationalité ?

5D’abord, quelques remarques générales, pour les illustrer et confirmer ensuite par les éléments d’analyse extraits de l’ouvrage auquel nous nous référons.

6L’obligation de prendre de la hauteur à qui affiche des prétentions d’objectivité est un thème qui a suscité et continue de susciter de vives résistances (en particulier, mais pas exclusivement, avec le développement de la sociologie) tout en perdurant comme un idéal auquel il serait trop difficile de renoncer. En bref, s’installer sur une position de surplomb qui offre une vue excédant tous les points de vue, et protégeant du relativisme, conséquence de l’enfermement dans un point de vue.

7C’est à une telle hauteur que les dialogues de Platon étaient déjà censés conduire l’interlocuteur de Socrate, pour autant qu’il acceptât de suivre les règles du jeu dialogique, voyant sa persévérance et son obéissance être récompensées par la grâce de la contemplation. Ce moment de la contemplation exige que le sujet de la connaissance s’échappe de lui-même, de son corps (matérialité qui emprisonne dans le relativisme) et se libère, libère son âme, purifiée par l’exercice du dialogue, et ainsi apte à recevoir la lumière émanant de l’objet même de la connaissance (l’essence). Le dialogue est, en ce sens, une école d’humilité pour celles et ceux qui s’y engagent puisque sa vocation est de les amener à renoncer de croire qu’ils éclairent le monde, alors qu’ils n’ont que des opinions, au mieux droites. Par quoi ils ne font que l’obscurcir, le surcharger de leurs opinions.

8Les Sophistes, contre lesquels pense Platon, sont en revanche convaincus (en quoi ils pourraient être tenus pour de lointains précurseurs de la sociologie) que les opinions sont « du monde », au double sens de cette dernière expression : elles ne sont pas seulement des points de vue sur le monde, dénonçant la place que les porteurs d’opinion occupent dans celui-ci, elles sont constitutives de la réalité de ce monde. Les écarter pour élaborer une représentation soi-disant objective du monde condamne par le fait cette dernière à la partialité, puisqu’il ampute d’une part de soi l’objet qui est visé par l’analyse.

9Afin de prolonger ces remarques, laissons Christine Delphy présenter le propos de l’ouvrage qu’elle édite :

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« Ce qu’il est convenu d’appeler l’“ affaire DSK ” a commencé le 14 mai 2011. Depuis, jusqu’à aujourd’hui, les révélations les plus contradictoires, les retournements de situation les plus improbables n’ont cessé de se succéder. Les politiques et les journalistes interprètent, supputent, prédisent, et souvent prennent leurs désirs pour des réalités. Interprétations, supputations, prédictions ne sont pas notre affaire, et ne sont pas le sujet de ce livre. Cette présentation est écrite le 7 juillet, c’est-à-dire sans attendre de nouvelles informations, ni les imminentes proclamations d’un procureur, car ni la mosaïque des faits ni le tranchant des décisions ne sont notre souci. Pas davantage, ni la personnalité de Dominique Strauss-Kahn ni celle de Nafitassou Diallo, ni même l’“ affaire ”, mais bien ce qui en a été dit. Il ne s’agit pas de mieux révéler l’affaire, mais d’envisager l’affaire comme un révélateur. Mieux encore : elle n’a pas besoin d’être “ vraie ”. On pourrait presque la considérer comme une fiction déclenchante, une sorte de leurre qui aurait bien fonctionné (parfois une simple rumeur a de semblables effets). ».
(Ibidem, « Avant-propos », p. 7)

11Le sujet du livre est ainsi construit sur l’examen d’opinions, qui présentent le double avantage, théorique et politique, qu’un objectivisme borné ferait manquer, d’être révélatrices. Révélations qui ne manquent pas de susciter amertume et colère en ce qu’elles obligent à constater la permanence du sexisme en France et la vigueur d’une triple solidarité, « celle de genre, qui unit les hommes contre les femmes, celle de classe qui unit les riches contre les pauvres, et celle de race qui unit les Blancs contre les Bronzés » (Ibid., p. 8).

