CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Finalement, le mouvement Gilet jaune doit moins être compris selon les catégories classiques droite/gauche, que par la rupture stratégique qu’il représente dans le mouvement social : occupation emblématique des carrefours, rituels des déambulations à Paris, utilisation des médias sociaux, etc…

1Quel est le plus paradoxal dans le mouvement des Gilets jaunes ? Qu’il soit né il y a plus d’un an de façon spontanée (une dame met une pétition en ligne, une seconde se plaint de la fiscalité en vidéo, un camionneur pose un gilet sur son pare-brise, et voilà le pays en émoi) ? Que des gens, qui, souvent, n’avaient jamais manifesté de leur vie continuent à se mobiliser pour le cinquante-sixième samedi ou plus ? Ou que plus d’un an après le premier acte, il soit tout aussi difficile d’en prédire les développements ?

2Peu de gens parieraient sur le renouveau du mouvement, beaucoup sur son usure. D’autres facteurs peuvent changer la donne. L’un est le hasard de la violence : il y a déjà eu des morts accidentelles, des yeux crevés côté Gilets Jaunes, des scènes de guérilla… Mais tout rentrait dans l’ordre la semaine suivante. L’hypothèse qu’il y ait un jour un martyr, d’un côté ou de l’autre, et que cela serve de déclencheur n’est pas à exclure. De même, difficile de spéculer sur les rapports à venir les Gilets Jaunes avec des grèves et manifestations autour du thème de retraites (mais aussi de la santé, de l’Université, etc.). Certains parlent convergence des luttes, d’autres d’une fin de la parenthèse brouillonne et populiste. Éventuellement au profit des mouvements hiérarchisés, organisés, avec lesquels on peut négocier.

3Tout fut surprenant dans ce mouvement sans chefs ni porte-paroles incontestés, sans représentation politique ni perspectives électorales crédibles, sans idéologie structurée, sans organisation de forme traditionnelle, sans références aux formes usuelles de protestation et presque sans alliés… Mais capable de se coordonner sur les réseaux sociaux, d’inventer de nouvelles formes de spectacularité (à commencer par le fameux gilet), de pratiquer la démocratie directe, de rassembler des couches sociales isolées, de faire trembler le gouvernement, d’obtenir en une soirée – par le discours présidentiel du 16 décembre – presque 17 milliards sans renoncer, d’inspirer des pratiques à Hong Kong ou Barcelone… Les références historiques souvent évoquées, jacqueries, 1789,1848,1968, Bonnets rouges ou autres ne nous éclairent guère.

Rapports de force, rapports de croyance

4Le mouvement s’est développé sur la base de revendications matérielles, voire matérialistes : prix de l’essence, fiscalité, niveau de vie. Ce sont les reflets de conditions bien repérées. Il n’a donc pas manqué d’explications sociologiques qu’il serait trop long de résumer ici. Christophe Guilluy a parlé d’une France périphérique : son éloignement géographie des grandes métropoles bénéficiant de la mondialisation provoquerait un éloignement social et culturel, donc politique. D. Goodhart ne dit pas quelque chose de très différent, lorsqu’il décrit une Grande-Bretagne du Brexit fractionnée entre les Quelque-Part et les Partout (les somewhere et les everywhere), grosso modo ceux qui, mobiles, diplômés, plutôt prospères, profitent de l’ouverture et de la mondialisation contre les enracinés qui ont à y perdre. Jérôme Sainte-Marie oppose plutôt un bloc élitaire à un bloc populaire. Pour Jérôme Fourquet nous risquons plutôt le délitement d’une société d’archipels. D’autres analystes du populisme parleront de facteurs psychologiques comme le manque de confiance de ceux d’en bas envers les élites, les médiations ou même leurs simples voisins…

5Que l’on choisisse des critères géographiques, économiques, culturels, éducationnels, identitaires, que l’on parle de perdants, de pessimisme, de nouvelles classes en déshérence …, cela ramène toujours sur l’idée d’une fracture verticale. Elle explique aussi largement le vote anti-système – qu’il se dirige vers le Rassemblement National, la France Insoumise ou l’abstention –. Difficile de douter de la corrélation sociologique entre tous ces facteurs et l’engagement pour les Gilets jaunes. Le rapport objectif avec un niveau de vie ou de diplôme, l’assignation à un territoire ou le recul des perspectives d’évolution sociale, les conditions quotidiennes, etc., ne se résume pas à des simplifications de type prolo versus bobo : la conscience d’être invisibles ou condamnés à regarder passer l’ascenseur social ne jouent pas moins. L’expression de soi, notamment le besoin de se raconter, de s’identifier à un peuple exploité mais uni, voire de raconter les misères du quotidien les rassemblera joue un rôle indéniable dans les manifestations.

