CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Que le pauvre soit devenu un nouvel acteur prépondérant du monde global apparaît quotidiennement sur les écrans télévisés aux spectateurs de tous les pays ; acteur bien réel mais aussi symbolique et idéologique, « le pauvre » est en outre un acteur ethnique et national et ce, dans les démocraties industrielles comme dans les pays les moins avancés ou ceux qualifiés d’émergents. L’omniprésence du « pauvre » a ainsi initié le dépas-sement de toutes les anciennes oppositions dérivées de Nord/Sud, et a au-jourd’hui pour pendant l’objectif millénariste de « lutte contre la pauvreté » qui a notablement remplacé les slogans antérieurs de développement. Cette lutte contre la pauvreté — qui prend bien souvent l’aspect d’une lutte contre les pauvres — ne s’attaque guère aux inégalités  [1] qui sont la cause économique de la pauvreté en préférant le terme vague d’équité qui, en revanche, est une façon de consacrer l’augmentation des fossés entre les revenus. Au-delà de ces figures programmatiques, le retour en force du « pauvre » — qu’on croyait, au milieu du XXe siècle, encore en voie de disparition ou au moins de cantonnement — interpelle l’anthropologue qui se retrouve un peu partout en contact concret avec une pauvreté dont il va chercher à comprendre les modes de catégorisation et d’entendement endogènes. Ceux-ci ne sont intelligibles qu’à la lumière d’un passé recons-truit par les acteurs selon les astreintes du présent, les ruptures entre avant et maintenant étant continuellement retissées et déplacées. Dans cette opti-que, une ethnographie de la pauvreté, qui éviterait la question de sa pro-duction imaginaire et réelle au double plan interne et externe, risquerait fort de légitimer les situations mais aussi les politiques publiques et privées qui les accompagnent souvent comme des exorcismes. Il est devenu plutôt rare désormais pour l’anthropologue, d’avoir l’occasion de recueillir des discours explicitant les progrès et les améliorations ressenties dans la con-dition vécue alors que de telles paroles étaient courantes il y a quelques décennies ; donnons en un exemple banal pris dans une cité HLM de la banlieue nord de Paris à la fin des années soixante-dix, où les habitants des classes ouvrières françaises tenaient à souligner combien l’apparte-ment obtenu après tant d’années de démarches épuisantes représentait un arrachement définitif à la pauvreté subie pendant leur enfance  [2]. Aujour-d’hui, cette même cité semble, de l’intérieur comme de l’extérieur, un cloaque de pauvreté. D’une manière générale tout se passe actuellement comme si le spectacle de l’abondance de biens marchands que chacun est tenu de contempler quels que soient sa localisation et son statut — ici et dans tous les ailleurs — accusait les différenciations socioéconomiques et aiguisait les sentiments relatifs et/ou absolus de pauvreté. Dans des con-textes tels ceux de l’ex-URSS qui a donné naissance à des républiques indépendantes en 1991, les images s’entrechoquent dans les mémoires des acteurs et de l’anthropologue qui se souvient des longues et sinistres queues devant des magasins vides qui étaient systématiquement exhibés par les médias des années soixante/soixante-dix pour mettre en scène l’échec et la pauvreté du monde communiste. Près d’un demi-siècle après, dans l’une de ces républiques — l’Ouzbékistan, où nous avons mené depuis 2004 une recherche ethnologique sur les chercheurs des académies des sciences et les ONG —, se dévoile un autre paysage mental et physique que seules des biographies attentives permettent de parcourir et de décryp-ter. Notons en préalable, que parmi ces républiques qui se sont vues quasi-ment imposer l’indépendance après la dislocation de l’URSS en 1991, l’Ouzbékistan a plusieurs particularités ; tout d’abord le rejet initial très formel de ce qui a été dénommé « thérapies de choc », c’est-à-dire des poli-tiques économiques dites « néolibérales » de privatisations et de suppres-sions systématiques des systèmes d’aides sociales ; en second lieu, une fermeture défensive de plus en plus accentuée devant la menace de ce qui est désormais qualifié — très improprement — de « révolutions de cou-leur ». Celles-ci ont abouti, en Ukraine, en Géorgie et au Kirghizstan, au renversement des régimes « postsoviétiques » installés après 1991 avec l’aide des agences américaines soutenant le mécontentement grandissant des populations.

2Fin 2005, le régime dictatorial d’Islam Karimov, ex-secrétaire général du parti communiste, résiste mais a été finalement mis au ban par les organisations internationales après le massacre d’Andijan où l’armée a écrasé, sans rémission, une manifestation faisant près de 1 000 morts ; l’ex-pulsion consécutive de la base militaire américaine et les refus d’obtem-pérer aux requêtes des institutions internationales, ont achevé d’isoler le pays des normes de gouvernance globale. Une situation obsidionale — confortée par l’accord stratégique de défense mutuelle signé avec la Russie — s’est donc installée recouvrant d’une chape de plomb une population déjà bien meurtrie. La répression politique extrême — qui engendre une peur paralysante constante — s’est en effet greffée sur un tissu écono-mique démantelé et en lambeaux, un chômage endémique, des crises de liquidité monétaires récurrentes. À l’exception d’une petite nébuleuse pré-datrice qui s’enrichit et construit des palais fortifiés ostentatoires au centre de la capitale, aux architectures surprenantes, une relative neutralisation des anciennes différenciations des couches sociales s’observe ; en effet, se profile un régime d’indistinction dans une pauvreté partagée autant par la multitude des paysans qui ont, dans les immeubles collectifs de fonction, remplacé les Russes à Tachkent, que les classes moyennes qualifiées et la masse des ouvriers sans emploi. Sans aucun filet social public — dont seule la fiction est maintenue par l’État —, les familles se retrouvent les unes comme les autres astreintes à une quête de ressources au jour le jour, pour simplement s’alimenter. Dans les campagnes, les conditions de survie sont encore plus dramatiques  [3]. Une pauvreté objective unit en conséquence la population terrorisée par un État qui s’affirme sous des jours de plus en plus ubuesques, prenant exemple sur son voisin turkmène à travers une propagande schizoïde sans limite ni vergogne.

