CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1« Rendez à César ce qui est à César… » : si la formule a échappé aux facéties de Mistigris, elle n’échappera pas à notre souci de remercier ainsi Takayuki Kamada et Hiroshi Matsumura qui, en même temps qu’ils nous invitaient généreusement à la table des Balzaciens d’Osaka et de Tokyo [1], nous incitaient à réfléchir sur « Balzac, la représentation de la table et la littérature panoramique ». Sujet imposant assurément et qui s’impose précisément à l’esprit lorsque l’on se rappelle les liens étroits entre l’œuvre balzacienne et la « littérature panoramique », concept forgé – on le sait – par Walter Benjamin pour désigner, sur le modèle du spectacle optique du Panorama en sa rotonde [2], la « littérature imagée », née avec l’ère démocratique, où la société des nouveaux « démocratiens » se montre et se contemple, non par exhibitionnisme ou narcissisme, mais par volonté d’éprouver sa puissance et son indépendance, libre qu’elle est de toute autorité autre que la sienne, et dont la série illustrée Les Français peints par eux-mêmes (1839-1841) constitue la parfaite expression [3]. Balzac, en effet, inaugure la série avec « L’épicier », reprise d’un article paru dès le 22 avril 1830 dans le journal La Silhouette, « album lithographique », et collaborera aux différentes déclinaisons de cette littérature, telles les Scènes de la vie privée et publique des animaux (1841-1842) illustrées par Grandville et publiées chez Hetzel, La Grande Ville. Nouveau tableau de Paris (1842-1843), illustré par Daumier, Gavarni, Victor Adam…, ou encore Le Diable à Paris (Hetzel, 1845-1846), illustré par Bertall et Gavarni, et dont certains articles rejoindront Les Comédienssans le savoir de La Comédiehumaine, texte qui aurait pu s’intituler Tableau de Paris illustré[4], référence et révérence au modèle de la littérature panoramique, le Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier. Si est donc avéré le lien entre littérature balzacienne et littérature panoramique, le lien entre littérature panoramique et représentation de la table ne l’est pas moins, puisque Hetzel publie en 1846 un Paris à table d’Eugène Briffault, qui fait écho au Paris marié (1845) de Balzac, « commenté par Gavarni », dans une collection intitulée « Petit Tableau de Paris », qui se prolongera avec la série des Petit-Paris (1852-1854), due à la plume des auteurs des Mémoires de Bilboquet – Maurice Alhoy, Taxile Delord, Edmond Texier – et publiée par Taride, où prennent place un Paris-restaurant et un Paris-viveur, souvenir de la Physiologie du viveur de James Rousseau (1842). Si l’on s’en tient à une approche thématique, il est donc facile d’associer Balzac, la littérature panoramique et la représentation de la table, mais la voie de la facilité, souvent déontologiquement condamnable et méthodologiquement discutable, échoue ici à rendre compte du « complexe » formé par l’œuvre balzacienne, la littérature panoramique et la représentation de la table.

2Aussi, pour l’aborder, convient-il de prendre en considération tout à la fois la spécificité de la représentation de la table, par rapport à celle d’autres realia, dans la littérature panoramique, et la nature de la relation qui unit littérature panoramique et littérature balzacienne : aux notions de concomitance, convergence, influence, l’on préfèrera celle de modélisation réciproque. Dès lors – et c’est là l’enjeu de la réflexion –, il s’agira de penser le statut, et la variation du statut, de la représentation de la table dans la littérature balzacienne et dans la littérature panoramique ou, plus exacte­ment, la variation du rapport de la table à la représentation chez Balzac et dans la littérature panoramique. La table sera certes à envisager comme objet de représentation et d’un certain type de représentation, mais aussi comme ce qui induit une certaine forme de représentation, voire la forme de la représentation par excellence pour Balzac, le nouveau roman. Bien plus, par un détour qui sera aussi un retour à la rhétorique antique, il se pourrait bien que la table fût ce qui donne forme à la représentation, mieux, la condition même de la représentation pour Balzac, dans un certain contexte historique et philosophique. C’est là que s’établira, via Houellebecq, un dialogue entre Balzac et Perec, qui invitent à affronter le paradoxe d’une assomption de la fonction de la table, dans et pour la représentation panoramique et romanesque, qui signerait aussi sa disparition. Bref, tabula rasée. Tels sont le voyage et le menu proposés.

Tabula, panorama, dramorama

3Assurément, il y a bien spécificité de la représentation de la table dans la littérature panoramique : elle tient au lien privilégié que la réalité de la table de la première moitié du xixsiècle notamment entretient avec le projet même de cette littérature. En effet, à l’articulation du xviiisiècle et du xixsiècle, le fait de se restaurer dans un « restaurat » (provincialisme et archaïsme méridional selon la Physiologie du goût de Brillat-Savarin [5]), devenu « restaurant », constitue une réalité sociale nouvelle et, par là même, une pièce de choix pour la littérature panoramique qui s’est donné pour mission la représentation de la société démocratique, révolutionnaire et post-révolutionnaire, en représentation. Et, dans Paris à table (1846), Eugène Briffault de citer L’Hermite de la Chaussée d’Antin (1813) d’Étienne de Jouy, l’un de ses prédécesseurs en panoramique, pour rappeler que le restaurant – apparu entre 1765 et 1771 (l’un des premiers, tenu par un certain Lamy, était sis « dans un des obscurs et étroits passages qui entouraient le Palais-Royal [6] ») et en plein essor après la Révolution –, qui ne sert plus à heures fixes et offre une carte, met fin au système duel des traiteurs-rôtisseurs, d’une part, qui livrent les grands de ce monde, et de la table d’hôtes, d’autre part, pour les restes du « monde », et de présenter le restaurant comme un véritable « fait social », facteur d’« égalité sociale » :

4

L’établissement des restaurateurs fut un fait social. Sous le régime auquel ils succédaient, la bonne chère était le privilège de l’opulence ; les restaurateurs le mirent à la portée de tout le monde […]. Les restaurateurs ont donc fait faire un grand pas à l’égalité sociale, qui s’établit par la communauté de jouissances bien plus que par des théories qui ne parviendront jamais à placer le pauvre au même rang que le riche.
L’Europe nous a demandé nos restaurateurs, comme des mis­sion­naires de civilisation [7].

5Mais c’est à la spécificité de la nature de la représentation de la table dans la littérature panoramique qu’il convient de s’attacher plus encore, et elle touche au cœur de ladite, puisqu’elle repose sur une adéquation entre le geste panoramique et le geste gastronomique, revendiquée d’entrée de jeu par le texte inaugural de la littérature panoramique, non point le Tableau de Paris de Mercier, mais Le Diable boiteux (1707) de Le Sage, réédité précisément en 1840 avec des gravures de Tony Johannot [8]. En effet, perché sur la plus haute tour de Madrid, Asmodée ouvre les toits des maisons, comme un pâtissier le ferait de la croûte d’un pâté, est-il précisé, et dévoile ainsi à son acolyte, l’étudiant Cléofas, liaisons dangereuses et savoureuses : « Alors l’écolier vit comme en plein midi l’intérieur des maisons, de même […] qu’on voit le dedans d’un pâté dont on vient d’enlever la croûte [9]. » Dès lors, le « restaurat » vaut panorama. C’est dire que, dans la littérature panoramique, la table est d’abord affaire de point de vue et de lieu : la carte gastronomique appelle la carte géographique. La table s’y fait objet d’une représentation qui relève de la cartographie, très exactement, de la topographie et de la toponymie. Fort éclairant à cet égard l’effet de miroir entre le frontispice du Diable à Paris et son diable-chiffonnier panoramique, sa lanterne magique à la main, et les deux pieds entés dans la carte de Paris, qui rive droite, qui rive gauche (fig. 1), et celui de Paris à table, avec son diable de restaurateur, la casserole à la main, et les deux pieds sinon dans le plat, du moins dans la carte de Paris et de ses rôtis (fig. 2).

Figure 1. Charles-Albert d’Arnoux, dit Bertall, frontispice du Diable à Paris, Paris Hetzel, t. I, 1845. Collection particulière.

Figure 1. Charles-Albert d’Arnoux, dit Bertall, frontispice du Diable à Paris, Paris Hetzel, t. I, 1845. Collection particulière.

Figure 1. Charles-Albert d’Arnoux, dit Bertall, frontispice du Diable à Paris, Paris Hetzel, t. I, 1845. Collection particulière.

Figure 2. Charles-Albert d’Arnoux, dit Bertall, frontispice de Paris à table d’Eugène Briffault, Paris, Hetzel, 1846. Collection particulière.

Figure 2. Charles-Albert d’Arnoux, dit Bertall, frontispice de Paris à table d’Eugène Briffault, Paris, Hetzel, 1846. Collection particulière.

Figure 2. Charles-Albert d’Arnoux, dit Bertall, frontispice de Paris à table d’Eugène Briffault, Paris, Hetzel, 1846. Collection particulière.

6Il désigne ainsi deux et même trois foyers de restauration : sur la rive droite, le fameux Rocher de Cancale et ses huîtres, dirigé, avant Borrel, par le prédestiné Baleine, et le Palais-Royal – où quelques années plus tôt était né le restaurant moderne –, avec Véry, au 83, galerie Beaujolais et, au 89, Les Trois Frères provençaux, célèbre pour sa morue à l’ail ; sur la rive gauche, au quartier Latin, les restaurants plus modestes, destinés aux étudiants, comme le fameux Flicoteaux ; entre les deux, la Seine ou, plutôt, cette manière d’aquaboulevard, le boulevard des Italiens, où se pressent les cafés élégants à cabinets galants : au 16, le Café Riche, au 17, le Café Anglais, au 24, le Café de Paris, et au 22, le glacier Tortoni. Tous établissements bien notés par le Balzac panoramique dans son article « Histoire et Physiologie des Boulevards de Paris », paru dans Le Diable à Paris (1846, tome II). Et c’est bien une représentation d’ordre topographique qui est convoquée dans la deuxième partie d’Illusions perdues, « Un grand homme de province à Paris » (1839), lorsque les pas de Lucien le conduisent chez Véry, au Palais-Royal, dont il a pris « la route, après l’avoir demandée, car il ne connaissait pas la topographie de son quartier [10] ». Rien d’étonnant à cela si l’on se souvient que le parcours de l’étudiant est placé sous le signe du Diable boiteux : après lui avoir dévoilé les « cuisines » de la librairie, du petit journalisme et des petits théâtres, « Lousteau laissait Lucien abasourdi […] volant au-dessus du monde comme il est [11]. » Aussi, par cette alliance de la topographie et de la toponymie, commune à la littérature panoramique et au roman balzacien qui s’en nourrit, la table fait-elle figure de véritable table d’orientation [12], à double fonction : repérage et, plus encore, déchiffrage.

7En effet, passant de la topographie à la sociologie, la littérature panoramique, à propos de la table, fait des régions et des contrées des « régions » et « contrées sociales » – « Entre les salles à manger et le salon du restaurateur, il existe une région moyenne. Elle a aussi ses diverses contrées, mais les mœurs n’y sont pas franchement dessinées [13] » – et de la sociologie, une sémiotique sociale : on ne dîne pas au même endroit ni de la même façon selon que l’on est puissant, élégant ou misérable, témoin ces deux planches du Diable à Paris, « Comment on mange à Paris », où Bertall se plaît à distinguer le déjeuner « à 32 sous par tête » de « M. Godillard en partie complète avec sa dame, son jeune homme et ses demoiselles », du « Déjeuner d’un Lion au café Anglais » (fig. 3).

