CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans le monde actuel, caractérisé par la globalisation du capitalisme, l’émancipation des femmes semble être devenue une thématique centrale dans tous les champs sociaux, économiques et politiques. Ainsi, on ne compte plus les programmes de développement qui prennent pour cible les femmes, pour en faire des entrepreneures, des artisanes, des leaders, etc. modèles. La création en juillet 2010 d’une agence ONU Femmes disposant d’un budget de plus de 500 millions de dollars confirme cette tendance. Quel que soit le niveau d’industrialisation ou de désindustrialisation des sociétés, une sorte d’aura salvatrice pèse désormais sur les femmes, à qui l’on prête d’extraordinaires capacités de préparer un futur meilleur. En politique, notamment, leur promotion permettrait une diffusion du plus de justice et d’équilibre qu’elles incarnent. La littérature scientifique a pris, plus ou moins rapidement selon les régions, le relais de cette nécessaire émancipation des femmes et, aujourd’hui, les appels a y contribuer dans les différentes disciplines sont innombrables donnant à voir un domaine autonome et riche, nourri de multiples controverses. Certes, l’émancipation des femmes a toujours été historiquement présente dans les idéologies sociopolitiques sous des formes variées et dans des positions très diverses. Généralement, elle a concrétisé des formes de rupture, d’opposition à ce qui fut dénommé les « traditions », conservatrices des rôles sexuels assignés. Les grandes religions n’ont pas été en reste à cet égard, et qu’il s’agisse de l’hindouisme, de l’islam, du bouddhisme ou du christianisme, en leur sein, des luttes de tendances se sont manifestées pour prôner, selon les périodes, un plus grand affranchissement des femmes. Cette thématique émancipatoire focalisée sur la « moitié » de la population — encore à une époque récente — a cependant été cantonnée dans des sphères de pensée et d’intervention politiques plus ou moins mineures, et, de façon certaine, jamais dominantes, spécialement dans les utopies révolutionnaires. Sa visibilité actuelle, son omniprésence, sa multidimentionnalité interpellent donc la réflexion ; que recouvre maintenant cette émancipation et que s’agit-il de changer et de maintenir dans les ordonnancements usuels, dont l’universalité fait l’objet de constats affirmés dans des espaces socioculturels contrastés ?

(Ré)conciliations

2Permettre aux femmes de concilier leurs fonctions reproductives et productives constitue l’épicentre du projet de réalisation de soi dans l’émancipation proposée comme l’illustrent exemplairement « les mères entrepreneures  [1] ». L’association du terme d’entrepreneur conjugué au féminin à celui de mère résonne encore mieux en anglais sous le sigle entrepreneurial moms, connecting moms who dream big. Le « grand rêve » se situe dans un pays développé, le Canada — plus précisément le Québec —, dans lequel le nombre des « travailleuses indépendantes » a augmenté de 50 % dans les quinze dernières années. La journaliste Lavinia Botez, qui rend compte de ce nouveau phénomène dans le magazine Travail de l’OIT (Organisation internationale du travail) —, pose immédiatement les termes qu’il convient d’articuler : travail, famille, maison, poussant les femmes à se préoccuper avant tout de la « flexibilité ». Dès le second paragraphe, on apprend les nombreux avantages que les femmes trouvent à travailler à la maison puisque tel est le fait inédit : pouvoir prendre soin des enfants, particulièrement lorsqu’ils sont malades, sans être questionnée sur d’hypothétiques jours de congés, être son propre patron. Fondée en 2010, l’association des « mamans entrepreneures du Québec » rassemble des femmes que son initiatrice qualifie de « déterminées » et « indépendantes », qui « désirent trouver leur équilibre ». Mais elle souligne, dans le même moment, la nécessité d’un conjoint pourvoyant aux besoins financiers de la famille pour la femme qui « se lance en affaires », soit, avec d’autres mots, une dépendance économique plus ou moins longue à l’homme qui assume un travail salarié. Plusieurs témoignages de femmes ayant abandonné leur emploi pour devenir « mère au foyer » et ayant rencontré avec bonheur l’association qui édite un magazine sur le site web themompreneurs.com, font l’éloge inconditionnel de ce choix qui permet d’avoir « le meilleur des deux mondes ».

