CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Affiche du film Sangharsh, le temps de la lutte

Figure 0

Affiche du film Sangharsh, le temps de la lutte

1 Avril 2021. Place Pajol, c’est (encore) le confinement, soleil printanier. Des enfants jouent au foot, l’on discute sur des bancs publics. Plus rien dans ce présent ne rappelle le camp de réfugiés qui s’y était organisé en 2015, violemment réprimé suite à une lutte qui s’organisa avec le soutien de plusieurs collectifs militants et d’habitant.e.s. Nicolas Jaoul, anthropologue et chargé de recherches au CNRS y participait et son second film documentaire Bariz (Paris), le temps des campements (Iskra productions, 2020) en a pérennisé la mémoire, témoignant de la continuité de son engagement à la fois politique, ethnographique et cinématographique aux côtés des luttes des marges (Fortier & Jaoul, 2019). Notre discussion porte sur son premier film Sangharsh, le temps de la lutte (Sister Productions, 2018), monté en 2017, tourné à la fin des années 90 tandis qu’il était en immersion avec des militants « Dalit Panthers » durant son terrain de thèse (1997‑2001) à Kanpur, dans l’État d’Uttar Pradesh en Inde du Nord. [4]

2 Sangharsh, le temps de la lutte prolonge et réinvente un travail de recherche conduit depuis plus de vingt ans autour de l’ambedkarisme : la lutte des Dalits (les « intouchables ») qui combine une idéologie politique hybride s’inspirant de la philosophie des lumières, de certains apports du marxisme et du bouddhisme, et de pratiques de la dévotion pour la figure historique de Bhimrao Ramji Ambedkar (1881‑1956).

Photogramme tiré du film Sangharsh, le temps de la lutte

Figure 1

Photogramme tiré du film Sangharsh, le temps de la lutte

Statue d’Ambedkar

3 Principal auteur de la Constitution indienne et défenseur de l’émancipation des Dalits afin d’abolir les castes, Ambedkar a longtemps été écarté de la mémoire officielle pour s’être radicalement opposé à Gandhi et désolidarisé des luttes nationalistes dont il désapprouvait le conservatisme social (Jaoul, 2014). Il fut finalement érigé au rang des « grands hommes » de la nation indienne au début des années 90, dans un contexte où le Bahujan Samaj Party (BSP) — un parti se revendiquant de l’ambedkarisme — remportait ses premiers succès électoraux, menaçant l’assise électorale du parti du Congrès. Or, tandis que la percée du BSP a permis dans une large mesure de réimposer la légitimité d’Ambedkar dans le champ politique et intellectuel, les travaux de Jaoul ont interrogé les différentes significations politiques dont il a historiquement fait l’objet (Jaoul, 2014). Ses premières recherches ont commencé dès ses études de maîtrise en 1993‑1994, alors que le BSP participe pour la première fois à un gouvernement d’alliances avec les castes intermédiaires (« Other Backward Castes ») et les musulmans en Uttar Pradesh, État le plus peuplé et parmi les plus pauvres de l’Inde. Par la suite, dans sa thèse, Nicolas Jaoul étend son enquête sur l’ambedkarisme à la mobilisation de rue des « Dalits Panthers » qui se situe en opposition — mais également en complémentarité — avec la stratégie électorale du parti du BSP. Fondé en 1984, celui-ci s’est construit dans la continuité d’un mouvement de fonctionnaires dalits qui avaient bénéficié d’une politique de quotas et cherchaient à s’imposer sur la scène politique (Jaoul, 2007c). Se méfiant au contraire de la sphère électorale, les « Dalits Panthers » ont mis en œuvre, depuis leur premier manifeste en 1972, une lutte d’émancipation ancrée dans le quotidien des « ghettos » dalits (Jaoul, 2007b).

4 Après une première enquête en Uttar Pradesh en 1995, Jaoul filme ses premières images en octobre 1997, alors que le parti du BSP vient de perdre le pouvoir pour la seconde fois. Il s’installe pour son terrain de thèse à Kanpur, grande ville industrielle et bastion du mouvement dalit dans cette province. Il est alors invité à vivre dans le QG des « Dalit Panthers », déterminés à poursuivre le combat d’émancipation par la rue malgré la perte du pouvoir politique, alors que les nationalistes hindous du BJP et à travers eux les castes dominantes, tentent de reprendre la main. Sangharsh, le temps de la lutte offre aujourd’hui une ethnographie audiovisuelle de pratiques politiques se construisant par le bas, autonomes de la sphère électorale, tout en cherchant l’appui de la légalité auprès des autorités locales. L’on y retrouve des thématiques que Jaoul a amplement développées dans ses travaux : comment les statues d’Ambedkar tenant la Constitution indienne, et installées dans les villages et les bidonvilles, suscitent des « usages subalternes de l’officialité » (Jaoul, 2010) ; la création d’un bastion politique des « Dalit Panthers » dans un quartier de balayeurs qui, précédemment tenu par les nationalistes hindous, vient mettre en échec le « système d’émeutes institutionnalisé » (l’expression est de P. Brass) entre hindous et musulmans (Jaoul, 2012b) ; ou encore, la théâtralité des politiques de rue des « Dalits Panthers » (Jaoul, 2007a).

