CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 On sait que le rêve principal de Balzac fut d’être savant. Se fondant sur une intuition de Baudelaire qu’elle put amplement vérifier en élaborant sa thèse sur « Balzac et La Recherche de l’Absolu », Madeleine Ambrière a retracé, dans un important chapitre ajouté à la réédition de cette thèse dans la collection « Quadrige » des Puf, l’itinéraire de cette ambition [1]. Toutes les sciences ont manifestement intéressé Balzac : la chimie, les sciences naturelles bien sûr, en Balthazar Claës ; celles plus encore auxquelles recourt Louis Lambert en ses recherches sur la volonté : la physique et l’anatomie comparée ; celles que les élites savantes ont accréditées et celles qui, à tort selon lui, ne le furent pas toujours, comme la crânologie, la physiognomonie ou la névrologie [2] ; et touchant particulièrement à la question du mal, les positives et les occultes, la démonologie et la médecine. C’est à cette dernière, comme le précise l’auteur lui-même dans son « Préambule » au Traité des excitants modernes[3], qu’est évidemment empruntée la notion de « pathologie », science médicale vouée comme chacun sait à « la connaissance des causes et des symptômes des diverses maladies ». Dans un ouvrage qui est et restera encore longtemps un classique des études balzaciennes, Moïse Le Yaouanc a montré et mesuré les compétences du romancier en regard de la médecine de son temps [4]. La nosographie de l’humanité balzacienne, telle qu’elle se donne à voir dans La Comédie humaine, n’est certes pas impeccable : elle est néanmoins attentive, même si, conclut le critique, « il faut se garder de surestimer l’étendue et la valeur » de cette information et de « transformer Balzac en vrai docteur [5] ». Nombreux sont les exemples qui attestent – nous avons pu le vérifier très précisément à propos de Sabine de Grandlieu dans Béatrix [6] ‒ le souci d’exactitude et la compétence du romancier lorsqu’il décrit en leurs causes et leurs manifestations les souffrances de ses personnages. Mais en changeant de corps blessé, en devenant « sociale », sa « pathologie » change nécessairement de nature, et échappe à la simple médecine. Rendant compte dans L’Année balzacienne 1995 d’une remarquable présentation italienne de la Pathologie de la vie sociale par Mariolina Bertini, Roland Chollet disait sa réticence à considérer comme elle le choix de ce titre comme une prise de distance sérieuse par rapport au ton railleur de l’ouvrage [7]. Rien de plus sérieux que la raillerie et que le Balzac railleur, dont divers écrits pourraient encore enrichir peut-être, pensait-il, la trop maigre rubrique des écrits retenus sous cette étiquette. Le titre, de toute façon, méritait examen, ce qui en effet nous paraît évident : dans cette Pathologie de la société, le génitif doit-il être interprété comme objectif ou comme subjectif ? La société sera-t-elle considérée comme pathogène ou simplement malade ? On ne s’étonnera pas de trouver dans le texte telle référence à Rousseau [8]… Pour y voir plus clair et déceler les intentions de l’auteur en ce texte, il paraît indispensable d’en rappeler d’abord en sa complexité l’histoire, avant d’en mesurer l’exacte portée, et d’en montrer pour conclure les consonances avec la pensée politique générale de Balzac.

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3 On connaît la propension de Balzac à considérer comme faites, au grand désespoir souvent de ses éditeurs, des œuvres simplement rêvées. La Pathologie sociale, d’une certaine manière, est du nombre, puisque ce qui lui confère principalement aux yeux des éditeurs modernes, à côté sans doute d’autres raisons, le statut d’œuvre existante tient au constat que dans le Catalogue laissé par Balzac en 1845 en vue d’une deuxième édition de La Comédie humaine, son titre figure en romain, au lieu de la fragile italique réservée aux ouvrage qui « restent à faire [9] ». Nul ne conteste pour autant l’inachèvement d’une œuvre à laquelle Balzac n’a pu donner – faute de temps mais peut-être aussi en raison de sa matière – l’unité qu’il aurait souhaitée.

4 Le titre apparaît pour la première fois sous la plume de Balzac le 4 décembre 1838, dans une lettre à Armand Pérémé dans laquelle il fait allusion au contrat qu’il viendrait de signer avec l’éditeur Charpentier, qui ne le sera en fait qu’à la fin du mois [10]. Ce contrat, dans l’esprit de l’éditeur, se situait dans la continuité de ceux qu’il avait récemment signés avec l’auteur : exploitant le récent succès de la réédition de la Physiologie du goût de Brillat-Savarin dans le format de la collection à faible coût qu’il venait de lancer, il avait d’abord conclu avec lui un traité prévoyant, de manière à faire « pendant [11] » avec cette réussite, une réédition – à cinq mille exemplaires [12] ! – de la Physiologie du mariage de Balzac. Il avait ensuite sollicité sa collaboration en vue d’une édition supplémentaire de l’œuvre de Brillat-Savarin, sous la forme d’une préface, achetée cinq cents francs le 30 octobre [13], jamais totalement fournie et partant jamais publiée, mais dont le premier jet partiel a été retrouvé [14]. La nouvelle édition de la Physiologie du goût paraîtra en mai 1839, finalement accompagnée d’une préface du baron Richerand, compatriote et ami de Brillat-Savarin, mais suivie du Traité des excitants modernes de Balzac. Auparavant, le 24 décembre 1838, ce dernier avait obtenu de Charpentier un contrat prévoyant l’achat de trois œuvres en deux volumes in-8o chacune, parmi lesquelles, précédant Qui a terre a guerre [Les Paysans] et Le Curé de village, la Pathologie de la vie sociale [15].

5 On ne peut qu’être frappé par la concomitance entre l’apparition du titre et la contractuelle relecture de l’ouvrage de Brillat-Savarin, auquel Balzac avait déjà consacré en 1835, dans la Biographie universelle de Michaud, une notice bienveillante, nourrie de références souvent précises, dans laquelle apparaissait toutefois le reproche « d’avoir, dans son admiration pour le contenu, négligé le contenant [16] », ce qui ouvrait de façon précise la voie aux travaux plus approfondis d’éventuels successeurs. Mais la perspective générale de l’ouvrage, annonçant en préface que « le plaisir de la table » devait être examiné « sous tous ses rapports », qu’« il y avait là-dessus quelque chose de mieux à faire que des livres de cuisine, et qu’il y avait beaucoup à dire sur des fonctions si essentielles, si continues, et qui influent d’une manière si directe sur la santé, sur le bonheur, et même sur les affaires », ne pouvait qu’intéresser Balzac [17]. À l’évidence, des aphorismes comme « dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es », ou comme « la destinée des nations dépend de la manière dont elles se nourrissent » [18], ne seront pas oubliés. De même que le choix d’un certain ton, écartant du discours, de propos délibéré, de peur d’ennuyer, les détails des enquêtes scientifiques antérieure­ment menées en « médecin amateur », jugées trop « indigestes » : « J’ai semé mon ouvrage d’anecdotes », lit-on encore, « dont quelques-unes me sont personnelles » [19]. N’oublions pas non plus qu’aux cinq sens généralement reconnus, Brillat-Savarin avait eu le mérite d’ajouter le « génésique [20] », auquel Balzac n’avait pas oublié d’accorder quelque importance dans sa Physiologie du mariage, dès sa version préoriginale [21], postérieure d’un an à peine à la publication originale de l’ouvrage de Brillat-Savarin.