3Au-delà de cette égalisation apparente dans le manque et le besoin, quelles perceptions et quels comportements spécifiques sont développés par les uns et les autres antérieurement situés dans une échelle hiérar-chique très rigide mais aux multiples critères ? Tout d’abord, pour tous, la chute du vaste empire soviétique fut vécue comme un drame personnel signifiant la déchéance d’une citoyenneté supérieure et source de fierté pour une appartenance inférieure au niveau non seulement politique, mais aussi de la simple taille du pays qui exige l’obtention d’un visa de sortie pour se rendre dans toutes les anciennes républiques voisines, où l’on cir-culait auparavant librement. La fracture idéologique qu’a mise en œuvre l’éclatement de l’URSS est donc déjà perçue par les acteurs comme un appauvrissement symbolique, une perte complète d’identité et de statut face au monde entier. L’état catastrophique de l’économie — qui pousse chacun à tenter de fuir un pays qui devient synonyme d’une prison — renforce ces sentiments de dégradation globale et d’amputation. Pénurie et privations sont donc autant que possible cachées. La pauvreté est en effet honteuse de manière totale, pénétrant l’individu dans toutes les ré-gions de son être, dans sa fabrique autant intime que sociale et politique. C’est pourquoi cet article aborde le vécu de la pauvreté et les représen-tations de celle-ci plus que les dimensions économiques.

Intellectuels en déshérence et retraditionnalisation

4Pour les chercheurs des académies des sciences les représentations d’effondrement et d’enlisement sont encore plus incisives dans la mesure où la science — comme appareil idéologique d’État — était hautement valorisée à l’époque soviétique et en faisait une élite enviée pour ses pri-vilèges mais aussi les honneurs dont elle était entourée. Ainsi, à Tachkent, une vaste cité scientifique arborée, en bordure de la ville, abritait instituts de recherche en sciences sociales et exactes, logements de fonction et ser-vices de santé réservés à cette intelligentsia. L’indigence présente illumine la vision de ce passé « radieux » : la recherche a été en effet depuis plu-sieurs années entièrement contractualisée, et les salaires — lorsqu’une équipe gagne par une grande compétitivité un contrat d’État — ne dépas-sent guère 20 $ et ne se prolongent pas au-delà de trois ans. Cette préca-risation individuelle et collective — accompagnée d’une pression idéolo-gique exacerbée qui vise à renverser en tous points la version soviétique dite « coloniale » au profit d’un renouveau indépendantiste — s’inscrit de surcroît dans un délabrement prononcé des structures de travail. En scien-ces exactes, l’absence d’appareils d’expérimentation, les retards accumulés poussent les chercheurs à développer des trésors d’imagination pour main-tenir coûte que coûte leur activité scientifique. La solidarité interperson-nelle s’impose d’autant plus que le travail se construit en équipe. En sciences humaines et sociales, la carence de livres et de revues pousse cha-cun vers les ONG de plus en plus fragilisées et accentue la concurrence. Pour toutes les disciplines, la pauvreté est certes matérielle, mais la paupé-risation idéelle sur le fond d’un retranchement forcé des réseaux globaux et d’une raréfaction des échanges provoque la déréliction. L’enquête ethno-logique révèle avec acuité, dans ce cas comme dans d’autres, les logiques des acteurs : on dissimule, autant que faire se peut, à l’anthropologue étran-ger, la misère de la science dite « nationale » exaltée par le gouvernement, on tente de recréer les conditions illusoires d’un rapport égalitaire entre chercheurs, dissimulant les disettes innombrables de papier, de matériel informatique, etc., et voilant le contrôle et la censure avilissants qui règnent. L’échange qui se joue dans l’investigation offre l’opportunité in-signe de production de dignité scientifique dans la mémoire des décennies où la croyance en une science universelle était un dogme d’État. Pour percer ce paravent bien tissé, le temps et la familiarité sont requis, offrant alors le spectacle d’hommes et de femmes écrasés par l’humiliation, regar-dant l’avenir avec angoisse et revisitant le passé comme un havre paradi-siaque.

5Cette atmosphère de ruines pèse lourdement sur les jeunes femmes qui ambitionnent de faire de la recherche leur métier. La baisse drastique des revenus des familles de chercheurs — sur le fond d’une retraditionna-lisation impulsée par l’État — a en effet eu des conséquences importantes sur les usages matrimoniaux. De surcroît, l’ouzbékisation idéologique de la science — qui s’est traduite aussi par les départs en masse des cher-cheurs d’origine non ouzbèke condamnés à des rôles subalternes, voire serviles (russe, arménienne, allemande, coréenne, etc.), faisant éclater le cosmopolitisme existant à l’époque soviétique — a provoqué un processus de renormalisation répressive dont les femmes se révèlent, ici comme ailleurs, les otages. La pression s’est en effet durcie pour marier le plus vite possible les jeunes filles dans cette frange éduquée qui suit là les nou-velles régulations de l’ensemble de la population, légitimées par l’hypos-tase de « l’être ouzbek ». L’âge du mariage est donc de plus en plus jeune, les mariages forcés se multiplient et l’endogamie devient une injonction. D’un côté, les parents des filles se débarrassent ainsi d’une charge coû-teuse, et de l’autre, la famille du garçon accueille l’arrivée d’une femme corvéable à merci, au service de tous, comme un bénéfice net. Dans leurs discours, ces jeunes femmes elles-mêmes — élevées dans un milieu scien-tifique qui, à l’époque soviétique, les préparait à une profession de cher-cheur — ne parviennent pas à contenir la souffrance, la déception et la résignation qu’ont impliquées pour elles ces transformations, en forme de rupture, dans un itinéraire qu’elles croyaient programmé par la transmis-sion de leurs parents. Ramenées au rang de bonne à tout faire gratuite dans leur belle-famille, obligées d’arrêter leurs études de doctorat et leur travail, privées de la liberté de sortir au nom de « l’honneur », ces jeunes femmes doivent en outre gérer une pauvreté quotidienne, subissant les reproches de chacun. Échapper à cette condition se dévoile de plus en plus ardu ; en effet, peu de parents sont prêts à accueillir leurs filles en fuite, mais sur-tout, le divorce — autrefois une démarche très simple — est aujourd’hui quasiment impossible. Les comités de quartier (mahalla) — dont les mem-bres sont désormais nommés par le gouvernement — ont un rôle de surveil-lance politique, mais aussi morale ; les divorces, comptabilisés, constituent une faute répréhensible pour eux-mêmes. Ils sont donc amenés à persuader femmes et familles d’accepter le statu quo, y compris en cas de violence. Laisser fuir à l’étranger leurs filles non mariées, voire les encourager, de-vient pour certains pères ouzbeks envisageable, considérant qu’ils sont arrivés par là « au bout du rouleau ».

