CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Que de prises de parole et d’écriture à propos de ce que l’on appelle la « crise financière » (d’origine américaine), laquelle s’est en peu de mois transformée en « crise économique » (affectant le monde entier). Leur nombre est à soi seul l’indice de son importance. Pas seulement un indice, car ces discours sur la crise constituent un élément de celle-ci.

2Les interventions publiques à propos de la « crise » actuelle disent au fond à peu près toutes la même chose. Un système financier, qui s’est libéré de toutes les régulations et règles prudentielles, est devenu fou, si bien que la seule façon de le ramener à la raison consiste à lui dicter une ligne de conduite, qu’il est incapable de se donner lui-même. De fait, cette reprise en main est du ressort des pouvoirs publics et prend désormais la forme d’une coopération plus ou moins organisée et massive au niveau international. Il s’agit là d’un véritable changement d’époque qui voit une fulgurante et très étonnante relégitimation du « politique » et de l’intervention publique après plus de vingt ans de mondialisation « heureuse » et de laminage néolibéral.

3Cet accord sur la nature du diagnostic (voire des remèdes à apporter) rassemble aussi bien ceux qui dénoncent — et depuis longtemps — l’illusion du marché autorégulé  [1] que ceux qui la partagent, et qui se voient momentanément, espèrent-ils, obligés de reconnaître qu’elle n’est guère opératoire. En dépit d’une opposition politique, celle de la gauche et de la droite, les uns et les autres partagent finalement le même présupposé que nous qualifierons d’ontologique : l’extériorité de l’économie par rapport à la société ; la profondeur de la crise actuelle est l’occasion de le mettre plus en évidence et plus radicalement en question.

4Revenons au « point de départ ». Cette crise financière est dite celle des subprime. Prime, en américain, sert à caractériser un prêt immobilier accordé à un emprunteur qui présente toutes les garanties de capacité de rembourser. Le crédit qualifié de subprime est donc ouvert en faveur d’un emprunteur susceptible de se trouver en défaut de paiement. Les subprime consistent ni plus ni moins en une spéculation sur la pauvreté, cette pauvreté que le capitalisme débridé à dominante financière a produit à mesure qu’il déconstruisait la condition salariale « fordiste » et accroissait les inégalités. Cette dernière pratique révèle que ce qui fait de la spéculation financière un système, ce n’est nullement son organisation en un marché soi-disant autorégulé, mais sa propension à faire de toute situation une occasion de spéculer  [2]. Tout est en puissance objet de spéculation, y compris la pauvreté.

5Face à une telle situation, il est clair que les analyses et interprétations — pour ne rien dire des prospectives — qui inondent les médias nationaux et internationaux sont loin d’être toutes à la hauteur des enjeux pratiques et intellectuels. Ces logorrhées servent sans doute à conjurer les angoisses de nos sociétés, celles-là mêmes qui ont construit ou laissé construire ce prométhéisme financier qui aujourd’hui se débine et leur laisse pour ainsi dire les pieds dans le vide. Laissons de côté — tant elles sont risibles — les conversions subites des libéraux et sociaux-libéraux aux vertus d’un keynésianisme « authentique » et venons-en aux pensées radicales. Elles ne laissent pas d’être insuffisantes. Dire, en effet, comme le font les vrais économistes hétérodoxes, que cette financiarisation délirante des économies est essentiellement une stratégie des élites économiques initialement destinée à casser les acquis sociaux des régimes keynéso-fordiens et devenue un monstre échappant à ses concepteurs, est sans doute d’une grande portée critique. Et du reste, le dire dans le contexte actuel est plus audible que le dire à l’époque, encore récente, où l’intervention publique de progrès était sacrifiée sur l’autel de la modernisation économique de modèles sociaux dénoncés comme obsolètes, et se trouvait ainsi ringardisée. Pour autant, cette position du problème demeure insuffisante pour affronter l’essentiel. Car il s’agit d’échapper enfin à cette matrice dont l’efficacité performative structure le débat intellectuel, celle du dualisme entre l’« économie » et la « politique », naturalisant celle-là comme ce qui est nécessaire et déterminant, et condamnant celle-ci à n’intervenir que dans l’après-coup, avec une « marge de manœuvre » ô combien restreinte.