3De cette réconciliation du travail et de la famille par cet entrepreneuriat féminin qui saisit toutes les opportunités des médias sociaux (twitter, facebook, etc.), il est bien dit que « ce n’est plus une lutte de féministes mais un combat de société ». « Fuir la compétition », « collaborer », « s’entraider », sont au cœur des désirs de ces femmes qui ont délié les chaînes du travail extérieur pour revenir au foyer. Nous nous sommes attardée sur ce très court article car il condense et résume quelques points cruciaux de l’émancipation des femmes, telle qu’elle est appréhendée actuellement, et surtout, il met en scène avec beaucoup d’évidence son lien aux transformations économiques et aux nouveaux modes de légitimation en vigueur. Élaborons-en une brève synthèse : les femmes sont avant tout des mères, leur maternité les définit et il leur incombe de prendre soin de leur progéniture et d’assumer le rôle sexuel et domestique, auquel elles sont assignées. Dans ce scénario bien classique, l’homme n’existe qu’en tant que pourvoyeur de ressources puisées à l’extérieur de la « maison », domaine des femmes. Le féminisme est écarté au profit d’une indispensable évolution sociétale du capitalisme : en sortant de la concurrence pour l’emploi réservée aux hommes, en établissant des réseaux féminins solidaires en marge du monde formel de l’entreprise, en donnant un nouveau visage au terme de « patron », les femmes réalisent leurs qualités féminines innées et en font bénéficier l’ensemble de la société. Inclus dans un numéro spécial de la revue de l’OIT consacré au travail décent pour les travailleurs domestiques, le devenir « mère entrepreneure » cumule pour les femmes les fonctions de travailleuse domestique et agente d’une féminisation humanisante du capitalisme, dans une période de crise économique mondiale ayant impliqué des licenciements nombreux. « Les volontaires pour ce nouveau travail décent », qui les remet avec délicatesse dans leur destinée naturelle, reçoivent des compliments pour le choix effectué sur suggestion. Sans jeter l’anathème sur cette nouvelle version de l’émancipation féminine et s’inscrire dans une posture trop facile de dénonciation, insistons sur sa dimension conservatrice des structures sociales et sa logique de renaturalisation des rapports de sexe. « L’avantage » donné aux femmes dans cet agenda, leur visibilisation renforcent de fait les processus économiques de globalisation qui, de surcroît, s’assurent de services domestiques démonétarisés.