5 Mais loin d’illustrer ce qui a déjà été écrit, son film se présente comme un nouveau départ, telle une invitation au voyage qui laisse aux spectateurs.trices la liberté de découvrir une lutte, devenue par la magie d’une approche sensible qui met le spectateur en relation directe avec ce qui est filmé, quasi intemporelle. Comme cette démarche se situe au cœur de réflexions sur le renouvellement des formes d’écriture anthropologique (Laplantine, 2005, 2021 ; MacDougall, 2005 ; Pink, 2006, 2009), Sangharsh, le temps de la lutte mérite d’être considéré comme un cas d’étude éminemment contemporain pour nourrir une foisonnante littérature d’anthropologie visuelle en dialogue avec les arts. Si mon entretien avec Jaoul a été conduit dans cette direction, j’ai également voulu rester au plus proche de sa démarche de réalisateur qui révèle, en premier lieu, comment sa relation aux images et aux sons a accompagné et transformé sa démarche anthropologique.

6

Tu as réalisé Sangharsh, le temps de la lutte en 2018, vingt ans après avoir filmé tes premiers matériaux. Comment as-tu travaillé ce décalage temporel ?
C’est le principal problème auquel j’ai été confronté quand j’ai décidé de retravailler ce projet qui avait été laissé de côté après une première tentative de production pour une chaîne de télévision. Pour le reprendre, en 2015 j’ai fait un stage d’écriture documentaire aux ateliers Varan. Mon but était de réécrire un film en tenant compte du décalage temporel. J’avais filmé afin qu’il n’y ait pas besoin de commentaire en voix off, en tâchant d’obtenir des séquences, des discours et des dialogues qui permettent d’expliciter les problématiques du mouvement. Lors du stage mes formateurs m’ont encouragé à refilmer les personnages 20 ans après pour rendre le décalage explicite. Cependant, cette idée ne me convenait pas, préférant garder ce moment du tournage intact dans son présent. Je souhaitais aussi éviter le classique « Que sont‐ils devenus ? » par lequel de nombreux films se terminent, mais qui ne me semblait pas faire justice à ce moment partagé avec eux et qui pour moi devait se suffire à lui-même. J’avais ainsi fini par réenvisager d’introduire ma propre voix off pour signifier ce retour dans le passé. La rencontre avec Gilles Volta, qui a monté à partir de mes rushes un court métrage de fin de stage, a été déterminante. Gilles m’a redonné confiance dans ce matériau, comme s’il recélait en lui-même les solutions aux problèmes qu’on se créait un peu artificiellement. Il m’a aussi permis de me raccrocher à mon intuition de départ qui était de le traiter de manière intemporelle, comme une sorte de présent non spécifié dans lequel il suffisait de se plonger en tant que spectateur en se laissant aller aux sensations d’une immersion. Pour lui, il fallait donc éviter toute voix off ou insertion de textes explicatifs, risquant de nuire à ce rapport plus immédiat du spectateur à la matière du film. Cette intuition a pris forme dans notre travail, où nous avons retrouvé la sensation du présent, l’ici et maintenant des situations filmées que le cinéma permet de restituer avec une force qui lui est propre.
Le film se passe de toute contextualisation. Comment ce choix radical, qui peut paraître étonnant pour un film de chercheur, s’est-il imposé ?
Cela s’est fait par étapes. Dans un premier temps, le fait que Gilles manifeste un profond intérêt pour le contexte historique sociologique et politique, sur tout ce que j’avais appris en écrivant ma thèse, m’a rassuré. Il a passé des heures à m’écouter lui raconter le mouvement dalit, son histoire, sa sociologie, ses ambivalences du fait de revendiquer des identités de caste et ses différents courants. J’ai eu ainsi l’assurance qu’il souhaitait respecter dans son montage cette complexité du savoir scientifique et qu’il respectait mon souci de ne jamais trahir une éthique de rigueur scientifique. J’ai compris que son but n’était pas de simplifier les choses pour un public néophyte (une crainte — sans doute excessive de ma part — liée aussi à une possible marchandisation télévisuelle qui avait causé ma rupture avec d’anciens producteurs). Gilles m’a appris que la meilleure manière de pouvoir évoquer la complexité qui m’intéressait était de pouvoir se passer de toute explication, pour laisser le spectateur construire du sens pour lui-même à partir de ce qu’il parvenait à saisir, en fonction de ses propres connaissances et de sa subjectivité. À partir d’une intention prêtant un certain sens à une séquence ou un plan, le critère de montage, pour la retenir, était que la matière filmique soit suffisamment explicite ou évocatrice, afin que le spectateur puisse se l’approprier, donner du sens et avancer dans sa compréhension du sujet. En travaillant ainsi, le film n’a pas nécessairement reflété ou mis en images mes interprétations préalables de chercheur. Bien au contraire, il m’en a fait découvrir d’autres et m’a même permis de discerner d’autres éléments sur mon enquête de terrain, filmés intuitivement sans nécessairement en comprendre l’importance à l’époque, ni d’ailleurs comment cela allait résonner avec le reste du film.