6Si pendant longtemps — les années de plomb du néolibéralisme dont rien n’assure que nous soyons sortis —, cette matrice penchait du côté de l’option réaliste (il faut s’adapter), il semble bien qu’aujourd’hui, au bord du gouffre, l’option volontariste soit revigorée (il faut se mobiliser et intervenir, à l’image de l’activisme tonitruant de la présidence française de l’Union européenne). Le volontarisme actuel est rendu possible par la distinction, une nouvelle fois ontologique, à l’intérieur de la « réalité » économique entre un noyau dur à préserver (l’économie réelle) et son excroissance maligne à supprimer (la finance dérégulée). Il suffirait de protéger la première contre la contamination de cette dernière pour lui assurer une bonne santé. Il y a là quelque naïveté sur laquelle joue, entre autres, la présidente du Medef, Laurence Parisot, croyant dédouaner les dirigeants de l’« économie réelle », en s’élevant avec véhémence contre les « parachutes dorés ». Moralisons, disent désormais de conserve les élites économico-financières et politico-médiatiques, et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes. La dichotomie des financiers pervers et des sains patrons est cependant bien peu convaincante, et, devant le gouffre chaque jour plus imposant, elle semble pour le moins faire long feu. Outre que la finance appartient à l’« économie réelle », la spéculation financière n’est après tout qu’une application amplifiée de la valorisation capitaliste qui règne sur l’ensemble de l’économie. Espérant seulement une rentabilité plus rapide et plus importante, la spéculation financière n’est en rien étrangère à la logique fondamentalement prédatrice de l’« économie réelle » en tant que cette « économie réelle » reste, pour l’essentiel, une économie dominée par le mode de production capitaliste — ce que les médias et les élites appellent d’un euphémisme désormais à la mode : « économie de marché ». Cette logique capitaliste a pu être en partie endiguée durant la prospérité desdites « Trente Glorieuses », via notamment le développement d’un État social et la consolidation de la condition salariale  [3], qui ont contribué à une « démarchandisation » du monde, mais jamais cette logique n’a changé de nature.

7Pour sortir des pièges du dualisme économie/société, la tâche incombant à toute critique sociale, qui se veut radicalement antinaturaliste, est d’abord et avant tout celle-ci : décrire les effets du processus immanent de la valorisation capitaliste sur l’ensemble de la société ainsi que la manière dont s’articulent, sous sa juridiction, les différentes sphères qui la constituent. Dans les sociétés capitalistes, une activité humaine parmi d’autres, l’activité économique de valorisation du capital, est devenue la source principale (tendant à l’exclusivité) de valeur, à mesure que s’accroît la marchandisation du monde. Si bien que la norme, qui structure le système de valeurs de ces sociétés, est fournie par la logique comptable qui règle l’activité économique capitaliste. C’est la raison pour laquelle l’économie nous apparaît comme s’organisant en une sphère autonome, obéissant à des lois « naturelles », auxquelles l’action politique ne peut que consentir. Cette autonomisation de la sphère économique, largement entérinée par les décideurs et les experts économiques, et assumée majoritairement par le discours politique, impose à celui-ci de se réfugier dans le volontarisme. La volonté politique gère les moyens que lui concède l’économie réputée autonome et pourvoyeuse à ce titre des fins, des valeurs ; elle organise les moyens en vue de la réalisation de fins déjà définies par l’économie. Autant dire que se réclamer du volontarisme politique, ce n’est finalement rien d’autre que vouer la politique à l’impuissance.

8Dans ces conditions, lorsque la dimension sociale de la « crise financière » est prise en compte, c’est seulement au titre de « conséquence », de dommage collatéral. Cette victimisation des acteurs sociaux fait désormais les choux gras des médias. Elle a pour principal effet, et pour principale raison, d’exclure ces acteurs… de l’action politique ! Puisque la crise est le dérèglement momentané d’un système, elle ne saurait être affaire politique sinon au titre de « pompier de service ». Cette dépolitisation orchestrée par un économisme triomphant est donc bel et bien le signe d’une crise bien plus profonde que la crise financière. Faire de la politique suppose préalablement de replacer sous le signe de la contingence ce qui est d’abord — et improprement — tenu pour nécessaire. Puisque l’économisme n’est à la vérité rien d’autre qu’un processus de socialisation qui confie la normativité au prétendu déterminisme économique, les luttes de contestation ne peuvent être qu’une réappropriation de la capacité normative des acteurs de ces luttes, refusant le sort victimaire auquel on prétend les vouer. Le capitalisme ne cédant place à aucun dehors, il ne peut être dénoncé dans son entier qu’ici et maintenant.

9(Décembre 2008)

Notes

  • [*]
    . Ce texte reprend et développe un article paru dans La revue du MAUSS permanente sous le titre : « Le nouveau théâtre du capitalisme : “ bonne ” économie réelle versus “ mauvaise ” économie financière » (mise en ligne le 5 décembre 2008.
  • [1]
    . Au sens de l’analyse critique de Karl Polanyi dans La grande transformation (Gallimard, 1983 [1944]).
  • [2]
    . Frédéric Lordon, Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières (Raisons d’agir, 2008).
  • [3]
    . Cf. Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale (Fayard, 1995) ; Bernard Friot, Puissances du salariat (La Dispute, 1998) ; Christophe Ramaux, Emploi : éloge de la stabilité. L’État social contre la flexisécurité (Mille et une nuits, 2006).
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/06/2009
https://doi.org/10.3917/lhs.170.0005
Pour citer cet article
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