CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Mon métier est de faire des films. Début des années 80, suite aux premières émeutes, on me propose de faire des films avec les jeunes vivant dans les quartiers populaires. Je poursuis cette activité aujourd’hui encore, en travaillant avec des jeunes de plus en plus en difficulté. Peu à peu, naturellement je réalise que leur violence est un langage. Le cinéma en est un autre, par lequel ces jeunes peuvent également dire la souffrance qui manifestement est derrière leur violence.

2En 1997, je fais un film avec des jeunes d’un quartier populaire d’Annecy ; décor idyllique, environnement de rêve. Ce qui n’empêche pas ces jeunes de péter les plombs comme leurs camarades de Sarcelles. Ils sont particulièrement en danger. Certains seront incarcérés dans les mois qui suivent.

3Je vais à leur rencontre avec la ferme intention de faire avec eux un film qui leur permet de prendre la parole, de dire, leurs angoisses, leur révolte. Mon projet se passe très bien, fonctionne.

4L’ensemble des jeunes se saisit du film pour se dire, dire leur angoisse du chômage, leur souffrance du racisme, leur crainte du FN. Cette année-là, pour la 1ère fois le parti xénophobe fait 14%. Les jeunes ont peur, ils me le disent, le disent dans notre film. « Ici on est des étrangers et quand on va en Algérie, c’est pareil. Là-bas, ils nous appellent les immigrés ». Ils ont peur de se voir expulsés vers un pays où ils ont encore moins leur place qu’ici.

5Quand on a fini notre travail, notre film, j’ai envie de faire plus pour eux. J’ai envie d’agir pour ces jeunes, notamment par mon métier de réalisateur. Ce contact que je viens d’avoir avec leur souffrance, l’injustice, la maltraitance dont ils sont l’objet me donne envie de m’engager pour leur cause. Pour réaliser cet engagement, je dois me renforcer. Le sentiment que derrière leur violence il y a une souffrance est devenu une conviction. Cette conviction, je dois la mettre à l’épreuve [2].

6Il faut que j’approfondisse ce lien entre la souffrance et la violence. Il faut que je rencontre des gens déterminés à lutter contre le racisme. Il faut que je me confronte à une détermination sur la question. Schématiquement je me dis qu’il faudrait que je rencontre des personnes qui ont connu la déportation. Il faudrait que je rencontre un psy qui me parle des mécanismes de la violence chez l’adolescent. Et puis m’associer à des personnes engagées avec lesquelles partager cette lutte.

7Ma rencontre avec Tom, ce sont ces trois vœux réalisés.

8Bien des mois plus tard, j’écoute la radio en faisant du bricolage. C’est France Culture, l’émission Panorama. L’invité est un psy venu présenter son livre autobiographique, « L’Adolescence volée » [3].

9Je comprends que la personne a survécu aux camps de concentration. Il y a chez cet homme une bonhomie dans la voix. Qui contraste avec son histoire. C’est la première chose qui retient mon attention. Comme si l’homme avait fait quelque chose de son histoire, de la tragédie dont lui et sa famille ont été victimes. Ça s’entend dans sa voix, son humeur, sa personne, son esprit.

10Quand cet homme qu’on me présente comme étant Stanislaw Tomkiewicz, commence à parler des jeunes en difficulté, il retient toute mon attention. Je suspends mon bricolage et j’écoute.

11M. Tomkiewicz parle tout d’abord de l’Ordonnance de 1945 : « Je préfère dire deux choses à propos de ce problème qui me paraît extrêmement actuel, je veux parler de l’Ordonnance de 45. Je veux dire combien elle était révolutionnaire ; combien elle fait honneur au Général De Gaulle ; combien elle fait l’honneur de la France. Et je pense que les tentatives actuelles de modifier cette ordonnance dans le sens répressif, de lui enlever son âme, et bien c’est des choses contre lesquelles il faut lutter. L’âme de l’Ordonnance de 45 c’est, pour parler simplement, que l’avenir d’un jeune, ça vaut plus que la peinture d’une voiture ; ça vaut plus qu’un vélo. Et bien les tentatives actuelles de modifier cette ordonnance - heureusement avortées jusqu’à nouvel ordre[4] - c’est des choses contre lesquelles il faut lutter de toutes nos forces ! »[5].

12C’est la première fois que j’entends parler de l’ordonnance de 45. C’est dire mon ignorance en matière de délinquance. Cette histoire de voleur et de vélo me plaît. Sa dimension humaniste. J’apprendrai plus tard que « Le voleur de bicyclette » de De Sica comptait parmi les films préférés de Tom. Il me le fera découvrir et partager sa passion pour ce chef d’œuvre humaniste.