6 En vertu du traité du 24 décembre conclu avec Charpentier, le manuscrit de la Pathologie sociale, dont il était explicitement prévu qu’il serait totalement inédit, « sauf les parties qui sont à la connaissance de M. Charpentier et que M. de Balzac lui a communiquées, telles que les publications faites dans La Mode, et la Théorie de la démarche[22] », devait être livré le 15 juillet de l’année suivante [23], donc en 1840. Il ne le sera pas, non pas d’abord par la défaillance de Balzac mais du fait du changement d’éditeur, Charpentier s’étant désisté de ses droits en faveur de Souverain, beaucoup moins ouvert à la publication d’une Pathologie : le contrat signé entre les deux éditeurs, le 25 avril 1839, prévoit d’emblée pour la continuation de l’accord l’hypothèse du remplacement de la Pathologie par un roman de substitution [24].

7 Balzac pourtant, de son côté, n’abandonnait nullement son projet. Dans une lettre à Souverain du 27 février 1840 ‒ dans laquelle, avouant d’importants retards liés à « deux accidents graves » qui l’ont « empêché » malgré l’importance des efforts déployés, il s’engage envers lui sur des bases nouvelles pour divers romans (Pierrette, Le Curé de village, Les Mémoires d’une jeune fille) ‒, il lui garantit pour six mois, à prix égal bien sûr, la préférence pour toute publication d’inédit dans le format in-octavo, en ménageant toutefois une intéressante exception pour la Pathologie de la vie sociale, qui appartient donc bien encore pour lui aux chantiers en cours [25] et avait comme on a vu trouvé l’année précédente dans la publication du Traité des excitants modernes un début d’incarnation. Un « Préambule », ouvrant ce Traité, précisait si l’on peut dire ce que devait être le contenu de cette Pathologie dont il fournissait le titre complet : Pathologie de la vie sociale, ou Méditations mathématiques, physiques, chimiques et transcendantes sur les manifestations de la pensée, prises sous toutes les formes que lui donne l’état social, soit par le vivre et le couvert, soit par la démarche et la parole, etc. Voici comment les lignes suivantes en annonçaient l’esprit : « L’homme est élevé, bien ou mal », y écrivait Balzac.

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Il forme un être à part avec son caractère plus ou moins original ; il s’est marié, sa double vie se manifeste, il obéit à toutes les fantaisies que la société a développées en lui, à toutes les lois qu’elle a portées sans chambres ni rois, sans opposition ni ministérialisme, et qui sont les mieux suivies : il s’habille, il se loge, il parle, il marche, il mange, il monte à cheval ou en voiture, il fume, il se grise et dégrise, il agit suivant des règles données et invariables, malgré les différences peu sensibles de la mode, qui augmente ou simplifie les choses, mais les supprime rarement. N’était-ce donc pas un ouvrage d’une haute importance que de codifier les lois de cette existence extérieure, de rechercher son expression philosophique, de constater ses désordres [26] ?

9 L’un des intérêts de cette longue citation est de montrer l’étendue du programme envisagé par l’auteur pour sa future Pathologie. Son ambition est manifestement de déplacer le regard porté sur l’homme en envisageant successivement de manière totalisante et quasi encyclopédique tous les aspects de l’activité humaine. Si « transcendance » il y a, ce n’est pas celle à laquelle on aurait pu d’abord penser. Nulle quête d’essence ici, ni de jugement moral. Le dépassement des apparences se fait bien au profit de la détection de lois, mais plus fonctionnelles que normatives. Ce qui, comme le suggère plaisamment la métaphore politique, n’exclut nullement l’autorité, mais assurément le débat. En ces matières, la liberté qui de fait se donne n’a pas forcément conscience d’elle-même. En décryptant l’implicite, l’observateur la restaure, partiellement du moins, car nul n’échappe à la mode, et tout le monde participe à « la vie sociale », en ces diverses occurrences où le comportement individuel s’inscrit dans une pratique sociale. L’auteur en engageait le téméraire inventaire. En matière de table, Brillat-Savarin avait posé quelques jalons, de même que pour quelques « excitants modernes ». Mais en intitulant Tabacologie les pages remises à Charpentier fin novembre 1838 au nom du traité projeté, pages dont il reçut épreuves à corriger en décembre [27], Balzac entendait à n’en pas douter attirer l’attention sur une lacune importante à ses yeux de la Physiologie du goût [28]. Le traité initialement conclu avec Charpentier en décembre 1838 en vue d’une Pathologie sociale signalait en outre dans la production balzacienne des textes antérieurs à reprendre, qui d’ores et déjà complétaient l’enquête : de la référence imprécise du contrat, ne sera retenue par les éditeurs ultérieurs, parmi « les publications faites dans La Mode », que le Traité de la vie élégante, qui y parut en 1830, puis comme l’indiquait toujours le traité, la Théorie de la démarche, publiée dans L’Europe littéraire d’août à septembre 1833 [29].

10 Quand donc Balzac annonce en 1839 dans le « Préambule » au Traité des excitants modernes sa Pathologie sociale comme étant « sous presse » et « à paraître dans les derniers mois » [30] de l’année, l’œuvre existe comme projet intellectuel, et concrètement sans doute, mais sous forme parcellaire et de pièces détachées, fort mal unifiées. On sait qu’il en a pourtant probablement proposé la publication à La Phalange, organe fouriériste, en septembre 1840 [31]. C’est faute de place que Victor Considérant aurait eu le « crève-cœur » [sic] de ne pas donner suite à son offre, tout en comptant sur sa collaboration future, et en lui offrant, à titre de précieux dédommagement, quelques opuscules de sa plume. L’annonce du titre se retrouve ensuite en 1842, dans l’Avant-propos de La Comédie humaine, mais pour y trouver une place qui dès lors devient moins celle d’œuvre en voie de constitution – même si une lettre à Dubochet du 5 janvier 1844 la range au nombre des productions dont avec Les Paysans il devrait s’occuper prioritairement [32] ‒, que d’un écrit dont la place, si inachevé soit-il, se définit essentiellement par rapport au dispositif général d’une construction d’ensemble, et qui ne fait pas de Séraphîta, conclusion des Études philosophiques, mais de ces Études analytiques, partie encore inachevée du tout, le sommet de la construction [33].

