CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Albert Savarus, roman un peu laissé dans l’ombre auprès des chefs-d’œuvre plus éclatants de La Comédie humaine est pourtant un roman riche et étrange à plus d’un titre. Pierre Citron, Anne-Marie Meininger [1] parmi d’autres, ont mis en valeur l’essentiel de ce qui pouvait être dit sur sa valeur hautement autobiographique : un roman-plaidoyer, réponse poignante au congé sèchement donné par Ève Hanska à son amant sur la foi d’accusation de trahison amoureuse, au moment même où la mort du Comte Hanski venait couronner une très longue attente et espérance.

2Les échos de cette crise capitale sont si étroitement mêlés à la trame romanesque qu’il paraît difficile de les ignorer tant ils en forment une clé de lecture extrêmement intime, mais ils ne doivent bien sûr pas occulter la valeur littéraire de ce court récit qui peut se lire comme un précipité des images, obsessions et thèmes balzaciens : la grandeur d’âme brisée par la calomnie et les petitesses de la vie de Province, le Rêve d’Idéal et la tension maximale d’un être pour l’atteindre, jusqu’à la perte de soi ou des autres, le malentendu tragique qui sépare les êtres. Le traitement déroutant dont ils font l’objet ici doit nous inviter à en explorer davantage la profondeur et la portée symbolique notamment autour de deux points majeurs.

3Premièrement, l’originalité des principes narratifs qui sont de deux ordres : un héros éponyme « présent-absent » en ce sens qu’il est beaucoup plus celui qui est vu, lu et commenté par d’autres que celui qui dit et agit lui-même, quand il est justement présenté comme un homme animé d’une volonté puissante tendue vers un but unique. La narration elliptique, qui semble se refuser à une plongée directe sur le héros, son intériorité et ses actions, reflète ce statut problématique d’un personnage toujours « entrevu ». Sa structure singulière ne nous livre sa biographie que par bribes, continuels retours en arrière, comme autant de mises à distance, et ce alors même qu’il est si manifestement le double intime de son auteur et l’instrument de son vibrant plaidoyer à la femme aimée.

4D’autre part l’opposition classique Paris-Province laisse place ici à celle, peut-être plus frappante et symbolique, qui s’établit entre la fabulation de l’Italie comme source et espace de l’Idéal et du bonheur et le purgatoire de Besançon, Province obscure du Réel. L’analyse des tensions entre ces deux mondes, à travers les personnages eux-mêmes fait apparaître d’étonnants et éclairants parallèles, croisements et inversions plus ou moins cryptés. En raison des larges développements qu’ils supposent nous ne traiterons ici que du premier point de cette étude.

Le héros présent-absent

5Albert Savarus est avant tout celui qui est dit par d’autres plutôt que celui qui vit et agit sous nos yeux. Jacques-David Ebguy [2] lorsqu’il s’interroge sur les principes d’héroïsation et de dramatisation du personnage balzacien en relève plusieurs caractéristiques : le statut de personnage-énigme, le dévoilement plus ou moins différé de son mystère, le choix prémédité d’instants décisifs d’une vie et éventuellement la situation de perte et d’échec. Nous ne pouvons que rejoindre cette analyse et constater à quel point ces critères s’appliquent parfaitement à notre personnage qui, selon la formule du même critique, est un « personnage qui appelle la question  [3]».

6Dès l’incipit, en effet, après la présentation du couple Watteville, il est saisi par la parole des autres, présenté, raconté et jugé par les convives du dîner donné par la baronne. Certes, il est le « merveilleux » « jeune homme » qui a gagné le procès du Chapitre, mais il est déjà significativement « l’étranger » sur lequel on s’interroge : « il est si peu de quelque part qu’on ne sait pas d’où il est » (916) [4]. Le récit s’ouvre donc sur une série de questions, voire de suppositions qui dessinent en creux un personnage énigmatique selon un procédé qui certes, est non seulement cher à Balzac − que l’on songe à l’ouverture de Madame Firmiani ou au mystère qui plane sur la personnalité du Marquis d’Espard, objet de l’enquête du juge Popinot dans L’Interdiction − mais est également propre à une large partie de la littérature romanesque contemporaine, où le passé mystérieux d’un personnage, son identité controversée, sont scrutés, interrogés et nourrissent la matière et la mécanique du suspense : il n’est que de citer Dumas, Sand, Sue et Féval. Or le principe narratif choisi dans Albert Savarus a ceci de remarquable qu’il ne se contente pas de retarder le dévoilement d’un personnage, mais entretient le mystère et l’indétermination, et surtout prolonge son absence sur la scène du récit bien au-delà des premiers chapitres.

7Pour l’heure, la réponse la plus complète aux questions des dames Watteville et Chavoncourt : « qu’est-il ? » (916) et « dans quel dessein est-il venu à Besançon ? » (929) sera évidemment le portrait physique et moral de Savarus que va dresser l’abbé de Grancey. Mais bien avant celui-ci, la réponse d’Amédée de Soulas anecdotique et décevante est elle-même retardée par la biographie dudit Soulas, suivie d’une présentation de Besançon puis de Rosalie : « Amédée de Soulas, dont la biographie devient nécessaire à cette histoire » (916) nous glisse malicieusement le Narrateur, car en fait on ne voit pas très bien en quoi la biographie de ce jeune fat de province « devient nécessaire » à cet instant précis, où les convives et le lecteur attendent impatiemment celle du jeune avocat inconnu, sauveur du Chapitre. Cette biographie impromptue de Soulas a la saveur d’un contre-point ironique à l’interrogation sur le personnage-héros, c’est-à-dire qu’en guise de réponse à la baronne, le narrateur commence par dérouler le fil extrêmement ténu quoique fourni tout de même sur plusieurs pages, de la vie d’un personnage en définitive ultra-secondaire, comme pour mettre en rapport et contraste implicite la totalité exhaustive d’un individu vite parcouru et identifié, et la complexité du vrai héros resté dans l’ombre. Mais l’intention se double d’un parallèle volontaire : Amédée, pour se maintenir sur le pied mondain de toutes les bonnes maisons de Besançon, mène une vie de labeur caché et met la discipline la plus austère au service d’une très authentique ambition : briller aux yeux de la société bisontine, épouser Rosalie de Watteville et l’emmener à Paris une fois devenu député. « Depuis cinq ans, le lion avait travaillé comme une taupe pour se loger dans le haut bout de l’estime de la sévère baronne » (922). Amédée, dans sa patiente opiniâtreté et sa mesquine ambition, par un effet de miroir anticipant sur la révélation ultérieure de la nature héroïque d’Albert, apparaît assez clairement comme le double parodique du héros principal qui soupire et travaille dans l’ombre pour conquérir « sa » duchesse et la députation. Si bien que Amédée est non seulement, selon la classification balzacienne, le « sous-lion » de province, imitation de celui de Paris, mais ne peut manquer d’être déjà, dans l’ordre de la narration romanesque, le « sous-Albert » du désir et de l’ambition, soumis à l’ascèse domestique comme Albert le sera à ses travaux intellectuels ; il n’est pas jusqu’au terme de « taupe » qui ne renvoie aux « travaux souterrains » (985) de l’avocat. Certes tout ceci ne se discerne que dans une lecture a posteriori, mais la prolepse implicite − que nous verrons souvent à l’œuvre dans ce roman − contenue dans ce portrait satirique, agit déjà comme faire-valoir d’un personnage qui lui, par sa vraie grandeur doit échapper d’avance à toute caricature.