J’écoute encore plus attentivement

13Tom : « D’autant plus que si on a quitté la voie purement répressive à laquelle certains voudraient revenir, ce n’est pas seulement pour des raisons éthiques, parce que c’est nous qui les créons ces délinquants, c’est évident. C’est la société de profit, c’est la société dont les maîtres ne voient que l’argent. (…) comment voulez-vous qu’ils ne deviennent pas délinquants… ? Mais ce n’est pas ça qui est important. Ce qui est important, encore plus, c’est que cette politique répressive, elle fabrique des criminels et des délinquants. Elle est mauvaise ! Elle n’est pas seulement immorale, mais c’est une erreur ! »

14Toute mon attention va à la radio, à l’homme qui est en train de parler, que je rencontre ce matin-là, dans ma salle de bain.

15Stanislas Tomkiewicz enchaîne : « La deuxième chose à laquelle je tiens, c’est qu’il me paraît vraiment utopique de vouloir faire réintégrer la loi à ces jeunes, de leur donner des repères, comme on dit, sous la Loi avec une majuscule, aussi longtemps qu’on n’a pas refait l’image qu’ils ont d’eux-mêmes, aussi longtemps qu’on leur a pas donné confiance en eux-mêmes, aussi longtemps qu’on ne les a pas fait sortir de leur position de mauvais sujet, de l’affreux ; leur montrer qu’ils sont fondamentalement bons et qu’il peuvent faire de bonnes choses… ».

16Je suis intimement bouleversé par ce que je viens d’entendre. La dernière phrase de Tom me va droit au cœur. Je la traduis immédiatement par la formule : « Il faut considérer les jeunes en difficulté comme fondamentalement bons ». C’est le seul moyen d’y arriver, d’obtenir des résultats dans ce qu’on entreprend avec eux.

17Cela rejoint mes convictions intimes, intellectuelles d’abord. Une personne quelle qu’elle soit - parce qu’elle appartient à la vie, parce qu’elle a de toute façon une propension naturelle au bonheur - ne peut être fondamentalement mauvaise. Même si elle déconne.

18Cette idée, cette façon d’envisager l’autre, me plaît. Intellectuellement, je suis persuadé que nier l’humanité de l’autre, c’est nier sa propre humanité. Intellectuellement j’adhère tout à fait à ce genre de théorie. Quant à la mettre en pratique, c’est une autre histoire.

figure im1

19L’homme que j’entends ce matin-là à la radio, a l’air d’y arriver. Malgré ce qu’il lui est arrivé, à lui et sa famille, quoiqu’il ait été victime de l’une des pires tragédies de l’histoire humaine, de l’une des pires, des plus cruelles manifestations de la folie humaine. Malgré cela !

20Je cours chez le libraire acheter « L’Adolescence volée ». Je veux en savoir plus. Tout ce que j’ai entendu ce matin-là à la radio m’intéresse. Il faut que j’en sache plus. J’ai l’impression que la rencontre que j’espérais sur les bords du lac d’Annecy se réalise.

21Je dévore le livre de Tom. Je suis emballé par ce que je lis. Tom partage, il transmet ce qu’il a vécu dans sa jeunesse, à Varsovie, à Bergen-Belsen. Il nous le fait vivre ; on le ressent à travers lui. Tom raconte tout cela avec à la fois une grande dignité, une belle pudeur, mais sans rien omettre de ce que lui et les siens ont vécu, de ce dont il a été témoin, de ses faits de gloire mais aussi de ses moments de faiblesse. Tout est raconté avec une belle honnêteté. On sent que sa première préoccupation est de transmettre, de laisser une trace de ce qu’il a vécu, de ce dont il a été témoin en tant que victime du crime nazi.

22Grâce à ce livre, je découvre Vitry. Tom consacre une grande partie de son livre à rendre hommage à ce qui s’est fait dans ce Centre familial de jeunes de Vitry. Là encore, il veut témoigner de ce que ses amis et lui, les éducateurs, les médecins, son ami Joe Finder le directeur, ont fait, ont réussi auprès de jeunes en difficulté ; ce qu’ils leur ont apporté, de quelle manière il sont parvenus dans la grande majorité des cas à les tirer d’affaire.

23Par quels moyens ? À force de respect, à force de croyance en eux, à force d’affection. La fameuse AAA, « l’Attitude Authentiquement Affective », une formule drolatique pour traduire l’esprit, l’attitude avant tout humaine qui conduisaient les actions, les théories, les principes éducatifs de Vitry.

