CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Bien souvent, il ne suffit pas aux intervenants en protection de l’enfance de se sentir soutenus par les déclarations des représentants des pouvoirs publics, ou dans des rapports où le rôle du « secteur associatif habilité » est encensé, où « l’intuition et l’expérience des professionnels pallient probablement en partie les lacunes du système », comme l’expriment les conclusions de la cour des comptes.

2Un fait divers peut toujours éclairer sous un jour cru le mode de fonctionnement de notre dispositif d’action sociale qui se situe parfois entre Ubu et Kafka.

3Nous sommes en février 2007 : un adolescent de quinze ans trouve une entreprise où effectuer un stage de découverte du monde du travail. C’est une PME de la région rennaise. Situation banale s’il en est. Ce qui l’est beaucoup moins, c’est que le patron l’agresse sexuellement, à plusieurs reprises. La famille porte plainte, suivie par les familles de quatre autres stagiaires qui ont subi le même sort. L’homme est condamné à six ans de prison. Des enfants victimes de la perversité de la part d’un adulte, qui réclament et obtiennent justice. Jusque là, tout semble avoir fonctionné.

4Là où cela commence à déraper, c’est avec l’autre décision du tribunal, cette fois-ci au civil : des indemnisations pouvant aller de 1.000 à 7.000 euros, selon la gravité des faits. Le parquet dirige les familles vers la Commission d’indemnisation de victimes d’infractions (CIVI). Cette instance créée par la loi du 9 septembre 1986 concernait initialement les victimes d’actes terroristes. La loi du 23 janvier 1990 a étendu ses compétences à d’autres infractions pénales. Elle permet d’obtenir l’indemnisation du préjudice subi de manière rapide (avant qu’un jugement pénal ne soit rendu) ou lorsque l’auteur des faits est insolvable. Elle est financée par le Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions, alimenté lui-même par le versement sur chaque contrat d’assurance d’une taxe annuelle de 3,3 euros. Les familles sollicitent donc la CIVI. Sa réponse : l’agression ayant été commise sur un lieu de travail, elle relève de la législation sur les accidents du travail.

Protection de l'enfance

« Allez voir chez le voisin »

5Une demande devait donc être faite ... auprès de la sécurité sociale. Les familles qui s’y déplacent s’entendent d’abord répondre que l’« accident » aurait du être déclaré dans les 48 heures, comme la réglementation en fait l’obligation. Quant à la seconde exigence, elle leur fait se dresser les cheveux sur la tête : c’est à l’employeur de remplir le formulaire. Il leur faudrait donc aller rencontrer en prison l’agresseur de leur enfant pour lui demander de bien vouloir remplir et signer le document idoine. On nage en plein délire !

6Et pourtant, ni la CIVI, ni la CPAM ne sont en tort : l’une et l’autre respectent scrupuleusement le cadre légal, réglementaire et judiciaire qui leur est imposé. En sortir relèverait de l’arbitraire, voire de l’illégalité.

7Alain Bourdelat, directeur général du fonds de garantie s’appuie sur des arrêts récents de la cour de cassation, pour justifier sa position : « nous avons eu le cas d’un salarié qui a reçu un coup de poing de son employeur. L’affaire a été classée en accident du travail » (Ouest-France, 30 &31/08/08) Si tous ces dispositifs constituent autant de garanties tout à fait pertinentes proposées aux usagers, ils n’en comportent pas moins des angles morts dans lesquels il ne faut pas se situer et des interstices dans lesquels ne pas se trouver, au risque d’être exclu des aides possibles. Pour absurde que puisse apparaître cette situation, elle correspond tout à fait au formalisme et au légalisme qui étouffent l’action socio-éducative elle-même, plus qu’à son tour.

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Entrer ou pas dans une case

8Cette assistante sociale rencontrée témoigne de l’aide financière sollicitée, au mois de juin, pour un jeune adulte qu’elle suivait depuis un certain temps. Le projet élaboré avec lui consistait à tenter de combler un découvert bancaire se montant à 300 euros, le travail projeté pour l’été devant lui permettre d’assurer ses dépenses ultérieures. Le dispositif proposé par son Conseil général ne prévoyait que deux choix : soit le versement d’une allocation de trois fois 230 euros, soit une aide alimentaire de 150 euros.