8Quand enfin le Narrateur daigne revenir à ses convives, c’est donc Soulas qui prend la parole et le court récit qu’il livre de l’arrivée d’Albert à Besançon est un petit bijou de mise en abyme où Balzac semble se moquer de lui-même en pastichant ses propres incipit : « un beau matin la malle-poste a jeté dans l’hôtel National un Parisien […]. Puis, l’étranger est allé droit à la mairie y déposer une déclaration de domicile réel et politique. » (926)

9À ce récit purement anecdotique qui obscurcit plus qu’il n’éclaire et où éclate la condescendance pour celui qui est venu d’ailleurs, « pauvre diable qui ne sait pas son Besançon » (927), succède le portrait enthousiaste de l’abbé de Grancey. Si le personnage d’Albert y fait l’objet d’une saturation descriptive et laudative où se dessine la figure de l’homme de génie, ce portrait n’en est pas moins partiel en ce qu’il le désigne avant tout comme mystère : « il y a plus d’un secret derrière ce masque » (929). Le vicaire, lui-même personnalité remarquable et reconnu pour telle par ses pairs, à qui le narrateur laisse le soin d’assumer cette première présentation complète du héros in absentia, confère à l’étranger une dignité sociale que la société bisontine était prête à lui refuser : celle d’un avocat brillant promis à un grand avenir ; mais aussi l’aura psychologique d’un être énigmatique, replié dans le sanctuaire de sa bibliothèque et porteur de souffrances secrètes. Substitut du narrateur dans l’évocation du héros, l’abbé de Grancey agit en outre comme le déclencheur de la fascination romanesque de Rosalie et du drame qui s’ensuivra, c’est-à-dire, au fond, du roman lui-même qui semble ici commencer véritablement, puisque l’abbé esquisse de fait l’héroïsation d’un personnage fait pour susciter compassion pour ses douleurs et admiration pour la force qu’il dégage. Ce portrait à la fois révélateur et enveloppé d’ombre, s’il laisse froids les convives bisontins livrés à son sujet à des interrogations purement pragmatiques, agit puissamment sur l’imagination de Rosalie. Le personnage de ce « roman » en creux, Albert, attire tout naturellement le personnage prisonnier du prosaïsme de la province, étouffé par la morne médiocrité de son entourage. La force attire aussi la force, puisque Rosalie a précisément en elle cette énergie que l’abbé admire en son protégé. Cette « profession de foi » du vicaire : « j’ai eu foi en lui » (928) agit donc à un double niveau, celui des convives, et plus particulièrement de Rosalie, mais aussi du lecteur invité à faire siennes ces spéculations : qui est-il vraiment ? Qu’est-il venu accomplir ? Et surtout, quel est son secret ? L’abbé et Rosalie se situent donc respectivement à l’égard d’Albert comme l’initiateur et le réceptacle de l’intrusion romanesque dans le récit. Les paroles de l’abbé de Grancey à la fois totalisantes et partielles nous livrent les clefs narratives d’un roman qui s’ouvre et se crée à partir de ce que le lecteur ne sait pas encore et que le lexique même du portrait suggère sans dire, selon l’esthétique du secret chère à Balzac ; lexique tout en contraste qui là encore emprunte à toute la mythologie balzacienne du génie à face léonine : puissance, douceur, souffrance. Quant à Rosalie, dépositaire du mystère, elle se fera pour nous l’agent le plus sûr de son élucidation.

Le héros vu et lu

10« Quel être idéal que cet Albert, sombre, souffrant, éloquent, travailleur, comparé par Mlle de Watteville à ce gros comte joufflu, crevant de santé » (930). L’abbé de Grancey, le narrateur, fait passer presqu’insensiblement le relais narratif à la jeune fille par le glissement discret au discours indirect libre, où s’énonce en pensée le travail de cristallisation, prolongeant, complétant l’éloquente mise en image de l’abbé. C’est désormais par Rosalie, ses regards, ses rêveries, ses désirs, que passe en grande partie la narration et que commence surtout de s’ébaucher la figure du personnage. Dans la suite rocambolesque de ses tentatives pour observer l’avocat et percer son secret, attardons-nous simplement sur cette toute première vision qu’elle a, dans la nuit à sa fenêtre, de l’homme qu’elle s’est prise à vénérer sans le connaître. Dans cette vision nocturne, quasi fantasmagorique, qui semble incarner magiquement les rêveries de la jeune fille pendant le dîner, ce que nous voyons ou plutôt distinguons par les yeux de Rosalie est l’image très frappante et récurrente dans La Comédie humaine de l’homme de génie travaillant seul dans la nuit, le chercheur d’absolu qui « veille… comme Dieu ! » (931). Cette scène emblématique qui peut se lire à plusieurs niveaux n’est peut-être pas sans suggérer quelque élément de réponse à notre investigation.

