CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis près de vingt ans fleurissent les analyses des mutations du travail et de leurs conséquences sociales et politiques. Que dire de plus ? Que dire de mieux ? Rien sans doute ; mais simplement essayer de faire entendre les choses autrement à partir d’une série de contributions qui, pour différenciées qu’elles puissent être, ne sont ici rassemblées que sur fond d’un même souci. Le point de départ de ce dossier de L’Homme et la Société est le constat que, malgré leur richesse et, le plus souvent, leur rigueur, ces analyses ne tiennent pas suffisamment compte du processus de globalisation capitaliste qui affecte, de façon systématique mais à des degrés divers, l’ensemble des sphères sociales de toutes les formes de vie humaine, et, au premier chef, la sphère du travail.

2Or, ce processus de globalisation, entendu notamment comme une transformation profonde des modes de production, d’échange et de communication dans le capitalisme, n’est pas un simple décor ou un simple contexte dans lequel on pourrait, en toute tranquillité, reconduire les analyses antérieures, moyennant quelques ajustements conceptuels et autres mises en perspective géographique. Il faut ici distinguer un processus de globalisation qui traverse, dans leur sens même, les activités économiques, d’une mondialisation envisagée comme l’homogénéisation sociale, culturelle et politique censée résulter d’une circulation croissante des marchandises. Plus profondément, cette remise en cause affecte le travail ainsi que les attentes et les objectifs des travailleurs. Cela conduit à s’interroger sur la manière même dont était organisée la connaissance du travail dans les sciences sociales. Du coup, notre question de départ paraîtra ou bien naïve ou bien présomptueuse, pour peu que l’on prenne ce processus au sérieux : où en sommes-nous, aujourd’hui, exactement sur le front de la pensée d’un phénomène humain, le travail, dont les figures sociales sont plus

3que jamais éclatées ? Contrairement à une idée reçue, ce à quoi nous confronte le processus de globalisation capitaliste n’est pas la recherche d’une pensée nouvelle de l’homogène. Ce processus conduit à une perception affinée du multiple, pour saisir, sous la diversité des formes phénoménales du travail, une liberté et une inventivité qui résistent irrémédiablement aux modélisations et mettent dans les mains des travailleurs eux-mêmes des ressources souvent insoupçonnées, quelquefois occultées par les sciences sociales, pour ébranler les carcans du capitalisme.

Déconstruire les grandes mythologies

4Longtemps a été admise la nécessité de partir d’une organisation macro-économique, implicitement calée sur les espaces nationaux, pour laquelle on a parlé de « régulation » et dont se déduisaient les cadres d’autres analyses (sociologie et droit du travail d’une part, histoire sociale d’autre part). Dans une organisation économique vue comme dominée par le fordisme, ou du moins ce que l’on nommait de manière large l’« organisation scientifique du travail », il revenait aux sociologues du travail de mener des investigations empiriques sur la réalité du travail à la chaîne, en se focalisant pour cela plutôt sur de grandes entreprises proches du secteur public au centre desquelles on trouvait Renault, laboratoire social et sociologique de l’après-guerre. Les juristes se voyaient confier la tâche de commenter l’émergence de formes juridiques nouvelles imputables à des mobilisations ouvrières déduites elles-mêmes de la configuration économique globale. Les historiens sociaux partaient du « mouvement ouvrier » censé résulter de la concentration en grandes usines, pour envisager les grandes mobilisations collectives et les acquis sociaux en résultant. Les ethnographes étaient consignés à la description des rites liés au travail dans l’entreprise et aux modes de subversion tels que la perruque.