La gouvernance du genre

4L’émancipation féminine se réfléchit actuellement sous l’angle du genre, décliné dans tous les domaines : alimentation, santé, travail, éducation, etc. Le terme s’est progressivement imposé moins pour des raisons intellectuelles, épistémiques que parce qu’il a été constitué en module de financement de la société dite civile dans de très nombreux pays qu’on ne peut qualifier ni de « Sud », ni de « tiers-monde », ni de « sous-développés » puisqu’ils incluent l’ex-URSS et ses périphéries européennes de l’Est, ou encore la Chine et l’Inde qui montrent les meilleurs indicateurs de croissance. Créer, en les subventionnant, des groupes, des associations, des réseaux, des ONG de femmes a répondu à des objectifs divers selon les continents et les régimes politiques en vigueur. Contrer les avancées de l’islamisme — en Asie centrale par exemple —, lutter de façon détournée ou frontale contre l’État communiste comme en Chine, faire partout progresser la « démocratie » et l’économie de marché sont des finalités auxquelles les femmes ont été activement conviées. On observe, dans des pays aussi divers que l’Ouzbékistan  [2], la Mongolie  [3], le Mexique  [4], des recettes d’actions similaires, engendrant les mêmes effets. En situation de dépendance matérielle et morale, exclues des sphères de décision économique et politique, les femmes accueillent avec enthousiasme les formations qui leur sont proposées par les organisations internationales et les premières subventions qui les invitent à se regrouper et à relever la tête. Elles tentent de faire au mieux, avec application, pour s’inscrire dans la foule des workshops, séminaires et trainings qui émergent, s’y ajuster et intégrer les modèles généraux et particuliers qui leur sont donnés à penser et dans lesquels la femme et le féminin se disposent sous plusieurs facettes normées. Puis vient le temps où les organisations internationales les enjoignent à s’autonomiser et leur retirent les ressources, provoquant le désarroi des femmes dont la situation générale ne s’est pas améliorée, s’est éventuellement dégradée, ce retrait plus ou moins brutal nourrissant amertume, nostalgie, culpabilité. Ces financements octroyés aux femmes sous le prototype du genre — qui, de façon récurrente, sont orientés sur le micro-crédit, la santé reproductive, les services de charité, les soins aux personnes âgées, les violences domestiques, les « shelters », les lignes d’appel d’urgence, etc. — peuvent être analysés à plusieurs niveaux décisifs et imbriqués. Tout d’abord, il ne s’agit guère de promouvoir l’égalité et l’indépendance des femmes mais plutôt, à travers l’espace idéologique du genre, de se frayer une voie de pénétration dans les sociétés. Par le truchement des femmes — qui forment la partie la plus faible des sociétés qui, dans leur majorité, sont déjà affaiblies par les bouleversements qu’elles ont connus —, un processus de conquête symbolique et de mise en subordination idéelle de larges fractions des populations est tenté, mis en œuvre ou fignolé. Dans cette optique, le genre — en s’actualisant dans des ONG spécifiques — se présente comme un des paradigmes centraux de la gouvernance du capitalisme globalisé. En second lieu, aux femmes à qui est offert de participer à ce jeu de dupes est, dans le même moment, suggéré de renoncer à des revendications égalitaristes, dont le parfum « féministe » est embarrassant et jugé dépassé. Elles se voient de fait proposer des rôles de supplétifs de la société civile nationale et globale qui doit être consolidée ou fabriquée et nourrie, en gage d’une démocratie sacralisée mais les tenant toujours aux marges du politique, dans les pays d’ancienne industrialisation comme ailleurs. Tandis que la « société civile » serait livrée aux femmes, comme leur « foyer », leur « maison », le pouvoir politique resterait essentiellement masculin. Le cas de pays comme le Bangladesh, où une femme tient le poste de Premier ministre, n’infirme pas ce constat, la femme étant la fille ou l’épouse d’un homme qu’elle représente. L’empowerment des femmes, qui est de façon litanique invoqué par les ONG et les organisations internationales, et que les chercheurs sont invités à étudier moyennant finance après la sélection des appels d’offres, s’exhibe comme une sorte de jouet, de hochet en regard des distributions hiérarchiques en vigueur : un pouvoir chimérique de s’organiser parallèlement au pouvoir d’action et de décision politiques. C’est pourquoi l’importation, l’imposition et la généralisation de la catégorie de genre — qui s’inscrit dans l’organigramme des Droits de l’homme comme une pièce exemplaire — débouchent in fine sur une dépolitisation et une naturalisation de la société, l’occultation du politique favorisant la substantialisation du féminin. Enfin, il convient de se pencher sur la rupture épistémologique mais aussi épistémique que cristallise le genre comme catégorie d’intelligibilité dans les sciences humaines et sociales. Le genre tendrait à signer l’enterrement de l’appareillage théorique critique bâti au XXe siècle autour des concepts de domination, d’oppression, d’exploitation, d’aliénation et de rapports hiérarchiques. Leur serait substituée la notion de discrimination dont les fondements idéels renvoient à la multiplicité des essences qui peupleraient ce qui est dénommé la « diversité » et où les femmes trouveraient une case. L’étude sur les discriminations réalisée en 2010 à la demande du ministère de l’Immigration français  [5], définit ainsi la diversité comme la « variété des profils humains » : elle constate que sur le marché du travail, les femmes ne sont « guère mieux loties » que les « Maghrébins » et recommande le développement du « label diversité » qui semblerait dès lors pouvoir s’appliquer aux femmes. L’institutionnalisation de l’espace idéologique du genre dessinerait donc une transformation profonde des modes de pensée antérieurs qui s’efforçaient de circonscrire les rapports sociaux de sexe, prenant appui sur l’hypothèse de rapports sociaux en jeu dans les champs majeurs des sociétés selon leur profil (travail, parenté, etc.).

5La défection des rapports sociaux s’ouvre sur une perspective de requalification ontique avec pour objectif la réduction des discriminations entre espèces différentes qui toutes sont dotées de droits qu’il faut respecter et rendre effectifs. Genre, droits, discriminations, diversité, espèce ressortissent à la même vision du monde : nature et culture ne seraient plus en opposition mais en continuité, sous l’orbite d’une nature globale à réhabiliter après l’avoir meurtrie et dans laquelle l’humanité, abandonnant sa volonté première et devenant modeste, occupe la petite place qui lui est dévolue. La féminité serait un des participes de cette humanité puisqu’elle incarnerait une des espèces de la variété du vivant. Rappelons la formule de Merleau Ponty : « L’homme n’est pas une espèce naturelle mais une idée historique », non pour jeter l’opprobre sur ces conceptions genrées du moment mais pour mesurer les écarts et les bifurcations qui se sont opérées dans les représentations savantes ; corollairement, on naît dès lors femme et il n’y a plus le choix de le devenir ou de le refuser. Le voile se lève sur un paradoxe qui n’est qu’apparent entre l’observation quasi générale d’une dégradation de la condition économique, sociale et politique des femmes dans le contexte de la globalisation, et l’emphase mise sur le genre — dont le prix mériterait d’être financièrement compté — et à laquelle participent nombre de recherches scientifiques qui se veulent contestataires et qui animent des courants antithétiques. La catégorie de genre — que consolident les débats qui l’entourent — apparaît la sentinelle d’un bloc de pensée dans laquelle celle de race a retrouvé une posture officielle après un demi-siècle de bannissement. Genre et race se font écho dans une diversité « d’origines ethniques », d’ethnicités dès lors inébranlables et, sous les auspices d’un combat pour les femmes, on discernerait un accompagnement pratico-idéologique des ordonnancements actuels de la généralisation du capitalisme qui fixe chacun à sa place. On objectera qu’aux côtés de genre, ethnicité, race, le terme de classe figure dans une partie des travaux concernés en bonne position. Cependant, l’édification trouble de la notion de « classe des femmes » brouille les pistes en rompant ses armatures socioéconomiques et politiques et en prenant une dimension ontologique.