11Sur le plan fictionnel, interne au récit, Rosalie voit ce que Francesca, l’élue d’Albert – qui n’est pas encore apparue dans le roman – ne voit pas et ne verra jamais, elle qui n’a vu Albert que soupirant à ses pieds dans l’otium raffiné des bords du Lac : c’est-à-dire l’amant souffrant et solitaire dans la nuit d’un labeur acharné, cette somme de sacrifices et de veilles par lui dépensés pour la conquérir. De même au-delà du roman, dans ce qui touche à sa source intime, Balzac montre à Ève ce qu’elle n’a jamais vu ou jamais voulu voir et peut-être jamais compris à des milles de distance : ce tableau de lui-même, aux prises avec la souffrance créatrice mais grandi, magnifié par les yeux et l’imagination d’une jeune fille encore innocente et sans mauvais desseins.

12Rosalie est donc le vecteur par lequel peut s’opérer cette projection de lui-même dans un cadre hautement symbolique, cette lueur projetée dans la nuit comme un feu sacré brillant dans les ténèbres, dotant ainsi sa propre créature romanesque de ce regard qui scrute et devine sans être vu, qui surprend l’intimité, la vérité d’un autre personnage et dévoile sa grandeur cachée ; ce regard propre au romancier lui-même. La scène de l’église où nous entrevoyons le héros par les yeux fascinés de Rosalie vient confirmer cette image : Albert est cet « aigle » (934) conquérant à la pensée dominatrice, auquel la souffrance confère profondeur et solennité ; celles-ci semblent se grandir encore de l’absence d’échange de regards puisqu’il passe véritable­ment sans la voir comme absorbé par son monde intérieur. Rosalie par-delà le rôle nocif qu’elle joue dans la suite du récit, est donc d’abord celle qui focalise notre regard et notre curiosité de lecteur dans une vision avant tout exaltée qui exhausse le personnage - quoique le narrateur prenne soin d’en souligner l’exagération et par là d’en relativiser la portée - et du même coup le transfigure. Alors, que Balzac cherche-t-il dans cette mise à distance, si ce n’est pour le créateur, en raison même de sa trop intime proximité avec son personnage, la possibilité d’accentuer ainsi, sans exhibition, la poétique et tragique grandeur de ce double imaginaire de lui-même ? Comme s’il lui était plus facile de l’exposer, sublimée, dans le regard d’un autre acteur. Le personnage est donc l’objet d’une contemplation romanesque avant même d’avoir pris sa consistance de personnage agissant.

13Le narrateur consent enfin à nous livrer quelques éléments de sa vie : ses plaidoiries, ses succès, sa revue, l’influence qu’il exerce dans l’ombre. La nouvelle d’Albert lue ensuite par Rosalie, et ses lettres qu’elle subtilise sous l’emprise de l’exaltation que cette lecture lui inspire, forment en réalité un tout indissoluble. Dans une reconstruction successive qui remonte le temps, c’est à elles qu’il revient en définitive de dérouler pour nous l’histoire de sa vie et de son âme : celle de son passé proche et lointain et de son présent ; elles nous disent tout de ses sentiments, souvenirs, souffrances et espérances. Allant vers le cœur le plus intime, du « Il » romanesque de son double Rodolphe − comme Albert l’est de Balzac − au « Je » transparent de la confession épistolaire, c’est bien dans cette perspective d’auto-révélation du personnage qu’il faut lire ces relais du roman à l’intérieur du roman, où le narrateur une fois de plus s’efface et laisse au héros lui-même, que nous n’avons encore vu ni vivre ni parler, le soin de se dévoiler à nous à son insu. La nouvelle et les lettres nous donnent ce que le récit nous avait jusque-là refusé et qu’il ne nous livrera que bien parcimonieusement ensuite, l’accès à l’intériorité du héros (et donc la résolution de l’énigme présentée en incipit), qui ne prend sa valeur de révélation qu’autant qu’elle a été préparée par son retrait initial du devant de la scène. Il fallait en quelque sorte sa mise à l’écart, « physique », puisqu’il est néanmoins présent dans les pensées de Rosalie, pour que cette révélation puisse se déployer pleinement. De l’ombre il passe à la lumière. Le personnage, objet jusqu’alors de la parole des autres et du regard d’une autre, se raconte lui-même et nous donne accès à une vérité sur lui-même, dite par lui-même.

14La nouvelle, récit autobiographique sous la forme à peine déguisée de la fiction, constitue l’avant le plus lointain de l’histoire racontée dans le roman, donnant sa profondeur temporelle au récit-cadre en même temps qu’une explication du présent de l’histoire. Elle joue à son tour le rôle de déclencheur du drame, dans la continuité du portrait de Grancey, puisque sa lecture aura un effet déterminant sur Rosalie. Transcription de la genèse d’une passion intense et fidèle, dans un récit qui a toutes les caractéristiques du romanesque, tout y est dit de son origine illégitime, son éducation, son caractère, et de la rencontre amoureuse qui le détermine pour la vie entière dans tous ses désirs et aspirations. Il s’y dépeint comme un être impétueux, séduit au premier regard par une inconnue, animé du même désir impulsif de pénétrer sa vie que Rosalie de connaître la sienne, dans une même insouciance des réalités et des moyens de parvenir au but. Mais il y est aussi cet être vulnérable, brutalement orphelin, doué d’une excessive sensibilité, enfin amant parfait de la Dame à laquelle il se voue.