24Tom, Joe Finder, Vitry et l’Ordonnance de 45, c’est la même chose. Lors de l’un de nos entretiens, j’ai demandé à Tom d’où venait cet esprit révolutionnaire qui avait généré l’Ordonnance de 45, cet esprit d’après guerre. Voici, entre autres ce que Tom m’a dit : « Il y avait un tel écœurement du terrorisme d’état, un tel écœurement du nazisme, de la violence de l’état que l’idée que des enfants, des jeunes puissent être enfermés, cela devenait insupportable… Les choses comme Belle-île ou la colonie de Mettray, les gens qui sont rentrés des camps de concentration et qui ont vu ces colonies ont dit : « Mais, mon Dieu, mon Dieu, la douce France traite ces enfants comme les nazis traitaient leurs opposants politiques… ». C’était un peu exagéré, mais quand même…. Donc il fallait fermer progressivement les bagnes pour enfants ».

25L’esprit formidable du centre de Vitry, la base de son action radicalement constructive auprès des jeunes en difficulté n’est bien sûr pas étranger au fait que Tom, comme Joe ont l’un et l’autre traversé les cruautés de la guerre, survécu à ses violences, que suite à l’absurdité d’une barbarie extrême que venait de traverser l’humanité, l’intelligence devait s’affirmer ; on n’avait d’autres choix. Spécifiquement, l’intelligence humaine, la croyance en l’homme, la survie de la société, de l’humanité, en dépendirent en quelque sorte.

26Aussi, quand aujourd’hui, on remet en cause l’Ordonnance de 45, quand on construit des prisons pour enfants, je ne peux m’empêcher de ressentir que c’est cette mémoire-là que l’on essaie d’effacer, que c’est cette leçon de l’histoire que l’on veut ignorer. C’est contre cet aveuglement que Tom luttait. Et à mon niveau, je tente d’apporter mes modestes forces à cette lutte.

27Mais tout cela, la quatrième de couverture de l’adolescence volée le résume bien mieux : « Si quelqu’un avait eu l’idée de me demander pourquoi je travaille avec les adolescents, j’aurais pu répondre : « c’est parce que je les aime ». Il n’était pas question d’avouer aux autres ou à moi-même une vérité que j’ai mise des années à oser regarder en face : je travaille avec des adolescents parce qu’on m’a volé mon adolescence … L’expression peut paraître abusive. On a toujours une adolescence, bien sûr ; disons que la mienne, entre les murs rouges du ghetto de Varsovie et les barbelés de Bergen-Belsen, n’a pas été tout à fait normale »[6].

L’occasion de la rencontre

28Quand je termine le livre, immédiatement, j’écris à Tom. Comme on lance une bouteille à la mer. Pour lui dire mon admiration, lui dire à quel point ses convictions me touchent ; pour lui dire que je suis content de l’avoir entendu, lu, ainsi rencontrer. Immédiatement Tom me téléphone. Il me met en contact avec Joe, avec Vitry. Je vais voir Joe. Lui et sa compagne Sakina m’accueillent le plus aimablement du monde. L’univers de Vitry m’envahit, la force de la pensée bienveillante qui l’animait. Je vois les films que les jeunes y réalisaient. Ils me subjuguent. J’y retrouve la démarche que j’essaie de mettre en place dans les films que je fais moi-même avec les jeunes.

29Puis, Tom me propose de le rencontrer à l’occasion d’une conférence qu’il doit donner dans ma région. Lors de cette conférence voici comment il résume le principe de la « tolérance-zéro » qui commence à sévir dans la « pensée » de certains politiques : « C’est un polytechnicien qui fait des expériences sur une puce. Il pose la puce devant lui et il lui dit : « saute puce ». La puce, elle saute. Alors, il note dans son carnet : quand on dit « saute » à une puce, elle saute. Ensuite, il prend la puce et il lui coupe les pattes. Il la pose devant lui et il lui dit : « saute puce ». La puce, elle ne saute pas. Alors, il note dans son carnet : Quand on coupe les pattes à une puce, elle devient sourde »[7].

30Je cite cette anecdote parce qu’elle résume bien l’efficacité de Tom, la force de ses interventions. Tom disait les choses clairement. Il disait ce qui devait être dit, courageusement, c’est le moins que l’on puisse dire. Et il les disait aussi avec un incroyable humour. Ce qui faisait qu’elles pénétraient encore plus profondément dans le cœur de l’auditeur. Assister à une conférence de Tom c’était partager un moment de vérité et de franche rigolade.

31Je décide d’organiser à Lyon une projection des films de Vitry en présence de Tom. Ceci pour diffuser l’expérience de Vitry, encourager, les acteurs socioéducatifs et culturels à utiliser l’art dans les actions auprès des jeunes comme le faisait Vitry.