6L’instrumentalisation des femmes est par ailleurs pointée pour déchiffrer les contradictions de la configuration globale contemporaine. Cette lecture est simplificatrice tant pour le complot mondial qu’elle envisage que parce qu’elle évacue les logiques des actrices dont le terme phare d’agentivité/agencéité rend bien mal compte. Les processus dans lesquels sont prises les femmes — en particulier dans les ONG qu’on les a littéralement payées pour monter, puis brutalement lachées, mettent en scène toute une gamme d’implications. L’expérience d’une fenêtre ouverte — le rêve d’une autre vie — puis sa fermeture dans une conjoncture qui souvent se durcit en termes d’emploi et de moyens de subsistance, engendrent des déceptions qui contribuent à renforcer les structures hiérarchiques en jeu. Les femmes ne sont pas les pantins enthousiastes des bandes dessinées globales qu’on propose à tout un chacun de soutenir dans l’ensemble du monde par quelques deniers. Les modes de subjectivation mettent en scène des amphibologies complexes qui — compte tenu des prémisses idéologiques des interventions extérieures — peuvent conduire les actrices à un renvoi univoque à la case de départ de « l’être femme ». Tout concourt donc éventuellement — par les forces internes et externes —, sous des visages modernisateurs, à des formes de retraditionnalisation de la condition féminine : il existerait des « mères entrepreneures » — comme le lecteur l’a déjà noté — et des travailleuses du sexe, mère et putain ne s’excluant plus comme par le passé puisque ce ne sont que deux des rôles qui s’offrent aux femmes dans le cadre d’une multitude d’autres et dès lors qu’ils relèvent d’une féminitude affirmée et qu’ils la maintiennent par la reproduction. Notons au passage que marchandes ou non marchandes, les « transactions sexuelles » se sont en effet imposées, tendant à effacer l’hypothèse de rapport sexuel non à la manière de Lacan, qui avançait sur un autre plan qu’il n’existe pas, mais plus banalement parce que c’est l’idée même de rapport qui disparaîtrait au profit de notions relevant indubitablement du marché. Norme de gouvernance globale, le genre draine et stimule le marché qu’il redore avec finesse et élégance.

La médiation morale des femmes

7La crise financière mondiale, qui a débuté en 2008 et se poursuit par à-coups, a d’une certaine manière criminalisé le marché à travers son étape actuelle de financiarisation, en jetant la honte sur l’enrichissement extrême de quelques-uns et l’appauvrissement de larges sections de la population laborieuse, touchée par la détresse. La perspective d’une moralisation du marché a progressé dans les esprits, s’appuyant sur un vaste courant, présent depuis plus de deux décennies, de redécouverte de la morale — fustigée antérieurement au XXe siècle comme une arme des puissants — et lui donnant plus d’ampleur. Dans les sciences sociales, le care est le parangon de ce courant : il a enluminé une philosophie morale dépérissante et s’est institutionnalisé comme un champ de recherche propre, particulièrement sophistiqué, d’une dignité élevée, à la mesure des financements qui lui sont apportés. Issu, pro parte, d’investigations d’abord économiques sur l’importance nouvelle des services dans le procès de production capitaliste, il a coagulé un ensemble de réflexions parmi lesquelles un grand nombre convoque les femmes et les études féminines et/ou féministes.

8Sans entrer dans le cœur des débats  [6], on voit se dessiner une nébuleuse qui, grosso modo, réhabilite  [7] les qualités morales de service et de soin des femmes, les exemplifie et les monte en généralité et en promeut la diffusion dans la société afin de participer à la construction d’un avenir semé de moins d’injustices et de souffrances. Une des caractéristiques du care, partagée par les auteurs qui argumentent abondamment entre eux, est un réformisme sage, pondéré, intelligent : le capitalisme ne doit pas être combattu mais amélioré, et les dispositions intrinsèques des femmes, même si elles sont la conséquence des positions auxquelles elles ont été assignées, sont aussi des atouts qui leur appartiennent en soi. Les femmes seraient donc bénévolentes en elles-mêmes pour soi et pour autrui, l’obligation maternelle étant leur source d’inspiration. Le message est fluide, limpide, arasant en particulier les conclusions psychanalytiques sur l’ambivalence des femmes face à leur progéniture ; exit la mère suffisamment bonne de Winicott, la mauvaise mère, les mères incestueuses et perverses puisque les mères seraient donc bonnes en quelque sorte naturellement. La société devrait revenir à la source de cette bonté apte à la transformer paisiblement et positivement. Cette capacité axiologique des femmes peut s’étayer sur un nombre incalculable d’éléments  [8] relevant tous d’un différentialisme dont le caractère potentiellement acquis ne retire rien a son apodicticité. Ainsi en va-t-il d’une radicalité économique spécifique des femmes susceptibles de contrer le biais masculin de la science économique.