5La notion de « fordisme » et, a fortiori, aujourd’hui, celle de « post-fordisme » se caractérisent par leur aspect vague, en donnant à penser qu’il s’agit là d’une forme générale d’organisation du travail et des rapports sociaux à un moment donné du développement du capitalisme. Tout comme les conjonctures antérieures, la conjoncture actuelle ne se réduit pas à une forme unique du rapport capital-travail, mais révèle une diversité de ses formes allant, à l’extrême, jusqu’à un capitalisme voyou qui ne connaît plus de limites dans ses exigences de rentabilité. Tout en étant soumis à la généralisation d’une exigence de rentabilité, ce qu’on appelle communément travail recouvre, de facto, une pluralité de situations concrètes tant pour les acteurs eux-mêmes, que pour les chercheurs qui tentent d’en cerner le devenir et les développements. Des dynamiques multiples et fréquemment contradictoires se font jour, tant dans les pays nouvellement ouverts au capitalisme que dans les pays occidentaux qui y sont ancrés de longue date. Après avoir fait éclater la notion d’entreprise et celle de territoire productif, elles conduisent la catégorie de travail au bord de l’explosion, au point qu’on peut se demander, face à cet éclatement, de quel secours peut encore nous être une philosophie du travail ? Cette interrogation, préalable, est au cœur de l’article de Yves Schwartz ainsi que de la note critique que consacre Michel Kail au traitement essentialiste de la notion générale de travail dans les Essais de philosophie économique d’Arnaud Berthoud. Elle se retrouve dans la critique de la critique du travail que nous propose Richard Sobel, quand il revient sur les fondements anthropologiques de ce concept. S’y révèlent les tensions qui traversent le travail et notamment la tension entre calcul et espérance, économie et incertitude irréductible sur les attentes d’autrui.

Question de méthode : analyser des dynamiques singulières

6L’objectif structurant qui a présidé à la constitution de ce dossier est de remettre en cause la réduction de ces transformations à de grandes tendances homogénéisantes comme la tertiarisation, la désindustrialisation… qui acquièrent rapidement la fonction de mythologies occultant la singularité des situations et confèrent aux décisions économiques le caractère d’une adaptation à l’inéluctable évolution des structures économiques face auxquelles les doutes, les interrogations et les refus des travailleurs ne sont que pertes de temps et donc de compétitivité. Sans vouloir les réduire à leur inscription dans cette problématique, l’ensemble des contributions ici rassemblées témoigne, chacune à sa façon, de ce souci, souci qu’elles abordent principalement à partir d’une des trois grandes dynamiques suivantes :

71. Première dynamique importante, l’ouverture de pays où une main-d’œuvre formée et exploitable à faible coût suscite des développements industriels importants attirant des activités autrefois réservées aux pays dits « développés ». L’extension des rapports marchands et du capitalisme se traduit alors par ce que l’on pourrait nommer des « bouleversements sociétaux » de grande ampleur et dont la complexité oblige à une observation fine. En effet, dans les pays où il a vu le jour, le capitalisme se fonde sur un droit civil et un droit du travail pris comme référence dans les rapports sociaux. Mais il peut, par exemple, s’accommoder de l’existence de régimes communistes en tirant profit des structures disciplinaires mises en place au cours de la Guerre froide comme en témoignent les économies vietnamienne ou laotienne. Il conduit ainsi à de gigantesques restructurations dans les sociétés chinoises (RPC, Taïwan et Hong Kong). De plus, cette première dynamique se traduit par une montée des migrations et des « interstices » sociaux à cheval entre plusieurs univers. Enfin, cette dynamique ébranle l’unité du territoire national et fait apparaître des réseaux transnationaux à géométrie variable, tout en se nourrissant de la pluralité des cadres législatifs que maintiennent ou aménagent les États souverains.

8C’est cette problématique qu’examine de façon générale et sur plusieurs espaces régionaux (les pays d’ancien capitalisme, Asie communiste, Afrique), l’article de Claude Didry, Laurent Bazin, Laurence Roulleau-Berger et Monique Selim. Perspective complémentaire mais plus microéconomique, l’article de Gilles Guiheux présente, quant à lui, une monographie détaillée du développement de formes nouvelles d’entreprenariat en Chine. Cette dynamique d’ouverture ne s’impose pas d’elle-même : elle est le fruit des initiatives et des mobilisations individuelles et collectives d’acteurs qui, par leur activité, transforment leurs horizons et leurs attentes. Dans des pays tels que la Côte-d’Ivoire, une adaptation de façade au diktat libéral des organisations internationales accompagne et favorise une forme d’implosion sociale et un repli sur une économie de subsistance.

