CAIRN.INFO : Matières à réflexion

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2Bien au-delà de ses frontières historiques, le terme de colonisation s’est imposé en France progressivement à propos d’une multitude de faits sociaux, passés, présents et à venir qu’il permettrait de mieux décrypter. Il a ainsi envahi le champ politique y plantant ses polarisations positives et négatives, ses réhabilitations des « missions civilisatrices » et ses dénonciations d’exactions jamais réparées aux effets toujours mortifères. Il concrétise de cette façon un nouveau mode de division des acteurs, séparés entre colonisés et colons à perpétuité, mais soudés par la faute, la culpabilité et l’exigence du repentir salvateur.

3Évacuant les analyses de la domination — beaucoup plus larges et requérant une spécification — la généralisation du terme de colonisation a permis une mutation profonde des représentations de l’oppression, marquées par une occultation de ses dimensions politiques et corollairement un fort accent sur ses perceptions psychologiques et sensitives. Le passage de la domination à la colonisation, la préférence pour l’emploi de ce dernier terme inscrit à un autre niveau l’importance qu’a prise la notion d’origine dans les conceptions majoritaires. En effet, la domination désigne une situation et pose immédiatement l’hypothèse de son renversement. À l’opposé, le statut de colonisé — tel qu’il s’entend aujourd’hui le plus fréquemment — s’hérite, imprime son sceau dans la transmission intergénérationnelle, se colore donc d’une certaine indélébilité. La dénomination des « indigènes de la république » illustre pleinement cette acception qui pointe l’assignation à l’origine et répond à sa manière aux expressions de production d’un étranger interne qualifiant des sujets nationaux de première, deuxième, troisième génération.

4Bien loin de la « colonisation du monde vécu » d’Habermas, le terme de colonisation, tel qu’il est approprié aujourd’hui par des acteurs aux profils contrastés, se donne à voir comme une métaphore d’un ensemble de phénomènes autrefois répertoriés comme relevant de la domination. D’une certaine façon, le terme de colonisation ouvre la voie à la subjectivité de l’individu mais sur un mode victimaire appelant l’urgence de la reconnaissance. Le colonisé — à la différence du dominé qui est une figure sociopolitique façonnée sur son antithèse de révolte — s’épanche sur son sort, ses blessures incicatrisables, ses meurtrissures permanentes. De ce point de vue, le succès présent du terme de colonisation, ne milite certes pas pour la cause d’une transformation de la société, comme il le faisait auparavant pour obtenir les indépendances ou comme son double conceptuel, la domination, le signifiait. Au contraire, il éternise le passé où il engloutit le présent et hypothèque l’avenir.

5Les usages actuels de la notion de colonisation — beaucoup plus suggestifs que centrés sur l’intelligibilité sociopolitique — résonnent dans une matrice signifiante aux contours malléables et en permanente expansion, qui se nourrit des repères de la résilience et de la repentance, de la reconnaissance de la souffrance et de l’omnipuissance de l’origine. Le sujet ne se conçoit plus comme sa propre production prenant source dans l’infinitude de sa liberté. Il est un produit, avec ses traits marqués, hérités, transmis et à décrire concrètement, dans leur détermination définitive et abyssale. Cette perspective vaut autant pour les individus singuliers que pour les collectifs qui n’en seraient plus que des additions.

6Telles qu’on peut désormais les observer, les nébuleuses de la colonisation sont multiples et plurivoques, renvoyant dans chaque cas au terrain social et politique où elles émergent. Ainsi, en France, l’accusation d’une colonisation pérenne, qui ferait toujours d’une part de la population des sujets coloniaux, sert comme arme de refus des stigmatisations et des discriminations qui perdurent dans les champs sociaux du travail, du logement et des loisirs en particulier. Mais, à un autre niveau, elle tend à bloquer les femmes dans une voie sans issue puisqu’elle les oblige à choisir entre deux modalités virtuelles d’existence morale, toutes les deux aussi aliénées l’une que l’autre : propriété du colonisé et de l’entre-soi dont elles emblématisent la pureté dans tous les sens du mot ; ou bien proie du colonisateur, devenue impure et violemment rejetée par la collectivité d’appartenance. Sur le corps et la sexualité des femmes — offerts comme une ardoise axiologique — se marque ainsi la rupture politique entre colonisateur et colonisé, la travestissant d’un commun accord en fait culturel.