15La lettre à Léopold, après un bref retour en arrière sur ses déboires et désespoirs à Paris et sa résolution de se faire élire député, restitue les débuts d’Albert à Besançon, offrant un prolongement narratif aux éléments évoqués en ouverture du roman : les confidences à l’abbé de Grancey sur ses projets électoraux et les voix promises par celui-ci, leur admiration réciproque, l’étrangeté de son rythme de vie raillée par Soulas. Tout ce que le lecteur ne savait que par bribes se trouve ici repris, amplifié de détails circonstanciés, subjectivé surtout par une voix singulière qui, en écho à ce qui a pu être dit de lui par d’autres, s’exprime, s’explique et dévoile entièrement son jeu ; sur le ton intime de la lettre éclatent tour à tour l’orgueil naïf de ses succès : « en trois affaires, je suis devenu le plus grand avocat de la Franche-Comté » (975), et l’angoisse des possibles échecs. On sent vibrer une palpitation fébrile à l’énoncé de ses victoires et la confession poignante de sa vulnérabilité, l’oscillation constante de la passion, du désir et de l’épuisement : « Ce combat avec les hommes et les choses […], où j’ai tant usé les ressorts du désir, m’a miné, pour ainsi dire, intérieurement. Avec les apparences de la force, de la santé, je me sens ruiné » (976). « Langueurs vaporeuses », « dégoûts mortels » (977), tout est dit de la paradoxale fragilité de l’homme supérieur dans le combat − une caractéristique de la grandeur selon Balzac depuis Louis Lambert…− jusqu’à cette prophétie pathétique, à nulle autre semblable dans un roman de Balzac, profondément troublante en ce qu’elle est à la fois prolepse de l’issue du récit et de la destinée de Balzac lui-même huit ans plus tard : « Atteindre au but en expirant comme le coureur antique ! voir la fortune et la mort arrivant ensemble sur le seuil de sa porte ! obtenir celle qu’on aime au moment où l’amour s’éteint ! n’avoir plus la faculté de jouir quand on a gagné le droit de vivre heureux ! » (976-977).

16Dans la lettre-journal adressée à la duchesse s’opère une plongée vers le plus intime de l’intériorité du héros. C’est le présent de ses espérances, souvenirs et états d’âme qu’il évoque au jour le jour : le ton poignant et viril envers l’ami se fait ici plus lyrique et plus tendre et s’y déploient les fluctuations intimes de la symphonie amoureuse : proclamation de ses succès où il expose avec un cynisme candide les manœuvres de son ambition, reviviscence de la rencontre amoureuse, vénération jalouse, incandescence du désir fusionnel, exaltation qui le soulève à l’évocation de Belgirate, locus amoris (« mon cœur bat si fort que je suis obligé de m’arrêter… »), auxquels succèdent la confession de la souffrance et la reprise en mode mineur de la parole prophétique : « Un hasard qui ferait chavirer cette barque trop chargée emporterait ma vie ! » (982). La précarité de cette prétendue omnipotence, de cette confiance et volonté revendiquées courant vers un but unique, transparaît dans ces alternances déjà constatées de la fougue des désirs qu’il imagine réalisés et la soudaine détresse qui le saisit. L’aigle conquérant entrevu par Rosalie apparaît dès lors plutôt comme un homme aux abois.

17Cette lettre est le décalque absolu des lettres écrites à Ève Hanska à l’époque même de la rédaction du roman et cela n’a pas été bien sûr sans frapper la critique. On peut parler à juste titre ici de triple mise en abyme ou de trois états successifs d’un même discours amoureux. La lettre imaginaire fait part à l’amante lointaine de la rédaction de la nouvelle qui relate sous des noms déguisés leur rencontre amoureuse, pour y mettre en regard la date anniversaire et le lieu « fictivement » réels de celle-ci. Or cette lettre se place elle-même dans un roman dont Ève, double de Francesca, est la vraie destinataire et vient reproduire quasi mot pour mot les lettres réelles que lui écrit Balzac entre janvier et juin 1842, et notamment celle de mai 1842  [5] où il évoque la Maison Mirabaud sur le lac de Genève, lieu de leurs amours, à propos du roman qu’il est en train d’écrire, confrontant et unissant fiction et réalité comme le fait la lettre du roman à propos de la nouvelle. Mais celle-ci est également l’écho d’autres lettres à Ève qui évoquent par exemple les tableaux de Wierzchownia ou le portrait d’Ève [6] sous lesquels il travaille religieusement ; nous retrouvons dans toute cette correspondance de la période le même accent poignant et tendre, les mêmes plaintes et objurgations, les mêmes appellations amoureuses et défaillances émotives dans l’incantation réitérée du souvenir qui reflue sans cesse : « Vous ne savez pas tout ce que j’apportais à Genève en 1833 », « je suis toujours au lendemain de ces jours [7]».

18Le lac des Quatre-Cantons, le lac de Constance, le lac de Genève, trois images emboîtées des lieux emblématiques du bonheur et de la rencontre : la première appartient à la fiction créée pour la Nouvelle, la seconde à laquelle s’adjoint le lac Majeur à la « réalité fictionnelle » du récit-cadre créée pour le lecteur, la troisième est pour Ève seule mais reflétée sans cryptage dans le récit romanesque, devenu creuset d’une sacralisation vibrante d’un paradis originel. Toutes ces illusions fictives en miroir, toutes ces métamorphoses successives du souvenir aboutissent au plus vrai, au plus proche d’un réel voilé-dévoilé. À l’intérieur de l’œuvre romanesque, la lettre amoureuse et la confidence épistolaire se rejoignent, se superposent si intimement qu’il est difficile de savoir laquelle des deux a imprégné l’autre. Que conclure de cette symbiose troublante ? Si Albert, personnage peu énigmatique en définitive se livre ici tout entier : « j’ai pris la seule poésie qui fût dans mon âme » (981), il semble qu’il en soit de même pour Balzac qui choisit d’opérer ce dévoilement de lui-même sans transsubstantiation ni distance, dans le jeu à peine crypté des réminiscences amoureuses, dans l’épanchement spontané, sans garde-fou, de ses propres exaltations intérieures. Comme si la vérité du personnage et donc aussi de son créateur étaient moins accessibles finalement par le « roman » lui-même c’est-à-dire par le « roman-réalité » qu’énonce le narrateur-chroniqueur, que dans cet « à-côté » du roman que constituent la Nouvelle et les lettres. Dans l’un, le personnage est l’objet d’une admiration qui se joue à distance dans une forme d’opacité, celle de Rosalie, catalyseur d’une aura dont Balzac a voulu le revêtir, dans l’autre, et seulement là, il est porté à la lumière, par sa propre voix. Si bien que s’il apparaissait mystérieux dans la toute première partie du roman, il ne l’est plus à proprement parler ensuite, et la part de mystère qu’il conserve néanmoins repose essentiellement en ce qu’il n’est qu’indirectement saisi par le lecteur. Encore une fois quelle en est la raison ? Selon un postulat cher à Balzac, la grandeur de certains êtres − et Balzac veut célébrer celle d’Albert − demeure la plupart du temps cachée, ensevelie même, aux yeux du monde. Elle ne peut être saisie, comprise, entrevue que par hasard ou intrusion, par un témoin privilégié, un confident, un observateur bienveillant ou hostile. Derville joue ce rôle à l’égard de Chabert, le juge Popinot dans L’Interdiction pour le Marquis d’Espard. De fait l’intimité d’Albert ne nous est dévoilée que par ces lettres volées par Rosalie, que nous lisons avec elle « par-dessus son épaule », selon l’expression consacrée par Franc Schuerewegen [8], spectateurs des émotions qu’elles lui procurent. Elle n’est et ne sera en aucune façon exposée dans le récit proprement dit − exception faite des très brefs moments de ses apparitions − par le narrateur, qui se refuse en quelque sorte à prendre réellement en charge son héros. Aussi le lecteur qui attend comme Rosalie de pouvoir enfin rencontrer Albert « en vrai » ne découvre celui-ci que par effraction à travers cette lecture clandestine et doit patienter encore ; approche nécessairement partielle que cette lecture dont nous suivons en elle les échos et interprétations. Pour Rosalie il est l’« aigle […] venu s’abattre sur Besançon » (934) ; lui se décrit plutôt comme un « tigre affamé » rampant dans « la poussière » (977) avant d’exhaler ses désirs et sa peur.