92. Deuxième dynamique importante, la montée de l’innovation, de l’immatériel, et, plus généralement, l’émergence de la connaissance comme nouveau critère de la division du travail. On peut y voir autant d’éléments de dépassement du fordisme, à condition d’envisager dans toute leur pluralité, sous cette notion de fordisme, les formes de rationalisation du travail expérimentées par le patronat depuis l’entre-deux-guerres. La portée de ces évolutions s’avère relativement ambiguë : le développement des infrastructures socio-éducatives (publiques et privées) et des réseaux de communication ouvrent de nouvelles possibilités de localisation aux entreprises, sans nécessairement condamner les localisations anciennes. Dans le même temps, on assiste à une interpénétration croissante des activités de conception et d’exécution qui remet en cause l’efficacité et la légitimité des dispositifs centralisés de contrôle et de gestion hérités du passé. De plus en plus, pèse sur le travail une « obligation d’invention » qui fait de ce dernier un acte réfléchi et réflexif tout en restant subordonné à la valorisation du capital.

10Tous ces phénomènes, éminemment complexes, sont aujourd’hui au centre de très vifs débats, qu’il ne s’agit pas ici de trancher de façon définitive, mais de structurer avec plus de clarté et plus de rigueur. En témoignent, d’une part, l’article de Patrick Dieuaide, argumentant de façon incisive le bien-fondé d’une approche spécifique en termes de capitalisme cognitif, auquel répondent de façon critique les articles de Pierre Rolle et de Thierry Pouch. Quant à l’examen des transformations des rapports de savoirs-pouvoirs au cœur de ces mutations actuelles du capitalisme, les articles de Danilo Martuccelli et de Philippe Zarifian en proposent deux tentatives d’éclairages complémentaires.

113. Troisième grand type de dynamique, celle des résistances et des contradictions qui se manifestent, comme à toute époque, dans les processus de travail et qu’exacerbent aujourd’hui les nouvelles formes de domination capitaliste. Le problème est que ces dimensions tendent à être occultées par des sciences sociales qui recouvrent les luttes sous le manteau de grandes tendances telles que la tertiarisation, le post-fordisme, la société post-industrielle ou sous celui du sentimentalisme de la misère du monde. Pour comprendre ces dynamiques, il faut au préalable sortir d’une assimilation implicite du travail au travail salarié, et saisir la construction historique de cette catégorie et des droits auxquels elle donne accès. Dans sa note critique sur deux ouvrages récents à ce sujet, celui de Robert Castel (L’insécurité sociale) et celui de Bernard Gazier (Tous sublimes), Bernard Friot revient sur les débats juridiques et sociopolitiques autour de la construction sociale du salariat stabilisé dans les nations capitalistes européennes et s’interroge sur les véritables enjeux de ses transformations actuelles dans le contexte ambigu de la construction d’une « Europe sociale ». Bien sûr, comprendre de tels enjeux dans leur dimension macro-sociale n’exclut pas d’en saisir aussi le fonctionnement à des niveaux d’analyse plus méso-, voire micro-sociaux. Comme le souligne Pierre Lantz, le « retour » sur la condition ouvrière que proposent Stéphane Beaud et Michel Pialoux ne consiste pas uniquement (même si c’est déjà beaucoup) à mettre en évidence les formes d’exploitation par quoi se signale la permanence d’une condition ouvrière. En adoptant une « perspective socio-historique », Lantz souligne que les auteurs rapportent l’occultation des ouvriers dans la société française à la lente érosion de la représentation macro-sociale que le PCF a longtemps assurée. Mais cela les conduit précisément à envisager les formes renouvelées de luttes sociales qui se font jour dans la construction automobile sochalienne, au premier rang desquelles apparaissent des femmes dans une pratique de résistance plus quotidienne et donc moins visible politiquement. Dans ces formes de résistance relativement dispersées, le droit du travail se présente quelquefois comme une ressource, un point d’appui pour des acteurs dominés, leur permettant parfois de reprendre la main dans l’organisation des luttes sociales. Encore faut-il, pour en saisir la portée, se dégager d’une analyse de ces actions collectives les réduisant, après-coup, à de simples « oppositions » à un changement conçu comme inéluctable. C’est, en particulier, ce qu’examine, dans le cas spécifique de l’entreprise Rover, l’article très documenté de Simon Deakin.