7Du côté des femmes, l’histoire se raconte autrement comme le montre le cas exemplaire suivant. Appelons Nadia cette femme de 50 ans, arrivée à 4 ans en France avec ses parents venus d’une grande ville du Maroc. Issus d’une petite bourgeoisie locale, ils s’extraient rapidement des cités HLM et achètent un pavillon, à force du travail des deux membres du couple. La petite fille est animée d’une volonté farouche de ressembler en tous points à ses camarades de classe de nationalité française, ce qui l’amène, jeune fille, à fêter ses succès scolaires avec eux et à s’accorder la même liberté qu’eux dans ses heures de retour au domicile familial. La sanction se fera à chaque fois plus terrible, les coups effrayants provoquant des fugues et engendrant des trous, des zones blanches dans une mémoire brisée, en miettes. La jeune fille a en effet cru qu’elle pouvait, comme chacun de ceux qui l’entouraient, se laisser aller à des amours juvéniles et fugaces et prendre du plaisir puisque « l’occidentalisation » était une règle de comportement de sa famille. Elle n’avait pas compris que pour une femme, le mimétisme du colonisateur devait s’arrêter au spectacle donné à l’extérieur et ne jamais faire effraction dans l’intimité du colonisé dont elle était l’étendard symbolique. Renvoyée à chaque fois plus loin du regard de tous, de Paris à Agadir, puis dans le Sud profond du Maroc, condamnée à arrêter ses études, donnée en mariage plusieurs fois à des hommes âgés contre lesquels elle se défend physiquement avec tant de force que les projets matrimoniaux échouent, elle plonge à plusieurs reprises dans des épisodes quasi psychotiques. Incapable d’accepter le faux self auquel on l’assigne entre normes du soi et de l’Autre, elle reviendra finalement en France avec deux de ses enfants dont un fils auquel il lui faut désormais faire accepter — par la force — sa liberté et ses désirs transgressifs en regard des codes imposés. Comme elle le souligne elle-même, dans une élaboration réflexive notable, les enjeux et les pressions se font maintenant de plus en plus durs autour des femmes, bien pires encore que durant son enfance, puisque le spectre du terrorisme islamique hante toujours plus les décombres d’un scénario de colonisation qui n’en finit plus.

8En marge de ses contenus objectifs irréfutables, le terme de colonisation s’est doté d’une foule d’attributs et de symptômes qui brouillent les visions. De ce point de vue, la guerre de libération du Bangladesh illustre la force de légitimation idéologique du terme de colonisation dans un cas extrême puisque qu’il s’agit d’une lutte entre deux peuples musulmans, bengali et pakistanais, l’islam étant à la fois partagé et dénoncé dans une instrumentalisation oppressive venant de la part du colonisateur pakistanais qui menace les colonisés bengalis de se voir à jamais prisonniers de leur impureté islamique s’ils prennent leur indépendance. La grammaire de la colonisation s’en voit enrichie puisque le colonisateur détiendrait non seulement le capital économique mais aussi posséderait la puissance de l’imaginaire religieux, refoulant vers un sous-développement global, industriel et cultuel sa lointaine province entachée de croyances et de pratiques hindouistes. Aujourd’hui, près d’un demi-siècle après l’indépendance obtenue en 1971, une partie de la population réclame encore que soient reconnus les crimes des colonisateurs et de leurs collaborateurs et les assassinats impunis des « combattants de la liberté ». Pendant plusieurs décennies, des procès populaires ont été organisés, prenant pour modèle le tribunal Russell. Si le groupe des « libérateurs » se rétrécit, leur force s’amenuisant avec le retour au pouvoir d’un islamisme qu’ils ont combattu et qui les accable profondément, l’image de la colonisation passée reste vive et ce d’autant plus que les Pakistanais ont abandonné sur place les Biharis — toujours enfermés dans des quartiers-ghettos et privés de leurs droits — rappelant le sort des harkis durant la guerre d’Algérie.