Dans un second temps, il y a eu un autre changement radical, que tu as évoqué dans ta question. Nous étions arrivés à une première version du film beaucoup plus longue, qui commençait par une grosse demi-heure de contextualisation politique et sociale sur la condition dalit et l’arrivée au pouvoir du BSP en Uttar Pradesh. Il y avait une logique textuelle derrière le montage de cette première partie, qui reposait sur les informations données par des discours des leaders du BSP lors de meetings électoraux. Ce n’était qu’une fois ce contexte posé qu’on abordait les personnages du film, les militants « Dalit Panthers ». À un moment donné, Gilles a eu l’idée de supprimer cette première partie explicative et de la remplacer par une séquence de route assez chaotique filmée depuis l’arrière d’une moto. La seule indication textuelle tenait dans la citation en préambule du film, la dernière phrase d’Ambedkar sur son lit de mort, demandant à ses militants de continuer son combat après lui. Ce basculement dans une toute autre logique — qui est celle du cinéma — m’a permis de comprendre qu’un film s’abordait de manière plus intuitive et sensorielle et qu’une mise en condition du spectateur, par une telle séquence, lui indiquant qu’il serait embarqué et qu’il ne devait pas s’attendre à tout comprendre, pouvait remplacer une explication contextuelle. J’ai donc dû me rendre à l’évidence cinématographique, qui a permis de poser l’urgence d’un engagement politique et d’emblée de faire accepter au spectateur l’absence d’explications. C’était comme prendre un combat en marche avec pour seuls guides de jeunes militants se posant comme les héritiers d’Ambedkar et décidés à lutter en son nom. En ne disant à aucun moment ni où ni quand l’action se passe (à part dans les indications de tournage du générique de fin), on faisait de plus le pari d’universaliser cette lutte. Elle n’est plus simplement un enjeu pour les Dalits en Uttar Pradesh ou en Inde à un moment historique particulier : son urgence devient une allégorie de l’humanité toute entière. En défendant leur propre humanité qui est constamment niée et bafouée par une société inégalitaire, ces personnages apparaissent comme les défenseurs de la notion d’humanité, ce qui permet de s’identifier à eux de manière directe, à l’opposé de tout exotisme. Ce choix radical, qui s’est imposé avec un travail sur la matière filmique consistant à « trouver le film », a donc permis de sortir d’une représentation culturelle de l’Inde marquée par l’orientalisme, pour rendre possible l’identification du spectateur à un combat politique des marges.
La musique du film joue un rôle central dans ce travail d’identification… Cela me renvoie à une littérature qui a souligné l’importance de sortir d’une logique strictement visuelle pour transmettre l’anthropologie, en s’intéressant notamment à la « fonction » du son comme réelle « valeur ajoutée » (Crawford, 2010 ; Iversen, 2010). Quel sens a-t-elle pris durant votre travail de montage ?
Cette musique a été enregistrée lors d’un séjour en Inde après la première étape de montage en avril 2017. Je voulais du violon car Ambedkar l’avait un peu pratiqué, et j’aime beaucoup le jeu de cet instrument qui, ayant été indianisé, me rappelle la manière dont les idéaux de la Révolution française et du marxisme ont été repris à nouveaux frais par le mouvement dalit. Vismay Chintan, à qui j’ai demandé de réaliser la musique est un violoniste de musique classique indienne… doublé d’un guitariste de Grind Core, d’où les passages de guitare électrique dans la bande son. C’est aussi un militant communiste originaire du Bihar et un monteur son de cinéma à Mumbai, ce qui faisait de lui le musicien idéal pour ce projet. Pour cet enregistrement, il m’a invité chez lui à Poone, et il a proposé d’ajouter Santosh Jha à l’harmonium, un musicien dans Hirawal, la troupe musicale du parti communiste marxiste-léniniste au Bihar. Tous deux n’étaient pas dalits mais étaient sensibilisés à leur cause. Nous avons commencé par