6Les pensions de retraite n’assurant pas la subsistance plus de quelques jours, le sort des chercheurs âgés est aussi particulièrement douloureux. Un décret leur permet un cumul relatif dès lors qu’ils continuent leur activité professionnelle ce qu’ils s’efforcent tous de faire jusqu’à la limite de leurs forces. Ainsi, voit-on des hommes et des femmes de 80 à 85 ans se déplacer péniblement dans la ville — qui est immense — pour gagner quelques dollars avec des traductions, ou des cours souvent sans rapport avec leur spécialité. Le coût très élevé des transports publics rend les gains presque dérisoires et tendrait à faire apparaître l’effort comme démesuré.

7L’obstination de nos interlocuteurs à se maintenir coûte que coûte dans un monde scientifique qui leur paraît une parodie grotesque de l’idéal de leur jeunesse et ce contre des subsides jugés infamants — précisent-ils lorsqu’ils se remémorent l’aisance financière dans laquelle ils vivaient et les voyages professionnels et d’agrément qu’ils faisaient — est un élément notable sur lequel l’anthropologue doit prioritairement s’interroger. Il met en lumière, en particulier, combien la pauvreté — entendue au sens d’objet économique — est en elle-même une coquille vide, un fait en quelque sorte neutre sur lequel l’acteur extérieur peut projeter à satiété ses propres affects. C’est d’ailleurs notamment sur cette potentialité projective multi-dimensionnelle que s’appuie l’ensemble de l’instrumentalisation média-tique de la pauvreté, visant, à travers une rupture tout à la fois répulsive et compassionnelle avec le spectateur, à attirer ses dons. Ce théâtre huma-nitaire construit le pauvre en une victime ignoble et repoussante dont le principal intérêt est de garantir dans l’imaginaire le sujet qu’il est défini-tivement mis à distance d’un tel sort. Ce type de conjuration répétitive est aujourd’hui d’autant plus nécessaire que le chômage — après le refus de délocalisation dans des tropiques misérables — guette impitoyablement chacun quelle que soit sa qualification. Notons de surcroît que la figure usuelle du « pauvre » est axée sur la demande dont la mendicité — avec ses nouvelles postures de supplication — n’est que la traduction concrète.

8Revenons après ce bref détour au pauvre chercheur d’Ouzbékistan dont l’étrangeté apparente éclaire a contrario la facticité unilatérale du person-nage du « pauvre » qui habite les catastrophes sur écran ; il est tombé, mal-gré lui, dans une pauvreté qu’il camoufle au maximum à l’autre, mais aussi, d’une certaine manière, à lui-même en poursuivant un travail qui ne lui rapporte quasiment rien. Il s’agit en effet de maintenir, envers et contre tout, le sens d’une trajectoire qui est devenue une illusion mais dont le caractère fondateur pour l’identité du sujet est inextricable. Peu photo-génique, ce « pauvre » se dresse, en Ouzbékistan, dans ses habits passés et élimés, ignorant la décrépitude du décor, comme un acteur solitaire sur une scène désertée, et surtout oubliée du monde extérieur. De fait, lors de cérémonies obligatoires, les hommes ressortent leurs costumes soviétiques qui ont résisté aux intempéries du temps — faute d’avoir pu en acheter de nouveaux — et se laissent aller à une nostalgie impuissante, se rappelant le « bon vieux temps » de leurs études à Moscou dans les foyers univer-sitaires surchauffés.

9L’exemple des chercheurs d’Ouzbékistan qui ne sont plus tenus de se rendre sur leur lieu de travail qu’un jour par semaine, pour vaquer à des opportunités lucratives, illustre particulièrement bien l’impossibilité réfle-xive de découper la pauvreté en « tranches » : dans une perspective anthro-pologique, la pauvreté s’appréhende nécessairement de façon holiste, seul l’acteur étant en mesure de désigner ce qu’il a perdu, et/ou ce à quoi il aspire. C’est pourquoi la pauvreté peut être aussi un étendard glorieux comme nous avions pu le constater dans les années quatre-vingt dans l’an-cien quartier central d’Amiens, habité à cette période par une frange des couches ouvrières françaises, déclassée et délaissée par les processus de modernisation industrielle, marginalisée et consécutivement ontologique-ment réfractaire à tout signe de promotion sociale réinterprétée en trahison de ses origines  [4]. Dans ce quartier, désormais livré aux antiquaires et aux touristes, la population constituée de chômeurs permanents se construisait une identité positive fondée sur sa propre marginalité ainsi dignifiée à tra-vers des valeurs de liberté et d’autonomie.

10D’un point de vue épistémologique — qui entend rompre avec les dis-cours experts et leurs cortèges de remèdes oniriques — la pauvreté peut donc être élaborée autant en étai identitaire qu’en béance, conduisant à l’abîme, la plupart des situations se positionnant entre ces deux pôles extrêmes et montrant l’acharnement des acteurs à bâtir leur vie contre le dénuement dans lequel ils se débattent. La pauvreté requiert ainsi des for-mes d’investissement symbolique qui, d’une certaine manière, paraissent devoir être plus intenses que celles qui se développent dans des conjonc-tures de revenus « moyens ». Corollairement, la pauvreté peut être la ma-trice de rapports sociaux très contrastés allant de la cohésion groupale à l’émiettement et l’effritement des liens. La communauté scientifique d’Ouzbékistan, qui est l’épicentre de notre propos, offre ainsi à l’obser-vation — aux côtés d’un renforcement des clôtures familiales resserrant leur étau sur les jeunes femmes — des dislocations importantes où chaque membre se lance dans une fuite éperdue en quête d’un avenir meilleur : hommes et femmes se séparent alors après une longue vie conjugale, par-tant chacun brutalement vers d’autres contrées, abandonnant des parents âgés et plus ou moins invalides, tandis que les enfants adultes ont eux-mêmes émigré illégalement. Une parenté lointaine est souvent, dans ces cas, imaginée comme le point de départ d’une nouvelle vie d’abondance à la fois matérielle et affective. La découverte d’une réalité sordide au plus loin des chimères entretenues attend aussi fréquemment l’acteur qui re-vient alors sur son lieu d’origine, désabusé, dans un piège sans issue ; il redécouvre dès lors la télévision nationale, comme les grands panneaux publicitaires qui constellent les larges avenues et qui lui dépeignent des tableaux de prospérité et de bonheur inventés, où vieux et jeunes, en costumes traditionnels, sourient d’aise devant de magnifiques récoltes, de splendides usines, des hôpitaux rutilants et des tables remplies de mets allé-chants. Entre le vécu des acteurs et les images propagées par le régime, le gouffre apparaît de plus en plus monstrueux.