8Balzac – on le sait – constitue lui aussi le visible en lisible, mais l’on notera avec intérêt que c’est justement à propos de la table qu’il revendique le titre de sociologue, de sémiologue et d’herméneute social ; c’est à l’occasion de l’évocation du dîner aquatique des Marneffe – « une soupe aux herbes et à l’eau de haricots ; un morceau de veau aux pommes de terre, inondé d’eau rousse en guise de jus » – signe de leur vie à v(e)au-l’eau, que le romancier se fait « docteur ès sciences sociales » et déclare que « la table est le plus sûr thermomètre de la fortune dans les ménages parisiens » [14]. Dès lors, chez Balzac comme dans la littérature panoramique, ce type de représentation socio-sémiologique implique une forme spécifique : le tableau de mœurs descriptif, statique et statistique – Paris à table relève que le Parisien consomme 115 litres de vin par an et la capitale dans son ensemble pas moins de 3 418 000 kilogrammes de charcuterie en une année [15] –, sémaphorique aussi.

9Mais la spécificité de la représentation de la table dans la littérature panoramique comme chez Balzac tient également au fait qu’elle n’est pas seulement affaire de régions, géo­graphiques ou sociologiques, mais aussi de saisons : elle conjugue espace et temps, tout à la fois météorologique et chronologique.

Figure 3. Charles-Albert d’Arnoux, dit Bertall, « paris comique. comme on mange à paris », dans Le Diable à Paris, Paris, Hetzel, t. II, 1846, pp. 314-315. Collection particulière.

Figure 3. Charles-Albert d’Arnoux, dit Bertall, « paris comique. comme on mange à paris », dans Le Diable à Paris, Paris, Hetzel, t. II, 1846, pp. 314-315. Collection particulière.

Figure 3. Charles-Albert d’Arnoux, dit Bertall, « paris comique. comme on mange à paris », dans Le Diable à Paris, Paris, Hetzel, t. II, 1846, pp. 314-315. Collection particulière.

10Dans la deuxième partie d’Illusions perdues, Balzac le souligne nette­ment à propos de Flicoteaux, dominé par « la femelle du bœuf » et « son fils [qui] foisonne sous les aspects les plus ingénieux » [16], restaurant des étudiants qui y étudient moins le droit ou la médecine que le Temps et les Temps :

11

Là, tout est en rapport avec les vicissitudes de l’agriculture et les caprices des saisons françaises. […] L’étudiant parqué dans le quartier Latin y a la connaissance la plus exacte des Temps : il sait quand les haricots et les petits pois réussissent, quand la Halle regorge de choux, quelle salade y abonde, et si la betterave a manqué [17].

12C’est cette dimension temporelle qui explique le privilège accordé par Balzac et par la littérature panoramique au dîner – Paris à table s’ouvre sur « Le Dîner » et lui consacre cinq chapitres sur onze, et ceux qui traitent du déjeuner ou du souper répètent à l’envi son hégémonie. Le dîner, en effet, n’y est pas d’abord question de mets, de primeurs ou de « postmeurs[18] », mais d’heure, et, pour cette littérature panoramique indissociable de la naissance de la vie démocratique, il est révélateur du bouleversement révolutionnaire, qui est aussi bouleversement horaire : l’on est passé de quatre repas à deux repas principaux, le déjeuner et le dîner, lui, capital, qui, servi sous l’Ancien Régime à deux ou trois heures, est repoussé, du moins en ville, jusqu’à sept ou huit heures du soir, au point de supplanter le souper. Et, dans Paris à table, Briffault de constater :

13

S’il est vrai qu’il y ait eu autrefois quatre repas, et qu’on les retrouve encore dans quelques provinces, il faut reconnaître que les estomacs de nos pères étaient robustes, comme leurs poitrines, et que leur régime accablerait notre faiblesse comme leurs pesantes armures brisent nos membres. [….] depuis la révolution de 1789, des quatre repas d’autrefois, deux seuls sont restés : le déjeuner et le dîner, encore peut-on dire que le dîner seul est sérieux [19].
L’heure du dîner se recule de plus en plus ; les tables qui se piquent de hautes manières ne dînent qu’à 8 heures [20],

14et de rapporter ce trait d’une femme du monde : « Si cela continue […] on ne dînera que le lendemain [21] » ! Dans La Rabouilleuse (1842), Balzac avait déjà souligné, à propos du vieil Hochon d’Issoudun : « […] à quatre-vingt-cinq ans, Hochon fait ses quatre repas, mange de la salade avec des œufs durs le soir, et court comme un lapin [22] », et noté que « le dîner se servait à quatre heures [23] », d’où cette précision : « Le lendemain matin, Agathe et Joseph descendirent un moment avant le second déjeuner, qui se faisait à dix heures. On donnait le nom de premier déjeuner à une tasse de lait accompagnée d’une tartine de pain beurrée qui se prenait au lit ou au sortir du lit [24]. » Aussi le type de représentation qu’appelle la table dans la littérature panoramique comme chez Balzac ne relève-t-elle plus de la topographie ni de la toponymie, mais de l’historiographie, mieux, de l’archéologie, mais d’une archéologie nouvelle manière : une archéologie du temps présent, susceptible de rendre compte du changement, en l’occurrence du changement, du décalage horaire, révolutionnaire. C’est ce qu’indique nettement le chapitre « Histoire du dîner jusqu’à nos jours » de Paris à table : « Peu curieux d’archéologie gastronomique, nous ne rechercherons pas quelles furent, dans le passé de l’histoire, les heures du dîner. Ce qu’il nous importe le plus de connaître, ce sont ses mœurs actuelles, et nous ne demanderons aux souvenirs que ce qui est nécessaire pour éclairer le présent [25] ». Tels sont, plus subtils encore, la position du Balzac panoramique dans son article intitulé « Ce qui disparaît de Paris » du Diable à Paris et, surtout, le projet de Balzac romancier qui, dans l’« Avant-propos » de La Comédie humaine, se veut « archéologue du mobilier social [26] », c’est-à-dire non du mobilier mais, au sens étymologique, du déménagement social engendré par la Révolution, qui est d’abord révolution du Temps et de sa mesure [27]. Un projet de « peintre de la vie moderne », capable de « tirer l’éternel du transitoire [28] », non pour effacer ce dernier mais pour en exprimer la quintessence, non pour le capturer mais pour le capter, et l’envisager dans son « antiquité à venir [29] » : « Que fera-t-on en 1900 de la garde-robe d’une reine Juste-Milieu ?... Elle ne se retrouvera pas, elle aura servi à faire du papier semblable à celui sur lequel vous lisez ce qui se lit de nos jours [30]. » Projet réalisé précisément dans Illusions perdues, à propos du passage consacré à Flicoteaux, lieu de l’étude des Temps, on l’a vu : il est précédé par une lettre de Lucien à sa sœur où le poète use du terme « restaurat [31] ». Certes, l’on peut entendre là un provincialisme pittoresque de jeune rat sorti de son Angoumois, mais, dans ce contexte de l’étude des Temps, l’on peut aussi y voir le choix d’un archaïsme appliqué à une réalité moderne, projetée ainsi dans son antiquité future. La table apparaît donc bien dans la littérature panoramique et dans le roman balzacien comme signe des Temps et du Temps. Et parce que, dès lors, elle ne procède plus d’une cartographie mais d’une archéologie moderne, elle implique une forme de représentation qui ne relève plus de la description, du tableau de mœurs statique et statistique, mais d’une forme qui intègre nécessairement une dimension temporelle, voire qui repose sur l’expression du temps : le récit, mais pas n’importe quel récit.

Figure 4. Tony Johannot, Frontispice de Voyage où il vous plaira d’Alfred de Musset et Pierre-Jules Stahl [Pierre-Jules Hetzel], Paris, Hetzel, 1843 [rééd. Paris, Éditions des autres, 1979].

Figure 4. Tony Johannot, Frontispice de Voyage où il vous plaira d’Alfred de Musset et Pierre-Jules Stahl [Pierre-Jules Hetzel], Paris, Hetzel, 1843 [rééd. Paris, Éditions des autres, 1979].

Figure 4. Tony Johannot, Frontispice de Voyage où il vous plaira d’Alfred de Musset et Pierre-Jules Stahl [Pierre-Jules Hetzel], Paris, Hetzel, 1843 [rééd. Paris, Éditions des autres, 1979].

Figure 5. Charles-Albert d’Arnoux, dit Bertall, Bandeau de tête du chapitre I de Paris à table d’Eugène Briffault, Paris, Hetzel, 1846. Collection particulière.

Figure 5. Charles-Albert d’Arnoux, dit Bertall, Bandeau de tête du chapitre I de Paris à table d’Eugène Briffault, Paris, Hetzel, 1846. Collection particulière.

Figure 5. Charles-Albert d’Arnoux, dit Bertall, Bandeau de tête du chapitre I de Paris à table d’Eugène Briffault, Paris, Hetzel, 1846. Collection particulière.

15L’on pense immanquablement au récit de voyage, qu’il soit fantastique – frappante, la parenté entre l’ogre du frontispice du Voyage où il vous plaira (1843), dû au crayon de Johannot et à la plume de Musset et de Hetzel alias Stahl (fig. 4), et le palais à tous égards royal du bandeau de tête de Paris à table publié par le même Hetzel (fig. 5) – ou sentimental – l’on se souvient que la première étape, à Douvres, du Voyage sentimental de Sterne s’ordonne autour d’un dîner avec poulet en fricassée, et la planche du Diable àParis, due à Bertall, « Comme on mange à Paris », ne manque pas d’y faire référence (fig. 6) :

Figure 6. Charles-Albert d’Arnoux, dit Bertall, « La salade et le veau froid. Chapître [sic] oublié du voyage sentimental », détail de « comme on mange à paris », dans Le Diable à Paris, Paris, Hetzel, t. II, 1846, p. 315. Collection particulière.

Figure 6. Charles-Albert d’Arnoux, dit Bertall, « La salade et le veau froid. Chapître [sic] oublié du voyage sentimental », détail de « comme on mange à paris », dans Le Diable à Paris, Paris, Hetzel, t. II, 1846, p. 315. Collection particulière.

Figure 6. Charles-Albert d’Arnoux, dit Bertall, « La salade et le veau froid. Chapître [sic] oublié du voyage sentimental », détail de « comme on mange à paris », dans Le Diable à Paris, Paris, Hetzel, t. II, 1846, p. 315. Collection particulière.