9L’usage du terme de colonisation au Bangladesh n’a guère été contesté et ce tout d’abord parce qu’il est passé largement inaperçu aux yeux des spécialistes de la colonisation focalisés sur les grands empires coloniaux occidentaux, français, anglais, espagnols et portugais. D’une certaine manière, il semble pourtant précurseur tant il constitue un emprunt idéologique au langage dominant, avec son cortège d’allusions et de métaphores. Il n’en possède pas moins une légitimité relative dans la mesure où il a porté un combat authentiquement collectif, faisant des milliers de victimes, assimilées à la Shoah, autre terme privilégié par les indépendantistes bangladeshis pour faire reconnaître sur la scène mondiale la justesse de leur lutte, à la fois culturelle avec le premier « mouvement pour la langue bengalie », économique et politique.

10Pour pertinent qu’apparaît le cas du Bangladesh, il n’en reste pas moins exceptionnel, et si l’on se tourne maintenant vers l’Ouzbékistan, ancienne république soviétique devenue indépendante à la chute de l’URSS en 1991, on entraperçoit une gamme de distinctions à effectuer dans les utilisations à efficacité idéologique du terme de colonisation. Dans toutes les anciennes républiques d’Asie centrale, les États indépendants ont dû construire une nouvelle légitimité pour leur édification, mais le cas de l’Ouzbékistan est d’autant plus intéressant qu’il exacerbe des traits communs aux autres États (Kirghiztan, Kazakhstan, Turkménistan, Tadjikistan) et présente la facette idéologique la plus radicale.

11L’affirmation de la colonisation russo-soviétique et de ses méfaits est l’un des maîtres mots du renversement idéologique que prône le gouvernement d’Ouzbékistan avec à sa tête l’ancien secrétaire général du parti communiste, devenu le fer de lance d’une indépendance imposée. La croyance en la nécessité d’une idéologie rigoureusement bâtie et abondamment nourrie est longuement expliquée dans les œuvres du chef de l’État qui rappelle que la chute de l’URSS créa un « vide idéologique » dangereux, devant être immédiatement comblé afin de parvenir à une « immunité idéologique » face aux « attaques idéologiques » extérieures qui menaceraient l’Ouzbékistan. Tous les chercheurs en sciences sociales de l’académie des sciences ont été convoqués à s’atteler à cette noble tâche, sous la tutelle des historiens et des philosophes. Les premiers doivent en effet réécrire concrètement une histoire millénaire glorifiant la civilisation ouzbèke, extirpant les maux de la colonisation russo-soviétique et montrant la splendeur retrouvée de l’indépendance. Vingt volumes sont en préparation et dans l’Institut d’histoire de l’académie des sciences, un département de la colonisation a été créé. Au sein de celui-ci chacun s’attelle à sa manière à cet immense chantier d’une revalorisation globale. Ainsi, par exemple, une chercheuse veut prouver que les paysans ouzbeks n’étaient pas misérables, comparés aux paysans russes à la même époque précoloniale. D’autres entendent démontrer que les Ouzbeks possédaient toutes les technologies depuis la recherche de pétrole jusqu’aux différentes industries spécialisées et que, en conséquence, la colonisation russo-soviétique n’a rien apporté, au contraire, elle a étouffé le génie et la créativité ouzbeks. Une mosa ïque de ces multitudes de recherches focalisées sur des points bien précis se dessine et doit être livrée à la synthèse ultérieure des philosophes dont l’ancienne suprématie de l’époque soviétique subsiste intacte. Il leur revient de façonner le système identitaire que requiert l’État indépendant. Aux côtés de ces recherches studieuses, la colonisation russo-soviétique étaye un ensemble d’événements scientifiques orchestrés sous forme de rituels : dans toutes les disciplines, il s’agit de redécouvrir et d’honorer des chercheurs ouzbeks dont l’œuvre merveilleusement inventive serait restée méconnue durant la colonisation, ces héros d’aujourd’hui ayant subi de surcroît une répression coloniale, les conduisant parfois à la mort. Une telle armature idéologique est incorporée par les acteurs sur des modes distincts mais la théâtralité scientifique en jeu obéit à un schème unique. L’accumulation des indices de l’oppression coloniale sert deux objectifs ; tout d’abord l’authenticité de la scientificité autochtone ressort magnifiée d’une dramaturgie coloniale productrice de martyrs intellectuels ; dans le même moment, ces scènes collectives ritualisées se jouent sous haute surveillance et chacun y concourt avec d’autant plus d’enthousiasme manifeste qu’il signe là son allégeance supposée spontanée à l’État et écarte les soupçons des sbires des services de renseignement susceptibles de l’envoyer rapidement dans les sinistres geôles du régime réputées pour leur tortures inavouables.