11De tels contextes de violence d’État  [5] — qui engendrent potentielle-ment une rupture des échanges sociaux et vouent au silence — ont en outre pour effet de « désubstantialiser » en quelque sorte la pauvreté en dissol-vant les repères entre imaginaire et réel, danger intérieur et extérieur. Objet d’une subjectivation coupable, la pauvreté devient alors un enjeu intime ravageur, privant l’individu de toute défense contre la pathologisation du pouvoir politique. Le pitoyable chercheur ouzbékistanais, besogneux et à l’allure plutôt miteuse, est sous la coupe d’une dictature idéologique irré-fragable dont les ambitions paraissent aussi irréalistes que déréalisantes : il s’agit en effet pour l’État de refaire l’histoire de l’Ouzbékistan depuis la préhistoire jusqu’à l’indépendance glorieuse qui marque la nouvelle voie de la nation millénaire. Cette conjoncture spécifique où l’idée de droit in-dividuel et collectif est en elle-même un crime contre l’État — faisant risquer les trop célèbres chambres de torture raffinée installées dans un bâtiment imposant du centre de la capitale — conduit à reconsidérer dans une parenthèse pertinente les nouveaux traitements qui s’appliquent au « pauvre » dans des États de droit. L’idéologie globale des droits — qui accompagnent l’expansion de l’économie de marché — place le « pauvre » dans une position stratégique, tendanciellement paradoxale. Prenons le cas de la France en 2005-2006 ; la charité humaniste privée et publique guide les équipes de nuit qui doivent, lorsque les intempéries mettent les errants en grand risque, les inviter à les suivre dans un abri ponctuel ; le respect du droit du « pauvre » de refuser ce soin exceptionnel est édifié en principe axiologique contredisant dans le même moment l’obligation ethico-juridique de porter secours à toute personne en danger. Les am-biguïtés et les limites de la construction fondamentale du(des) droit(s) comme attribut intrinsèque des démocraties industrielles butent là sur le personnage du « pauvre », analyseur transversal et local d’un monde unifié par les rapports économiques. Ainsi, selon les circonstances, l’exhibition du « pauvre » autochtone ou allogène et une sollicitude respectueuse à son égard s’imposent, à l’instar d’une inculcation déontologique ; sous d’autres cieux, dont l’Ouzbékistan est représentatif, la présence du « pauvre » est rarissime dans les rues, tant il viendrait troubler le panorama national triomphant dressé par l’État. De surcroît, au-delà de l’insécurité qu’il en-courrait, de qui penserait-il recevoir quelque aide, persuadé qu’il est du caractère commun de son sort.

12C’est pourquoi, aborder la gestion de la pauvreté et sa perception par les ONG en Ouzbékistan, suppose plusieurs mises au point et un recalage d’identification sur la société réelle si l’on veut éviter d’appliquer des con-cepts inappropriés au contexte local. On réévaluera donc maintenant l’idée de pauvreté dans la société ouzbékistanaise actuelle et on confrontera les notions par lesquelles on définit ailleurs la pauvreté avec l’univers qui fait sens aujourd’hui pour les habitants. Enfin, on précisera le rôle, la place des ONG face aux enjeux d’une pauvreté non plus catégorielle mais collec-tive et presque généralisée.

La pauvreté n’est pas une catégorie locale pertinente

13Un retour au passé s’impose pour rappeler l’importance du fait que l’Ouzbékistan est né dans et par l’empire soviétique. À ce titre, le pays jouissait de services sociaux, éducatifs, culturels qui étaient ceux de l’ex-URSS. Grâce à la monoculture du coton, le pays était relativement riche et l’URSS satisfaisait les besoins de base de sa population grâce à sa politique socialiste et à la complémentarité économique entre des régions spécialisées dans les diverses productions. Les biens de consommation étaient certes d’une qualité standardisée, sauf ceux réservés à la nomen-klatura, mais la misère était rare parce que limitée par l’encadrement col-lectif qui réalisait, de fait, une intégration quelque peu forcée, mais fonc-tionnelle. Les Ouzbékistanais vivaient dans une société peut-être modeste et peu ostentatoire mais ils partageaient un niveau de vie décent pour la plupart d’entre eux. Ils étaient intégrés — de gré ou de force — et n’ont connu la misère que lors des grandes crises alimentaires liées par exemple aux changements de politique ou à la seconde guerre mondiale. Telle est la mémoire qui apparaît dans les discours des gens de toutes conditions qu’on rencontre dans la recherche. Il faut donc, dès l’abord, placer en exergue le contraste radical, selon lequel, pour ces locuteurs, la société actuelle se définit, au contraire, par une misère partagée, à laquelle seules échappent les mafias prédatrices dont la réalité est visible et avérée, tant elles accaparent et monopolisent les ressources politiques et économiques à leur profit exclusif. Cette situation interdit toute candeur ethnographique et elle exclut toute naïveté idéologique pour appliquer des concepts techno-cratiques occidentaux tels que besoins fondamentaux, exclusion, margi-nalité, démocratie. Nous sommes dans une société en crise complète, les Ouzbékistanais le savent et nous ne pouvons l’ignorer. C’est à l’aune de cette situation qu’il faut interroger ici la notion de pauvreté. Par souci d’in-telligibilité, on fera référence à plusieurs reprises au Bangladesh, pan-théon mondial de la pauvreté dans l’imagerie occidentale sur le « sous-développement », puisque nous y avons mené des recherches de longue durée. Jusqu’à la chute de l’URSS et durant quelques années après l’indé-pendance, jusqu’en 1995 environ, les Ouzbékistanais se considéraient et étaient citoyens d’un pays « développé ». Aujourd’hui même, leur percep-tion du monde intègre ce fait et produit un « vécu de la misère » très diffé-rent des sociétés indienne ou bangladeshie. Dans ces sociétés, les riches et les pauvres cohabitent violemment depuis des générations, adossés à des rapports sociaux hiérarchiques économiques et/ou religieux. Le statut est central et fonde la société. La place des pauvres y est visible, nécessaire, non problématique, sauf pour les réformateurs sociaux épisodiquement issus de l’élite dominante. Ces pauvres subissent ou se révoltent mais ils disposent d’une position, d’une place, d’une histoire, celle des pauvres. Ils produisent leurs signes de dignité, d’identité, de distinction. Ils habi-tent l’histoire et aussi leur histoire propre. C’est dans un tel contexte que la pauvreté peut être analysée comme un statut social, celui de pauvre.