19Cette fragilité, cette mort annoncée en cas d’ultime échec ne semble pas frapper la conscience de Rosalie qui « s’exagéra[it] les proportions déjà fortes de cette belle âme, de cette volonté puissante ». Cependant il nous est dit d’elle qu’elle pénètre par intuition tous les mystères de sa vie et « comprit alors Albert tout entier » (977) : sa grandeur, sa sensibilité, sa fidélité… excepté donc sa vulnérabilité qui, exprimée à maintes reprises, n’a pu échapper au lecteur attentif. Aussi celui-ci, pour qui s’éclaire le caractère du héros et se lève le voile de sa personnalité mystérieuse, est-il à la fois invité à saisir le personnage par la médiation extasiée de Rosalie et, mis face à cette vérité de l’âme, à dépasser et compléter par sa propre intuition ce que l’immaturité de la jeune fille exaltée n’a pu pressentir, comblant ainsi les lacunes d’une lecture pourtant perspicace.

Modalités de la présence active

20Nous sommes en réalité face à un texte où confluent deux formes d’approches du personnage. La première est celle qu’établit, dans le récit-cadre, le narrateur sous la forme volontairement neutre et distanciée d’un « épisode de la vie de province », et ses relais subjectifs que sont Rosalie, focalisateur de notre regard et l’abbé de Grancey, initiateur de l’héroïsation d’Albert. La seconde est ce que le personnage révèle de lui-même dans le corpus des lettres et de la Nouvelle. L’une et l’autre de ces approches, « la voix », l’écriture d’Albert, et la voix, le regard des autres sur Albert ne nous permettent jusqu’ici qu’une préhension du personnage qui, pour révélatrice qu’elle soit, n’en conserve pas moins un caractère indirect. Or, nous entrons à présent au cœur du roman, où se manifeste enfin ce que nous pourrions appeler le mode de « présence active » du héros. Lequel correspond en fait à la partie purement « politique » du récit, où se déroulent marches et contre-marches autour de l’élection qu’il ambitionne, à la suite de cette période de latence de l’hiver 1834-35 décrite comme les « travaux souterrains » (985) d’Albert : son projet d’aqueduc et son influence croissante quoique dissimulée sur la ville ; de son côté Rosalie mûrit le désir de « l’emporter » sur sa rivale en faisant « plans sur plans » (984). Parallélisme évident entre les deux personnages puisque « les travaux souterrains » de Rosalie viendront saper ceux d’Albert et détruire l’édifice patiemment érigé de sa stratégie électorale. Cette concentration soudaine du récit sur le personnage principal jusqu’ici en retrait, uniquement dévoilé dans ses écrits, s’effectue essentiellement sur le mode du dialogue − trois exactement − alternant avec les commentaires du narrateur, notamment lors du « Comité Boucher » et de la réunion préparatoire à l’élection. Elle est véritablement une mise en scène, une mise en action de tout ce qui a été longuement évoqué et mis en place en amont. Trois remarques s’imposent à propos de cette présence effective.

21Rosalie, si elle passe apparemment au second plan dans cette partie n’en reste pas moins présente ; en effet le narrateur prend soin de détailler toutes ses manœuvres et manipulations, et elle apparaît singulièrement plus active qu’Albert lui-même dans la bataille qui se joue. Cette efficacité de la jeune fille au moment même où le héros passe enfin sur le devant de la scène est parfaitement lisible sur le plan narratif où chaque apparition d’Albert et chacun des trois dialogues qui le mettent en scène sont en réalité précisément motivés par l’action occulte de celle-ci. Dans le premier, l’abbé de Grancey vient visiter Albert et sollicite son aide pour le procès Watteville parce que Rosalie a voulu ce procès et y a incité son père, utilisant l’abbé comme intermédiaire pour faire entrer l’avocat dans leur cercle familial. Croyant servir les intérêts du jeune homme en le plaçant dans l’orbite d’une famille influente et la perspective d’un mariage possible avec la jeune héritière, l’abbé sert en réalité l’obsession de Rosalie de s’approprier l’avocat. Ce premier refus d’Albert, clair et déterminé, de servir ostensiblement une famille qui compromettrait la ligne libérale qu’il s’est choisie, se dérobant ainsi sans le savoir au désir de Rosalie, enclenche évidemment ce qu’il faut bien appeler un processus de vengeance, une mécanique de punition, et la mise en place d’une stratégie articulée autour de trois intermédiaires ciblés : Soulas, le Préfet, Mariette, pour faire échouer son élection − et son mariage. Manipulation dont nous voyons se déployer les effets dans le second dialogue très bref, et l’adresse au Comité pour tenter d’endiguer les défections des voix promises ; puis dans la troisième apparition, qui le montre, désespéré par la perspective d’une défaite complète, se rendre ensuite, enthousiaste, à la stratégie jésuitique de Grancey pour rallier le parti aristocratique jusque-là négligé et se constituer ainsi une nouvelle réserve de voix.