16Mais, contrairement à l’effet attendu, dans la littérature panoramique comme chez Balzac, la table ne constitue pas une « pause » déjeuner ou dîner dans et de la narration : elle n’est pas enrayeur, mais embrayeur de narration (et l’on ne parle pas là des propos de table). Ainsi, dans la Physiologie du viveur (1842), la cartographie des lieux de la « viverie » se mue en récit des étapes de la journée, au sens « viatique » du terme, d’un viveur. Plus profondément, la table de la viverie devient le déclencheur d’un type de récit spécifique, le récit de vie, à la première ou troisième personne. Ainsi, l’épisode de Flicoteaux, lieu de la rencontre décisive entre Lucien et Lousteau et où, l’on s’en souvient, s’est affirmée la dimension temporelle de la table, apparaît véritablement comme le détonateur d’un récit de vie condensé, au style indirect libre : « Comme Lucien, Étienne avait quitté sa province, une ville du Berry, depuis deux ans […]. Étienne était venu de Sancerre, sa tragédie en poche, attiré par ce qui poignait Lucien : la gloire, le pouvoir et l’argent [32]. » Effet renforcé par l’écho entre ce récit de vie de 1839 et cet autre de 1836 : Vie etmalheurs de Horace de Saint-Aubin, dédié à Émile Regnault [33] – et l’on sait, Takayuki Kamada l’a fort bien rappelé, que Lousteau avait originellement pour prénom Émile et non Étienne, apparu au fil de la rédaction [34]. Texte de 1836 qui fait lui-même écho à cet autre de 1831 [35], La Peau dechagrin, où cette articulation nécessaire entre la table et le récit de vie trouve sa pleine expression, à travers celui de Raphaël, adressé précisément à un Émile (qui, dans l’édition originale de 1831, ne porte pas encore le nom de Blondet). Le repas-orgie ne constitue pas en effet un simple décor, un prétexte ni même un encadrement, un « récit-cadre », mais l’élément moteur obligé d’un récit de « vie », de « malheurs fictifs » – l’on notera la formule, dont Balzac alias Horace de Saint-Aubin se souviendra en 1836 –, littéralement « par le menu », puisque Raphaël use d’une métaphore gastronomique inédite :

17

Aussi, pour ne pas abuser de tes oreilles, te ferai-je grâce des dix-sept premières années de ma vie. Jusque-là, j’ai vécu comme toi, comme mille autres, de cette vie de collège ou de lycée, dont les malheurs fictifs et les joies réelles sont les délices de notre souvenir, à laquelle notre gastronomie blasée redemande les légumes du vendredi, tant que nous ne les avons pas goûtés de nouveau […] [36].

18Ainsi, la table, indissolublement liée à l’expression du Temps, réclame moins le tableau de mœurs que, sur le mode du récit de vie, le tableau où l’on vit et l’on meurt, bref le « drame », selon l’expression même d’Émile, l’interlocuteur de Raphaël [37]. Mais il se pourrait bien que, pour Balzac, cette forme de représentation fût à concevoir comme la forme par excellence de la nouvelle histoire, c’est-à-dire aussi du nouveau roman, qu’il veut promouvoir.

19Peut-être n’a-t-on pas assez souligné en effet que le récit de vie de Raphaël, qui prend place dans la deuxième partie intitulée « La femme sans cœur », est immédiatement précédé par un développement où il appelle de ses vœux justement une histoire naturelle des cœurs. Sommé par Émile de ne pas tomber dans le genre des « mémoires historiques », il rétorque :

20

− Pauvre sot ! dit Raphaël. Depuis quand les douleurs ne sont-elles plus en raison de la sensibilité ? Lorsque nous arriverons au degré de science qui nous permettra de faire une histoire naturelle des cœurs, de les nommer, de les classer en genres, en sous-genres, en familles, en crustacés, en fossiles, en sauriens, en microscopiques, en… que sais-je ? alors, mon bon ami, ce sera chose prouvée qu’il en existe de tendres, de délicats comme des fleurs, et qui se doivent se briser comme elles par de légers froissements auxquels certains cœurs minéraux ne sont même pas sensibles [38].

21Et, interrompu par le même au moment où il entreprend le récit de ses velléités de suicide, il précise encore cette nouvelle conception de l’écriture de l’histoire de sa vie, voire de l’histoire tout court : « “Pour juger un homme, au moins faut-il être dans le secret de sa pensée, de ses malheurs, de ses émotions ; ne vouloir connaître de sa vie que les événements matériels, c’est faire de la chronologie, l’histoire des sots [39] !” » Or cette histoire cardiologique contre l’histoire chronologique, cette histoire des cœurs contre celle des dates, c’est la conception même de la nouvelle histoire et du nouveau roman défendue par le futur auteur de La Comédie humaine à l’occasion précisément d’un récit de vie, du récit de sa vie, Une heure de ma vie (1822), au chapitre premier, « Moi », où il récuse les « squelettes chronologiques » au profit d’une histoire naturelle des cœurs et des « intérieurs » : une « espèce d’histoire qui sert à dévoiler l’intus de l’homme et les motifs qui le portèrent à ces actions, en sorte qu’un savant puisse, sur telle situation, dire ce que fera tel homme », et de conclure : « Cette histoire secrète du Genre humain, cet inventaire de tous ses sentiments m’a toujours paru plus difficile que tout le reste des genres littéraires » [40]. Ainsi, par sa dimension temporelle, la table commande chez Balzac non seulement une forme de représentation, le récit de vie, l’histoire de [ma] vie, mais la seule forme de représentation désormais possible, l’histoire explicative des mœurs et des cœurs, soit le nouveau roman, le sien.

22Or ce lien nécessaire entre la table et cette, la forme de représentation susdite, s’éclaire par un dispositif commun à la littérature panoramique et à la littérature balzacienne : non pas, paradoxalement, le panorama, mais le diorama.

23L’on pourrait penser que le Diorama, inventé par Daguerre et Bouton, constitue un simple perfectionnement du Panorama mais, à la différence du Panorama, le spectateur n’a pas l’impression d’un point de vue en hauteur et en perspective, à partir d’une position fixe au centre d’une salle en rotonde, mais celle du mouvement, voire de la vitesse, grâce au jeu de la réflexion et de la réfraction de la lumière sur une toile translucide peinte recto-verso, éclairée et par devant et par derrière : il assiste ainsi à L’Éboulement de la Vallée de Goldau ou à la Messe de minuit à Saint-Étienne-du-Mont, où l’église vue en plein jour avec ses chaises vides s’assombrit et se remplit petit à petit de fidèles, métamorphose soulignée par la musique. Il ne s’agit donc pas d’un perfectionnement mais d’un change­ment de paradigme logique : au panorama, celui de l’espace, au diorama, celui du temps et du mouvement [41]. Alors que le premier relève du tableau immobile et appelle la description, le second relève du tableau mobile, du drame, et appelle la narration, donne vie et voix à un récit (de vie). Ainsi, Paris à table commence par le tableau animé, par le récit de la vie de Paris en mouvement et qui fait faire mouvement, « émeut » :

24

Quand Paris se met à table, la terre entière s’émeut ; de toutes les parties de l’univers connu, les choses créées, les produits de tous les règnes, ceux que le globe voit croître à sa surface, ceux qu’il enserre dans son sein, ceux que la mer renferme et nourrit, ceux qui peuplent l’air ; tous accourent, se pressent et se hâtent, afin d’obtenir la faveur d’un regard, d’une caresse ou d’un coup de dents [42],

25et, dans La Peau de chagrin, ce roman de la révolution manquée de juillet 1830, paru en août 1831, Raphaël, par une « espèce de lucidité » (notons le choix du terme, à prendre au sens étymologique), place le récit de sa vie, né de la table, sous le signe du diorama (est présenté dans la salle du Château d’eau, du 23 janvier 1831 au 20 janvier 1832, un diorama consacré aux combats du 28 juillet 1830, devant l’Hôtel de Ville [43]) ; révélatrice à cet égard la leçon de la première édition Gosselin où les « lumières », apparues dans la deuxième édition, étaient des « jours » :

26

Je ne sais en vérité s’il ne faut pas attribuer aux fumées du vin et du punch l’espèce de lucidité qui me permet d’embrasser en cet instant toute ma vie comme un même tableau où les figures, les couleurs, les ombres, les lumières [leçon antérieure : jours], les demi-teintes sont fidèlement rendues. […] Vue à distance, ma vie est comme rétrécie par un phénomène moral [44].

27D’un paradigme l’autre : Raphaël doit abandonner l’espace et la cartographie de sa vie – il s’est essayé à dessiner les contours de la peau, image de sa vie, mesurée, à tous égards –, pour le temps et le mouvement, et le récit de vie, pris de court et de vitesse.

28Et cette articulation nécessaire entre la table, la littérature panoramique et la littérature balzacienne, via le diorama, est à chercher dans un texte fondateur de La Comédie humaine, Clotilde deLusignan, qui fait d’un cuisinier un personnage de premier plan : Taillevant, cuisinier de Jean II, roi de Chypre, et futur premier cuisinier de Charles VII. Il est passé maître ès entremets – terme qui désigne alors non un mets, mais un spectacle à machines, intermède entre deux services –, dont, entre vingt autres « “[la prise] de Jérusalem, l’enlèvement d’Europe, la bataille de Ronceveaux [45] !” », véritables dioramas. Et si Taillevant, qui fait ainsi rimer « restaurat » et diorama, est qualifié d’« écrivain le plus distingué de la cuisine française [46] », l’écrivain non moins distingué du roman se livre, lui, à une évocation de la vue qui s’offre depuis la salle à manger du palais, salle en rotonde à laquelle l’on accède par un « péristyle sombre », toutes caractéristiques du panorama [47], mais constitué en diorama, avec sons et lumières, « lieu de la tragédie », du drame :

29

L’on me dira peut-être qu’une salle à manger contribue pour bien peu de chose au bonheur de la vie ?… Il n’en est pas moins vrai, que si vous étiez assis sur un banc dont le dossier est garni, comme le reste, de beaux coussins moelleux ; que si vous aviez les pieds sur un tapis de Perse ; que si votre vue était récréée au-dehors par la vue de la mer, et au-dedans par l’ensemble imposant de vingt colonnes de marbre vert supportant une frise de marbre blanc ; que si votre oreille entendait le doux murmure des flots ; que si vous arriviez à cette pièce ronde par un péristyle gothique et très sombre, vous seriez enchanté d’apercevoir un lieu clair, bien décoré, rempli des fééries de l’art et de la nature [48].

30Faut-il souligner que Clotilde de Lusignan paraît en 1822, l’année même de la création du Diorama, « la merveille du siècle [49] », écrit Balzac le 20 août à sa sœur Laure, et que 1822 est aussi la date supposée d’Une heure de ma vie, cette histoire de ma vie, où se programme l’histoire naturelle des mœurs et des cœurs, celle-là même qu’annonce et énonce l’« Avant-propos » de LaComédie humaine, en 1842, l’année pour Daguerre du dernier diorama [50]…, qui ira se spécialisant précisément en histoire naturelle et que Donna Haraway définit ainsi : « Un diorama est avant tout un récit, un élément d’histoire naturelle [51] » ?

31Ainsi, dans la littérature panoramique comme dans la littérature balzacienne, la table, objet d’un certain type de représentation – de la topographie à l’archéologie moderne –, induit aussi, par sa dimension temporelle, une certaine forme de représentation, le récit de vie, le tableau en mouvement, véritable « dramorama[52] », qui constitue pour Balzac la forme même de la représentation, ce nouveau roman qu’est l’histoire naturelle morale et sociale en action, mais elle est peut-être aussi, surtout, ce qui donne forme à la représentation.