9Elle fit valoir, en vain, la démarche qu’elle avait entreprise avec cet usager, visant entre autre à l’encourager à travailler en juillet et en août. Elle craignait que l’allocation perçue sur un trimestre ne l’incite guère à le faire. Mais cette situation n’était pas prévue...

10Autre illustration : ce service de placement familial à la recherche d’une place MDPH [1] pour un jeune qui présentait trop de troubles du comportement pour être admis en IME [2] et trop de déficience mentale pour l’être en ITEP [3]. L’adolescent dut rester déscolarisé toute l’année en famille d’accueil, bénéficiant simplement d’un simple suivi à domicile sous la forme d’un SESSAD [4].

11Autre exemple encore : un projet, conçu par un foyer d’adolescents du sud de la France, de retour d’un jeune chez ses parents avec internat scolaire privé. Un financement s’avérait possible par l’ASE, mais seulement sous condition de ressource. Au final, le projet n’aboutira pas, la famille ne pouvant/voulant pas financer l’internat. L’adolescent restera en foyer, l’institution étant contrainte de payer 3 900 euros mensuels de prix de journée, plutôt que 1 200 euros d’internat annuel.

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Obligation légale et application concrète

12Autre illustration des effets pervers du formalisme : la loi 2002-2, qui a voulu innover dans le secteur social et médico-social, a programmé toute une série de nouvelles procédures : la charte des droits et libertés de la personne accueillie, le livret d’accueil, le règlement de fonctionnement, le contrat de séjour ou un document individuel de prise en charge, la personne qualifiée, le conseil de la vie sociale ou autres formes de participation, le projet d’établissement...

13La mise en place de ces dispositifs s’est faite progressivement. Certains services et établissements ont agi avec une grande pertinence, profitant de cette occasion pour repenser les pratiques professionnelles ou pour continuer à les adapter (les outils proposés par la loi ne venant que prolonger ce qu’ils avaient déjà commencé à mettre en œuvre depuis des années).

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14Pour d’autres institutions, comme les autorités de tutelles (conseils généraux et PJJ), ces protocoles sont restés le plus souvent lettre morte. Curieusement, ces instances chargées de vérifier la conformité à la loi chez les autres, sont les premières à ne pas l’appliquer chez elles.

15Mais, pour beaucoup d’autres services et établissements, la concrétisation de ces mesures n’a pas dépassé une formalisation superficielle et totalement artificielle : on convoque la famille pour faire signer, chaque année, un contrat de prise en charge, sans qu’il n’y ait eu la moindre préparation ou élaboration commune. Une paperasse supplémentaire à faire valider par l’autorité parentale. De toute façon les parents n’ont guère le choix, trop heureux d’avoir trouvé une structure susceptible d’accueillir leur enfant. Ils ne peuvent pas aller voir ailleurs, s’ils ne sont pas satisfaits, parce qu’ailleurs, il n’y a pas de place ...

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Qui placer au centre ?

16Nous ne développerons pas sur les effets de seuil qui font qu’à quelques euros prêts, on bénéficie ou non de la CMU [5]. Dans toutes ces situations que nous venons d’évoquer, la question centrale est de savoir si on entre ou pas dans des cases. Cet état de fait est non seulement absurde, il est aussi symbolique d’un mode de fonctionnement récurrent dans notre secteur.

17On ne part pas des besoins qui émergent de la population pour concevoir un dispositif à même d’y répondre. La logique qui s’impose est bien plus technocratique :

  1. élaborer un concept d’aide, à partir des représentations d’un groupe de responsables institutionnels ;
  2. définir en conséquence un cadre d’intervention aux contours très précis ;
  3. appliquer le dispositif aux usagers en attendant d’eux non tant qu’ils y trouvent leur compte, mais qu’ils s’y intègrent.
Naturellement, tout ce qui n’entre pas dans les limites établies est considéré comme ne relevant pas de la mission de l’institution. C’est ainsi que certains usagers se trouvent renvoyés de service en service, d’institution en institution, de professionnels en professionnels, chacun considérant que sa problématique n’est pas de son ressort.