14Dans l’URSS des années soixante, aussi bien qu’au début des années quatre-vingt-dix, la notion de pauvreté, de pauvre catégoriel, n’avait pas beaucoup de sens pour les gens. Réunis en coopératives, en kolkhozes, en communautés villageoises postsocialistes, ou néosocialistes, les règles so-ciales intégraient une double solidarité : celle ancienne fondée sur les habi-tus pré-soviétiques et celle du collectivisme socialiste qui ne supprimait pas les inégalités mais limitait singulièrement l’exclusion et la marginalité qui devenait délinquance, ce qui garantit sa relative rareté.

15Les discours entendus dans la population d’Ouzbékistan rencontrée au-tour et dans les ONG, puis et surtout dans la société, auprès des personnes de conditions diverses, des plus aux moins éduquées, racontent l’histoire d’une rupture et d’une chute aux enfers à la fin du XXe siècle. Après l’in-dépendance, au début des années quatre-vingt-dix, les habitants d’origine ouzbèke ont nourri de grands espoirs et, dans un premier temps, se sont félicités de la chute de l’URSS. Les puissances occidentales promettaient « monts et merveilles » : l’économie de marché, la démocratie, des ONG. Dix ans après, le secteur privé est accaparé par le pouvoir politique et l’État, il est fictif et au lieu de la redistribution de nouvelles richesses on observe l’accaparement systématique de biens de plus en plus rares. Le marché est monopolisé au détriment de la société. C’est la dictature poli-tique qui s’est installée au lieu de la démocratie promise. Enfin, depuis 2005, les ONG sont interdites à l’exception de celles de l’État couramment nommées « Gongos ». Le sentiment d’un destin funeste, d’une régression sociale, économique et politique s’est installé. C’est une perception de chute qui prévaut, au milieu des vociférations nationalistes du président dictateur Karimov. L’accablement se lit dans les regards mais il se dit aussi par les mots. Cette sensation de chute ou de déréliction laisse peu de place à l’emploi de la notion de pauvreté. En effet, celle-ci n’est pertinente que lorsqu’elle est sectorielle (cf. la lutte contre la pauvreté de la Banque mon-diale qui fait semblant de supposer que les « pauvres » sont les « loosers » du marché). Les « pauvres » sont une catégorie constituée de marginaux, d’exclus, ou de « malades » non performants. C’est à ce titre qu’ils méritent assistance selon une philanthropie anglo-saxonne désormais globalisée. De telles catégories fonctionnent parfaitement au Bangladesh (patrie des « pauvres » pourrait-on dire !). Des milliers d’ONG, étrangères et locales, reçoivent d’importants crédits des bailleurs, pour la plupart multilatéraux, et distribuent aide et assistance à des populations qui gèrent depuis des lustres leur « identité » de « pauvre ». Ce n’est pas un métier, comme pour les mendiants, mais c’est une condition qui désormais ouvre des droits de l’homme, dit-on.

16L’identité des nombreux « pauvres » du Bangladesh ne résulte pas de la commisération occidentale. Elle repose sur une définition positive de soi, statutaire, car la notion de statut n’est pas nécessairement ascensionnelle. La pauvreté est chronique. La misère signale une crise, fut-elle durable.

17En Ouzbékistan, contrairement aux propos entendus au Bangladesh, personne ne se pense, ni ne se définit comme pauvre. La misère est un accident, un avatar collectif. La pauvreté est un statut. Ce statut n’existe pas en Ouzbékistan car la déchéance économique et sociale est collective, comme hier l’était l’idéologie du progrès soviétique. Parce qu’il n’y a pas d’histoire de la pauvreté dans cette société, la misère est bien partagée et c’est le lot commun des dictatures d’Asie centrale (Turkménistan, Ouzbé-kistan, Kazakhstan...). Cela ne signifie en aucune façon l’existence de pra-tiques de solidarité auparavant étatiques et désormais absentes. Mais, parce que tout le monde vit une misère, qu’elle soit économique, morale ou intel-lectuelle, les pauvres ne sont ni identifiés, ni identifiables, tant ils sont tout un chacun. Et personne ne se pense comme pauvre mais tout le monde se définit comme exploité, dépouillé de ressources et de dignité. Nous som-mes donc en présence d’une misère active, digne, revendiquée et non d’une pauvreté subie ou érigée en statut. Cela n’est pas sans rapport avec l’idéo-logie soviétique égalitaire et avec les pratiques collectives d’alors.

18Ainsi, en Ouzbékistan, la pauvreté n’est pas une catégorie locale per-tinente car nous sommes dans un monde « développé » en crise ou déchu. Le sentiment et l’évidence de régression qui prévalent terrassent les hom-mes et les femmes sous le joug de la dictature nationaliste. À aucun mo-ment néanmoins ils ne se considèrent comme des pauvres, des marginaux, des exclus, des largués. C’est plutôt d’un vol qu’ils parlent, celui des pro-cessus d’une indépendance qui tourne au cauchemar de la dictature. Les voleurs désignés, ce sont les politiques, les oligarchies du pouvoir, la fa-mille du dictateur, les mafias politico-économiques, mais aussi, à un moin-dre degré, ceux qui leur ont laissé croire, après la fin de la guerre froide, que le bonheur était à portée de la main, avec le marché et la démocratie en prime.

19Le réveil est amer. Mais ce n’est pas le réveil d’un pauvre, qui a rêvé durant son sommeil qu’il était devenu riche, et se retrouve pauvre. C’est le réveil de citoyens bernés, dotés d’un statut, en tout état de cause, plus riche de dignité que celui de pauvre et d’assisté. Face à une situation aussi critique, presque désespérée à court terme, que font les ONG ? Et à qui s’adressent-elles ? Pour dire quoi ? En effet, l’observation des pays dits en « développement » montre qu’elles s’adressent en priorité aux « pauvres », plus pauvres, plus démunis... C’est-à-dire aux plus marginaux ou exclus du miracle global. Dans cette société du malheur partagé, sans pauvreté statutaire, comment se positionnent les ONG en Ouzbékistan ?

Les ONG : une pédagogie à blanc

20On appelle tir « à blanc » l’usage d’une arme chargée par une balle fic-tive, sans effet. C’est, semble-t-il, ce qui est arrivé aux ONG  [6] en Ouzbé-kistan, dès lors qu’elles ont reçu des moyens importants de la part des bail-leurs occidentaux pour réformer la société et que survient à l’inverse une régression manifeste et une détérioration sociale évidente. C’est dire que la cible a été manquée, même si incontestablement elle a connu quelques frayeurs. Pour demeurer à l’écart de la vulgate occidentale, selon laquelle les ONG occidentales font le bien à la surface de la planète, il convient de rappeler que les ONG, particulièrement dans l’espace géopolitique post-soviétique, sont les acteurs d’une sorte de poursuite de la guerre froide dont les révolutions ou pseudo-révolutions en Ukraine, Géorgie, Kirghizstan sont le théâtre et l’illustration. Les ONG sont au cœur de l’influence occi-dentale dans le monde. Cela est encore plus évident pour l’influence amé-ricaine, particulièrement importante dans les ONG d’Ouzbékistan, jusqu’à leur interdiction. On observe le même phénomène aux frontières de la Chine.