Tabula, memoria, panorama, fabula

32Fondée sur l’articulation du Locus et du Logos (récit, drame), la table dans la littérature panoramique et chez Balzac conduit droit et loin à la rhétorique antique, plus particulièrement à cette partie de la rhétorique antique qui a trait à l’art mnémonique, à l’art de la mémoire, la memoria, dont la maîtrise permet à l’orateur de retenir l’ordre de son discours. Un art de la mémoire qui, littéralement, a à voir avec la table. En effet, comme le rappelle Frances A. Yates [53], son origine appartient au poète Simonide qui, invité, moyennant transaction financière, à louer son hôte pendant un banquet, chante aussi les Dioscures Castor et Pollux et se voit, à la fin du festin, enjoint de demander la moitié de son dû à ces derniers, invisibles, restés dehors : c’est alors que le toit de la maison s’effondre sur les invités dont Simonide, seul rescapé, parvient à retrouver l’identité par la mémoire visuelle de leur place à table. La memoria, l’art de la mémoire était né, qui consiste pour l’orateur à se représenter dans l’esprit un espace, un bâtiment familiers (maison, ville...) et à placer de façon ordonnée dans chacune des pièces, chacun des lieux de l’espace choisi, un argument, un élément de son discours, sous forme d’une image qui lui « parle » (une ancre pour un développement sur la marine, par exemple), ce que l’on appelle alors les imagines agentes, de manière à se rappeler l’ordre de son propos. Selon l’auteur du manuel de rhétorique connu sous le nom d’Ad Herrenium et Cicéron, ces lieux sont à concevoir comme des tablettes de cire, et les images comme des lettres que l’on y trace et que l’on efface en vue d’un nouvel usage :

33

Aussi, pour exercer cette faculté du cerveau, doit-on, selon le conseil de Simonide, choisir en pensée des lieux distincts, se former des images des choses qu’on veut retenir, puis ranger ces images dans les divers lieux. Ainsi l’ordre des lieux conserve l’ordre des choses ; les images rappellent les choses elles-mêmes. Les lieux sont les tablettes de cire sur lesquelles on écrit ; les images sont les lettres qu’on y trace [54].

34En somme, l’art de la mémoire, inauguré par Simonide : un art de la table devenu art de la tablette, qui associe le plat, la place et le plan.

35Et il semble bien que la littérature panoramique s’en souvienne, avec cette « Table d’hôte » due au crayon de Marcelin, parue dans La Vie parisienne (fig. 7) :

Figure 7. Émile-Marcelin-Isidore Planat, dit Marcelin, « la table d’hôte », La Vie parisienne, 1863 [date corrigée], dans Alexandre Dumas, Le GrandDictionnaire de cuisine, Paris, Henri Veyrier, 1973, p. 326.

Figure 7. Émile-Marcelin-Isidore Planat, dit Marcelin, « la table d’hôte », La Vie parisienne, 1863 [date corrigée], dans Alexandre Dumas, Le Grand Dictionnaire de cuisine, Paris, Henri Veyrier, 1973, p. 326.

Figure 7. Émile-Marcelin-Isidore Planat, dit Marcelin, « la table d’hôte », La Vie parisienne, 1863 [date corrigée], dans Alexandre Dumas, Le GrandDictionnaire de cuisine, Paris, Henri Veyrier, 1973, p. 326.

36L’ordonnancement des plats y est aussi ordonnancement des places, qui donnent, chacune, véritablement lieu à un récit de vie condensé : « Elle est venue pour maigrir », « A été défait ainsi à Solférino », si bien que les parcourir des yeux, c’est construire et inscrire dans sa mémoire les étapes d’un récit. Et, selon une modélisation réciproque entre littérature panoramique et littérature balzacienne, il semble bien que Balzac aussi ait gardé mémoire de cet art de la tabula devenu art de la memoria. C’est dans cette perspective que l’on peut relire La Maison Nucingen (1838), roman de la table s’il en est.

37L’on note que Bixiou, le « narrateur principal [55] » de ce roman, pour reprendre l’expression de Balzac lui-même, est présenté moins comme un acteur que comme un orateur qui maîtrise l’actio, soit la partie de la rhétorique antique consacrée à la gestuelle dont l’orateur doit accompagner, animer son discours. Sont soulignés sa « pantomime » et ses « gestes en rapport avec les fréquents changements de voix par lesquels [il] peignait les interlocuteurs mis en scène [56] », ainsi que les exclamations, interjections de son auditoire, semblables aux interventions des députés à l’écoute d’un orateur politique – il convoque d’ailleurs dans son discours Royer-Collard [57]. L’on note aussi que, comme celle de Simonide, sa prise de parole est subordonnée à une transaction financière : il rembourse ainsi Finot, qui a acheté son silence, d’un billet à ordre de 500 francs. L’on note surtout que les interruptions de son auditoire portent moins sur la teneur que sur la nature de son récit, de son discours. Ainsi, à Blondet le feuilletoniste qui lui reproche de « blaguer », c’est-à- dire, en l’occurrence, de bonimenter au lieu de « raconter », il réplique par un plaidoyer contre « l’entassement des faits », et en faveur de « l’Art [qui] consiste à bâtir un palais sur la pointe d’une aiguille » [58], jeu de construction spirituel, dans tous les sens du terme, qui rappelle le « palais » de la future Comédie humaine sur les bases duquel l’auteur-gamin de Paris à lazzi et graffiti, « enfant et rieur », aura « tracé l’immense arabesque des Cent Contes drolatiques » [59] et qui – Bernard Gendrel l’a montré – a fort à voir avec celui de l’art de la mémoire [60]. Mais, surtout, en bon orateur, il se construit un ethos, celui du caricaturiste « à mort » qui, dans Les Employés, a commis un dessin « “à tuer un homme [61]” » : « “J’ai tué ce Rabourdin par une caricature [62]” ». Or, pour cette caricature, Bixiou a usé de la lithographie [63], qui consiste à dessiner, tracer au crayon gras, figures, images, sur une tablette de pierre, que l’on peut effacer à son gré, soit, on l’a vu, le geste même à l’œuvre dans la memoria, ce tracé sur tablette, qui lie Logos et Lithos. Bixiou fait même la théorie de ces imagines agentes, ces images frappantes « des choses qu’on veut retenir » et que l’orateur place dans divers lieux, qui ne doivent être ni trop éclairés – les images éblouiraient – ni trop sombres – les images s’évanouiraient [64] : c’est bien en termes visuels qu’il évoque la mémoire que Beaudenord veut garder de la belle Isaure, et il fait du cerveau de ce dernier une « chambre obscure », où s’inscrit l’image de l’aimée qui vient littéralement se rappeler, mais avec la juste intensité, à son bon souvenir, « “comme lorsqu’après avoir contemplé longtemps un objet fortement éclairé, nous le retrouvons les yeux fermés sous une forme moindre, radieux et coloré, qui pétille au centre des ténèbres [65]” ». Et c’est par la fameuse formule finale, « “Il y a toujours du monde à côté [66]” », qu’il définit pleinement cet art de la mémoire : s’y exprime en effet l’alliance de la sentence (l’enthymème rhétorique) et de la résidence, mieux, l’assignation de la sentence, du Logos, à résidence, qui fonde la memoria.

38Mais cette constitution de Bixiou, le « narrateur principal », en orateur passé maître en l’art mnémonique, vaut aussi pour le « narrateur capital », le narrateur balzacien, qui précise d’emblée que l’improvisation de Bixiou « fut sténographiée par [sa] mémoire [67] ». Il ne s’agit pas là d’une simple allusion à la technique du rédacteur des débats à la Chambre, mais bien d’une référence à l’art de la mémoire, dont l’introduction dans le monde latin est contemporaine de celle de la sténographie, où les « notae », ces images en lieu et place des lettres et des mots, font figure d’équivalents des imagines agentes, pour les choses comme pour les mots, de la memoria[68].

39Ainsi, art de la tabula et art de la memoria consonent, avec ces deux nouveaux Simonide, et l’on notera que, de même que l’aventure et l’invention de Simonide tiennent à l’éloge précisément de deux jumeaux, Castor et Pollux, de même, le narrateur balzacien déclare La Maison Nucingen le Castor de ce Pollux, César Birotteau – « histoires » « nées jumelles [69] » –, bien présent d’ailleurs au début de La Maison Nucingen avec une citation de Prud’homme dont l’on sait la parenté avec César Birotteau. Mais si la littérature balzacienne fait rimer art de la tabula et art de la memoria, qu’en est-il du troisième larron, la littérature panoramique ? S’« [i]l y a toujours du monde à côté” », l’on a toujours intérêt quand on lit Balzac à regarder de côté et, en l’occurrence, du côté de Perec.

40Dans Espèces d’espaces (1974), Perec consigne une vaste réflexion sur « Les lieux » : depuis l’année 1969, il dit avoir entrepris, pour douze lieux parisiens, d’associer à chacun une description effectuée sur place, et une autre écrite en un autre lieu et qui évoque tous les souvenirs, événements, qui s’y rattachent – chacune glissée dans une enveloppe cachetée – à l’origine de deux séries : la première, celle des « lieux réels », de l’ordre du descriptif, la seconde, celle des « lieux de mémoire » [70], de l’ordre du discursif, séries répétées pendant plusieurs années, selon un algorithme à l’origine d’une véritable grille programmatique. C’est elle qui sous-tend celle que Perec dessine pour son roman, La Vie mode d’emploi (1978), et qui prend l’aspect d’un immeuble dont chaque pièce est numérotée – les numéros renvoyant à ceux « de chapitres, à l’emplacement où s’accroche le récit qu’ils “racontent” [71] » (fig. 8).

Figure 8. Dessin de Perec pour La Vie mode d’emploi. « Grille de l’immeuble : les nombres (de 1 à 99) indiquent les numéros de chapitres, à l’emplacement où s’accroche le récit qu’ils “racontent” », dans Jacques Neefs et Hans Hartje, Georges Perec.Images, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 154 [légende empruntée aux auteurs]. Fonds Perec.

Figure 8. Dessin de Perec pour La Vie mode d’emploi. « Grille de l’immeuble : les nombres (de 1 à 99) indiquent les numéros de chapitres, à l’emplacement où s’accroche le récit qu’ils “racontent” », dans Jacques Neefs et Hans Hartje, Georges Perec. Images, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 154 [légende empruntée aux auteurs]. Fonds Perec.

Figure 8. Dessin de Perec pour La Vie mode d’emploi. « Grille de l’immeuble : les nombres (de 1 à 99) indiquent les numéros de chapitres, à l’emplacement où s’accroche le récit qu’ils “racontent” », dans Jacques Neefs et Hans Hartje, Georges Perec.Images, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 154 [légende empruntée aux auteurs]. Fonds Perec.