18L’idéal voudrait pourtant que ce ne soit plus l’usager qui aille se placer dans l’une des multiples cases qui lui sont proposées, mais que ce soit le dispositif d’action sociale qui se conforme à ses difficultés, en y apportant des réponses souples et adaptées. L’action socio-éducative a su parfois innover pour tenter de répondre à cette problématique.

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Des réponses possibles

19Des expériences de « guichet unique » qui ont commencé dans l’administration fiscale, avant de l’être dans certains centres médico-sociaux : l’usager est reçu soit par une secrétaire, soit par une assistante sociale de permanence, ce qui permet une première évaluation immédiate.

20Ce n’est que dans un second temps qu’intervient l’orientation vers le professionnel idoine pour un suivi plus approfondi (assistante sociale de secteur, conseillère en économie sociale et familiale, éducateur, protection maternelle et infantile, ...). Le fonctionnement des Maisons départementales des personnes handicapées a repris ce principe en proposant un accès unifié aux droits et prestations.

21Autre illustration : le plateau technique mis en œuvre par l’association Montjoie à Tours depuis 2002. La même association propose un foyer de 12 places, trois lieux de vie, un petit placement familial composé de trois familles, trois appartements collectifs recevant 7 jeunes et, enfin, 7 studios individuels éparpillés dans toute l’agglomération. Le jeune qui intègre ce dispositif pourra être admis dans une structure et passer dans une autre en fonction de sa problématique et de son évolution.

22Dernière illustration, le Centre d’accueil en urgence de victimes d’agressions de Bordeaux qui regroupe depuis 1999 en un même lieu sept médecins légistes, deux internes, trois psychologues, deux assistantes sociales, un cadre infirmier et une secrétaire formée à l’accueil. C’est donc bien à partir d’un lieu unique que chacun de ces professionnels offre ses services aux victimes, qui devaient auparavant aller les rencontrer aux quatre coins de la ville.

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L’institution et l’acteur

23Aucune modalité d’organisation ne présente que des avantages. Celles que nous venons d’évoquer pas plus que d’autres. Ainsi, pourra-t-on reprocher au guichet unique de favoriser la parcellisation du travail social, voire sa taylorisation. Il en va de même pour le plateau technique de l’association Montjoie qui présente le risque d’enfermer le jeune dans une institution totalisante qui pourrait, si on n’y prend garde, assurer la prise en charge de la naissance à l’âge adulte (et pourquoi ne pas imaginer que ça aille plus loin, jusqu’à la retraite ?).

24Mais, au-delà des pratiques institutionnelles, c’est aussi celles des intervenants qui doivent pouvoir évoluer. Les procédures présentent un certain nombre de garanties tant aux professionnels qu’aux usagers.

25Pour les premiers, elles proposent une triangulation qui évite un face à face qui pourrait être compliqué à gérer en laissant croire que les décisions relèveraient de leur seule bon vouloir.

26Pour les seconds, elles garantissent des droits dont l’attribution ne dépend pas de l’arbitraire des intervenants. Mais il est parfois sécurisant de se réfugier derrière les protocoles pour ne pas avoir à agir ou se débarrasser de ce qui embarrasse.

27On perd alors de vue les difficultés des usagers, en s’arc-boutant sur les procédures qui ont été préétablies, avec pour seule préoccupation : est-ce qu’ils y entrent ou pas ?

28Il est illusoire de croire que toutes les situations puissent être prévues et formalisées. La créativité et l’inventivité doivent nécessairement être au rendez-vous pour répondre avec souplesse à la diversité des problèmes qui se posent. C’est donc dans une tension entre la règle et son adaptation aux différents contextes qui se présentent, que devrait se jouer l’action sociale. Sans nier la pertinence des protocoles, dont l’application présente des gages d’équité et de cohérence, il faut convenir aussi que c’est dans leur non respect, parfois, que réside l’efficacité et l’adaptation à la réalité des situations rencontrées.

Notes

  • [1]
    Maison départementale des personnes handicapées.
  • [2]
    Institut médico-éducatif.
  • [3]
    Instituts thérapeutique, éducatif et pédagogique.
  • [4]
    Service d’éducation spéciale et de soins à domicile.
  • [5]
    Couverture maladie universelle.
Jacques Trémintin
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Mis en ligne sur Cairn.info le 29/09/2014
https://doi.org/10.3917/jdj.289.0023
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