12Dans l’intimité des entretiens, en revanche, le concept magmatique de la colonisation russo-soviétique ouvre à des logiques de réception plurivoques répondant à la cohérence des itinéraires personnels et professionnels des chercheurs. Chez les jeunes, le dogme colonial est une évidence, tout comme la nécessité de faire rayonner l’ouzbékitude. La retraditionnalisation imprègne alors la vie autant que l’œuvre. Ainsi, beaucoup de jeunes ethnographes ouzbeks de province travaillent sur leur groupe d’origine, subethnos réinventé pour l’occasion et dont ils ont réussi à retrouver des traces dans la mémoire vacillante de leurs grands-parents, alors même que leurs parents les ignoraient. Il leur faut mettre en scène une décolonisation spirituelle, qui est d’abord une dérussification, d’autant plus aisée qu’ils ne parlent pas le russe à la différence de leurs aînés. L’idée de russification dresse une barrière imaginaire entre les catégories antinomiques de l’Ouzbek pur et celle de son compatriote colonisé. Mais l’académie des sciences sociales est aussi peuplée de nombreux retraités qui, faute de revenus suffisants, continuent à travailler avec ardeur et servent l’État en place avec le même dévouement que durant l’URSS, et ce d’autant plus que le chef du gouvernement, par sa simple présence, concrétise une continuité certaine entre les deux périodes. C’est chez les hommes d’environ 80 ans ou plus que l’accolement des trois termes colonisation, russe et soviétique passe le plus mal. Oblitérer la rupture de la révolution de 1917 leur reste au sens propre au travers de la gorge et, alors qu’ils me narrent les péripéties de leur longue vie, ils s’interrompent gênés et baissent la voix pour demander que ne soit pas diffusée leur réticence à parler de « colonisation soviétique ». En effet, leur trajectoire est ponctuée de contradictions structurelles entre leur sphère d’appartenance d’un côté et, de l’autre, leurs aspirations à s’en émanciper et leurs désirs intellectuels. Prenons-en pour premier exemple un personnage localement célèbre et très décrié pour ses actions de surveillance et de dénonciations répétées induites par une allégeance totale à tous les pouvoirs en place. Il fut à la période soviétique un spécialiste de la question nationale en charge de la traduction de Marx et Lénine dans les différentes langues d’Asie centrale et du Caucase. Il est aujourd’hui confortablement installé dans l’ancien siège de l’école du Parti communiste devenu une université nationale où il dirige une revue de relations internationales. Il se déplace par ailleurs régulièrement dans les différents instituts de recherche pour y répandre la parole du gouvernement sous forme de conférences. Coiffé d’un béret basque, notre dignitaire a connu comme beaucoup de ses collègues une vie mouvementée. Fils d’un ouvrier illettré d’une entreprise de coton, issu d’une famille ouzbèke musulmane pratiquante, où la mère restait au foyer, ce philosophe inscrit très jeune au Parti communiste et vite appelé à Moscou, est parallèlement marié de force par sa famille à une jeune étudiante en médecine, dont l’attachement à la religion risque de le pénaliser politiquement. Il restera 14 ans avec cette femme, sa famille organisant la noce en son absence et le menaçant de ne plus jamais le revoir s’il ne l’emmenait pas avec lui à Moscou. Rentré à Tachkent et mis au service de Rachidov pour l’édification du « peuple soviétique » qui efface les nations, il ose divorcer enfin et suivre la seule voie de ses ambitions idéologiques et politiques. Typique de ces intellectuels qui sont conscients que leur arrachement à leur classe d’origine inférieure, leur formation et leur promotion aux plus hautes responsabilités ont été rendus possibles par les dispositifs de l’URSS, il ne parvient pas à renier l’État envers lequel il ressent une dette profonde et, s’il se révèle un remarquable séide du régime actuel, sa plasticité idéologique s’arrête précisément là où elle se métamorphoserait en culpabilité déstabilisante : l’accusation d’une colonisation soviétique qui aurait enfermé dans la négativité une identité ouzbèke qui s’est présentée dans sa jeunesse comme une somme de chaînes et qu’il a fuie.