41L’on retrouve bien là le principe de l’art de la mémoire qui, à partir du parcours des lieux d’un espace familier, permet à l’orateur de retenir l’ordre de son récit, de son discours. Or, parmi les différentes sources de son dessein et dessin, Perec indique celui de « Saül Steinberg, paru dans The Art of Living (Londres, Hamish Hamilton, 1952) [72] » (fig. 9), qui prend lui-même sa source dans celui de Bertall, paru au tome I du Diable à Paris, « Coupe d’une maison parisienne le 1er janvier 1845 » (fig. 10) :

Figure 9. « Dessin de Saül Steinberg paru dans The Art of Living (Londres, Hamish Hamilton, 1952) », indiqué par Perec comme l’une des sources du projet de La Vie mode d’emploi, dans Jacques Neefs et Hans Hartje, Georges Perec.Images, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 150 (© The Saul Steinberg Foundation / Adgp, Paris, 2018).Figure 10. Charles-Albert d’Arnoux, dit Bertall, « paris comique. coupe d’une maison parisienne le 1er janvier 1845 », dans Le Diable à Paris, Paris Hetzel, t. II, 1846, p. 27. Collection particulière.

42Le lien établi ainsi entre ordonnancement du roman, art de la mémoire et littérature panoramique ne tient pas à la citation, via Steinberg, de telle page du Diable à Paris, mais, avec cette « Coupe d’une maison parisienne… », à la référence ainsi faite au principe même, au geste même de la littérature panoramique, inauguré par Le Diable boiteux, décoiffant et découpant les maisons comme on décroûte un pâté, témoin le commentaire de Perec : « J’imagine un immeuble parisien dont la façade a été enlevée – une sorte d’équivalent du toit soulevé dans Le Diable boiteux […] – de telle sorte que, du rez-de-chaussée aux mansardes, toutes les pièces qui se trouvent en façade soient instantanément et simultanément visibles [73]. » Est dès lors scellée l’alliance entre art de la mémoire, cet art de la table et de la tablette, art du panoramique et art du roman selon Perec, qui invite à retourner à La Maison Nucingen.

43L’on a vu l’identité entre le « narrateur principal », Bixiou, et le « narrateur capital », le narrateur balzacien, nouveaux Simonide, et tous deux parlent bien d’une maison : la Maison Nucingen, pour celui-là, une autre maison pour celui-ci. En effet, au début du roman, le narrateur balzacien ne précise pas le nom du restaurant où se déroule la scène de repas, il se contente de l’associer à Véry, en raison de ses cabinets particuliers. Si l’intrigue se déroule en 1836, le temps de l’écriture, lui, est postérieur de deux ans, 1838, et tout porte à croire que le restaurant en question a affaire avec le restaurant évoqué par Balzac et dans « Histoire et Physiologie des Boulevards de Paris » et dans La CousineBette (1846) [74], la Maison d’Or (parfaitement en situation !) devenue la Maison dorée, qui succède au café Hardy vendu précisément en 1836 aux frères Hamel, propriétaires du Grand Véfour, et promoteurs avisés, qui en font un établissement flamboyant, avec notamment ses étages à balcons dorés. Aussi cette Maison d’Or n’est-elle pas à considérer comme un simple décor, mais, à l’instar de celui de Perec pour La Vie mode d’emploi, comme le dessin d’un espace familier avec ses « lieux », que l’orateur parcourt pour mémoriser l’ordonnancement de son discours, en l’occurrence, pour les deux Simonide, le roman La Maison Nucingen ; une Maison d’Or qui, avec ses cabinets particuliers et ses étages, fait bien signe, comme chez Perec, vers le geste inaugural du Diable boiteux, celui-là même de la littérature panoramique. Est donc cette fois scellée la quadruple alliance de l’art de la table, l’art mnémonique, l’art panoramique et l’art du roman balzacien, qui propose sinon Vie, du moins Poétique, moded’emploi, et invite à lire la structure de ce roman de la table à tous égards, La Maison Nucingen, sur un mode ni linéaire ni fragmentaire, mais tabulaire, comme celle du Diableboiteux, qui se souvient de la memoria, et place dans chaque pièce des maisons visitées un récit à raconter. Et c’est bien Bixiou l’orateur qui met en lumière cette structure tabulaire quand il qualifie son récit aux Matifat, exemplaire de l’ensemble de son discours, d’« “aventure à tiroirs” [75] », qu’il ne faudrait pas trop s’empresser de traduire par « récits enchâssés » : « tiroirs », c’est l’image utilisée dans la memoria antique pour désigner les fameux lieux à parcourir pour se souvenir de l’ordre de son discours ; c’est à cette condition que l’on peut parler de « récits emboîtés » ou plutôt mis en boîte – encore un coup du Diable boiteux assurément.

44Ainsi, par cette conjonction entre tabula, memoria, panorama et fabula balzacienne, la table n’est plus seulement ce qui induit une forme de représentation ou la forme de représentation par excellence pour Balzac, mais ce qui donne forme à la représentation, mieux peut-être, ce qui l’informe et la conditionne…, mais à un certain prix.

Tabula rasa, tabula rasée

45Dans la rhétorique antique, il est un autre domaine où il est question de « lieux », l’inventio, mais, précisément, il s’agit moins d’un autre domaine que de l’autre face du premier ; en quelque sorte, l’inventio-memoria : un dispositif bi-frons, cher à Balzac. Avec l’inventio, l’orateur part aussi à la recherche de « lieux », mais cette fois de « lieux » antérieurs à toute prise de parole, de « lieux communs », à concevoir non comme des clichés éculés ou des catégories thématiques passées et trépassées, mais comme des catégories logiques (le possible, le probable, le beau, l’irréel…), comme des modes d’interrogation d’un réel encore non interrogé. Dès lors, l’inventio constitue pour l’orateur un espace, un « trésor [76] » (comme la memoria, ce « trésor des inventions », selon l’Ad Herrenium[77]) où il puise, à penser sur le mode non d’un « container » de contenus usés, ni même d’un conservatoire de thèmes usagés, mais d’un réservoir, un laboratoire d’interrogations avisées. Les lieux communs de l’inventio rhétorique s’offrent donc à l’orateur tout à la fois comme condition préalable à tout discours et à toute représentation, et comme fonction de distribution d’un réel encore en chantier, mieux de configuration et, par là, d’intellection de ce réel, sinon impensable, du moins encore impensé. L’inventio, tel est peut-être pour Balzac l’enjeu de l’alliance entre art de la tabula, art de la memoria, et art du panorama, plus exactement, du panoramique.

46Un enjeu qui apparaît en pleine lumière dans Le Père Goriot, avec une double référence au panoramique dès le début du roman. L’on pense bien entendu d’emblée à l’évocation du « papier verni [78] » panoramique représentant différentes scènes du Télémaque[79] de Fénelon, mais l’on ne manquera pas de remarquer qu’elle est encadrée par la présentation de la Maison Vauquer, vide puis habitée, avec distribution et des différentes pièces et des hôtes dans les différents étages et pièces : la Maison Vauquer ainsi dessinée pourrait bien alors assumer la même fonction que la Maison d’Or pour La Maison Nucingen et l’immeuble parisien pour La Vie mode d’emploi, et donc se rattacher à l’art de la memoria, de la mnémonique, qui, via la référence au geste fondateur du Diable boiteux, rime désormais avec l’art du panoramique. L’on notera d’ailleurs que ce qui intéresse surtout Balzac dans ce papier panoramique, c’est le panneau consacré au festin que Calypso offre à Télémaque, parti à la recherche d’Ulysse, et ce, moins pour sa thématique (qui fait en revanche les choux plus ou moins gras des hôtes de la Maison) que pour son emplacement, « entre les croisées grillagées [80] » : or, dans l’art de la mémoire, un « lieu » peut être constitué par l’espace qui sépare deux colonnes ou deux entablements [81]. Si l’on se souvient que l’inventio, le lieu des « lieux », va de pair avec la memoria, indissociable par son origine même de la tabula comme du geste panoramique, l’on peut émettre l’hypothèse que l’art du panoramique joue dans Le PèreGoriot le rôle de l’inventio, c’est-à-dire qu’il est tout à la fois condition de possibilité du discours et fonction de distribution d’un réel à écrire et décrire. En effet, le dessin à valeur mnémonique à la Diable boiteux de la Maison Vauquer, comme le papier peint panoramique (situé dans le salon qui ouvre sur la salle à manger), précède la scène du repas avec sa fameuse « scie » en « -rama », soit un discours sous sa forme la plus élémentaire, sans encore aucune vocation de description ni de représentation. Assurément, la carte mnémonique et panoramique précède et donne véritablement « lieu » au réfectoire gastronomique.

47Mais il se pourrait bien que, dans Le Père Goriot, cette carte, à valeur d’inventio, n’eût pas seulement fonction de configuration mais de reconfiguration d’un réel défiguré et partant impossible à écrire. L’on peut en effet lire Le Père Goriot comme l’expression du moment historique d’une révolution philosophique – elle, transhistorique, et donc malheureusement, on ne le sait que trop, reconductible –, au cœur de La Comédie humaine : la Terreur à tête de Méduse, « soleil cou coupé ». Messe du couronnement de toutes les morts du père qui l’ont précédée dans La Comédie humaine, depuis la première, en janvier 1830, celle d’El Verdugo [Le Bourreau], le roman renvoie, avec la mort du « Christ de la Paternité [82] », à la mort originelle du Roi, de son double corps [83], de son corps adipeux comme de son corps glorieux, à l’image de celui du Christ, témoin la prière du père Goriot à l’agonie : « “Coupez-moi la tête, laissez-moi seulement le cœur [84] !” ». Se joue là une révolution philosophique qui fait passer de la raison des Lumières éclairantes de 1789, fondée sur la relation dialectique qui, à subsumer deux éléments par un troisième, une manière de « tiers-pensant », tout à la fois les unit et les distingue, les différencie (sur le modèle du couple matriciel universel-individuel, où l’universel, bien loin d’effacer l’individuel, le dépasse et permet en retour de le penser), à sa négation, l’éclair aveuglant de la Terreur-Méduse de 1793, qui, à ignorer la médiation du « tiers-pensant » [85], ne connaît que la séparation ou la confusion et, partant, indifférencie tout, rase et arase tout. Bref, la Terreur à tête de Méduse ou la tabula rasa. S’opère dans Le Père Goriot la prise de conscience non seulement de la fin d’une société, d’où les dieux, les rois et les lois s’en vont, au profit, selon Vautrin, l’homme moderne, des seules circonstances [86], mais aussi de la fin de la possibilité d’écrire, de décrire, de décrypter un réel devenu indescriptible et inintelligible. Dès lors, les « lieux » de la carte panoramique et mnémonique, associée à celle de l’inventio rhétorique, sont à concevoir comme des moules sinon à gâteaux, du moins à re(ré)former l’informe, comme des moyens de re-présentation d’un réel assurément peu présentable, qui conditionnent (y compris dans le sens de « mettre en boîtes ») sa représentation et son intellection. Cette fonction se fait très sensible dans La CousineBette, à propos du dîner au Rocher de Cancale, où l’un des amants de Valérie Marneffe, Montès, est pris au piège. Alors que l’on attend une « description monstre », semblable à celle du déjeuner au Café de Paris des Comédiens sans le savoir[87], issue du Diable à Paris, parangon de la littérature panoramique, Balzac s’en tient au « service minimum » : « À sept heures, on attaqua les huîtres. À huit heures, entre les deux services, on dégusta le punch glacé. Tout le monde connaît le menu de ces festins. À neuf heures, on babillait comme on babille après quarante-deux bouteilles de différents vins, bues entre quatorze personnes [88]. » D’aucuns, et Balzac y invite, verront dans ce laconisme la marque d’un lieu commun, conçu comme un contenu bien connu, qu’il est inutile de développer ; un « lieu commun », oui, mais pas dans ce sens, thématique, mais bien dans le sens de catégorie logique, de « moule à penser », qui modélise, modèle et remodèle, informe un réel sinon sans forme. Un lieu commun qui n’est pas description mais qui a fonction de redescription d’un réel devenu indescriptible sous le vent du mal qui répand la Terreur de 1793, reconduite symboliquement, selon le discours de l’Opposition et de Balzac, par Louis-Philippe, fils de Philippe-Égalité qui, en signant la mort du roi, a signé le coup d’envoi de la Terreur. Et ce n’est pas un hasard, même balzacien, si c’est précisément dans La Cousine Bette que Balzac affirme : « 1830 a consommé l’œuvre de 1793 [89] » et que ce soit Valérie Marneffe, reine de ce dîner, qui déclare (à propos de la sculpture de Steinbock, Samson et Dalila) : « “La Vertu coupe la tête, le Vice ne vous coupe que les cheveux. Prenez garde à vos toupets, messieurs [90] !” ».