12

« Ségolène Royal, dès le dimanche soir au JT de France 2, déclarait : “ Je pense d’abord à l’homme. ” Elle n’aura aucun mot pour la femme de chambre. Le lendemain matin, Jean-François Kahn a livré sa thèse sur France Culture : le fondateur de Marianne a eu l’“ impression ” qu’il s’est agi d’un “ troussage de domestique. ” Pour Jack Lang, qu’on se le dise : “ Il n’y a pas mort d’homme. ” Autrement dit, ce n’est qu’un viol de femme, ce n’est pas bien grave. La socialiste Michèle Sabban a fait savoir sa conviction : “ un complot international ”, en ajoutant que “ tout le monde sait que sa fragilité, c’est la séduction, les femmes ” et que les manipulateurs l’ont “ pris par cela ”. Manière de supposer que DSK croisant dans un hôtel une intrigante achetée, déguisée en soubrette, ne pouvait que tomber dans le piège. BHL ne fut pas en reste pour défendre son “ ami ”, avec un prisme de classe qui laisse pantois : “ J’en veux ce matin au juge américain qui, en le livrant à la foule des chasseurs d’images qui attendaient devant le commissariat de Harlem, a fait semblant de penser qu’il était un justiciable comme un autre. ” »
(Clémentine Autain, « “ Affaire DSK ” : l’impensable viol », in ibid., p. 30)

13Cette citation extraite du texte de Clémentine Autain, pour seulement rappeler quelques-unes des opinions les plus spectaculaires exprimées à l’occasion de cette affaire. Mais qu’est-ce qui est exprimé justement ? Une solidarité, exclusivement une solidarité, toute capacité de réflexion cédant le pas au seul réflexe identitaire. Ces porte-parole qui se proposent habituellement de nous éclairer, du haut de leur position de vigie politique ou intellectuelle, sur les enjeux nationaux et internationaux, ne peuvent, à l’occasion de la nouvelle de l’arrestation de DSK, que nous éclairer sur ce qu’ils sont, sur ce qu’ils éprouvent, sur l’inquiétude qui les habite : si DSK, un des leurs, peut être mis en cause par la justice, alors qu’en est-il de l’impunité que leur accorde leur position oligarchique ? En innocentant DSK (car de telles prises de position reviennent à disculper celui-ci, et à intervenir sur le fond de l’affaire, alors que tel n’est pas, répétons-le, l’objet des analyses rassemblées par Christine Delphy), un des leurs, plus encore, en posant comme impensable qu’il puisse, et donc qu’ils puissent eux-mêmes, avoir à rendre des comptes à la justice, ils avouent, dans le même mouvement, qu’ils sont « situés ». Pour caractériser ce moment, nous croyons, en effet, pouvoir évoquer un « retour de la situation », à l’image du « retour du refoulé » décrit par le discours psychanalytique.

14Expliquons-nous.

15Pour rendre compte d’un discours, d’une attitude, d’un comportement, qu’ils soient individuels ou collectifs, il est de bon ton, dans les sciences sociales en général, en histoire en particulier, de faire appel au « contexte », censé recéler la clef de compréhension. Ce contexte est construit par l’analyste comme un ensemble organisé de conditions extérieures dans lequel il installe les sujets qu’il étudie ; le présupposé étant que cet environnement « détermine », à des degrés divers, ce que sont et ce que font ces sujets. En quoi, cette contextualisation conforte la prétention objectiviste, que nous évoquions précédemment. Les conditions, dont on assure qu’elles sont déterminantes par le fait de les ériger en un ensemble contextuel, sont confondues avec les raisons d’être et de faire des sujets, lesquels sont alors offerts tout en extériorité au regard de l’analyste. La contextualisation permet ainsi à l’analyste d’occuper une position de surplomb, du haut des conditions déterminantes qu’il construit comme un décor dans lequel il met en scène après coup les acteurs, de « dominer son sujet », comme le veut l’expression. À entendre dans sa double signification.