regarder « l’ours » que j’avais apporté (une version longue et brute du film) et par parler longuement d’Ambedkar, du mouvement dalit et des personnages du film pendant plusieurs jours. Je voulais que la musique ait un lien organique avec les rushes, et je leur ai donc demandé de s’inspirer des mélodies de chants militants présents dans le film. Ils se sont aperçus que ces chansons reprenaient des vieux airs de Bollywood des années 50 et 60, ce qui m’avait échappé et qui témoigne d’une culture populaire partagée malgré les différences de caste. Nous avons enregistré environ huit heures de musique au cours de trois nuits, une musique d’une grande beauté où une profonde mélancolie se mêle à la révolte. En tant que mélomane, j’étais bouleversé en les écoutant, conscient de ce qu’ils offraient au film tout en me demandant comment le montage supporterait cette puissante charge émotionnelle.
À mon retour en France, Gilles Volta qui était a priori réticent aux musiques extra‐diégétiques (ajoutées au montage et non pas captées au tournage) a été conquis par cette musique qui s’est directement imposée au montage… Il me semble qu’elle évoque une émotion indicible, quelque chose de grave et d’indéterminé qui vient hanter le film et qui se prête aux différentes interprétations du spectateur. Il ne s’agit pas d’imposer une lecture, mais d’accompagner le spectateur dans une expérience sensorielle qui suscite sa réflexion. J’ai aussi compris a posteriori, que si cette musique s’était imposée avec une telle évidence c’est qu’elle permet de signifier le point de vue du présent (les émotions ressenties par le réalisateur au moment du montage) sur le passé du tournage. En un sens je suis tenté de dire qu’elle se substitue à une hypothétique voix off qui aurait eu la même fonction. De plus, l’avantage de se passer d’une voix off nécessairement surplombante, est que la parole des militants prend le dessus, ce qui correspond au projet d’ensemble.
Qu’est-ce que ton film permet d’affirmer, du point de vue de ce regard sensible que tu portes sur eux, que ne te permettait pas l’écriture académique ?
L’urgence de faire ce film résidait dans le fait d’avoir laissé de côté le ressenti et les émotions liés à ma rencontre avec les militants dalits, un côté vécu de l’enquête qui trouve difficilement une place dans l’écriture académique où tout doit rigoureusement être justifié, théoriquement et méthodologiquement. Loin de ces cadrages disciplinaires de la pensée qui sont utiles à la science mais qui n’intéressent qu’un petit milieu de spécialistes, le fait de passer par le cinéma m’incite aujourd’hui à davantage questionner les différents types d’écriture que l’on peut mobiliser en recherche et à me sensibiliser à des formes de récit capables de rendre compte du sensible et des situations d’enquête. C’est une réflexion que j’ai pu nourrir à la lecture d’Éric Chauvier qui, dans Anthropologie de l’ordinaire (2011), nous invite à problématiser l’écriture et à renouveler sa pratique. Pour ma part, j’ai compris que le passage par le cinéma avait beaucoup à apporter à cette problématisation de l’écrit. En écrivant d’abord ma thèse et des articles, puis en me consacrant au montage du film qui porte sur la même enquête de terrain, j’ai pu comparer de manière très concrète l’écriture ethnographique et la dynamique du montage dont les possibilités sont apparues en tant qu’outil de restitution du réel. Je me rends compte, par exemple, que la manière dont les séquences d’un film résonnent les unes dans les autres engendre une réflexion chez le spectateur, qui permet d’envisager d’autres modèles d’exposition à l’écrit que celui, linéaire, de la démonstration scientifique. David MacDougall (op. cit., 2005 : 6), réalisateur de documentaires et théoricien de l’anthropologie visuelle, note ainsi que « le film est toujours un discours empreint de risque et d’indétermination. Cela le place aux antipodes de la plus grande partie de l’écriture académique qui, malgré ses précautions et ses qualifications, est un discours qui s’achemine toujours vers des conclusions [5] ».