11 La genèse de cette section de La Comédie humaine a été définitivement retracée par P.-G. Castex dans l’édition de la Pléiade [34]. Rappelons donc seulement qu’en sa première annonce à l’Étrangère, en octobre 1834, elle se réduisait à neuf volumes, à comparer aux vingt-quatre d’Études de mœurs et aux quinze d’Études philosophiques [35]. Elle ne comprenait alors que la Physiologie du mariage, mais devait conduire à un Essai sur les forces humaines qui ferait « la science » du « système » dont les autres sections auraient fait « la poésie » et « la démonstration » [36]. Mais la collection Lovenjoul conserve deux feuillets antérieurs plus riches pour cette histoire : l’un, qui selon P.-G. Castex « remonte peut-être à 1833 », annonce, précédant la Physiologie, une Anatomie des corps enseignants et surtout un Traité complet de la vie extérieure, et lui succédant une Monographie de la vertu et une Nosographie de l’amour[37]; l’autre, datant des premiers mois de 1834, sous l’intitulé général d’Études anatomiques faites sur l’état social par M. de Balzac, prévoit en sept volumes un corpus analogue, comprenant une Analyse des corps enseignants, une édition enrichie de la Physiologie du mariage, et un Traité redevenu de la vie élégante, enfin une Monographie de la vertu [38]. Plus intéressant est enfin en 1839 le « Préambule » au Traité des excitants modernes que nous avons déjà eu l’occasion de citer, où les Études analytiques ne se présentent plus comme une simple liste d’ouvrages, mais comme un ensemble structuré ayant pour objet de « concentrer » en quelques « ouvrages de morale politique, d’observations scientifiques, de critique railleuse, tout ce qui concernait la vie sociale analysée à fond » [39]. Encadrant la Physiologie du mariage rééditée, devait y paraître l’Analyse des corps enseignants, définie comme « examen philosophique de tout ce qui influe sur l’homme avant sa conception, pendant sa gestation, après sa naissance, et depuis sa naissance jusqu’à vingt-cinq ans, époque à laquelle l’homme est fait ». L’ouvrage en sa portée devait aller bien au-delà de l’Émile, où Rousseau n’aurait pas « embrassé la dixième partie du sujet, quoique ce livre ait imprimé une physionomie nouvelle à la civilisation [40] ». Le champ d’investigation dévolu à la Pathologie sociale, annoncée comme « sous presse », intervenait symétriquement, dans l’au-delà du mariage, accompli à « l’âge de trente ans, sauf de rares exceptions » :

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Ce titre, bizarre en apparence, est justifié par une observation qui m’est commune avec Brillat-Savarin. L’état de société fait de nos besoins, de nos nécessités, de nos goûts, autant de plaies, autant de maladies, par les excès auxquels nous nous portons, poussés par le développement que leur imprime la pensée : il n’y a rien en nous par où elle ne se trahisse. De là ce titre pris à la science médicale. Là où il n’y a pas maladie physique, il y a maladie morale. La vanité est froissée de ne pas avoir telle ou telle chose, de ne pas obtenir tel ou tel résultat, et souvent faute de connaître les véritables principes qui dominent la matière. […] La Pathologie sociale, qui est sous presse […] est donc une Anthropologie complète, qui manque au monde savant, élégant, littéraire et domestique [41].

13 Revenait pour conclure l’annonce d’une Monographie de la vertu, dont le titre

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indique assez son importance, en montrant la vertu assimilée à une plante qui comporte beaucoup d’espèces, et soumise aux formules botaniques de Linné. Après avoir examiné comment l’homme social se fait ce qu’il est, se conduit dans le mariage, et s’exprime par sa vie extérieure, les Études analytiques n’auraient-elles pas été incomplètes, si je n’avais pas essayé de déterminer les lois de la conscience morale, qui ne ressemble en rien à la conscience naturelle [42] ?

15 Stéphane Vachon a justement remarqué dans sa contribution à Balzac. L’aventure analytique que le corpus de cette section de La Comédie humaine, précocement défini, ne s’enrichirait guère, sinon par l’apparition de quelques titres tous restés à l’état de projets comme d’ailleurs ceux dont nous venons de parler, ce qui rend d’autant plus remarquable son ina­chève­ment [43]. C’est que, pensait-il, la substance en était passée dans les Études de mœurs. Félix Davin, porte-parole de l’auteur, l’avait d’ailleurs reconnu déjà dans son « Introduction » aux Études philosophiques :

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[…] le jour où l’artiste a quitté l’envers de sa tapisserie pour voir le dessin de son fil et ce que produisaient ses couleurs, il s’est aperçu que, malgré lui peut-être, il développait le texte qu’il avait dans l’âme, qu’il déduisait les preuves de sa science cachée, qu’il faisait une œuvre analytique dont il portait la synthèse en lui-même, qu’il exprimait le drame et la poésie de son monde avant d’en mettre au jour les formules physiologiques [44].

17 C’est dire qu’en vérité, à défaut de le faire en forme, ces Études analytiques continuaient de constituer en substance le fondement de cette anthropologie à laquelle, plus en définitive qu’à une cosmologie, entendait principalement, comme l’a justement écrit Pierre-Georges Castex, nous conduire Balzac [45]. Parmi elles, le projet largement inabouti de Pathologie de la vie sociale apparaissait comme un ouvrage néanmoins très précisément envisagé, clairement situé en ses dimensions mêmes et – entre hommage et critique – dans la référence originelle à la Physiologie du goût de Brillat-Savarin, et dont l’ambition extraordinairement vaste était d’ajouter à la Physiologie du mariage une sorte de Physiologie générale de l’homme extérieur, au carrefour impossible d’Études de mœurs déjà fort éloquentes et d’un Essai sur les forces humaines jamais abandonné.

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19 On sait que l’intention de produire une œuvre à caractère scientifique, ayant pour objet de repenser à nouveau frais, hors de tout préjugé, l’homme en sa nature et ses facultés restées à ses yeux encore largement inexplorées fut ancienne chez Balzac, qui date communément de 1820 nombre des divers projets et des diverses enquêtes qui s’y rattachent [46].

20 « Des sciences nous sont encore inconnues », lit-on dans le Discours sur l’immortalité de l’âme. « qui peut-être étonneront un jour l’homme et lui révèleront la grandeur tout entière de sa puissance. Mais avouons aujourd’hui avec grâce et de bonne foi que, si nous avons décomposé les éléments et si les secrets de la nature ne sont plus séparés de nous que par un dernier voile, nous ne connaissons pas encore ce qui fait notre force […] [47] ». Et l’on connaît la fameuse proclamation de la Physiologie du mariage : « L’étude des mystères de la pensée, la découverte des organes de l’âme humaine, la géométrie de ses forces, les phénomènes de sa puissance […], enfin les lois de sa dynamique et celles de son influence physique constitueront la glorieuse part du siècle suivant dans le trésor des sciences humaines [48]. » À cette étude, le jeune Balzac s’attaqua lui-même dès la rue Lesdiguières où dès ces années 1818 à 1820 il « travailla sans relâche », selon l’« Introduction » aux Études philosophiques de Félix Davin, « à comparer, analyser, résumer les œuvres que les philosophes et les médecins de l’Antiquité, du Moyen Âge et des deux siècles précédents avaient laissées sur le cerveau de l’homme ». Et de renvoyer le lecteur au témoignage de Barchou de Penhoën pour « attester au besoin combien fut précoce chez [lui] le germe du système physiologique autour duquel voltige encore sa pensée [49] ».