13Tournons-nous maintenant vers un vieil académicien, fils de paysan kolkhozien qui, comme beaucoup de jeunes étudiants ouzbeks, sera pris en charge par la famille russe de son directeur de recherche, vivant 4 ans chez elle à Moscou et dévorant l’immense bibliothèque mise à sa disposition. Chaque année, il accompagne ce chercheur soviétique dans ses expéditions. Les termes employés pour désigner cette relation sont, sans ambigu ïté, ceux d’une parenté symbolique impliquant une filiation transférée dans le cadre de la science — au sens absolu du terme — qui comporte ses hiérarchies : « c’était un vrai russe, il était comme mon père, j’étais ouzbek, j’étais son fils, je l’appelais uztaz — " Maître " ; mon maître est mort en lisant mon résumé de thèse, il l’avait dans ses bras », explique encore très ému ce vieil académicien. La métaphore de paternité intègre et subsume dans l’affectivité plusieurs plans de rapports de différenciation dont le caractère négatif de domination se voit par cette opération annulé : au champ ethnonational et politique (russe/ouzbek) s’ajoute la relation générationnelle (aîné/cadet) et l’investissement d’un rapport de reconnaissance scientifique dans lequel la connaissance se transmet, s’accumule et conduit à un horizon de pairs. Ce schéma de perception ancré dans le passé est récurrent chez les vieux dignitaires de la « science soviétique », reconvertis plus ou moins malgré eux dans la « science nationale ». Il module et colore d’une touche particulière leur servitude idéologique impliquant une résistance sourde à l’hypothèse de la colonisation soviétique qui, de fait, si elle était acceptée ruinerait de fond en comble l’idée intime de leur moi.

14D’aucuns comme ce très âgé ethnographe de l’académie des sciences de Nukus au Karakalpakistan — fils d’un berger enseignant aussi le Coran et qui se déplace maintenant difficilement, coiffé d’un panama blanc immaculé, pour se protéger de la lumière brûlante et s’appuyant sur une canne — continue à maintenir une relation scientifique fondatrice au-delà de toutes les mutations politiques et inversions idéologiques : celle qui l’initia à l’ethnographie et fut une pionnière dans cette région autonome du Karakalpakistan vit aujourd’hui à Moscou et est âgée de 95 ans ! Il lui fait toujours part des progrès de ses recherches, et elle lui répond comme si l’histoire s’était figée devant l’émerveillement pérenne que procure la discussion scientifique. Il a soutenu sa thèse en 1964 et est devenu directeur du département d’ethnographie de l’académie des sciences de Nukus. Elle est repartie à l’académie des sciences de Moscou où elle a poursuivi la valorisation de ses « expéditions » ethnographiques. Entre eux, dans leurs rapports épistolaires, comment pourraient-ils valider la thèse de la dictature de l’identité nationale qui projette sur le passé soviétique la suspicion de la colonisation ?

15Quittons l’Ouzbékistan où il n’a été ici nullement question de débattre de la validité du paradigme de la colonisation mais plutôt de mieux pénétrer dans les arènes d’un débat global dont l’actualité pousse à y intégrer tous les segments identitaires disponibles pour les faire accéder à une reconnaissance légitime. Le titre suivant illustre avec éloquence ce réquisit idéologique : « La marginalité du Turkestan colonial russe est-elle une fatalité ou l’Asie centrale post-soviétique entrera-t-elle dans le champ des post-studies ?  [1] »

16Jean-Luc Domenach  [2] compare le Tibet à l’Algérie et insiste sur la « situation coloniale » claire qui règne en mars 2008 lors des émeutes de bonzes. Par ailleurs, un peu partout se fait jour la volonté de retourner aux sources d’une vérité précoloniale qui araserait l’addition des oppressions et des répressions d’une colonisation, devenue un modèle générique et hégémonique de domination. Cet élan pousse à se réapproprier les termes mêmes du colonisateur qui humiliaient et renvoyaient à l’arriération : Le défi indigène écrivent Barbara Glowczewski et Rosita Henry  [3] célébrant l’agencéité des aborigènes d’Australie à travers leurs créations artistiques, désormais cotées sur le marché mondial. Ailleurs, ethnologues et organisations internationales encensent de façon conjuguée les peuples autochtones sans percevoir l’inquiétante collusion idéologique qui se profile dans le monde global entre l’expulsion programmée de tous les allochtones des démocraties industrielles au nom précisément de l’identité héritée et l’injonction éthique de soutenir très loin des minorités sur lesquelles la menace d’extermination a pesé. L’autochtonie en ressort hypostasiée comme une pièce idéologique centrale de la globalisation, apparemment antithétique à la valorisation des flux de toutes sortes qui en nourriraient la substance, de fait complémentaire dans le cadre d’une conception performative qui remet chacun à sa place tout en donnant l’illusion d’une libéralisation des dynamiques.