48Ainsi donc, pour un Balzac hanté par la tabula rasa de la Terreur, la nouvelle alliance entre art de la tabula, art de la memoria, art du panoramique et inventio rhétorique, apparaît comme la condition de l’inventaire historique, c’est-à-dire de cet « inventaire de tous [les] sentiments », de cette histoire naturelle des cœurs et des mœurs inaugurée dans Une heure de ma vie, ce récit de vie à la table attaché, et fondé, dans la littérature panoramique comme dans la littérature balzacienne, sur le principe non du panorama, mais du diorama – invoqué d’ailleurs, au prix d’un anachronisme, à propos de la scène repas-rama dans Le Père Goriot. L’on comprend alors pourquoi c’est à partir de ce roman de la tabula rasa que Balzac invente le « Revenant littéraire », contre une Critique, elle ignorante de l’art de la tabula, cette « vieille parasite des festins littéraires qui est descendue du salon pour aller s’asseoir à la cuisine, où elle fait tourner les sauces avant qu’elles ne soient prêtes » [91].

49Mais l’ultima ratio de cette nouvelle alliance, c’est ce à quoi le romancier Balzac, qui est né – ce n’est pas un hasard non plus – avec El Verdugo [Le Bourreau] en 1830 (il signe pour la première fois « de Balzac », avec particule, un texte publié), tient le plus : la constitution du roi des Revenants littéraires, la figure de l’auctor. Là réside peut-être, par-delà ses implications symboliques [92], le sens du fameux panneau du repas offert par Calypso à Télémaque. Ce qui importe ici ce n’est pas tant le motif lui-même (ironie du roman : il se trouve que ce papier peint panoramique de Télémaque ne comporte pas de scène de repas et qu’il faut aller la chercher dans un autre papier peint inspiré de la Jérusalem délivrée, Renaud et Armide[93]), que le régime du rapport du repas au récit. Balzac sait que, dans l’épopée, dans l’Iliade comme dans l’Odyssée et sa suite moderne, le Télémaque, l’hospitalité veut un récit pour un repas – le récit vaut repas. Telle est bien l’expérience d’Ulysse reçu par les Phéaciens : après avoir invité l’aède Démodocos, en échange d’un morceau de « sanglier aux dents blanches », à chanter la prise de Troie, il est à son tour invité à chanter sa guerre de Troie (Odyssée, chant IX). Et s’il peut la chanter, c’est qu’il a su affronter les sirènes, sœurs de Méduse, qui, comme elle, coupent le souffle et le sifflet, non point, à la différence de Persée, en les tuant, mais en leur volant leur chant, leur récit… celui de la prise de Troie [94]. Si, véritable mesure de salut public contre la révolution philosophique de la Terreur à tête de Méduse, la nouvelle alliance susdite est condition de l’inventaire historique, elle est donc aussi moyen de constitution, de configuration de la figure de l’auctor en nouvel Ulysse, qui nous ramène au port : Clotilde de Lusignan, où s’est noué, autour du diorama, le complexe tabula, panorama, fabula, avec le couple homérique, le cuisinier-écrivain Taillevant et l’écrivain « à table(s) » balzacien, tous deux auteurs de dioramas… de Troie. Celui-là se livre à un entremets relatant la « prise de Troie [95] », quand celui-ci termine son récit avec les derniers vers de l’Énéide : « camposubi Troia fuit [96] ! », assis sur le banc d’où il a constitué la salle à manger de Casin-Grandes en dramorama : la guerre de Troie et son auctor auront bien lieu.

50Le voyage ne s’achève pourtant pas là, mais sur un paradoxe final : si les « lieux » de l’inventio, miroirs des lieux de l’art mnémonique et de l’art panoramique, constituent une fonction indispensable pour le roman balzacien, il s’agit aussi d’une fonction éjectable. Lorsque le « moule à penser » a accompli sa mission, il est voué à la disparition. C’est ce qu’a fort bien compris Perec qui, lui aussi, écrit sous le soleil de Méduse exactement, ce court-circuit du tiers, qui, à interdire le jeu dialectique du même et du différent, enferme dans l’enfer du même et de sa tentation, la construction artificielle d’un tout Autre, à détruire consciencieusement [97].

Figure 11. [Les « lieux » de l’inventio]. « Le grand tableau général des listes » pour La Vie mode d’emploi, dans Jacques Neefs et Hans Hartje, Georges Perec.Images, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 153 [légende empruntée aux auteurs]. Fonds Perec.

Figure 11. [Les « lieux » de l’inventio]. « Le grand tableau général des listes » pour La Vie mode d’emploi, dans Jacques Neefs et Hans Hartje, Georges Perec. Images, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 153 [légende empruntée aux auteurs]. Fonds Perec.

Figure 11. [Les « lieux » de l’inventio]. « Le grand tableau général des listes » pour La Vie mode d’emploi, dans Jacques Neefs et Hans Hartje, Georges Perec.Images, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 153 [légende empruntée aux auteurs]. Fonds Perec.

51Ainsi, à propos de La Vie mode d’emploi, sensible à la parenté entre les lieux de la memoria, associés au geste panoramique, et ceux de l’inventio, il superpose à la première « Grille d’immeuble » (fig. 8) où figurent les lieux de l’art de la mémoire, qui ordonnancent son récit, une seconde, où apparaissent cette fois les lieux de l’inventio, modes d’interrogation et de construction d’une réalité à venir et à décrire (fig. 11).

52Rien d’étonnant donc à ce qu’il travaille simultanément à La Vie mode d’emploi et à Uncabinet d’amateur. Histoire d’un tableau (fig. 12), avatar des cabinets de curiosités, dont l’on sait, grâce à Patricia Falguières, qu’ils sont la projection spatiale des catalogues des « lieux » de l’inventio[98].

Figure 12. « Schémas récapitulatifs de La Vie mode d’emploi, et des dessins pour Un cabinet d’amateur », dans Jacques Neefs et Hans Hartje, Georges Perec.Images, Paris, Éditions du Seuil, 1993, pp. 166-167 [légende empruntée aux auteurs]. Fonds Perec.

Figure 12. « Schémas récapitulatifs de La Vie mode d’emploi, et des dessins pour Un cabinet d’amateur », dans Jacques Neefs et Hans Hartje, Georges Perec. Images, Paris, Éditions du Seuil, 1993, pp. 166-167 [légende empruntée aux auteurs]. Fonds Perec.

Figure 12. « Schémas récapitulatifs de La Vie mode d’emploi, et des dessins pour Un cabinet d’amateur », dans Jacques Neefs et Hans Hartje, Georges Perec.Images, Paris, Éditions du Seuil, 1993, pp. 166-167 [légende empruntée aux auteurs]. Fonds Perec.

53Rien d’étonnant non plus à ce qu’il ait trouvé sa source d’inspiration dans cette carte postale (fig. 13) d’un cabinet de curiosités-maison de poupée, qui a tout de la grille des lieux de la memoria, cet art de la tabula, associée à la « Coupe d’une maison parisienne » du Diable à Paris, dans la lignée du geste du Diable boiteux, coup d’envoi de l’art panoramique en mode gastronomique. Assurément, dans LaVie mode d’emploi, c’est le mode d’emploi, qui est condition de vie de la vie.

Figure 13. « Carte postale conservée par Georges Perec », dans Jacques Neefs et Hans Hartje, Georges Perec.Images, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 151 [légende empruntée aux auteurs].

Figure 13. « Carte postale conservée par Georges Perec », dans Jacques Neefs et Hans Hartje, Georges Perec. Images, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 151 [légende empruntée aux auteurs].

Figure 13. « Carte postale conservée par Georges Perec », dans Jacques Neefs et Hans Hartje, Georges Perec.Images, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 151 [légende empruntée aux auteurs].

54Mais, précisément, une fois leur fonction accomplie, les lieux de l’inventio, comme le mode d’emploi, sont appelés à disparaître : la dissolution finale, tel est bien leur achèvement. C’est bien ce que Perec souligne avec la couverture de cette plaquette de vœux adressée à ses amis pour le premier janvier 1971 (fig. 14), intitulée Lieux communs travaillés, carte-table, qui est aussi carte-mémoire, à tous égards, de la « Coupe d’une maison parisienne » du Diable à Paris, datée, on s’en souvient, du premier janvier 1845 : « TABLE/Cette fois-ci il n’y a pas de table. Il faut commencer à accepter qu’un texte puisse se porter tout seul [99]. » À tabula rasa, tabula rasée.

Figure 14. Georges Perec, Lieux communs travaillés, dans Jacques Neefs et Hans Hartje, Georges Perec.Images, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 125. Association Georges Perec.

Figure 14. Georges Perec, Lieux communs travaillés, dans Jacques Neefs et Hans Hartje, Georges Perec. Images, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 125. Association Georges Perec.

Figure 14. Georges Perec, Lieux communs travaillés, dans Jacques Neefs et Hans Hartje, Georges Perec.Images, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 125. Association Georges Perec.

55Dès lors, ce qui se joue aussi ici pour Balzac comme pour Perec, c’est, dans un monde médusé où le réel se dérobe, le refus d’une certaine tradition de la représentation, du roman comme mimesis ou semiosis, qui renverrait à une réalité extérieure à lui-même, au profit d’un roman qui ne relève pas de la ressemblance, mais de la similitude, du simulacre, tel que le définit Baudrillard [100], autoréférentiel, qui ne fait signe, s’il fait encore signe, que vers lui-même. Un roman de l’ordre de la poïesis, de la fiction pure (et non de l’imaginaire, toujours défini par comparaison avec un modèle référentiel), un roman style « bulle », proche du « livre sur rien » flaubertien – mais où il ne se passe pas rien –, « sans attache extérieure » [101]. Un roman sur le mode du trompe-l’œil, apparent sommet de la mimesis et, en fait, par sa perspective inversée, parangon du simulacre [102], fondement d’Uncabinet d’amateur (titre et du tableau et du roman), où les tableaux ne sont pas copies d’originaux, mais simulacres sans originaux ni origine (et l’on remarquera que nombre de trompe-l’œil se présentent précisément comme des cabinets de curiosités, meubles ou pièces [103]). Or cette configuration fermée sur elle-même, c’est celle-là même du diorama où, à la différence du panorama, le spectateur ne se trouve précisément plus dans une logique du spectacle, devant la toile, mais dedans, selon celle du simulacre [104]. C’est ce qu’a fort bien compris un artiste contemporain, Pierrick Sorin, qui constitue un cabinet de curiosités-maison de poupées panoramique – semblable, et pour cause, à celle qui a informé la réflexion de l’auteur de LaVie mode d’emploi et d’Un cabinet d’amateur (fig. 13) –, en diorama (fig. 15), dispositif au cœur de la littérature panoramique et du roman balzacien lorsqu’il s’agit de la représentation de la table.