21 Si, comme écrit définitivement constitué, ce « système » nous manque, on en connaît quelques principes, épars dans La Comédie humaine, en particulier dans ses deuxième et troisième sections. Si dans la vision de Louis Lambert, « Tout ici-bas n’existe que par le Mouvement et par le Nombre », cet « ici-bas » est concrètement « le produit d’une substance éthérée » que l’animal s’assimile en son cerveau, où elle se transforme en volonté : « En l’homme, ajoute-t-il, la Volonté devient une force qui lui est propre, et qui surpasse en intensité celle de toutes les espèces [50]. » Ces « Pensées » du héros éclairent la mise en forme que reçoit finalement dans La Théorie de la démarche, après enquête et approfondissement, la séduisante intuition née dans le banal décor de « la grande cour des Messageries, rue Notre-Dame-des-Victoires », au spectacle non moins ordinaire d’un ouvrier cherchant à se rattraper en tombant :

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Pour moi, dès lors, le mouvement comprit la Pensée, action la plus pure de l’être humain ; le Verbe, traduction de ses pensées ; puis la Démarche et le Geste, accomplissement plus ou moins passionné du Verbe. De cette effusion de vie plus ou moins abondante, et de la manière dont l’homme la dirige, procèdent les merveilles du toucher, auxquelles nous devons Paganini, Raphaël, Michel-Ange, Huerta le guitariste, Taglioni, Liszt, artistes qui tous transfusent leurs âmes par des mouvements dont ils ont seuls le secret. Des transformations de la pensée dans la voix, qui est le toucher par lequel l’âme agit le plus spontanément, découlent les miracles de l’éloquence, et les célestes enchante­ments de la musique vocale. La parole n’est-elle pas en quelque sorte la démarche du cœur et du cerveau [51] ?

23 Tout en l’homme, qu’il s’agisse de l’homme « intérieur » ou de l’homme social, procède donc d’une énergie initiale transformée. La toilette, la démarche, la parole n’expriment pas simplement l’individu ; elles sont lui sous une autre forme. C’est dire que pour Balzac chacun, sans le savoir et moins encore l’avoir choisi, a reçu sa peau de chagrin, c’est-à-dire principalement d’abord, ne l’oublions pas, un magique pouvoir, qu’il convient à chacun de concrétiser en réalisations qui jugent ses désirs ! Nul doute que Balzac n’ait reçu lui-même son génie comme un talisman ouvrant l’accès à des trésors de diverse nature, dangereusement bien sûr, comme ne manquait pas de le lui rappeler régulièrement le bon docteur Nacquart. Des pouvoirs de la pensée il avait en outre dès sa jeunesse puis par le relais de sa mère constaté la réalité dans les « miracles » du magnétisme et de ses cures, auxquels il reprochait comme on sait à la médecine officielle de ne pas croire assez [52]. Mais comme le montre notre citation précédente, il la vérifiait aussi dans les effets de l’art, où se trouve récompensée la générosité de l’artiste, cette « exception » du Traité de la vie élégante pour qui l’« oisiveté est un travail » et le « travail un repos » : « Qu’il s’occupe à ne rien faire ou médite un chef-d’œuvre sans paraître occupé […] ; qu’il n’ait pas vingt-cinq centimes à lui ou jette de l’or à pleines mains, il est toujours l’expression d’une grande pensée et domine la société [53]. » Les Martyrs ignorés illustreront des effets plus négatifs de ces pouvoirs de l’idée ou de la passion s’incarnant en stratégies précises, mais dont l’Histoire elle-même avait fourni des exemples : comme dans le fanatisme prouvant que « ces forces, chez certains êtres, deviennent des fleuves de Volonté qui réunissent et entraînent tout [54] », ou dans l’éloquence révolutionnaire s’emparant des consciences au point de généraliser la Terreur [55].

24 Mais le principe de la peau de chagrin implique aussi bien sûr une économie [56]. Selon le jeune Balzac déjà, qui le rappelle à la dernière page du Traité des excitants modernes, « l’homme n’a qu’une somme de force vitale [57] ». Cette dernière est fort inégale selon les individus, et cela est vrai aussi bien dans l’Histoire ‒ rien de comparable entre un Napoléon, qui put et sut animer un monde, et un Louis XVIII, dont l’énergie fut grandement absorbée comme le rappelle notre Pathologie par la digestion [58] ‒ que dans La Comédie humaine qui a ses forts et ses faibles, Herréra et Lucien de Rubempré, Bette et Wenceslas Steinbock [59]. Quant à Balzac lui-même, comme il s’en vante auprès de la duchesse d’Abrantès en juillet 1825, parmi toutes les qualités susceptibles de lui être attribuées, il n’en était qu’une qu’il fût absolument sûr de posséder : c’était sa « sauvage énergie [60] ».

25 Si important soit-il, le propre de ce premier capital énergétique est néanmoins selon la théorie illustrée par Balzac de se dissiper dans l’exercice même de la vie. Comment donc l’entretenir ? Une amusante lettre de Gervais Charpentier à Balzac, du 9 avril 1839, lui annonce de légères censures, dans l’imminente impression de son Traité des excitants modernes :

26

J’ai retranché proprio motu au commencement de votre travail une petite drôlerie que vous me mettiez très agréablement sur le dos, à savoir qu’en publiant votre Physiologie après celle de Brillat-Savarin, j’ai peut-être pensé que l’une était la recette et l’autre la dépense. Comme vous avez des privilèges, en votre qualité d’homme d’esprit reconnu, vous pouvez fort bien endosser cette impertinence contre l’amour, mais moi qui suis plutôt en sentiments un platonicien que de l’école opposée, je ne peux ni ne dois franchement la prendre pour mon compte [61].