6Une telle situation ne se comprend pas sans la rapporter à son expression politique. Celle-ci se manifeste dans la répétition du « nous sommes le peuple » et dans une méfiance envers toute forme de représentation, à commencer par la classe politique. Elle débouche vite sur une revendication de démocratie directe avec le référendum d’initiative citoyenne. Si le populisme est compris comme la revendication d’une légitimité directe et un appel au salut de ce peuple, le mouvement est incontestablement populiste, mais hors repères et évolutif.

7À leurs débuts, les Gilets jaunes ont subi les accusations rituelles (parallèlement à l’hostilité des syndicats et partis de gauche, d’abord paniqués par cette concurrence suspecte) : extrême-droite, homophobes, racistes, etc. Dans un pays où presque un tiers des électeurs vote Marine Le Pen et où le RN s’appuie les catégories, ouvriers, employés, petite bourgeoisie, également surreprésentées dans le mouvement, il n’est pas statistiquement aberrant qu’il y ait eu des manifestants très à droite. Et il n’est pas surprenant non plus que des caméras aient pu enregistrer des injures sexistes que l’on entendrait au bistrot.

8Mais la thèse d’une infiltration par l’extrême-droite n’est guère convaincante et les arguments censés l’établir (drapeaux à fleurs de lys ou à croix celtique, manifestant filmé qui aurait fait « heil Hitler », chemises brunes sous gilets jaunes…) se sont révélés souvent des fakes news ou des interprétations délirantes d’images pourtant claires. Le gauchissement progressif du mouvement – notable dans les slogans, les revendications, le positionnement de certains représentants, – n’est pas pour autant le résultat d’un complot ou d’une infiltration sophistiquée : il est plus vraisemblable que le vide -programmatique, ou manque de pratique des mouvements collectifs – a été rempli par ce qui était disponible.

9S’ajoute l’action violente des black block et le débat sur ses finalités et sur la façon dont elle est tolérée, provoquée ou exploitée. Finalement, le mouvement Gilet jaune doit moins être compris selon les catégories classiques droite/gauche, que par la rupture stratégique qu’il représente dans le mouvement social : occupation emblématique des carrefours, rituels des déambulations à Paris, utilisation des médias sociaux, etc…

Le conflit des symboles

10La dimension la plus significative est sans doute symbolique. À travers la question de l’identité proclamée, pour commencer. Dans la fraternisation des carrefours ou dans les rues, ensuite où le « nous le peuple » a exprimé la fureur envers les élites ; pour ne prendre qu’un exemple, voir l’hostilité aux médias « classiques », soupçonnés d’être au service des riches et des dominants, de nier la souffrance de ceux d’en bas et la situation réelle, de discréditer le mouvement avec des accusations de violence et antirépublicanisme. Le thème de l’arrogance des dirigeants, des riches et des oligarques renforce le sentiment d’être trompés par des représentations biaisées. S’ajoute la protestation presque existentielle contre une vie sans perspective, la fierté d’être ensemble et de ne pas céder. L’hostilité envers la personne de Macron, incarnant une classe et un style politiques et dont on ressassait les marques de mépris, en est le complément logique. Enfin, tout acteur historique est déterminé par ceux à qui il s’oppose, par ses adversaires. Avec le recul, et sans parler de l’ampleur de la répression, on reste surpris par les réactions des élites (y compris des médias, du show business, etc.). La désignation de l’hydre populiste – avec appel à lutte contre les phobies, l’antisémitisme, la haine, l’émeute, le refus des valeurs, l’ochlocratie etc. – a été proportionnelle à la panique éprouvée. Pour une bourgeoisie plus traditionnelle qui (voir les élections européennes) ne demande parfois qu’à redevenir le parti de l’ordre, comme pour les libéraux libertaires ou ouverts « progressistes ». Ces dernières sont habituées à penser selon le schéma : ouverture menacée par le populisme d’en bas (dû la désinformation des foules et à leur propension aux « fantasmes » et complotismes). Ces élites n’ont souvent pas été les moins virulentes,au point de faire ressembler par moment le conflit à un affrontement idéologique entre partisans apeurés du monde tel qu’il est – libéralisme, ouverture,Europe, technologie, individualisme. – et les perdants en colère.

François-Bernard Huyghe
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Directeur de recherche à l’Iris
Il publie « L’art de la guerre idéologique »
Le Cerf, 2019
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Mis en ligne sur Cairn.info le 03/02/2022
https://doi.org/10.3917/ehlm.496.0030
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