17L’expansion des métaphores coloniales semble donc sans limites : d’un côté, les puissances communistes, ex-URSS et Chine, sont estimées porteuses de pouvoirs coloniaux comme en Asie centrale et au Tibet. De l’autre, la globalisation tend à être jugée comme un nouveau mouvement de colonisation. Comment, dès lors, envisager une perspective comparative pertinente entre tous ces processus ? Gégard Althabe  [4] qui avait centré ses investigations ethnologiques sur les logiques d’incorporation de la domination et de résistance conservatrice à Madagascar et au Congo essayait d’établir des points d’arrimage de la réflexion à partir de la décommunisation de la Roumanie.

18« La question de la colonisation et de la décolonisation par certains côtés se rapproche du communisme et de son effondrement. La colonisation est un mode de domination dans lequel est conservée l’altérité des dominés et où les processus de domination passent par la construction de la présence de la domination dans leur univers. En fait, l’utopie coloniale qui consiste à recréer une société nouvelle à partir de la destruction de l’ancienne est contradictoire en regard de la nature même de la domination qu’elle implique, et ce jusqu’en 1960. Dans le cas du communisme, la création d’un monde nouveau s’inscrit dans une incapacité totale à produire la société " totalitaire ". Les contradictions internes, les résistances à travers les champs familiaux, privés, ethniques sont innombrables. La comparaison entre la colonisation et le communisme montre que toute domination est prise dans la tension utopique de produire la société dans laquelle elle va se développer, l’échec inévitable de ce processus permet à l’histoire d’avancer.

19En revanche, la mondialisation est un mode de domination qui a pour particularité de ne pas être centralisée alors que, d’un côté, la domination coloniale mettait en jeu la métropole face à des territoires et, de l’autre, le système communiste localisait le pouvoir dans le parti, le comité central, le président à un moment donné. »

20Mais l’expansion des métaphores coloniales que l’on constate quotidiennement véhicule en elle-même des logiques polyvalentes. Elle mobilise indéniablement des luttes, hier comme aujourd’hui, et favorise le ciblage de l’ennemi à abattre, à soumettre où dont il faut se faire reconnaître. Au Tibet, dans les manifestations, fusèrent les slogans : « chassons les Han (chinois) et tuons les Hui (musulmans) ». Dans cette optique l’item colonial fonctionne comme un opérateur politique pour le meilleur — comme peut-être au Bangladesh durant la guerre — ou pour le pire, comme certainement en Ouzbékistan où l’incrimination de la colonisation passée permet au régime de tenir captive la population et de faire régner une terreur mortifère.