27 Le propos nous informe sur la réception par ses éditeurs mêmes de l’œuvre balzacienne, et la relative incompréhension qui pouvait en résulter des écrits de l’auteur. Car sur le plan de l’énergétique qui intéressait Balzac, il est clair que traitant du « goût », et partant de l’alimentation, l’intérêt de l’ouvrage de Brillat-Savarin était bien de traiter notamment des « recettes ». Dans la liste d’aphorismes qui ouvrait sa Physiologie, le troisième énonçait par exemple que « la destinée des nations dépend de la manière dont elles se nourrissent [62] », proposition qui déjà donnait à sa réflexion une portée sociale ; la Méditation II attribuait pour principale fonction au goût de « nous invite[r], par le plaisir, à réparer les pertes que nous faisons par l’action de la vie [63] » ; la Méditation IV, intitulée « De l’appétit », avançait enfin de façon intéressante dans la définition proposée du même phénomène la notion d’« équilibre ». On y lit :

28

Le mouvement et la vie occasionnent, dans le corps vivant, une déperdition continuelle de substance ; et le corps humain, cette machine si compliquée, serait bientôt hors de service, si la Providence n’y avait placé un ressort qui l’avertit du moment où ses forces ne sont plus en équilibre avec ses besoins.
Ce moniteur est l’appétit. On entend par ce mot la première impression du besoin de manger [64].

29 L’idée qu’il faille se préoccuper de la « recette » n’est en vérité nullement étrangère à Balzac, qu’elle conduit à des suggestions drolatiquement précises dans la Physiologie du mariage en matière de régime alimentaire de l’épouse [65]. On sait de plus que son père était préoccupé d’eugénisme, et, songeant à faire la fortune des siens en plaçant une bonne part de sa fortune dans une tontine, attachait la plus grand importance aux questions de santé et de longévité. Aussi l’intérêt porté à l’alimentation se concentre-t-il ‒ mais qu’en eût-il été dans une Pathologie achevée ? ‒ sur l’idée développée en tête du Traité des excitants modernes selon laquelle « les sociétés modernes peuvent [se] trouver modifiées d’une manière inappréciable » par « l’absorption » de diverses substances ‒ il s’agit comme on sait de l’eau-de-vie, du sucre, du thé, du café et du tabac ‒ « découvertes depuis environ deux siècles, et introduites dans l’économie humaine » [66]. L’axiome à graver « en lettres d’or », selon le même Traité, est que « L’alimentation est la génération » [67]. Or, constate-t-il, l’alcool est à l’origine de « ces êtres chétifs qui composent la population ouvrière », il a engendré « l’effroyable gamin de Paris » [68] ; la grande consommation de thé ne paraît pas sans rapport avec « la morale anglaise, les miss au teint blafard, les hypocrisies et les médisances anglaises [69] » ; sous l’effet du tabac, « les peuples fumeurs, comme les Hollandais, qui ont fumé les premiers en Europe, sont essentiellement apathiques et mous, la Hollande n’a aucun excédent de population », elle « appartiendra toujours à qui voudra la prendre » [70], et « la pipe entre pour beaucoup dans la tranquillité de l’Allemagne ; elle dépouille l’homme d’une certaine portion de son énergie [71] » ; chez les Turcs, les méfaits conjugués du tabac, de l’opium et du café ont entraîné « la cessation des facultés génératives », si bien que là-bas, « un homme de trente ans équivaut à un Européen de cinquante ans » [72].

30 Pour notre auteur toutefois, il n’y a pas que le constat historique de la consommation généralisée d’« excitants », caractéristique de la modernité, pour influer par la génétique sur les nations. Il n’a jamais été d’alimentation sans effets. D’où résulte par exemple l’axiome selon lequel « La marée donne les filles, la boucherie fait les garçons ; le boulanger est le père de la pensée [73] ». Un pays qui vit de ses pêches manquera donc inéluctablement de soldats pour le défendre. Malheur de même à celui qui pour base de sa nourriture, substituerait la pomme de terre au froment, alors que « le boulanger est le père de la pensée[74] » : le déclin des arts y sera inévitable. Balzac avait évidemment lu le passage où Brillat-Savarin relevait l’extraordinaire proportion de filles par rapport aux garçons dans un milieu de pêcheurs qu’il avait observé [75]. Mais au propos le Traité des excitants modernes n’hésite pas comme on voit à donner une portée résolument politique :

31

Les peuples sont de grands enfants, et la politique devrait être leur mère. L’alimentation publique prise dans son ensemble est une partie immense de la politique et la plus négligée, j’ose même dire qu’elle est dans l’enfance.
Aucun de nos hommes d’État, qui sont généralement plus occupés d’eux-mêmes que de la chose publique, à moins qu’on ne regarde leurs vanités, leurs maîtresses et leurs capitaux comme des choses publiques, ne sait où va la France par ses excès de tabac, par l’emploi du sucre, de la pomme de terre substituée au blé, de l’eau-de-vie, etc. [76]

32 Et ce n’est certes pas sans intention que l’auteur choisit de conclure son écrit, « pour se résumer », par cet aphorisme inattendu : « Quand la France envoie ses cinq cent mille hommes aux Pyrénées, elle ne les a pas sur le Rhin. Ainsi de l’homme[77]. »

33 Il ne faut pas oublier cependant qu’il avait aussi eu un père qui n’avait nullement improvisé la conception de ses enfants. Balzac le confiait à Mme Hanska dans une lettre du 27 mars 1836 :

34

[…] les enfants considérés dans leur avenir vital est une des grandes monstruosités sociales, il y a peu de pères qui se donnent la peine de réfléchir à leurs devoirs, mon père avait fait de grandes études à ce sujet ; il me les a communiquées (je veux dire les résultats) de bonne heure, et j’ai des idées arrêtées qui m’ont dicté la Physiologie du mariage, livre plus profond que moqueur, et frivole ; mais qui sera complété par mon grand ouvrage sur l’éducation prise dans un sens large, et que je fais remonter avant la génération, car l’enfant est dans le père. Je suis une grande preuve, ainsi que ma sœur, des principes de mon père. Il avait 59 ans quand je suis né ; il en avait 63 quand ma sœur est née. Or, nous avons tous deux manqué de succomber à la puissance de notre vitalité, et nous avons des constitutions centenaires. Sans cette puissance de force et de vie transmise par mon père, je serais mort sous les dettes, les obligations. […] La question est immense, elle a d’innombrables ramifications, elle m’absorbe souvent […], mais je m’en réfère à Sterne dont je partage entièrement les opinions, le Tristram Shandy est, dans cette partie, un chef-d’œuvre [78].