21D’une manière générale, outre les cibles d’élection que constituent les pauvres et les exclus pour les ONG, celles-ci sont fréquemment des péda-gogues de solutions solidaires, de prises en charge solidaires des victimes, des malades, des marginaux. Les ONG ont donc des fonctions ou des mis-sions d’assistance et d’intégration.

22On s’attachera ici à analyser les pratiques des ONG, leurs profils et leurs réseaux au terme d’une enquête de plusieurs mois en 2004 et 2005 en Ouzbékistan. Si la catégorie de pauvre ou de pauvreté n’est pas perti-nente en Ouzbékistan, comme on s’est efforcé de le montrer, on ne s’éton-nera pas que la pauvreté ne soit pas une cible explicitement affichée par les ONG. Sur la base des ONG observées en 2004 et de leur histoire anté-rieure (en 2005 la plupart seront supprimées) il apparaît qu’en Ouzbé-kistan, les ONG se divisent en deux groupes principaux, selon leur type d’activité. Il s’agit, d’une part, des ONG orientées sur le développement de la société civile, d’autre part, des ONG d’aide et d’assistance, plus ou moins philanthropiques, aux handicapés, prisonniers, jeunes délinquants. On pourrait y ajouter les très nombreuses ONG gender ciblant les femmes battues mais ce domaine rentre, de fait, dans une pédagogie de la société civile où les femmes sont particulièrement visibles. La plupart des respon-sables des ONG, tous domaines confondus, sont des femmes, dont une bonne part ont eu une carrière active dans les organisations politiques soviétiques (Parti, komsomol, organisations de masse).

23Cette réalité sociologique permet de souligner qu’en Asie centrale les ONG sont potentiellement des relais ou des tremplins politiques, à tout le moins des emplois de leaders, avec une forte tendance au recrutement fa-milial dans les bureaux. La rareté des emplois n’explique pas à elle seule ce phénomène typique dans la région. Les ONG préoccupées par le déve-loppement de la société civile sont principalement financées par deux bail-leurs : Soros et l’USAID (United States Agency for International Develop-ment). La fondation de George Soros — Open Society Institute — a in-vesti énormément en Ouzbékistan, jusqu’à son interdiction en 2004. Cette fondation a subventionné la plupart des ONG ouzbékistanaises, en parti-culier les business women associations (Tadbirkor Ayol), les nombreux ressource centers répandus dans le pays où s’apprennent l’expression de soi, le débat contradictoire à travers des jeux de rôles, l’organisation de groupes d’expression, des sciences sociales « démocratiques » inspirées par Karl Popper, le maître idéologique de George Soros. Beaucoup de cours de formation ont été dispensés pour apprendre les méthodes pour consti-tuer une ONG, obtenir un financement, rédiger un projet sélectionné sur appel d’offres. L’impact pédagogique, méthodologique et idéologique de la fondation Soros a été énorme en Ouzbékistan (comme en Géorgie). L’apprentissage de la démocratie occidentale ainsi enseigné ne pouvait manquer d’être bloqué par le régime autoritaire en place.

24La pauvreté n’est pas ciblée. C’est l’émancipation démocratique par la prise de parole qui est programmée. Les financements de Soros ont irri-gué des dizaines d’ONG et des centaines de projets ponctuels. Ils ont encouragé l’apprentissage de la démocratie, la formation des citoyens, l’information politique et sociale. Ces ONG ne visent pas des catégories identifiées comme pauvres ou marginales mais des citoyens potentiels, des femmes, des jeunes, des intellectuels pour en faire des animateurs, voire des leaders. Aucune assistance dans cela, mais la diffusion d’une pédagogie, d’un apprentissage de la démocratie, via la formation d’acteurs sociaux, d’une prise de parole de groupes dans la société. Cette formation de démocrates à grande échelle s’adresse à de potentiels sujets politiques et non à des malheureux justiciables d’assistance. Elle s’est heurtée à la résis-tance de l’État pour lequel cette ingérence est devenue de plus en plus insupportable, en particulier depuis la chute d’Édouard Chevardnadze en Géorgie, au terme d’une supposée « révolution » pacifique où les fonda-tions américaines ont joué un rôle manifeste. En effet, outre Soros, l’USAID est le principal bailleur de fonds des ONG en Ouzbékistan à travers des organisations comme Eurasia Foundation, IREX, Freedom House qui finançaient, jusqu’à leur interdiction en 2006, la formation de la société civile, comme Soros, mais aussi les médias libres, domaine sen-sible pour l’État autoritaire. Leurs ONG bénéficiaires interdites, comme elles-mêmes, ces organisations américaines attendent des jours meilleurs, en stand by. Toutes ces organisations sont porteuses d’un occidentalisme américain et agissent dans le cadre d’une « post-guerre froide » démocra-tique. Leur engagement est idéologique, comme l’assistance apportée. Elle ne vise pas à soulager la misère mais à promouvoir la démocratie. Le cas des organisations de business women financées par les bailleurs évoqués appelle un commentaire. Il s’agit de favoriser l’autonomie économique des femmes entrepreneurs. En pratique, la dimension entrepreneuriale est mi-neure et ces organisations présentent le profil commun de toutes celles axées sur le développement de la société civile. Mentionnons le cas de la violence conjugale (niée par l’État) qui a permis l’installation de « centres de crise » où sont reçues les femmes battues. En Ouzbékistan, les bailleurs, à 90 % américains jusqu’en 2006, privilégient donc la démocratie et né-gligent le développement économique et, par la même, la pauvreté.

25Toutes les autres ONG, hors du champ « société civile », développent des activités caritatives ou philanthropiques visant moins la détresse éco-nomique, c’est-à-dire la pauvreté, que des groupes marginaux, handicapés, prisonniers, soit des cibles philanthropiques traditionnelles.