Singularités, identités, reconnaissance : des questionnements transversaux

12Bien sûr, rattacher chacune des contributions de ce dossier à tel ou tel type de dynamique est un effet de présentation, chacun des articles pouvant déborder sur l’une ou l’autre des trois dynamiques. Qui plus est, toutes ces contributions convergent pour rendre compte, chacune à sa façon, de la montée des incertitudes identitaires consécutives aux processus multiples de transformation

13du travail qui se déploient à la faveur de la globalisation capitaliste. En effet, il convient ici de ne pas surestimer l’ampleur de la maîtrise des acteurs sur la globalisation en cours : on ne peut poser la question du travail sans la penser dans des contextes traversés par des processus de précarisation, de paupérisation, de discrimination. Avec la globalisation des activités économiques, le travail s’individualise de plus en plus, s’accomplit dans une multiplicité de lieux pour produire une sorte de capitalisme collectif, sans visage, structuré autour d’un réseau de flux financiers très vivant dans les villes globales, sièges des processus mondialisés, allant de la finance internationale à l’immigration. Les processus de précarisation salariale qui s’y font jour renforcent les inégalités sociales où les moins qualifiés sont régulièrement exclus et relégués dans des emplois disqualifiants et disqualifiés, et où des phénomènes de segmentation ethnique sur les marchés du travail apparaissent toujours plus marqués. Pour les plus fragiles, ces transformations de l’organisation d’un espace économique à géométrie variable ont produit (tout au long de ces dernières années) un brouillage, voire un déracinement, des identités. Bien sûr, à travers ce déploiement de nouvelles formes de précarité, c’est à nouveau que se pose le problème de la « lutte pour la reconnaissance ». C’est particulièrement vrai dans nos sociétés salariales où s’affirme un individu en situation d’insécurité salariale qui circule dans des espaces économiques traversés par des exigences et des contraintes contradictoires. Confrontés aux remaniements, réajustements et conflits identitaires, les individus éprouvent de plus en plus de difficultés à ajuster leurs différents « soi », leur rapport au travail tend à se brouiller, de plus en plus marqué par la formation de « double binds » chez des individus. Et le risque d’être méprisé socialement, d’être refoulé parmi les moins compétitifs au nom de la logique économique, est alors devenu de plus en plus important pour tous ceux qui apparaissent invisibles socialement, notamment ceux qui sont privés d’emploi et de statut et qui ressentent alors très vite un sentiment d’inutilité sociale, confrontés à l’épreuve du mépris.

14Au regard de l’analyse de ces dynamiques et de leur dialogue, ce dossier de L’Homme et la Société se place sous une exigence spécifique : saisir la dimension singulière des situations de travail, seule façon de comprendre comment elles se rattachent concrètement à ce processus totalisant et fragmentaire qu’est la globalisation capitaliste. Du point de vue du travail-vivant au cœur des processus actuels d’exploitation, la « singularisation » est ici appréhendée dans l’ambivalence qui la constitue. La subjectivité est d’abord réinvestie dans des mécanismes d’exploitation de plus en plus fins développant des formes de contrôle auxquelles adhèrent les individus, quand bien même elle se marquerait de « nécessaires » dégâts sociaux et identitaires collatéraux. Pour autant, cette affirmation de la subjectivité comporte une dimension indubitablement positive. Elle innove et s’accompagne aussi d’une multiplicité de rapports au monde, qui ne se résume pas à un simple aménagement des contenus de travail mais trace les contours de nouvelles alternatives ou de nouvelles postures qui sont autant de lignes de fuite et d’exils intérieurs. C’est pourquoi les modes de subjectivation qu’implique le travail, sous l’effet notamment de la transformation profonde des rapports de domination liée à la réflexivité qui innerve toutes les institutions, sont au centre de la critique pratique et politique sur le travail envisagée dans ce dossier. En ce sens, cette critique s’inscrit dans la réflexion plus vaste que L’Homme et la Société a mis en chantier, la réflexion sur l’auto-émancipation.

Claude Didry
Patrick Dieuaide
Laurence Roulleau-Berger
Monique Selim
Richard Sobel
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2008
https://doi.org/10.3917/lhs.152.0009
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