9Quittons le care pour faire quelques pas de côté dans l’arc moral actuel et appréhender une de ses versions mineures mais significatrices en anthropologie. Prenons le travail de Saba Mamood  [9], parmi tant d’autres, sur l’islamisme féminin au Caire, qui a l’intérêt d’être particulièrement rigoureux dans sa recherche d’une interprétation de la pratique religieuse des actrices et qui entend respecter le sens que ces dernières donnent à leur comportement. Une longue introduction permet au lecteur de saisir, sous leurs aspects cachés, les programmes impériaux qui imposent leur marque externe — ethnocentrique aurait-on dit dans les années soixante-dix — sur la conduite des femmes cherchant dans l’éducation islamique une autre logique de vie. Relevant de cet impérialisme, s’élève l’idée de liberté dont Saba Mamood tente de nous convaincre de son occidentalisme dominateur. Sont jetés à la poubelle, dans un même geste qui serait salvateur, les projets émancipatoires et l’hypothèse d’une aliénation à débusquer. Au terme d’un livre riche en matériaux bruts, en descriptions de personnages contrastés qui se rendent dans divers lieux de délivrance de la bonne parole qui répondent à leur demande, il ressort une édification épistémique de la morale assez époustouflante. L’éthique inquestionnable dans ses fondements idéels et idéologiques justifie la piété dans une sorte de forclusion magistrale. In fine, la foi ne s’interroge pas, qu’elle soit chrétienne ou islamique pourrait-on ajouter. Les femmes du Caire qui écoutent les prêcheuses et cherchent à appliquer leurs conseils pour atteindre la tranquillité de l’âme, suivent un cheminement qui n’autorise aucun déchiffrement sociologique ou anthropologique usuel. La compréhension interne atteint ici ses limites dans la contemplation des narrations des actrices ; sur le fond de piété, de religion, une autre image complémentaire de la moralité des femmes que celle du care nous est donnée à penser, si l’on accepte de rejeter l’immédiat adjectif de conformiste face à ces adeptes d’un islam rénovateur des conventions. L’auteure, qui se dit féministe, entend dégager le féminisme de tous ses oripeaux nuisibles et prescriptifs en portant un regard bienveillant sur les femmes qui trouvent dans le religieux une façon d’échapper à la corruption ambiante et à la domination dont elles sont l’objet en la parant d’une dignité métaphysique, ce que Sabah Mamood réfute précisément.

10La différence des sexes — symbolique, pratique, politique, intellectuelle, scientifique, etc. — se voit donc restaurée sur le fond avant tout d’une reconstruction du champ de la morale sur laquelle l’accent doit être mis. Le féminisme est, par une partie des auteures, revendiqué dans ce paysage éthico-différentialiste qui accuse à juste titre l’imposture de l’universalisme et oriente en conséquence le féminisme vers un renforcement de la rupture ontologique entre les sexes. L’imaginaire de la dualité sexuelle disparaît derrière un constat qui s’attache au réel, s’y enchaîne sous ses aspects les plus concrets, observables. Le réel mène à l’espace moral entendu comme authentification endogène et renoncement aux analyses surplombantes.

11Ainsi, la notion d’économie morale, revisitée  [10], enseignerait avec intérêt les bénéfices d’un décryptage qui ne se veut plus ni culturel ou culturaliste, ni politique, comme à ses origines où il émergea des études d’Edouard P. Thompson sur les effets de la domination de classe et les résistances internes. Pouvant s’appliquer à toutes les échelles — les émeutes de banlieue, le conflit israélo-palestinien, « les écarts plus grands encore » si l’on en croit l’auteur « lorsqu’ils concernent des mondes culturels profondément différents, musulman et occidental par exemple  [11] » —, l’économie morale doit en effet subir « une dépolitisation du concept » pour être à la fois générale et « critique ». « Prendre au sérieux la dimension morale » en se distanciant de l’économique et du politique, tel pourrait être la leçon à tirer d’une révision historique de la notion d’économie morale. Ce petit détour par l’économie morale ne nous aura pas déviés de notre propos, puisque, le lecteur l’aura entraperçu, les femmes sont au cœur des processus conjoints de moralisation de la société d’un côté, et de l’autre, par la médiation du genre, de recentrage des sciences sociales sur les univers moraux des acteurs. Plus rien ne séparerait l’intellectuel, le chercheur et les populations étudiées, unifiés par un même entendement du caractère insigne de leurs dispositions morales respectives.