26Les ONG, en Ouzbékistan, sont désormais des ONG étrangères (ex-MSF), de moins en moins présentes et des bailleurs étrangers, principa-lement américains qui financent des ONG locales soit en les faisant sous-traiter des activités soit en réalisant des appels d’offres et des concours de projets. Les limites d’un tel système sont connues. Il y a peu de continuité et de capitalisation d’un projet à l’autre par excès de dispersion. Les finan-cements sont nombreux et infimes, ce qui limite l’impact. On entretenait ainsi l’illusion d’une société ouverte qui s’est effondrée en 2005 avec la reprise en main totale par l’État qui désormais trie les financements pour ses propres pseudo-ONG. Les bailleurs sont devenus discrets et attendent des jours meilleurs sans apporter un soutien trop visible aux petites ONG qu’ils ont financées et qui sont désormais en faillite ou interdites de fait car non enregistrées par le ministère de la Justice, procédure obligatoire.

27En Ouzbékistan, les ONG ne produisent pas des modèles ou des pra-tiques de solidarité mais des compétences démocratiques ou caritatives envisagées dans un but d’ascension sociale et professionnelle. L’institu-tion solidaire essentielle demeure la famille qui fonctionne comme le bas-tion de repli, de protection, de survie. Ceux de ses membres qui travaillent entretiennent les autres. Cette famille est la principale sécurité en place dans la société et elle est en outre l’objet d’un discours étatique cultu-raliste et nationaliste qui accentue l’enfermement par la surenchère iden-titaire.

28Ajoutons quelques mots sur le caractère symptomatique du micro-crédit qui se développe en Ouzbékistan et qui désormais confirme la crise économique que connaît le pays. Cet instrument de lutte contre la pau-vreté est mis en œuvre de façon particulière néanmoins. L’accès au crédit, très difficile dans les banques d’État, est plus facile auprès des organisa-tions de microcrédit. Cette situation typique des pays les plus pauvres révèle toutefois des spécificités en Ouzbékistan. Si le microcrédit participe du sauvetage et de l’assistance à une société paysanne à bout de souffle, sa dimension pédagogique, particulièrement évidente au Bangladesh avec la Grameen Bank, est ici relativement éclipsée par une approche financière et bancaire. L’Union de crédit, une organisation américaine, est sympto-matique d’une telle approche qui fonctionne sur les crédits d’épargnants locaux à qui sont servis des intérêts très élevés. Le caractère spéculatif et financier de tels placements oblitère singulièrement l’apprentissage de l’investissement, suivant l’esprit initial du microcrédit. On peut donc dire que le développement du microcrédit en Ouzbékistan traduit l’incapacité du système bancaire d’État aux mains des oligarchies plutôt qu’une poli-tique de lutte contre la pauvreté. Il est perçu comme purement financier par tous ceux qui y ont accès et comme un apprentissage de l’économie de marché par les bailleurs qui ne sont pas en position d’aide mais d’inves-tissement. L’État lui-même investit dans le microcrédit dont on peut dire qu’il est donc une spéculation financière plus qu’une politique sociale.

29L’Ouzbékistan est un pays pauvre, mais ce n’est pas un pays « en déve-loppement » car ce fut un pays « développé » au temps de l’URSS, tant par la recherche qui s’y produisait que par l’absence de précarité et de misère. L’examen de ce pays permet de prendre le concept de pauvreté pour ce qu’il est dans une large mesure : une notion occidentale, postdévelop-pementaliste. En Ouzbékistan c’est la société qui est pauvre, misérable, en crise. Cela signifie que la dégradation du lien social est telle que la solidarité est devenue un vain mot, hors de la famille. Chacun tente de s’en tirer, se débrouille, dans son coin ou dans les tensions familiales, car tout forum est interdit par la dictature, qui de son côté nie la misère et monopolise les richesses. Cette misère prend plus de sens que la pauvreté. Elle signifie le délitement des liens sociaux, la chute dans la précarité et l’insécurité, la vie au jour le jour et les expédients. La misère n’est pas un statut, c’est une expérience. Tous les segments de la société sont atteints, avec plus ou moins de brutalité, les paysans et les chômeurs étant les plus touchés, mais aussi les intellectuels. Le régime politique porte une large responsabilité, mais les bailleurs occidentaux aussi, à un moindre degré, qui ont fait preuve à la fois de candeur et de cynisme, de suffisance idéo-logique et d’une attention insuffisante à la société. Pour réformer, il vaut mieux bien connaître ce que l’on souhaite changer.

30L’observation de l’Ouzbékistan amène à penser que la déprivation de biens et de ressources, dite « pauvreté », est probablement moins pénible et moins infamante que la disparition de dignité qui constitue le vrai malheur. Lorsqu’elle est exportée sans discernement, ni attention ou respect pour les gens, la démocratie échoue à s’implanter et à inspirer une société plus juste. Car c’est bien au-delà de l’indigence technocratique du concept de pauvreté, que réside la vraie dignité qui n’est pas un besoin mais simple-ment une nécessité au même titre que les aliments pour des affamés. C’est donc par le désir, la faim de dignité, plutôt que par la pauvreté qui margi-nalise, qu’il convient d’aborder les sociétés humaines. La vraie dépriva-tion, la plus grave, la plus radicale n’est peut-être pas celle de biens mais la perte et l’absence de statut digne qui interdit les rapports sociaux et em-pêche de se penser comme respectable dans une société respectée.

Conclusion : pauvreté et sécurité

31À plus d’un titre, le cas de l’Ouzbékistan est emblématique et instruc-tif. Remarquons tout d’abord que la chute dans la pauvreté dont le pays est le lieu, n’entraîne nullement, comme au Vietnam  [7] par exemple, l’édifi-cation des riches en modèle. Au contraire, ceux-ci, comme dépositaires d’un pouvoir de plus en plus honni, sont placés dans une distance maxi-male, quasiment extraterritorialisés de l’appartenance partagée. La pau-vreté qui s’accentue en Ouzbékistan derrière les murs qui se referment sur le pays, gêne d’autre part finalement peu les organisations internationales : l’Ouzbékistan n’est guère attractif et n’offre pas l’aspect spectaculaire des pauvres affamés d’Afrique ou d’Asie, transformés en marchandises mo-rales universelles. Le tourisme se poursuit d’ailleurs sans embûches dans les splendides villes saintes de Chiva, Samarcande et Boukhara et les visi-teurs ne soupçonnent pas les destinées dramatiques qui se cachent derrière ce magnifique patrimoine. « Sécurisé » par la Russie — dont le gouverne-ment limite aussi de plus en plus l’influence des ONG et s’est déclaré mili-tairement solidaire du pouvoir ouzbek —, l’Ouzbékistan échappe désor-mais en grande partie à la vigilance globalisée qui s’exerce contre d’autres États déclarés « voyous » — selon la terminologie américaine — qui rédui-sent à lamisère leur peuple accessoirement pauvre. La Russie reçoit de sur-croît une part importante des migrants illégaux d’Ouzbékistan, chercheurs, universitaires, ingénieurs et techniciens devenant maçons, électriciens ou au mieux ouvriers. Cette main-d’œuvre, à bon marché, sans couverture sociale et hors droit du travail, trouve dans l’ancien centre politique de décision un refuge précaire. Le rapport politique de domination entre les deux contrées se poursuit donc dans une continuité certaine, de l’empire so-viétique avec son centre moscovite face à l’ex-république périphérique peu-plée de musulmans, à la dépendance actuelle entre la fédération de Russie et la nation ouzbèke. « Nous ne serons jamais dépendants de personne » fut, dans une superbe dénégation, le slogan que choisit le régime après le massacre d’Andijan, conviant par autocars bien organisés, des jeunes des universités triés sur le volet à se réunir dans les stades pour fêter « la vic-toire ».