22Ces trois dialogues vifs, incisifs, dont l’abbé de Grancey est l’unique interlocuteur privilégié consacrent de fait, avec les quelques remarques du narrateur qui y sont attachées, la seule présence directe d’Albert dans le roman. Ils nous offrent un condensé du personnage, dans les phases oscillatoires de son caractère, parfaitement conforme à la voix qui s’était fait entendre. L’abbé, de conteur à l’incipit, devient ici le réceptacle empathique des émotions et des idées d’un personnage que l’on voit enfin vivre, pleurer et s’exalter hors du champs clos de la confidence épistolaire, contribuant ainsi à l’incarnation d’une figure qui sans cela aurait pu demeurer bien abstraite. Comme dans ce dernier dialogue où Albert lui livre pleinement son cœur par l’ouverture très symbolique du cabinet où trône le portrait de la Duchesse. Ce qui était du domaine du non-visible, du récit dans le récit, de l’« évocation », prend chair dans cette scène où le prêtre confident est invité solennellement à poser son regard lucide et beau sur l’énigme amoureuse cachée aux yeux de tous, comme pour en authentifier la réalité. Regard autorisé et bienveillant qui est à l’évidence l’extrême opposé du regard violateur et spéculateur de Rosalie qui d’ailleurs n’a accès qu’au secret lu et non vu. Tous deux détenteurs du secret d’Albert, l’une l’a volé quand l’autre le reçoit.

23Enfin dans cette partie politique, le narrateur nous décrit certes, les actions d’Albert, ses succès, les soutiens reçus… Mais cette action est seulement décrite dans ses résultats : « il avait réussi le singulier problème d’être puissant quelque part sans popularité » (985), plutôt que mise en scène directement. S’il nous est beaucoup parlé de son influence, nous ne la voyons guère s’exercer en paroles ou en faits précis, nous n’assistons aucunement aux démarches d’Albert auprès des commerçants et industriels avec lesquels il est pourtant en relation. Comme si le récit du chroniqueur, à l’image d’un personnage resté dans l’ombre, ne pouvait se résoudre à incarner trop concrètement l’action de l’ambitieux − parce que l’essentiel n’est pas là ? − se contentant du compte rendu un peu sec d’une élection ratée. Aussi ces trois apparitions ne semblent manifester en réalité de sa trajectoire politique que les instantanés d’une marche à l’échec, la rareté faisant office de densité. Albert y est-il véritable­ment actif ? Force est de constater, et la place réduite des dialogues comme leur teneur nous y invitent, que domine le sentiment d’une certaine passivité du héros, dans la mesure où ces dialogues et les revers subis sont le fruit de l’action occulte de Rosalie, et qu’au sein même de ceux-ci c’est clairement l’abbé de Grancey qui a la main et réagit. Dès lors ce n’est plus tant l’ombre qui entourait sa personnalité qui pose problème que son absence de prise effective sur le réel, alors même qu’il est décrit comme celui qui a la capacité d’agir en sous-main. Comme si l’homme de génie promis à de grandes destinées peint par l’abbé Grancey révélait au fur et à mesure son impuissance : il y a aveu d’épuisement dans les lettres et aveu d’impuissance explicite dans les très brèves apparitions d’un personnage qui, de manipulateur, apparaît en fait comme manipulé et non acteur de sa propre histoire. Sa présence ne se contente pas d’être incroyablement ténue et problématique dans le roman, menacée d’une extinction qui se réalisera effectivement, elle est aussi psychologiquement frappée d’une sorte d’incapacité.

Le héros escamoté : enjeux d’une disparition

24Dans cet ultime dialogue avec l’abbé de Grancey, Albert apparaît en fait pour la toute dernière fois de l’histoire. Nous pouvons croire pour lui la partie gagnée, quand il va physiquement et brutalement disparaître. La scène du salon Watteville où il est attendu comme futur candidat de la noblesse, réunie là par la grâce tacticienne de l’abbé, est l’exacte réplique inversée de l’ouverture du récit : un dîner, des convives, un personnage absent dont l’abbé fait l’éloge. Il y était « l’étranger » sans recommandation ni origine. Il est ici attendu comme « un nouveau Berryer » pour qui se discute « l’exception d’aller aux élections » (1004), c’est-à-dire pour cette aristocratie un peu terne de sortir de son camp retranché. Il possède ici in absentia le statut qui lui faisait défaut à son arrivée ou du moins est-il en passe de l’acquérir. Il est celui que l’on attend de voir paraître, celui que nous lecteurs attendons de voir au milieu de ses pairs, dans ce cercle dont il s’était exclu, investi par eux, socialement relevé. Le salon Watteville représente en quelque sorte les deux termes de la vie politique de Savarus à Besançon, mais deux termes en creux, vides de sa présence : celui de sa présentation par un tiers à un auditoire condescendant, celui de sa présentation officielle comme candidat royaliste à un public tardivement rallié… présentation qui n’aura donc pas lieu. Entre ces deux absences, finalement peu de choses : un homme qui ne s’est pas montré dans les salons, a plaidé pour le Commerce et discrètement pour les prêtres ; une trajectoire en sourdine. Il s’enfuit quand on n’attendait que lui sur cette scène où se jouait son avenir, où il allait accéder enfin à cette reconnaissance désirée. La scène reste vide, le principal protagoniste s’engloutit dans la nuit. Le héros est comme escamoté.

25L’ellipse narrative vise clairement ici à une hyper-dramatisation du récit : nous n’avons pas, de même que les autres personnages, l’explication immédiate de cette disparition ni la clé des sentiments qui l’animent alors. La scène dramatique de sa fuite nocturne nous est refusée. Nous n’en voyons que les effets sur les autres acteurs. Au lecteur d’imaginer ce qu’il a pu advenir avant que cela ne lui soit raconté. Nous ne pouvons être sûrs à ce moment-là du motif qui l’a poussé à se dérober à sa destinée et ne pouvons, comme le vicaire, que nous livrer à des conjectures : « il est perdu, […] ou heureux ! » (1005). Comme dans la tragédie classique, le drame final est voilé à notre regard au profit d’une narration ultérieure, nécessairement lacunaire, mais qui, assumée par un ou plusieurs témoins, en assure néanmoins l’impact : ici le récit de Mariette qui le tient de Jérôme, dont le lecteur doit par l’imagination combler les manques. La suite du drame, après une ellipse d’un an dans la narration, apparaît ensuite bien morcelée, retardée par d’autres évènements racontés, comme la querelle de Rosalie avec sa mère et la mort de son père : ce sont les aveux de Rosalie à l’abbé, puis la lettre de Léopold à l’abbé de Grancey relatant le calvaire d’Albert et son entrée à la Chartreuse ; la lettre d’Albert enfin, qui clôt sa présence dans le roman comme une parole d’outre-tombe. Il y évoque le renoncement au monde d’« une vie presqu’éteinte » (1017). Après quoi le silence. Il ne sera plus qu’évoqué, symbolisé enfin par cette muraille de la Chartreuse sous laquelle Rosalie va se poster tous les ans.