La production de l’étrangère

12La diffusion d’une vision morale du monde, sa généralisation, ne peuvent néanmoins se passer de l’hypothèse des normes et, quelle que soit la bonne volonté respectueuse qui les sous-tend et les anime — plus en sciences sociales que sur le terrain de la guerre —, les normes appellent un regard hiérarchisant, fondé sur une assise morale incontestable qui fut, d’ailleurs, un des objectifs de l’ancienne philosophie morale avec laquelle Simone de Beauvoir, en écrivant Pour une morale de l’ambiguïté, rompt. Les contradictions sont dès lors inévitables, mettant en scène la fragilité des postures et le retour des fantômes qui devaient être abattus. Le problème soulevé par le voile intégral dans la majorité des pays d’Europe ayant édicté des lois d’interdiction ou des mesures de restriction de son port, selon la nature des espaces (publics, étatiques, scolaires, etc.) illustre avec pertinence les écueils qui parsèment les discours, qu’ils s’appuient sur une politique morale ou sur une morale politique. Dès lors, c’est l’arène des débats qui est l’objet d’investigations, non pas « neutres » selon un idéal mythique, mais favorisant une retotalisation du fait social, transnational, dans ses cercles périphériques. Le voile intégral revêt la caractéristique de diviser de façon immédiate, fulgurante et évidente, les groupes de toutes natures : politiques, scientifiques, féminins et féministes, mais aussi amicaux. Les anthropologues, qu’on aurait pu penser plus à même d’analyser calmement ce fait social, dans la mesure où il s’inscrit comme une fabrique d’altérité — et que telle est leur vocation —, sont restés peu loquaces, indécis, troublés et aussi en désaccord.

13Rappelons que dans les années quatre-vingt, l’excision fut aussi, dans la collectivité ethnologique, mais avec beaucoup moins d’ampleur, le motif d’âpres discussions, après quelques procès médiatisés ; les uns étaient pour une attitude de relativisme culturel, puisque telles étaient les « traditions » qu’ils se devaient d’étudier. Les autres soutenaient l’interdiction juridique de l’excision sur le territoire français avec une pédagogie parentale. Mais les femmes n’avaient pas encore acquis un rôle moral, héroïque de gouvernance, et le genre ne faisait que pointer, si bien que la publicisation des enjeux de l’excision resta restreinte, hors du politique. Le paysage économique, politique, idéologique est aujourd’hui, après la crise mondiale de 2008, bien différent et attirons l’attention sur un premier point notable : la mutation d’une édification négative de l’étranger dont le procès court depuis plus de trois décennies  [12] à sa féminisation, le personnage ciblé, dangereux étant maintenant une femme, entièrement cachée aux yeux de tous et non plus un homme voleur, violeur, etc., terroriste, et c’est sous le voile de la femme que pourrait être dissimulée la ceinture d’explosifs. Cette femme, que son invisibilisation produit en étrangère, enjambe les frontières et revêt partout, en Europe, ce même profil insupportable qui porte atteinte aux valeurs morales partagées, au-delà des identités nationales en voie de fortification. Localisée, globalisée, cette étrangère fantomatique fait symptôme en heurtant de plein fouet la norme de genre qui tente de s’affirmer dans les méandres d’une herméneutique ouverte, voire béante, confrontée à l’appareillage conceptuel critique antérieur et amoindri des sciences sociales centré sur la domination. Elle dérange les programmes de développement exogènes autant que les dictatures des pays musulmans et les démocraties des régions d’ancienne industrialisation. Partout elle se présente comme un ennemi à la fois interne et externe, tantôt victime appelant la compassion, tantôt dotée d’une volonté irréfragable, butée, de fait insaisissable, inexpulsable — vers quels ailleurs ? —, car le plus souvent nationale, autochtone et dans le même moment mondiale. Tout un chacun, quel que soit son jugement partisan, réservé ou opposé à la prohibition légale du voile intégral, pour des raisons d’efficacité, s’accorde majoritairement sur sa signification intrinsèque d’oppression et d’aliénation, y compris lorsqu’il est porté de façon défensive pour échapper à la brutalité du désir masculin, ou pour fuir dans le mysticisme.