35 De cette puissante vitalité, plus ou moins heureusement héritée et plus ou moins savamment entretenue, il convient néanmoins, conseille le Traité, de ne pas gaspiller le capital. Le repos y contribue, même si dans l’énergétique balzacienne, il convient de s’en méfier, car s’il est régénérateur, il peut aussi conduire les organes à une dégénérescence mortifère [79]. De façon générale, en ses Études de mœurs aussi bien qu’en ses Études philosophiques, Balzac insiste moins dans son système sur la sauvegarde que sur la dépense, qui reste au cœur de ses Études analytiques. L’axiome XII de la Théorie de la démarche est célèbre : « Tout mouvement exorbitant est une prodigalité sublime [80]. » Tout excès d’énergie donc se paye ‒ ce qui le rend, notons-le bien, nullement injustifié, mais comme écrit Balzac « sublime ». Et ce qui condamne en fait, en dépit de leur juste calcul, les avares d’eux-mêmes comme Fontenelle, modèle de Gobseck, forcément présent dans la Théorie de la démarche :

36

Fontenelle a touché la barre d’un siècle à l’autre par la stricte économie qu’il apportait dans la distribution de son mouvement vital. Il aimait mieux écouter que de parler […]. Il disait des mots qui résumaient la conversation, et ne conversait jamais. Il connaissait bien la prodigieuse déperdition de fluide que nécessite le mouvement vocal. Il n’avait jamais haussé la voix dans aucune occasion de sa vie ; il ne parlait pas en carrosse, pour ne pas être obligé d’élever le ton. Il ne se passionnait point. Il n’aimait personne […]. / Fontenelle a peu marché, il s’est fait porter pendant toute sa vie. Le président Roze lisait pour lui les éloges de l’Académie ; il avait ainsi trouvé moyen d’emprunter quelque chose à ce célèbre avare [81].

37 « Pourriez-vous me trouver un grand résultat humain obtenu sans un mouvement excessif, matériel ou moral ? », concluait pourtant la Théorie de la démarche [82]. Tout est non dans l’abstinence, mais dans l’équilibre et la gestion.

38 Or c’est bien là que la Pathologie redevenait sociale, car d’une part la vie en société, expliquait-elle, souvent défigure l’individu. Qu’on songe par exemple aux distorsions qu’imposent à la silhouette les conditions de la vie maritime ou militaire [83] ‒ au matelot contraint de s’adapter chaque jour aux oscillations de son navire, la grâce naturelle de l’animal est jamais perdue ‒, ou encore de l’influence délétère exercée en certaines professions par les conditions de leur exercice ‒ du magistrat amoindri par sa vie sédentaire au portier détruit par sa loge ignoble [84]. Plus profondément, c’est en lui imposant concrètement de faux besoins, que selon une perspective qui assez lointainement rejoint celle plus abstraite de Rousseau, la société véritablement use selon le Balzac du Traité des excitants modernes l’individu :

39

La Nature veut que tous les organes participent à la vie dans des proportions égales ; tandis que la Société développe chez les hommes une sorte de soif pour tel ou tel plaisir dont la satisfaction porte dans tel ou tel organe plus de force qu’il ne lui en est dû, et souvent toute la force ; les affluents qui l’entretiennent désertent les organes sevrés en quantités équivalentes à celles que prennent les organes gourmands. De là les maladies, et, en définitive, l’abréviation de la vie [85].

40 Nous retrouvons ici La Peau de chagrin, où tenté par Fœdora, c’est-à-dire, précise bien le texte, la société, Raphaël dissipe et en pure perte l’énergie qu’il avait prévu de consacrer à des travaux utiles. Attention toutefois aux nuances de la pensée balzacienne, pour qui par exemple le souci de l’élégance a bien sa nécessité : le souci de la distinction n’est-il pas d’ailleurs une marque de résistance dans une société devenue égalitariste ? Et le Traité de la vie élégante commence par expliquer que la première aliénation est pour l’homme le travail, sauf chez l’artiste pour qui il est loisir studieux : « La vie élégante est, dans une large acception du terme, l’art d’animer le repos [86]. » Même les excitants modernes, si nocifs puissent-ils être, ont leur bon usage : sans café, jamais Rossini dans l’anecdote évoquée dans le Traité n’aurait produit son opéra ; d’une certaine manière, l’alcool remédie aux misères de la prostituée parisienne, et les effets associés du cigare et de l’ivresse n’ont pas été totale­ment négatifs sur l’auteur [87] . Â chacun de veiller à bien gérer ses inévitables tentations : « Résister, c’est le fond de la vertu », expliquèrent vainement à Lucien ses amis du Cénacle [88]. Tout est finalement affaire de volonté, au sens ordinaire du mot : La Comédie humaine montre bien que sans cette vertu, rien n’est possible. Mais forte est l’emprise sociale, non seulement en soi ou par le jeu naturel des passions, mais encore du fait des conditions historiques postrévolutionnaires qui à l’homme moderne en ont ajouté d’autres, en particulier celle, hautement désorganisatrice, de sa liberté conçue comme purement individualiste et irresponsable dans l’histoire, et celle non moins ravageuse de l’égalité, qui lui rend intolérables des distinctions que le Traité de la vie élégante, de façon remarquable en cette année 1830 où il est écrit, juge inéluctablement inscrites dans l’ordre des choses [89].

41 *

42 Fondée sur une analyse de l’existence sociale plutôt que sur une critique de l’ordre social présent, néanmoins toujours sous-jacent comme on vient de voir, la Pathologie de la vie sociale de Balzac ne saurait appeler une cure révolutionnaire, qui prodigue d’énergie par nature, serait d’ailleurs entrée en contradiction avec ses recommandations, essentiellement conservatrices. À quoi tendaient-elles ? À un impératif d’harmonie interne et d’équilibre de forces dont on peut penser qu’elle n’est pas sans rapport avec certaines revendications politiques constantes du romancier. Calmer les passions et prévenir les effets fâcheux de leurs débordements, n’était-ce pas dans l’esprit du législateur le fondement même de la puissance paternelle à laquelle Balzac se montre si attaché ? Et que trouve-t-il de précieux dans le catholicisme sinon « un système complet de répression des tendances dépravées de l’homme » et « le plus grand élément d’Ordre social » [90] ?

43 Il faut faire attention toutefois à ces notions de « répression » et d’« ordre ». Dans le paragraphe qui suit dans l’« Avant-propos » celui où figure la célèbre formule que nous venons de citer, Balzac rappelle que la passion reste « l’élément social », même s’il peut devenir « destructeur », c’est-à-dire que dans le mouvement social, la force dynamique de la passion ne peut être ignorée. Et l’on comprend mieux dès lors que la publication de la Pathologie de la vie sociale ait pu être un moment envisagée dans l’organe fouriériste qu’est La Phalange, surtout si l’on songe aux contacts relevés par Paul Bénichou ‒ plus tard il est vrai ‒ entre fouriérisme et swedenborgisme [91]. Le romancier ne pouvait toutefois le suivre en son utopie, faute principalement d’une foi solide, comme on sait, en un monde meilleur. Mais il a exprimé dans la Revue parisienne son intérêt pour sa pensée, jugée bien supérieure à celle de Saint-Simon :

44

Quand Fourier n’aurait que sa théorie sur les passions, il est digne d’être mieux analysé. Sous ce rapport, il continue la doctrine de Jésus. Jésus a donné l’âme au monde. Réhabiliter les passions, qui sont les mouvements de l’âme, c’est se constituer le mécanicien du savant. Jésus a révélé la Théorie, Fourier invente l’application. Fourier a considéré certes avec raison les passions comme des ressorts qui dirigent l’homme et conséquemment les sociétés. Ces passions étant d’essence divine, car on ne peut pas supposer que l’effet ne soit pas en rapport avec la cause et les passions sont bien les mouvements de l’âme, elles ne sont donc pas mauvaises en elles-mêmes. En ceci Fourier rompt en visière, comme tous les grands novateurs, comme Jésus, à tout le passé du monde. Selon lui le milieu social dans lequel elles se meuvent rend seul les passions subversives. Il a conçu l’œuvre colossale d’approprier les milieux aux passions, d’abattre les obstacles, d’empêcher les luttes. Or régulariser l’essor de la passion, l’atteler au char social n’est pas lâcher la bride aux appétits brutaux. N’est-ce pas faire œuvre d’intelligence, et non de matérialité [92] ?