26Ce récit fragmentaire épouse bien le statut problématique d’un personnage davantage saisi en instants décisifs, eux-mêmes réduits au minimum, que dans le déroulement linéaire d’une vie. Il est plutôt capté aux moments-clés de sa vie, aux moments de « crise  [9] » pour continuer la référence à la tragédie. Se manifeste plus particulièrement dans ce roman, non seulement cette mise en retrait du personnage considérée plus haut, mais ce désir de concentrer une action et un caractère au maximum, et dans l’urgence aussi, chronique, de l’écrivain. Faire vite, exercer une force de frappe en des scènes-éclair emblématiques, telle celle où Albert effondré aperçoit de loin la silhouette de Rosalie sur le belvédère, figure même de cette machination exercée contre lui à son insu, et qu’il la prend pour l’autre. Ces scènes sont elles-mêmes soigneusement préparées et closes par les lettres encadrant longuement une action bien succincte, où Albert apparaît puis disparaît presqu’aussi vite. En outre, l’ellipse dramatique ne nous montre pas le personnage en proie au drame mais le personnage objet d’une reconstitution a posteriori du drame, dans une transcription romanesque. Ainsi la lettre de Léopold qui théâtralise la course pathétique du héros malheureux. Il est ainsi, le plus souvent, le héros transposé de la narration des autres : du portrait de l’abbé, de la rêverie de Rosalie ou de lui-même dans son propre discours fictionnel. Il demeure jusqu’à la fin, après cette courte apogée de la narration où il est mis en scène, comme le personnage certes objet de la sollicitude, de l’inquiétude des autres, mais avant tout le personnage absent, devenu inaccessible.

27Albert est-il donc un héros au sens propre ? Présenté par le narrateur et par lui-même comme l’acteur de sa propre ambition, sa passivité est pourtant mise en évidence, mais pas seule­ment. Si la trame romanesque en fait beaucoup plus l’objet que le sujet de l’action, elle en fait surtout la victime absolue : objet du désir de Rosalie et sa victime impuissante. Il ne peut changer la donne car il ne peut aucunement pénétrer ni même soupçonner les arcanes d’une « vengeance » tout autant politique que sentimentale, celles-ci étant du ressort profond et caché de l’âme. Le thème très balzacien de la grandeur ou de la pureté broyée par de petits intérêts ou d’indignes cabales éclate ici à sa manière propre : dans Une ténébreuse affaire par exemple, les quatre jeunes aristocrates se trouvent pris dans un engrenage avant tout politique, qui oppose le monde ancien et le nouveau régime et se joue de leur naïveté ; ils ont d’ailleurs la possibilité d’en sortir à un certain moment de l’histoire. En revanche, Albert est piégé par une machination uniquement mue par la passion jalouse d’une jeune fille. Il n’est ici question ni d’argent ni de pouvoir, mais de la gratuité terrible de la destruction : c’est pourquoi il n’est pas de recours, comme dans Ursule Mirouët ou Béatrix, où d’habiles contre-attaques viendront à bout du complot contre l’innocence et de la captation d’héritage. Avant d’être détruit par les menées de Rosalie, il l’a été par la déloyauté de ses partenaires, puis par la Révolution de 1830, dans un avant du récit qui explique la fragilité d’un personnage en quête d’un nom et d’une gloire, doublée de celle d’un amour vrai ; blessé mais luttant encore, puis écrasé par ce dernier coup. D’où la dramatisation extrême de l’échec qui n’est plus seulement l’élan brisé vers une ambition mais touche à la vie même. À propos du Colonel Chabert, autre destin tragique, J.-D. Ebguy souligne le processus de dissolution d’un personnage [10]. S’il s’agit plus ici d’un engloutissement que d’une déchéance − Chabert a perdu jusqu’à son identité, Albert y renonce volontairement sous l’habit monastique −, il n’en reste pas moins que ce récit discontinu, au gré de ses manques et failles, semble vouloir rendre compte de l’effacement progressif d’un être en même temps que de son étrange et paradoxale intensité.

28Le mode de présence-absence du héros à l’œuvre dans le récit est évidemment lié à cette trajectoire de l’échec et d’une destinée interrompue. Victime de son dévouement fidèle et d’une jalousie assassine, il constitue une existence singulière parmi les autres « destins brisés » de Balzac comme Benassis ou Véronique Graslin, car nulle faute ne lui peut être imputée à part celle d’un calcul politique bien hasardeux. Dans Le Médecin de campagne comme dans Le Curé de village, il s’agit pour des personnages marqués par le deuil ou la faute d’accomplir une œuvre de rédemption en dépit de ou grâce à cette même faute [11]. Le retrait du monde ouvre le récit ou en marque le tournant, avant que le personnage ne reparte vers une voie plus glorieuse sinon plus douloureuse. Il y a réparation ou tentative de réparation d’une faute ancienne subie ou commise, il y a action, espoir, peut-être renaissance… Chez Albert, ni faute ni rédemption, nul accomplissement non plus, l’histoire se clôt sur un inachevé, une disparition au monde qui constitue l’acmé du livre ; une perte sans rémission, ce qui fait son caractère proprement tragique. C’est le récit d’une trahison et d’une injustice absolue sans réparation possible, puisque le personnage lui- même renonce à la parole et à toute justification.