32De cet événement, je vous transmets l’épisode suivant. Dans l’assistance, un jeune sortant de prison demande à Tom ce que c’est qu’un délinquant. Tom ré+tante. Comment, le langage, la langue française, arrive à transformer les actes en personne ? Arrive à coller à une personne ce qu’il fait ? Et arrive par la suite à ne plus voir un sujet, une personne, un être humain que par une partie de ce qu’il fait ? Si vous commettez un délit ou mieux que ça, un crime, et bien vous devenez délinquant ou criminel. Ce qui est effectivement horrible. Et vous avez raison de demander : « qu’est-ce que c’est qu’un délinquant ? »

33Un délinquant en plus de ses délits, en plus qu’il vole, qu’il est violent, qu’il… Des délits il y en a plein, il y en a 247 dans le code pénal. Mais en plus, il mange, il dort, il aime, il déteste, il pleure, il rit, il a des cauchemars, mais aussi des rêves… Tout ça c’est gommé, tout ça c’est barré. Il est délinquant, point ! Il est celui qui fait le délit et rien de plus !

34Quand on a des rhumatismes, il y a toujours des gens qui disent : « C’est un rhumatisant ». Ce qui est dégoûtant c’est vrai, parce qu’un rhumatisant, il n’a pas que des rhumatismes. Mais tout le reste est gommé. C’est un rhumatisant, et c’est tout. C’est à dire qu’il est réduit à sa douleur. Et bien un délinquant c’est la même chose. C’est un être humain, de préférence jeune. Parce qu’après, ils entrent dans le rang, ou bien ils deviennent criminels, ou ils tombent amoureux, ou bien ils deviennent militaires aussi souvent… Et ben non, on lui colle ça à la peau.

35Donc, je ne sais pas si vous êtes satisfaits de ma réponse, mais c’est ça que je voulais dire. Le mot délinquant n’a aucune valeur psychologique. Ça n’est pas la définition psychologique d’un être humain. D’ailleurs, si vous voulez savoir, il n’y a pas de définition psychologique d’un être humain. Sauf que c’est un être humain ! »

36Ensuite, nous partons ensemble en Afrique. Puis, nous nous voyons régulièrement. Je décide de faire un film sur Tom. Ce que Tom refusera toujours. Alors mon film deviendra un film avec Tom, un film qui prolonge son action. En faisant résonner les réalités de jeunes en détention, avec la vie de Tom, en faisant que la vie, l’histoire, la causalité d’un jeune incarcéré soient éclairé par la vie, la pensée, l’action de Tom.

37Ce film est en gestation. Depuis dix ans ! Il faut dire qu’il rencontre pas mal d’obstacles dans sa démarche. Tant la pensée actuelle en matière de traitement de la délinquance est dans creux de la vague. Et tant les acteurs de cette question qui se situaient dans la lignée de Tom ont préféré prendre le large.

38Alors en attendant, je monte un spectacle. Il sera présenté à la rentrée prochaine. Il met en avant des jeunes des Minguettes, des danseurs de « Hip-Hop » à qui j’ai présenté la pensée, l’action de Tom et qui s’y sont reconnus. Ils l’ont adoptée, et ont décidé de la promouvoir sur un plateau à travers un spectacle que l’on réalise ensemble qui associe danse, témoignages de jeunes en détention, textes et prise de parole de Tom, qui mets en résonance sur la scène la vie de Tom et celle de jeunes des quartiers.

39Là où il est, il me semble que Tom est heureux de cette rencontre, de ce moment que post mortem il partage avec cette jeunesse en laquelle je retrouve sa malice, son goût de l’humour et sa franchise, sa grâce. Merci Tom.

Notes

  • [1]
    Auteur, réalisateur de films documentaires.
  • [2]
    Je me rappelle que Tom aimait bien ce mot. Pour son double sens : « mettre à l’épreuve » et « ressentir ».
  • [3]
    Stanislaw Tomkiewicz, L’adolescence volée, Hachette Littératures, 2002.
  • [4]
    Nous sommes en 1999, trois ans avant la loi Perben.
  • [5]
    France Culture, émission Panorama, printemps 1999.
  • [6]
    In : L’adolescence Volée, p.9.
  • [7]
    In : entretien filmé avec Yves Bourget 07/2001.
Yves Bourget [1]
  • [1]
    Auteur, réalisateur de films documentaires.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 07/05/2013
https://doi.org/10.3917/jdj.324.0021
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Association jeunesse et droit © Association jeunesse et droit. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...