14Ainsi, que le voile intégral soit adopté principalement par des converties est sans doute le trait le plus provocateur de cette étrangère inconnaissable et menaçante qui déambule de par le monde et que les gouvernements qu’elle défie ne savent où parquer : elle aussi devra retourner au foyer et s’y cloîtrer. L’inquiétude que l’étrangère sème se réfère aussi — soulignons-le — à sa brusque intrusion dans les espaces politiques dans lesquels les luttes se font usuellement entre hommes. Sa présence est en effet immédiatement politique et totalement imaginaire, inscrivant une collusion inédite entre ses profils de chimère et de combattante redoutable, à la détermination forcenée. Les amazones de l’islam, aux attributs qui s’épuisent dans une schize, mettent en mythe une effigie de la femme, qui, complètement voilée ou entièrement dénudée, se révèle un fantasme. Le sol s’effondre sous leur cavalcade, rappelant, comme Lacan l’avait bien asséné, que la femme n’existe pas. Une part de la panique que déclenche le voile intégral ne serait-elle pas alors liée au cauchemar entrevu d’une confusion des sexes interdisant d’être certain de l’appartenance sexuée de celui qui s’en drape : une femme, un homme, un individu hybride. Ainsi plaisante-t-on souvent dans les pays où le voile intégral est obligatoire, sur son utilisation par les hommes pour rejoindre incognito leur belle la nuit. Au-delà de cette confusion des sexes, ne serait-ce pas l’indétermination, l’évanescence de l’être, que recouvre le voile intégral qui angoisserait aussi : une entité surnaturelle, une créature tératologique et thanatophère, une chose, un animal, apparitions pétrifiantes du refoulé puisque toutes les projections sont possibles. Quelques-uns des mots pour désigner l’horreur du voile intégral iraient en ce sens : l’épouvantail à moineaux, le fantôme, le sac en papier, etc. Vitre noire, miroir réfractant l’absence, le voile intégral se rhizomatise dans des failles abyssales pour celui qui s’attèlerait à en effeuiller les couches successives de sens qui s’accumulent dans ses plis et le jeu serait instructif mais infini.

15À un autre niveau, que des femmes aux trajectoires très dissemblables choisissent de se produire elles-mêmes en étrangères ne saurait étonner, l’étrangeté, la marginalisation, la minorisation, l’infériorisation, autres adjectifs de la domination, ayant par définition dressé les contours des destinées féminines. Parallèlement, que d’autres femmes soient astreintes à l’obscurité du voile, forcées de s’ensevelir dans sa noirceur, de disparaître aux yeux du monde, dans des pays très divers dont la France, ne fait aucun doute. Qu’alors elles en appellent à des associations proches de l’État pour tenter de sortir de l’ombre, de l’emprise de leur groupe familial, de l’incarcération de leur territoire résidentiel est indéniable et légitime. Qu’une foule de migrants des anciennes colonies, installés en France depuis des décennies et ayant fait de grands efforts d’intégration et d’assimilation s’élèvent avec force contre la turgescence du voile intégral sur le sol de leur société d’adoption est corollairement aisément compréhensible. Dans tous les cas, il est certain que la cause des femmes ne progresse pas : elle régresse sous le coup de cette ultime prise en otage  [13] qui les écartèle et les renvoie à l’altérité. Le voile intégral, tout comme les discours qui l’entourent, avec, aux pôles extrêmes et antithétiques, en France par exemple, les sites de Riposte laïque et de Pierre Tévanian, ont des parfums autant obscurantistes que rigoristes sur un mode également terrorisant. Petit outil de clivage de l’inconscient, les femmes — ces autres éternelles — font leurs percées dans tous les sens du terme, pour le meilleur et pour le pire.