29Pour conclure sur ce motif, il semble que la façon dont le Romancier se livre à une approche complexe et distanciée de son personnage, multipliant les niveaux de récit et les relais du narrateur, soit à la fois esquive et exhaussement, opacité et dévoilement d’une intimité à peine transposée. Autant de vérités partielles à recomposer pour le lecteur dans ce portrait laissé en creux, qu’accompagnent néanmoins deux constantes majeures : grandeur et douleur, ces deux grands paradigmes sur lesquels Balzac a fondé les plus belles et rayonnantes figures de sa Comédie humaine. Peut-être a-t-il désiré ici, plus que jamais auparavant, se les voir enfin légitimement attribuer, mais comme voilées dans les plis de cette mystérieuse absence, de cette présence constamment dérobée.

30*

31Si le roman selon la conception de Balzac est bien l’imitation du réel, la Nouvelle et la lettre amoureuse qui la prolongent seraient donc pour le récit-cadre, qui se veut doté de l’épaisseur du vrai, ce que la fiction romanesque et l’Idéal sont au prosaïsme de la vie réelle, ou plus exactement assumeraient le rôle qu’assigne Balzac à l’imaginaire fantasmatique face à l’âpreté du quotidien : la perpétuation du souvenir heureux, la conjuration des souffrances présentes et l’appel pressant à une harmonie à venir.

32Ainsi au sein du roman coexistent assez clairement deux mondes : le monde claustral et froid de Besançon, monde réel et mécanique auquel est soumis l’homme de génie, où se condensent les jeux cyniques des alliances, des vengeances, des influences à rechercher. Puis le monde sublime de la Pensée, de l’Amour et du Rêve, source intime du bonheur, qui s’inscrit tout naturellement dans l’espace rétrospectif et épistolaire des amours d’Albert et les paysages lumineux de la Suisse et de l’Italie. Cet univers poétisé étant, nous l’avons vu, le lieu privilégié du dévoilement d’un personnage qui nous est largement dérobé sur le plan actanciel. Le fait que la vérité du héros s’y livre bien davantage que dans la chronique d’une « réalité » bisontine interroge non seulement son « poids » de réalité mais aussi son rapport au sublime ; il en va de même pour les deux figures féminines qui lui sont attachées, puisqu’Albert comme sujet désirant la figure solaire de Francesca, et comme objet du désir de l’obscure Rosalie se trouve être au cœur d’une configuration amoureuse dont les trois intéressés ne se rencontrent étrangement jamais, à deux exceptions près [12] − comme pour sceller le fait que chacun appartient à sa sphère propre ? − n’entretenant avec les deux autres qu’un rapport indirect, inexistant ou unilatéral.

33C’est pourquoi au-delà des riches caractéristiques de ces deux mondes dont l’opposition tant géographique que symbolique a déjà fait l’objet des si remarquables études de Xavier Bourdenet et Jean-Pierre Saidah [13], il nous faut approcher ces tensions significatives entre Réel et Idéal qui affectent nos trois personnages aussi bien en termes d’appartenance que sous l’angle du désir comme vecteur absolu de la volonté et de l’action. Ce sera l’objet du second volet de cette étude

Notes

  • [1]
    Pierre Citron, « Introduction » à Albert Savarus,La Comédie humaine, Éditions du Seuil, présentée et annotée par Pierre Citron et préfacée par.-G Castex, 1965-1966, vol. 1, p. 343 ; Anne-Marie Meininger, « Introduction » à Albert Savarus, CH, t. I, pp. 892-912.
  • [2]
    Jacques-David Ebguy, « Un “souvenir dans l’âme” » : le personnage balzacien entre complication et héroïsation », AB 2005, pp. 7-35.
  • [3]
    Ibid. p. 16.
  • [4]
    Les indications de pages entre parenthèses renvoient à l’édition d’Albert Savarus dans la « Bibliothèque de la Pléïade », CH, t. I.
  • [5]
    Lettre du 15 mai 1842, LHB, t. I, p. 581.
  • [6]
    Lettres des 31 janvier et 10 avril 1842, ibid., p. 555 et p. 571.
  • [7]
    Lettres du 20 décembre et 9 juin 1842, ibid., p. 625 et p. 587.
  • [8]
    Franc Schuerewegen, « Ce que savait Rosalie », Balzac contre Balzac, Paris, SEDES, 1990, p. 134.
  • [9]
    Une des marques de fabrique de la dramaturgie balzacienne : J.-D. Ebguy en fait la démonstration convaincante pour Le Colonel Chabert, art. cit., pp. 19-20.
  • [10]
    Ibid., pp. 28-29.
  • [11]
    Voir notre étude, « Faute et rédemption », Le Bien dans la Littérature du dix-neuvième siècle, Mémoire de DEA sous la direction de J. Noiray, Sorbonne Paris IV, 1999.
  • [12]
    Albert croise Rosalie sans la voir à l’église ; à l’Opéra, Rosalie remet les lettres à Francesca qui n’est que stupeur et silence ; dans les deux cas Rosalie est seule à agir, par le regard et la parole.
  • [13]
    Xavier Bourdenet, « Le lac et le salon : territoire paysage et désir dans Albert Savarus », Balzac géographe, études présentées par Nicole Mozet et Philippe Dufour, Éd. Pirot, 2004, pp. 135-147 ; et Jean-Pierre Saidah, « Paysages stendhaliens dans Albert Savarus de Balzac », Paysages romantiques, études réunies par Gérard Peylet, Université Michel de Montaigne, Bordeaux- Pessac, 2000, pp. 239-252.
Français

L’objectif de cette étude sera d’envisager le statut problématique du héros éponyme de ce court roman, étrangement « absent » d’une narration singulière, elle-même elliptique et fragmentaire qui fait de lui davantage le héros « entrevu » de la chronique d’une disparition annoncée que le véritable acteur de l’histoire ; cet effacement étant lisible aussi bien dans la saisie presque constamment indirecte d’un personnage lu et commenté par d’autres que dans les modalités d’une présence non seulement ténue mais comme frappée d’une impuissance effective ; ce alors même qu’il est censé incarner, dans sa tension vers un idéal, une dynamique de la volonté et de l’action, et qu’il est, en outre, si manifestement le double intime de l’auteur dans sa vibrante requête à l’amante qui s’éloigne, Ève Hanska.

Anne Lacombe
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Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2018
https://doi.org/10.3917/balz.019.0407
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