32On ne saurait s’étonner que, dans un tel contexte de disjonction pro-fonde entre le réel et la fiction étatique, l’hypothèse prenne corps que les candidats au suicide, recrutés par des groupes islamistes informels et épar-pillés, se multiplient, acceptant de faire exploser n’importe quelle cible en même temps qu’eux-mêmes, pour quelques dollars et beaucoup plus par désespoir que sur la base d’une foi aux pratiques localement très érodées. Tout but proposé par un passant semble valoir mieux que le vide qui sous-tend l’appauvrissement actuel du sens dans les champs sociaux collectifs. C’est pourquoi les verrous sécuritaires internes de l’État et externes de la Russie ne peuvent constituer à long terme une garantie absolue. La nature spécifique de la pauvreté en Ouzbékistan — avec toutes les déclinaisons psychiques, intellectuelles, politiques et économiques indiquées — véhi-cule une insécurité potentielle explosive dans un futur indéfini. La gestion des risques inclut en effet désormais celle du désespoir de générations de jeunes chômeurs guettés par les radicalismes. Cette évidence planétaire est particulièrement claire en Ouzbékistan. Cette situation est génératrice d’in-sécurité locale, nationale, régionale. Au nom de cette insécurité, en Ouzbé-kistan, à un moindre degré en Russie, les régimes se durcissent face à une offensive dite « démocratique » encouragée et financée par les USA, via les ONG. Cette postface de la guerre froide se déroule sur un fond de crise économique et elle se nourrit du développement de la pauvreté et de la précarité. Celle-ci, néanmoins, n’est pas un hasard fâcheux, une dérive ou

33une pathologie. Une approche prédatrice de l’économie de marché sévit dans l’espace postsoviétique, tout comme se développent des alternatives « nationales autoritaires » à la démocratie occidentale. Ces évolutions ne sont nullement accidentelles. Elles découlent de politiques sociales et éco-nomiques inappropriées, tant multilatérales que locales, qui préfèrent les profits à court terme à une justice à long terme sans laquelle il n’y a pas de stabilité. Pour l’instant, pays paria, l’Ouzbékistan s’éloigne toujours plus du monde globalisé et de ses règles de gouvernance : il n’est plus une cible des entreprises de démocratisation, ni de lutte contre la pauvreté. Exclue des intérêts du millénaire, sa population de « mutilés sociaux  [8] » est livrée sans défense au délire d’une reconquête identitaire fondée sur des chimères ancestrales. Étouffée par la honte et oubliée, elle a intériorisé sa déchéance et la cache avec pudeur. Dans le même moment, les institutions internatio-nales confondues semblent porter leurs regards ailleurs, ignorantes qu’elles sont que la pauvreté est peu de chose face à la perte du sens et de la di-gnité en société.

Notes

  • [1]
    Jean-Michel SERVET, « La lutte contre la pauvreté, maladie infantile du dévelop-pement », Multigraphié, IRD, 2005.
  • [2]
    Monique SELIM, « L’enlisement d’une cité HLM, représentations de l’espace et des pouvoirs », L’homme et la société, 1992, n° 104, p. 61-76.En ligne
  • [3]
    Habiba FATHI, « Islamisme et pauvreté dans le monde rural de l’Asie centrale post-soviétique », UNRIRD, document n° 4, novembre 2004.
  • [4]
    Monique SELIM, « Rapports sociaux dans un quartier anciennement industriel : un isolat social », L’Homme, 1982, vol22, n° 4, p77-87 ; Monique SELIM, « Travail, dis-tance sociale, résidence », Terrains, 1984, 3, p. 5-19.En ligne
  • [5]
    Jeanine PUGET, René KAES et alii, Violence d’État et psychanalyse, Dunod, 1989.
  • [6]
    Bernard HOURS, « Les ONG au service de la gouvernance globale : le cas de l’Ouzbékistan », Autrepart, 2005, n° 35, p115-127 ; Niagalé BAGAYOKO-PENONE et Bernard HOURS, État, ONG et production des normes sécuritaires dans les pays du Sud, l’Harmattan, « Questions contemporaines », 2005, 313 p.
  • [7]
    Monique SELIM, « Productions et usages d’un binôme catégoriel : pauvreté et richesse au Vietnam », Journal des anthropologues, 2004, n° 96-97, p. 209-221.
  • [8]
    Alexandre VEXLIARD, Le clochard, texte présenté par Laurent Mucchielli, Desclée de Brouwer, 1998 [1re édition 1957].
Français

La pauvreté à l’épreuve de l’Ouzbékistan

Cet article aborde les représentations et le vécu de la pauvreté en Ouzbékistan d’abord à travers l’examen de la perte de statut des intellectuels académiques puis en examinant localement la faible pertinence de la catégorie de « pauvreté » telle qu’elle est conçue par la Banque mondiale. Les ONG font l’objet d’une troisième partie qui analyse leur histoire et leurs profils comme entreprises d’exportation de la démocratie américaine dans l’espace postsoviétique.
L’Ouzbékistan offre l’exemple d’un État tombé dans le « sous-dévelop-pement » qui bloque toute évolution démocratique. Il s’agit d’une « transition » ratée et d’un relatif retour à une situation de guerre froide dans une région plus prospère à l’époque de l’URSS où l’expérience de l’indignité est plus prégnante que celle de la pauvreté partagée par la majorité de la population.

Bernard Hours
Monique Selim
Institut de recherche pour le développement (IRD)
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2008
https://doi.org/10.3917/lhs.160.0221
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Association pour la Recherche de Synthèse en Sciences Humaines (ARSSH) © Association pour la Recherche de Synthèse en Sciences Humaines (ARSSH). Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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