45 En cet intéressant commentaire, Balzac nous révélait à n’en pas douter quelques idées constitutives non seulement de sa synthèse annoncée sur Fourier, mais de sa Pathologie de la vie sociale à venir. Dommage que cette dernière soit vouée à nous demeurer en bien des points à jamais mystérieuse.

Notes

  • [1]
    « Balzac rêva-t-il d’être un savant ? », dans M. Ambrière, Balzac et la Recherche de l’Absolu, Puf, coll. « Quadrige », 1999, pp. 558-611. Article repris dans Une grande voix balzacienne. Madeleine Ambrière, L’Année balzacienne, Hors série, 2015, pp. 303-369.
  • [2]
    Voir Le Cousin Pons, CH, t. VII, p. 588.
  • [3]
    CH, t. XII, p. 305.
  • [4]
    Voir Moïse Le Yaouanc, Nosographie de l’humanité balzacienne, Paris, Maloine, 1959.
  • [5]
    Op. cit., p. 462.
  • [6]
    Voir dans Balzac, Béatrix, Paris, Decitre, coll. « Les classiques de poche », 2012, l’annotation des pp. 399 sq.
  • [7]
    P. 442.
  • [8]
    En particulier à l’Émile, CH, t. XII, p. 304.
  • [9]
    Voir « Le Catalogue de 1845 », CH, t. I, p. cxxv.
  • [10]
    Lettres des 4 et 24 décembre 1838, Corr. Pl. II, p. 394 et p. 409.
  • [11]
    Voir CH, t. XII, p. 303.
  • [12]
    Traité du 31 août 1838, Corr. Pl. II, p. 355.
  • [13]
    Voir lettre du 30 octobre 1838, Corr. Pl. II, p. 377.
  • [14]
    Voir Rose Fortassier, « Sur Brillat-Savarin. et de l’alimentation dans la génération », AB 1968, pp. 105-119, et « En marge de Brillat-Savarin », BO, t. 26, pp. 101-106. C’est P.-G. Castex qui le premier a reconnu en ces pages le brouillon de la préface promise (« Balzac et Brillat-Savarin. Sur une préface à la Physiologie du goût », AB 1979, pp. 7-14).
  • [15]
    Voir Corr. Pl. II, p. 409.
  • [16]
    BO, t. 26, p. 98.
  • [17]
    Brillat-Savarin, Physiologie du goût, Paris, Julliard, coll. « Littérature », 1965, p. 35.
  • [18]
    Ibid., p. 23.
  • [19]
    Ibid., pp. 35-36.
  • [20]
    Ibid., p. 41. Voir « En marge de Brillat-Savarin », BO, t. 26, p. 101 : « Nous devons à son livre plusieurs conquêtes importantes. En première ligne, il faut mettre celle du sixième sens, le sens génésique pour lequel, avant lui, Sterne avait tant plaidé, et qui voudrait sa physiologie aussi, mais la matière est si délicate que l’ouvrage peut sembler impossible puisque cet auteur y a renoncé, quoique les effets de ce sixième sens appartiennent éminemment à son sujet. »
  • [21]
    Voir sa neuvième méditation, intitulée « De l’hygiène du mariage », BO, t. 25, pp. 298-300. Le Traité des excitants modernes, mêlant l’éloge au regret, s’inscrira significativement dans cette référence : « Il est étrange que Brillat-Savarin, après avoir demandé à la science d’augmenter la nomenclature des sens du sens génésique, ait oublié de remarquer la liaison qui existe entre les produits de l’homme et les substances qui peuvent changer les conditions de sa vitalité » (CH, t. XII, p. 309).
  • [22]
    Corr. Gar, t. III, p. 493.
  • [23]
    Ibid., p. 494.
  • [24]
    Corr. Gar., t. III, pp. 593-594. Le traité est passé avec l’accord explicite de Balzac.
  • [25]
    Corr. Gar., t. IV, p. 45.
  • [26]
    Traité des excitants modernes, CH, t. XII, p. 304.
  • [27]
    Voir Corr. Gar., t. III, p. 498.
  • [28]
    Voir le Traité des excitants modernes : « Il est inouï que Brillat-Savarin, en prenant pour titre de son ouvrage Physiologie du goût, après avoir si bien démontré le rôle que jouent dans ses jouissances les fosses nasales et palatiales, ait oublié le chapitre du tabac » (CH, t. XII, p. 321).
  • [29]
    Relevons à nouveau que dans le compte rendu cité de l’édition italienne de la Pathologie par Mariolina Bertini, Roland Chollet regrette cette limitation. Nous sommes convaincus, écrit-il, que « si l’on prenait “au sérieux” les termes du traité de Balzac avec Charpentier, le 24 décembre 1838, toutes les admirables “publications faites dans La Mode” de 1830 […] – car Balzac ne les restreint pas au seul Traité de la vie élégante – devraient être incluses dans une édition vraiment complète de la Pathologie de la vie sociale, dans laquelle on pourrait même discuter l’admission de textes ultérieurs, telle la Monographie de la presse parisienne, dont le sous-titre d’Histoire naturelle du bimane en société ressemble à une facétieuse définition de cette “anthropologie complète” que devait être la Pathologie de la vie sociale » (AB 1995, p. 442).
  • [30]
    CH, t. XII, p. 305.
  • [31]
    Voir Corr. Gar., t. IV, p. 192 et note.
  • [32]
    Corr. Gar., t. IV, p. 663.
  • [33]
    CH, t. I, p. 19.
  • [34]
    Voir la « Notice » sur les Études analytiques, CH, t. XI, pp. 1714-1732.
  • [35]
    LHB, t. I, p. 204.
  • [36]
    Ibid., p. 205.
  • [37]
    Voir CH, t. XI, p. 1721.
  • [38]
    Voir ibid.
  • [39]
    CH, t. XII, p. 303.
  • [40]
    Ibid., pp. 303-304.
  • [41]
    Ibid., p. 305.
  • [42]
    Ibid.
  • [43]
    S. Vachon, « Les Études analytiques : de la physiologie à l’anthropologie », dans Balzac. L’aventure analytique, sous la direction de Claire Barel-Moisan et Christèle Couleau, Saint-Cyr-sur-Loire, Christian Pirot, 2009, pp. 241-256. Voir en particulier la partie intitulée « Une section “figée” », pp. 244-249.
  • [44]
    CH, t. X, p. 1204.
  • [45]
    « Notice » citée, CH, t. XI, p. 1716.
  • [46]