21Néanmoins, au plan idéel, l’apposition du terme colonial à des modes de domination de nature extrêmement diverse semble pousser à une relative simplification des rapports et des évolutions des structures, inclinant pour des lignes de fuite en forme de retour, même si elles favorisent l’action. L’essentialisme imprègne en effet les formes d’expression, ce que reconnaissent en partie éventuellement les anthropologues engagés aux côtés des aborigènes par exemple. Ainsi, Rosita Henry, dans Le défi indigène, souligne en conclusion que « les débats qui animèrent les sciences sociales au cours des années 1980 à propos du concept de " tradition " et de l’idée de " l’invention de la tradition  [5] " et plus récemment à propos du concept d’indigénité  [6], rappellent les débats passionnés qui suivirent la deuxième guerre mondiale : essentialisme/anti-essentialisme, et primordialisme/constructivisme. L’essentialisme fut traité comme politiquement incorrect par les anti-essentialistes parce que la notion d’essence était associée avec une identité fixe et exclusive (le " Soi ") qui avait le potentiel de s’opposer à un " Autre " en un conflit violent ou visant son annihilation, comme dans le cas de l’holocauste. Cependant, il n’existe pas de relation nécessaire entre essence et fixité ; pas plus qu’il n’existe de lien inhérent entre essence et conflit violent. Les performances de l’indigénité discutées dans cet ouvrage imposent de « repenser l’essence comme force de changement et de mouvement, comme synonyme d’identification dynamique et libératrice plutôt que comme une identité statique et cause de division  [7] ». Pourtant, quelle que soit l’aspiration à dégager l’essentialisme de ses attaches systémiques et à le réhabiliter comme concept ouvert, il est plus malaisé de voiler les charges qui pèsent sur la défense de l’autochtonie comme telle et d’effacer complètement les paramètres naturalistes qui colorent consécutivement les nouvelles identités, aussi mobiles et fluides se revendiquent-elles. La métaphore coloniale en cours véhicule en effet malgré elle un segment idéologique massif des entreprises coloniales des siècles passés : la naturalisation des hommes et des sociétés colonisées considérées comme des espèces naturelles  [8] et la rupture entre l’identité et l’altérité, même si leurs rapports sont déhiérarchisés. Les ontologies identitaristes se sont multipliées au cours des dernières décennies, au point qu’il faut désormais considérer leur développement comme un phénomène important et intrinsèque à la globalisation. Corollairement les processus d’altérisation négative ont accompagné l’émergence et le dévoilement des identitarismes, amenant à édifier des figures d’étranger interne et externe un peu partout dans le monde. Les métaphores coloniales ont constitué dans ces processus un adossement idéologique notable des partitions en jeu.

Notes

  • [1]
    . Svetlana M. GORSHENINA et Serge ABASHIN, Le Turkestan colonial : Une colonie pas comme les autres, Paris, IFEAC, 2008.
  • [2]
    L’Humanité, 22/03/2008.
  • [3]
    . Barbara GLOWCZEWSKI et Rosita HENRY, Le défi indigène, Aux lieux d’être, 2007.
  • [4]
    . Gérard ALTHABE et Monique SELIM, « Mondialisation, communisme et colonisation », Le journal des anthropologues, 2004, n° 98-99, p. 10-14.
  • [5]
    . Richard HANDLER et Jocelyn LINNEKIN, « Tradition, Genuine or Spurious », in Journal of American Folklore, n° 97, 1984, p. 273-290 ; Jocelyn LINNEKIN, « Cultural Invention and the Dilemma of Authenticity », in Américan Anthropologist, n° 93, 1991, p. 446-448.En ligne
  • [6]
    . Alan BARNARD, « Kalahari Revisionism, Vicena and the " Indigenous People " Debate », in Social Anthropology, n° 14, 2006, p. 1-16 ; Adam KUPER, « The Return of the Native », in Current Anthropology, n° 44, 2003, p. 389-402 ; Justin KENRICK and Jerome LEWIS, « " Indigenous Peoples " Rights and the politics of the Term " Indigenious " », in Anthropology Today, n° 20, 2004, p. 4-9 ; Michel R. DOVE, « Indigenious People and Environmental Politics », in Annual Reniew of Anthropology, n° 35, 2006, p. 191-208. En ligne
  • [7]
    . Naomi SCHOR, « Introduction », in Naomi SCHOR and Elieabeth WEED (eds), The Essential Difference, Indiana University Press, Blommington and Indianapolis, 1994, p. XIV.
  • [8]
    . Benoît DE L’ESTOILE, Le goût des autres, de l’exposition coloniale aux arts premiers, Flammarion, 2007.
Français

Cet article interroge les usages actuels du terme de colonisation qui s’est progressivement étendu à une multitude de faits sociaux, culturels et politiques. L’auteure illustre à travers plusieurs exemples comment la généralisation du terme de colonisation, évacuant les analyses de la domination, a permis une mutation profonde des représentations de l’oppression.

Monique SELIM
Institut de recherche pour le développement (IRD)
Mis en ligne sur Cairn.info le 14/06/2010
https://doi.org/10.3917/lhs.174.0015
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Association pour la Recherche de Synthèse en Sciences Humaines (ARSSH) © Association pour la Recherche de Synthèse en Sciences Humaines (ARSSH). Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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