À contre-courant

16Le postcolonialisme  [14] est souvent avancé comme toile de fond de la séduction exercée par le voile intégral sur des femmes qui trouveraient difficilement leur place dans la société. On a évoqué parfois un traditionalisme de résistance poussé à l’extrême, des formes d’insoumission et de révolte à l’encontre des barrières ethnicisantes, racialisantes qui séparent les couches sociales, un retournement du stigmate. Par ces allégations qui ne sont pas nécessairement fausses, est pourtant évitée l’interpellation beaucoup plus perturbante que suscitent des autochtones de classe moyenne, éduquées, assurées d’une vie confortable et d’un emploi correct dans des pays d’Europe qui devient, dévissent pourrait-on dire brutalement du chemin prévu et prennent une voie de sortie radicale. Par cette donne, est rappelé que sur des femmes imprévisibles prenant congé des normes comme bien d’autres individus, et au même titre, l’attention se concentre dans un mouvement de convergence globale qui entend, une fois de plus, mais avec beaucoup plus d’envergure qu’auparavant, pointer, spécifier, contrôler et rationnaliser la conduite des femmes. Face à ces lignes de fuite, aussi absurdes paraissent-elles, l’appartenance sexuelle pourrait être en effet considérée comme contingente parmi d’autres facteurs d’explication. Mais, normalisées, les femmes seraient à même d’indiquer, à ce jour, la bonne voie morale qui sortirait le capitalisme financiarisé de ce qu’on dépeint, a contrario, comme une immoralité tenace, gluante, répugnante. Il devient donc nécessaire de postuler une singularité sexuelle exclusive. C’est pourquoi, le voile intégral se comprend à la lumière du care et d’un genre dont le kaléidoscope se referme peu à peu et rigidifie sa cohérence. L’espoir porté aujourd’hui sur les femmes, l’engouement pour leur libération, paraissent suspects, un brun malhonnêtes si l’on pense que l’inégalité économique, politique, sociale, reste flagrante, voire s’accroît dans certaines régions du globe, que les femmes n’ont jamais été tant matière de trafic, choses vendues à bas prix, échangées contre quelques bricoles. La romance actuelle des femmes — voilées, nues aux seins bombés, en costume pantalon, en tailleur sage, accommodé d’un collier de perles, en sari, le nombril ostentatoire, en salvar chemise ou en paréo — revêt un aspect burlesque et se regarde comme une comédie au goût amer. Beaucoup de femmes qui participent à ce défilé malgré elles aspireraient au droit à l’oubli des détails de leur anatomie, même si le corps est aujourd’hui redécouvert comme objet sociologique  [15]. À contre-courant du déferlement différentialiste de la race et du sexe, leur serait-il permis d’éviter les ruelles boueuses qui mènent à la maison en dépit de toutes les affabulations gratifiantes qui leurs sont accolées. Ni bonniches, ni potiches selon les slogans des années soixante-dix, mais aussi ni fétiches, pourraient-elles détourner le soupçon de grand autre qui plane sur elles et avoir enfin accès à une condition humaine partagée dont la liberté translucide s’élève sur la conscience du néant ?

Notes

  • [1]
    Lavinia BOTEZ, « Les mères entrepreneures au Québec : concilier travail et vie familiale », Travail, 68, p. 22-23. L’ensemble des citations entre guillemets sont prises dans cet article.
  • [2]
    Laurent BAZIN, Bernard HOURS et Monique SELIM, L’Ouzbékistan à l’ère de l’identité nationale, L’Harmattan, 2009.
  • [3]
    Anna JARRY-OMOROVA, Genre du pouvoir et démocratie politique en Mongolie. Analyse de l’échec du mouvement associatif des femmes entre espace politique, nomadisme et ong internationales, Thèse de doctorat, EHESS, 2010.
  • [4]
    Mathieu CAULIER, Faire le genre, défaire le féminisme, Thèse de doctorat, EHESS, 2009.
  • [5]
    Libération, 14/07/2010.
  • [6]
    Joan TRONTO, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, préface de Liane Mozère, La Découverte, 2009.
  • [7]
    La revue du Mauss, 32, « Care, compassion et humanitarisme, 2008.
  • [8]
    Manon GARCIA, « La femme est-elle un homme économique comme les autres ? » et Sandra LAUGIER, « L’éthique du care en trois subversions », in Multitudes, 42, 2010.
  • [9]
    Saba MAHMOOD, Politique de la piété : Le féminisme à l’épreuve du renouveau islamique, La Découverte , 2010.
  • [10]
    Didier FASSIN, « Les économies morales revisitées », Annales HSS, 2009, 6, p. 1237-1266.
  • [11]
    Ibidem, p. 1263 sqq.
  • [12]
    Gérard ALTHABE et Monique SéLIM, « Production de l’étranger » ; Monique SELIM, « “ L’imposition ethnique ”. Vers des sociétés pluriculturelles : études comparatives et situation en France », ORSTOM, 1987, p. 379-382 et p. 411-418 ; Gérard ALTHABE, « Production de l’étranger, xénophobie et couches sociales populaires », L’homme et la société, 1985, p. 77-78, p. 63-73.
  • [13]
    L’homme et la société, 1991, 99-100, « Femmes et sociétés ».
  • [14]
    Jean-Pierre GARNIER, « Sur l’angélisme “ postcolonial ” » (cf. dans cette rubrique).
  • [15]
    Dominique MEMMI, Dominique GUILLO et Olivier MARTIN (éds.), La tentation du corps, éditions de l’EHESS, 2010.
Monique Selim
UMR Développement et sociétés - IRD
Mis en ligne sur Cairn.info le 29/03/2011
https://doi.org/10.3917/lhs.176.0253
Pour citer cet article
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