    Voir en particulier la première page du Traité des excitants modernes : « Dès 1820, j’avais formé le projet de concentrer dans quatre ouvrages de morale politique, d’observations scientifiques, de critique railleuse, tout ce qui concernait la vie sociale analysée à fond » (CH, t. XII, p. 303).
  • [47]
    OD, t. I, p. 558.
  • [48]
    CH, t. XI, p. 1171.
  • [49]
    CH, t. X, p. 1203. M. Ambrière a insisté sur le caractère fiable à ses yeux du témoignage de Félix Davin concernant les lectures et recherches du jeune Balzac (voir CH, t. X, p. 1203, et M. Ambrière, « Balzac rêva-t-il d’être un savant ? », art. cit., AB Hors série 2015, p. 320.
  • [50]
    CH, t. XI, p. 689, p. 684, et p. 685.
  • [51]
    CH, t. XII, p. 270.
  • [52]
    Voir notamment, dans l’article de M. Ambrière sur « Mme Balzac, son mysticisme et ses enfants », AB, Hors série, 2015, pp. 184 sq.
  • [53]
    CH, t. XII, p. 215.
  • [54]
    Louis Lambert, CH, t. XI, p. 686.
  • [55]
    « Voix » et « terreur » sont associées en Danton dans les « Lettres sur Paris » (voir OD, t. II, p. 912). Voir aussi, sur énergie et Révolution, M. Delon, L’Idée d’énergie au tournant des lumières (1770-1820), pp. 228 sq., et sur « La voix, objet analytique. Des Études analytiques à La Comédie humaine », Sandra Collet, Balzac. L’aventure analytique, op. cit., pp. 177-192.
  • [56]
    Comme l’écrit Max Milner dans le dernier article qu’il a donné à L’Année balzacienne : « Le monde de Balzac est encore celui de la mécanique, de l’action et de la réaction, de la transmutation chimique, dans laquelle “rien ne se perd et rien ne se crée”, de la compensation, dont Azaïs a été, à l’époque, le théoricien. Balzac a senti et attesté les bouleversements que le progrès industriel allait apporter dans la société contemporaine, mais il l’a interprété surtout comme un transfert de capitaux, d’influence, de prestige, qu’il serait possible de ralentir, d’équilibrer, de canaliser, sinon d’inverser (ce qu’il ne souhaite, au fond, aucunement) : non comme la possibilité, offerte en grande partie par la thermo­dynamique, d’accroître indéfiniment les richesses de l’univers et le bien-être de ses habitants. Dans le monde tel qu’il le conçoit, où l’énergie est en quantité limitée et par conséquent épuisable, tout progrès doit se payer, tout enrichissement d’un côté a pour prix un appauvrissement ailleurs, et il est essentiel de ne pas céder au vertige et au mirage d’un accroissement indéfini » (« Extinction du mal et entropie dans les Contes et romans philosophiques », AB 2006, p. 15).
  • [57]
    CH, t. XII, p. 327.
  • [58]
    Théorie de la démarche, CH, t. XII, p. 271.
  • [59]
    Voir M. Ambrière, « Balzac rêva-t-il d’être un savant ? », AB Hors série 2015, pp. 306-310.
  • [60]
    Corr. Pl. I, p. 175.
  • [61]
    Corr. Pl. II, p. 473.
  • [62]
    Op. cit., p. 23.
  • [63]
    Ibid., p. 49.
  • [64]
    Ibid., p. 71.
  • [65]
    Voir « Méditation XII. Hygiène du mariage », CH, t. XI, pp. 1023 sq.
  • [66]
    CH, t. XII, p. 306.
  • [67]
    Ibid., p. 309.
  • [68]
    Ibid., p. 311.
  • [69]
    Ibid., p. 320.
  • [70]
    Ibid., p. 325.
  • [71]
    Ibid., p. 326.
  • [72]
    Ibid., p. 325.
  • [73]
    Ibid., p. 309.
  • [74]
    Ibid.
  • [75]
    Physiologie du goût, op. cit., p. 84.
  • [76]
    CH, t. XII, p. 327 et p. 309.
  • [77]
    Ibid., p. 328.
  • [78]
    LHB, t. II, p. 309.
  • [79]
    Voir CH, t. XII, p. 308. Voir aussi Théorie de la démarche, CH, t. XII, p. 301.
  • [80]
    CH, t. XII, p. 293.
  • [81]
    Ibid.
  • [82]
    Ibid., p. 301.
  • [83]
    Théorie de la démarche, CH, t. XII, p. 292.
  • [84]
    Ibid., pp. 300-301. Voir pour confirmation l’ouverture de La Fille aux yeux d’or.
  • [85]
    CH, t. XII, p. 308.
  • [86]
    CH, t. XII, p. 215. « En faisant œuvre de ses dix doigts, l’homme abdique toute une destinée, il devient un moyen […]. Semblables aux machines à vapeur, les hommes enrégimentés par le travail se produisent tous sous la même forme et n’ont rien d’individuel. L’homme-instrument est une sorte de zéro social, dont le plus grand nombre possible ne composera jamais une somme s’il n’est pas précédé par quelques chiffres » (p. 212).
  • [87]
    Voir CH, t. XII, pp. 315-316, 311 et 314.
  • [88]
    CH, t. V, p. 327.
  • [89]
    Voir CH, t. XII, pp. 218-226.On sait avec quelle force Balzac dénoncera plus tard les conséquences politiques de la passion égalitaire née de la Révolution et tout particulièrement inscrite selon lui dans le chapitre du Code civil relatif aux successions. Le ton du Traité, destiné au lectorat de La Mode, est – parfois cyniquement – enjoué. Sur les rapports entre l’écrit et son contexte politique, voir R. Chollet, Balzac journaliste. Le tournant de 1830, Klincksieck, Paris, 1983, pp. 305-332, et N. Preiss, Honoré de Balzac. 1799-1850, Puf, coll. « Figures et Plumes », 2009, p. 74.
  • [90]
    « Avant-propos », CH, t. I, p. 12.
  • [91]
    Le Temps des prophètes. Doctrines de l’âge romantique, Gallimard, 1977, p. 364.
  • [92]
    Revue parisienne dirigée par M. de Balzac, 25 août 1840 (compte rendu de l’ouvrage de L. Reybaud sur Les Réformateurs contemporains), Genève, Slatkine Reprints, 1968, pp. 234-235.
Michel Lichtlé
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/11/2016
https://doi.org/10.3917/balz.017.0197
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