Figure 15. Pierrick Sorin, I Would Like to Live in a Doll House, 2011, dans K. Dohm, C. Garnier, L. Le Bon, F. Ostende dir., Dioramas, catalogue de l’exposition du palais de Tokyo (14 juin-10 septembre 2017), Paris, Flammarion, 2017, p. 301 (© Adagp, Paris, 2018).

Figure 15. Pierrick Sorin, I Would Like to Live in a Doll House, 2011, dans K. Dohm, C. Garnier, L. Le Bon, F. Ostende dir., Dioramas, catalogue de l’exposition du palais de Tokyo (14 juin-10 septembre 2017), Paris, Flammarion, 2017, p. 301 (© Adagp, Paris, 2018).

Figure 15. Pierrick Sorin, I Would Like to Live in a Doll House, 2011, dans K. Dohm, C. Garnier, L. Le Bon, F. Ostende dir., Dioramas, catalogue de l’exposition du palais de Tokyo (14 juin-10 septembre 2017), Paris, Flammarion, 2017, p. 301 (© Adagp, Paris, 2018).

56Un roman qui oppose alors, à l’électrocution paralysante de Méduse, le « frisson » galvanisant non du faux mais du « faire-semblant » [105], par la grâce duquel il « se porte tout seul » : un roman « a-tablé », assurément.

57*

58« Séquence frisson » : la dernière séquence d’un trajet où il s’agissait d’étudier la représentation de la table, dans la littérature panoramique et dans la littérature balzacienne, sur le mode d’une analyse du rapport de la table à la représentation. Objet d’un certain type de représentation, de la topographie à l’archéologie moderne, la table, autant affaire de temps que d’espace, appelle nécessairement une forme de représentation, le récit de vie, le tableau vivant, en mouvement, de l’ordre non du panorama mais du diorama ; mieux, elle appelle alors pour Balzac la forme de représentation par excellence, le « plus difficile » des « genres littéraires », une histoire naturelle des corps, des cœurs et des mœurs et de leurs mobiles, et une histoire mobile, mise « en action », en mouvement, fondée sur une énergétique du Mouvement, primum movens de La Comédie humaine – bref, son nouveau, le nouveau roman. Plus encore, par l’association de la tabula et de la memoria, la table, dans la littérature panoramique et balzacienne, est ce qui donne forme à la représentation et, par la trinité tabula-memoria-inventio, elle devient condition de la représentation et même fonction d’information d’un réel informe, de configuration, reconfiguration d’un réel défiguré voire sans figures sous le coup du mal court : la Terreur-Méduse. Faisant ainsi passer d’une topographie à une topologie, et d’une topologie à une topique et une poétique, la table, objet de représentation, état de la représentation, forme de la représentation, se fait fonction de re-présentation d’un réel sinon irreprésentable. Fonction indispensable mais jetable : l’assomption de la table comme fonction signe aussi sa disparition. À la tabula rasa de Méduse répond la tabula rasée de la fiction pure, en rupture avec la représentation mimétique, par un nouvel Ulysse, Taillevant le Magnifique, qui, on l’avouera, conte comme personne. Tel est le prix à payer et à gagner pour ce voyage panoramique autour de la table : au fait, dans le vocabulaire de la restauration, sous la Restauration, la carte, Balzac le sait [106], c’est aussi l’addition…