16En revanche, la notion de « situation » interdit de jouir du privilège de la contemplation, ne ménageant aucune position confortable d’extériorité, car elle conduit à penser que l’observateur et l’observé sont inscrits dans une relation qu’il n’est pas possible de délier, sinon imaginairement. Ce qui, pour le dire rapidement, ne condamne nullement au relativisme — accusation qui ne vaut en effet qu’à partir de la revendication d’un objectivisme illusoire. La « situation » ouvre, au contraire, sur une réalité plus riche dans la mesure où c’est la relation elle-même, celle de l’observateur et de l’observé, qui « accueille » la réalité. La relation ne doit pas être comprise comme ce qui favorise tel regard particulier, jeté sur une réalité donnée, elle suggère bien plus profondément qu’un monde est construit, traversé par un jeu de significations et de valeurs, dans lequel le statut réservé à l’autre occupe une place décisive. Comme l’a montré, de manière convaincante, Simone de Beauvoir, en retraçant la genèse du monde des hommes, consolidé sur des significations et des valeurs sexistes qui enferment les femmes sous la catégorie de l’altérité absolue. Leur interdisant du même coup de procéder à la construction du monde, exclues qu’elles sont de la relation, et leur laissant croire qu’elles s’insèrent dans une réalité toujours déjà là. Une réalité naturelle en somme.

17Ces quelques éléments devraient éclairer l’expression, que nous avons utilisée supra, de « retour de la situation ». Les défenseurs de DSK, faisant fi de toute présomption, puisqu’ils ne le présument pas innocent mais l’innocentent en « banalisant », en « naturalisant » le chef d’accusation, le possible viol.

18

« Mais leur [celle des notables et intellectuels sexistes] grande alliée, c’est la “ pulsion ”. La théorie de la pulsion justifie ceci : le corps masculin a le droit biologique de perdre tous ses repères humains, démocratiques, courtois. Tant pis si la vie d’une femme est en jeu, la “ pulsion ” vient au secours du crime. […] Et question viol, vous voilà prévenues : les hommes — certains plus que d’autres — ont “ des désirs ”. Les tentatrices n’ont qu’à bien se tenir (et se tenir bien) car ce n’est pas leur faute, à eux. »
(Natacha Henry, « Comment les notables sexistes creusent le retard français », in ibid., p. 111)

19Ce que les combats des femmes ont révélé — bel exemple de cette combinaison entre un parti pris critique et l’acquisition d’une connaissance —, c’est que le sexe n’est qu’une dimension du viol dont le sens en vérité est l’affirmation d’une toute-puissance, d’une domination. Le viol est l’une des caractéristiques de ce processus qui consiste à s’affirmer et à demeurer maître de la relation sujet-objet, à s’afficher comme l’initiateur du monde. Or, ce processus n’est identifiable que grâce au recours à la notion de situation (en ce sens, toute critique féministe est « situationniste » ou « relationniste ») ; celle de contexte imposant, à l’inverse, de poser d’abord une réalité extérieure en soi, c’est-à-dire pourvue en son sein d’une signification et d’une valeur, dans laquelle les sujets humains viennent prendre la place qui leur est assignée. Le nom d’une telle réalité n’est autre que « nature ».

20Ce que les interventions des « notables et intellectuels sexistes » en faveur de DSK « relativisent », pour le coup, c’est précisément la logique dominatrice dont le viol est une des manifestations, parmi les plus criminelles. Reconnaître que DSK puisse à titre de possibilité être un violeur, reviendrait pour eux à admettre que leurs discours, leurs argumentations, leurs justifications et leur posture épistémologique objectiviste pourraient être inspirés par la position de domination qu’ils occupent ou revendiquent, plus encore par la conviction que leur magistère est légitime, avant même tout exercice de légitimation. L’empressement qu’ils ont mis à disculper un des leurs avait pour stimulant l’obligation devant laquelle ils se sont retrouvés de recouvrir du voile pudique de la contextualisation leur situation de dominants.

21* * *

Michel Kail
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/06/2012
https://doi.org/10.3917/lhs.181.0005
Pour citer cet article
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