Notes

  • [1]
    Nous remercions également notre collègue Norioki Sugawa de nous avoir permis de présenter à l’Université Rikkyo de Tokyo une version développée de la communication prononcée à l’Université préfectorale d’Osaka.
  • [2]
    Walter Benjamin, « Le Paris du Second Empire chez Baudelaire », dans Charles Baudelaire. Un poète lyrique àl’apogée du capitalisme, traduit de l’allemand et préfacé par Jean Lacoste d’après l’édition originale établie par Rolf Tiedemann [1955], Paris, Payot, « Petite Bibliothèque Payot », 1982, p. 55. Le panorama, spectacle optique inventé en 1787 par le peintre écossais Robert Barker, importé en France par l’ingénieur américain Robert Fulton, permet au spectateur placé sur une plateforme au centre d’une salle en rotonde (deux salles sont ouvertes à Paris, boulevard Montmartre, et donnent leur nom au passage des Panoramas) tapissée d’une toile représentant une ville, une bataille, un paysage, d’avoir l’illusion du point de vue en hauteur et de la perspective. Sur le panorama, voir Bernard Comment, Le xixsiècle des panoramas, Paris, Adam Biro, « Essais », 1993 ; Patrice Thompson, « Essai d’analyse des conditions du spectacle dans le Panorama et le Diorama », Romantisme, 1982, n° 38, pp. 47-64 ; Lectures du panorama, Sophie Lefay dir., Revue des Sciences Humaines, n° 294, 2009.
  • [3]
    Voir Ségolène Le Men, « La littérature “panoramique” dans la genèse de La Comédie humaine : Balzac et LesFrançais peints par eux-mêmes », AB 2002, pp. 73-100 et, dans une autre perspective, Boris Lyon-Caen, « L’usage de la valeur. Critique de la raison “panoramique” », dans Ironies balzaciennes, Éric Bordas dir., Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot Éditeur, 2003, « Collection Balzac », pp. 103-119.
  • [4]
    Les Comédiens sans le savoir, « Introduction » par Anne-Marie Meininger, CH, t. VII, p. 1126.
  • [5]
    Jean-Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du goût, Méditation XXVIII, « Des restaurateurs », Paris, Sautelet, 1826 (précision qui disparaît dans les éditions postérieures). Voir, supra, l’article de Hiroshi Matsumura.
  • [6]
    Eugène Briffault, Paris à table, illustré par Bertall, chap. X, « Les restaurants de Paris », Paris, Hetzel, 1846, p. 147.
  • [7]
    Ibid., pp. 148-149.
  • [8]
    Alain-René Le Sage, Le Diable boiteux, précédé d’une notice par Jules Janin, Paris, Bourdin, 1840.
  • [9]
    Alain-René Le Sage, Le Diable boiteux, nouvelle édition complète, précédée d’une notice sur Le Sage par Sainte-Beuve, Paris, Garnier frères, 1874, p. 15.
  • [10]
    Illusions perdues, CH, t. V, p. 271. Roland Chollet rappelle que, de surcroît, Le Diable boiteux (1823-1825) est le titre de l’un de ces petits journaux auxquels Lucien prête son esprit, et où Balzac « avait ses entrées » (« Introduction », op. cit., p. 61).
  • [11]
    Ibid., p. 385.
  • [12]
    Nom donné précisément à un restaurant panoramique sur le Mont Salève.
  • [13]
    Eugène Briffault, Paris à table, éd. cit., chap. IX, p. 138.
  • [14]
    La Cousine Bette, CH, t. VII, p. 104.
  • [15]
    Op. cit., pp. 5-6.
  • [16]
    Illusions perdues, deuxième partie, « Un grand homme de province à Paris », éd. cit., p. 295.
  • [17]
    Ibid., pp. 295-296.
  • [18]
    Ibid., p. 294.
  • [19]
    Op. cit., chap. VI, p. 108.
  • [20]
    Op. cit., chap. IV, p. 86.
  • [21]
    Id.
  • [22]
    La Rabouilleuse, CH, t. IV, p. 355.
  • [23]
    Ibid., p. 425.
  • [24]
    Ibid., p. 434.
  • [25]
    Eugène Briffault, Paris à table, éd. cit., p. 13.
  • [26]
    « Avant-propos » de La Comédie humaine, CH, t. I, p. 11. Balzac reprend la formule dans « Ce qui disparaît de Paris » : « Quand la ville aura bâti des marchés là où les besoins de la population les demandent, ces parapluies rouges [ceux des fruitières] seront inexplicables […] comme tout ce qui disparaît dans le mobilier social. » (Le Diable à Paris, éd. cit., t. II, p. 15).
  • [27]
    Voir Bronislaw Baczko, « Le calendrier républicain. Décréter l’éternité », dans Les Lieux de mémoire, Pierre Nora dir., Paris, Gallimard, « Quarto », 1997, t. I, pp. 67-106.
  • [28]
    Charles Baudelaire, « La Modernité », dans Le Peintre de la vie moderne [1868], dans Œuvres complètes, éd. de Claude Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, t. II, p. 694.
  • [29]
    Selon la lumineuse expression de Loïc Chotard à propos du Panthéon-Nadar, dans Nadar. Caricatures etphotographies, catalogue de l’exposition de la Maison de Balzac (13 novembre 1990-17 février 1991), Paris, Paris-Musées, 1990, p. 12.
  • [30]
    « Ce qui disparaît de Paris », éd. cit., p. 19.
  • [31]
    Illusions perdues, éd. cit., p. 292.
  • [32]
    Ibid., p. 297.
  • [33]
    Dans son « Introduction » à Illusions perdues, Roland Chollet, après Rafaele De Cesare, a insisté sur le lien entre les deux textes, CH, t. V, p. 20 et sq.
  • [34]
    Voir André Lacaux, « Le premier état d’Un grand homme de province à Paris », AB 1969, p. 189 et p. 195 ; CH, t. V, p. 1228, la var. e de la p. 297 ; et Takayuki Kamada, La Stratégie de la composition chez Balzac. Essai d’étude génétique d’Un grand homme de province à Paris, Surugadai-shuppansha, 2006.
  • [35]
    L’on remarquera que, comme l’a souligné le vicomte Spoelberch de Lovenjoul cité par Stéphane Vachon (Les Travaux et les Jours d’Honoré de Balzac, Presses du CNRS ; Presses de l’Université de Vincennes, Presses de l’Université de Montréal, 1992, Année 1836, pp. 156-157), cette notice signée de Sandeau reprend un texte écrit par ce dernier avec George Sand (et signé « J. Sand »), Rose et Blanche, publié justement en 1831…
  • [36]
    La Peau de chagrin, CH, t. X, p. 120.
  • [37]
    Ibid., p. 121.
  • [38]
    Ibid., fin de la première partie, « Le talisman », éd. cit., pp. 119-120.
  • [39]
    Ibid., deuxième partie, « La femme sans cœur », éd. cit., p. 130.
  • [40]
    Une heure de ma vie, chap. I, OD, t. I, p. 870.
  • [41]
    Voir Patrice Thompson, art. cit., p. 59, et Guillaume Le Gall, « Le Diorama de Daguerre. L’invention de la peinture mécanique » [2013], dans Katharina Dohm, Claire Garnier, Laurence Le Bon, Florence Ostende dir., Dioramas, catalogue de l’exposition du palais de Tokyo (14 juin-10 septembre 2017), Paris, Flammarion, 2017, pp. 41-49.
  • [42]
    Op. cit., p. 3.
  • [43]
    Voir Erkki Huhtamo, « Le diorama et les dioramas. Invention et diffusion d’un nouveau spectacle » [2013], dans Dioramas, éd. cit., p. 36.
  • [44]
    La Peau de chagrin, éd. cit., p. 120 et var. c.
  • [45]
    Clotilde de Lusignan, ou Le Beau Juif, tome troisième, chap. XXII, PR, t. I, p. 738.
  • [46]
    Ibid., tome quatrième, « Conclusion », p. 821.
  • [47]
    Le spectateur est invité à passer par un souterrain sombre, avant d’arriver à la plateforme, pour accentuer l’illusion (Patrice Thompson, art. cit., p. 53).
  • [48]
    Clotilde de Lusignan, ou Le Beau Juif, tome troisième, chap. XXIII, éd. cit., p. 739.
  • [49]
    Corr. Pl. I, p. 141. Comme le notent les éditeurs, il semble qu’il ait vu le fameux diorama de la Messe de minuit à Saint-Étienne-du Mont, puisqu’il précise : « on croit être dans une église à cent pas de chaque chose. »
  • [50]
    Après l’incendie de la salle du Diorama en 1839, Daguerre installe en 1842 un dernier diorama dans la nef de l’église de Bry-sur-Marne.
  • [51]
    Donna Haraway, « Le patriarcat de Teddy Bear. Taxidermie dans le Jardin d’Éden, New-York, 1908-1936 » [1984], dans Dioramas, éd. cit., p. 89.
  • [52]
    Voir L’Interdiction, CH, t. III, p. 427. Selon Gautier, Balzac reprend le terme à propos de la pièce Vautrin (Balzac [1874 – mais le texte avait paru en articles dès 1858], éd. présentée par Jean-Luc Steinmetz, postface de Candice Brunerie, Paris, Le Castor Astral, 2011, p. 101).
  • [53]
    Dans son ouvrage fondateur, L’Art de la mémoire [1966], traduit en français par Daniel Arasse, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 1975.
  • [54]
    Cicéron, De oratore, II, LXXVI, 351-354, cité par Frances A. Yates, L’Art de la mémoire, éd. cit., p. 14.
  • [55]
    La Maison Nucingen [1838], CH, t. VI, p. 332.
  • [56]
    Ibid., p. 332.
  • [57]
    Voir ibid., p. 335.
  • [58]
    Ibid., p. 363.
  • [59]
    Lettre à Mme Hanska du 26 octobre 1834, LHB, t. I, p. 205.
  • [60]
    Bernard Gendrel, « Balzac et les lois de la perspective », AB 2014, Balzac, homme de loi(s) ?, pp. 309-322.
  • [61]
    Les Employés [1844], CH, t. VII, p. 1001.
  • [62]
    La Maison Nucingen, éd. cit., p. 375.
  • [63]
    Le texte le précise (Les Employés, éd. cit., p. 1100).
  • [64]
    D’après l’AdHerennium, analysé par Frances A. Yates, op. cit., pp. 19-20.
  • [65]
    La Maison Nucingen, éd. cit., p. 353.
  • [66]
    Ibid., p. 392.
  • [67]
    Ibid., p. 331.
  • [68]
    Frances A. Yates, op. cit., p. 27 et note 16.
  • [69]
    Préface de la première édition de César Birotteau, CH, t. VI, p. 35.
  • [70]
    Georges Perec, « Les lieux (Notes sur un travail en cours) », texte cité dans Jacques Neefs et Hans Hartje, Georges Perec. Images, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 150.
  • [71]
    Ibid., p. 154. Quant à la reproduction des documents liés à l’œuvre de Georges Perec, nous tenons à remercier pour leur aide et leur aimable autorisation Mme Sylvia Richardson, ayant-droit de l’œuvre de Georges Perec, MM. Jacques Neefs et Hans Hartje, auteurs de Georges Perec. Images (Paris, Éd. du Seuil, 1993) et M. Jean-Luc Joly, président de l’Association Georges Perec, et auteur de l’article « Perec et Balzac » paru dans Le Courrier balzacien (nouv. série, n˚43, février 2018, pp. 5-15).
  • [72]
    Précision donnée par Perec dans Espèces d’espaces, p. 58, citée dans Jacques Neefs et Hans Hartje, Georges Perec. Images, éd. cit., p. 150.
  • [73]
    Espèces d’espaces, cité par Jacques Neefs, op. cit., p. 152.
  • [74]
    « Histoire et Physiologie des Boulevards de Paris », dans Le Diable à Paris, éd. cit., t. II, 1846, p. 96. Dans La Cousine Bette, Valérie Marneffe y commande à dîner pour elle et Steinbock (CH, t. VII, p. 413). L’établissement, sis 20, boulevard des Italiens, existe encore avec des façades refaites à l’identique.
  • [75]
    La Maison Nucingen, éd. cit., p. 367.
  • [76]
    Patricia Falguières, Les Chambres des merveilles, Paris, Bayard, « Le rayon des curiosités », p. 15.
  • [77]
    Cité par Frances A. Yates, op. cit., p. 17.
  • [78]
    Le Père Goriot, CH, t. III, p. 53.
  • [79]
    L’on trouvera une reproduction en couleur de ce papier peint sorti de la manufacture de Joseph Dufour (vers 1818), intitulé Le Paysage de Télémaque dans l’île deCalypso, dans le Cahier II (fig. XIV), qui accompagne l’article de Véronique de Brugniac-La Hougue, « Balzac et les papiers peints », AB 2017, Balzac architecte d’intérieurs, pp. 183-202.
  • [80]
    Le Père Goriot, éd. cit. p. 53.
  • [81]
    Frances A. Yates, L’Art de la mémoire, éd. cit., p. 20.
  • [82]
    Le Père Goriot, éd. cit., p. 231.
  • [83]
    Voir l’ouvrage désormais classique d’Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du roi. Essai sur la théologiepolitique au Moyen Âge [1957], trad. de l’anglais par J.-P. et N. Genet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 1983.
  • [84]
    Ibid., p. 277.
  • [85]
    Chargée du rôle de passeur entre le royaume des vivants et celui des morts, Méduse abuse : elle transforme un passage protégé en passage interdit de regard.
  • [86]
    Ibid., p. 144.
  • [87]
    Les Comédiens sans le savoir, CH, t. VII, p. 1156.
  • [88]
    La Cousine Bette, éd. cit., p. 407.
  • [89]
    Ibid., p. 151.
  • [90]
    Ibid., p. 261.
  • [91]
    Préface de la première édition Werdet, 1835, Le Père Goriot, éd. cit., p. 40.
  • [92]
    Bien étudiées par Rebecca M. Pauly, « Notes. Sur le décor de la pension Vauquer : Télémaque échoué aux murs du salon », AB 1989, pp. 317-324.
  • [93]
    Voir Véronique de Brugniac-La Hougue, qui souligne en outre que, dans la perspective d’une approche référentielle, la dimension des lés de ce papier peint, à la différence du Télémaque, correspond à celle du panneau en question (art. cit., pp. 199-200).
  • [94]
    Selon la lecture de Maurice Blanchot, dans Le Livre à venir, chap. I, « Le chant des sirènes », Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1986.
  • [95]
    Op. cit., p. 738.
  • [96]
    Op. cit., p. 821. Il s’agit de l’évocation par Énée devant Didon de son départ de Troie, après la destruction de la ville : « [Lorsque je quitte en pleurant les rivages de ma patrie, ses ports et] les plaines où fut Troie. » (Livre III, chant II).
  • [97]
    Voir Jean Baudrillard, « La chirurgie esthétique de l’altérité » [5 juillet 1993], dans Écran total, Paris, [recueil de ses chroniques parues dans Libération], 1997, p. 67 notamment.
  • [98]
    Patricia Falguières, op. cit., p. 20.
  • [99]
    Jacques Neefs et Hans Hartje, op. cit., p. 125.
  • [100]
    Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, « Débats », 1981.
  • [101]
    Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet [16 janvier 1852], dans Correspondance, éd. de Jean Bruneau, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, t. II, p. 31.
  • [102]
    Par cette perspective inversée, le trompe-l’œil, qui semble copie conforme d’un modèle, ne renvoie donc plus à un modèle hors-champ, ne relève plus d’une logique du modèle et de la ressemblance (ou de la dissemblance, c’est tout comme), mais bien de celle du simulacre, à la vie parallèle. Voir Jean Baudrillard, « Le trompe-l’œil ou la simulation enchantée », dans De la séduction. L’horizon sacré des apparences [1979], Paris, Denoël, 1984, p. 89.
  • [103]
    Tel le Scarabattolo de Domenico Remps (huile sur toile datée de la fin du xviisiècle, entre 1675 et 1690) trompe-l’œil - cabinet de curiosités conservé au Musée d’ell’Opificio delle Pietre Dure à Florence, reproduit au début du livre d’Adalgisa Lugli, Naturalia et Mirabilia. Les Cabinets de curiosité en Europe [1983], Paris, Adam Biro, 1998, figure I.
  • [104]
    Voir Patrick Thompson, art. cit., p. 63.
  • [105]
    Georges Perec, Un cabinet d’amateur. Histoire d’un tableau, Paris, Balland, « L’instant romanesque », 1979, p. 90.
  • [106]
    Lucien aussi, avec Véry : « Il fut tiré de ses rêves par le total de la carte qui lui enleva les cinquante francs avec lesquels il croyait aller fort loin dans Paris. » (Illusions perdues, éd. cit., p. 271).
Français

Il est plusieurs voies pour traiter de la table dans la littérature panoramique et dans l’œuvre de Balzac : l’on s’attachera ici à penser la représentation de la table sur le mode de la relation de la table à la représentation, dans les deux corpus, liés entre eux par un processus de modélisation réciproque. Associée au geste inaugural de la littérature panoramique (Le Diable boiteux), et objet d’un certain type de représentation (de la topographie à l’archéologie moderne), la table, affaire autant de temps que d’espace, appelle une certaine forme de représentation, le récit, l’histoire, de vie, voire pour Balzac la forme de représentation par excellence, l’histoire naturelle des cœurs et des mœurs en action, projet de son nouveau roman et projection du nouveau diorama. Mieux, par un détour qui est aussi retour à la rhétorique antique, la tabula, associée à l’art de la memoria et du panorama, pourrait bien être ce qui donne forme à la représentation, voire, par une nouvelle alliance entre tabula, memoria et inventio, en devenir la condition : la carte mnémonique et panoramique précède le réfectoire. Bien plus, dans le contexte historique d’une révolution philosophique, elle transhistorique, la tabula rasa de la Terreur-Méduse, la table apparaît, par la nouvelle alliance susdite, fonction d’information, d’intellection, de re-présentation d’un réel sinon irreprésentable. Une fonction indispensable mais jetable : de Balzac à Perec, via Houellebecq, l’assomption de la table comme fonction signe aussi sa disparition. À tabula rasa, tabula rasée, mais en faveur d’un roman de la fiction pure, par un auctor, configuré en nouvel Ulysse. De la topographie à la topologie, de la topologie à la topique et à la poétique, tels sont le trajet et le menu proposés pour ce voyage panoramique autour de la table.

Nathalie Preiss
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2018
https://doi.org/10.3917/balz.019.0101
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