Avec sa théorie de la corporéité des images, MacDougall montre qu’en représentant les corps filmés, le cinéma met ces derniers en rapport avec les corps spectateurs via la caméra et le corps de celui qui filme. C’est encore plus évident lors que c’est une caméra « à l’épaule » qui capte chaque mouvement du corps en train de filmer et enregistre ainsi les émotions qui s’en dégagent. Cela induit une communication d’une autre nature, sensorielle et affranchie de tout un carcan de conventions et de hiérarchies (grammaticales, genrées, etc.) véhiculées par le langage. Avec le montage de Sangharsh, j’ai appris que faire un film implique une extrême dépendance au matériau ethnographique (le rush) et à tout ce qu’il contient comme détails significatifs, parfois imperceptibles à l’œil nu mais que la caméra enregistre. Or ces détails, comme une expression faciale, une lumière produisant un effet dramatique, ou encore un élément sonore venant du hors-champ (un rire, une invective, etc.) — pour prendre quelques exemples au hasard — prennent une importance qui bien que subtile peut s’avérer décisive du point de vue de l’effet produit sur le spectateur. À l’écrit, la description ethnographique implique de choisir a posteriori, de se focaliser sur tel détail ou de négliger tel autre, d’utiliser tel mot ou telle expression déjà connotés pour les décrire, et cela en fonction de l’intérêt qu’ils revêtent pour la démonstration. La caméra enregistre au contraire des situations, contenant une multiplicité d’informations sur les séquences filmées et les situations de tournage. Contrairement à l’écrit où tout détail qui est énoncé dénote une intention, il suffit au montage de guider l’attention et de rendre tel ou tel détail suffisamment perceptible en travaillant sur la matière sonore et visuelle grâce aux possibilités offertes par les logiciels (équalisation, niveau sonore, mise en valeur de détails par la lumière, le contraste, etc.). Le montage doit mettre en valeur et composer avec ces informations sonores et visuelles qu’il fait résonner entre elles d’une séquence à l’autre. Gilles Volta m’a énormément appris par sa manière de regarder une matière filmique et d’en faire émerger un récit tenant compte de ma présence subjective, plus ou moins marquée au moment du tournage. J’ai été impressionné par sa maîtrise de l’art du montage, avec cette forte dimension intuitive qui mettait en branle des logiques parfois imprévisibles, produisant des effets surprenants, créant du sens et recélant donc un potentiel heuristique.
La logique de l’écriture filmique est donc radicalement différente, car contrairement aux mots, les images et les sons n’ont pas une signification fixée d’avance. Par sa manière de faire résonner les séquences les unes avec les autres, chaque film a la possibilité d’inventer ses propres signifiants et sa propre « grammaire » (ou poésie), dont l’interprétation est ensuite livrée au regard sensible et à l’intelligence du spectateur.
Les enjeux épistémologiques que tu soulèves montrent que ta démarche ne peut pas se réduire à du militantisme. Pourtant, le choix d’avoir filmé les luttes répond bien d’un engagement politique ?
Réfléchir aux expériences politiques des marges, où se déploient des pratiques et des idées nouvelles est une démarche qui peut prendre une connotation politique lorsqu’elle crée une caisse de résonance pour des acteurs exclus de l’espace public. Cela remet ainsi en question certains fonctionnements routiniers et certaines formes d’exclusion politique. De plus, contrairement à ce qu’on voudrait régulièrement nous faire croire (comme dans les controverses actuelles sur le décolonialisme, le féminisme, etc.), la proximité intellectuelle avec les luttes est totalement fondée et légitime du point de vue de la production du savoir. Michel Foucault, qui parlait des savoirs des luttes (Foucault, 1997), est un parfait exemple de la fécondité de ces rapprochements sur un plan scientifique. Dans mon travail sur les castes en Inde, j’ai aussi pu constater que les idées les plus novatrices avaient été formulées par des intellectuels dalits du mouvement anticaste, comme Ambedkar lui-même, et qu’elles s’étaient ensuite imposées dans le savoir académique. Il y a donc des savoirs des luttes et aussi des luttes des savoirs pour imposer de nouvelles idées issues du monde militant dans le milieu académique. Nous avons abordé ces dynamiques dans un séminaire de l’EHESS avec Alessandro Stella et Daniella Scancella [6]. Dans mon travail ethnographique, les réflexions organiques, produites par les « gens ordinaires » engagés dans des luttes, prennent une place importante. Passer par le cinéma, c’est aussi une forme d’engagement dans une lutte des savoirs car c’est une initiation à une autre manière de réfléchir, qui me semble pouvoir apporter beaucoup à la démarche ethnographique, mais qui reste spécifique au cinéma.
Peux-tu préciser ce que tu entends par là ?
Ce sont des choses auxquelles des philosophes sensibles au cinéma ont réfléchi. Dans une conférence aux élèves de la FEMIS en 1987, Gilles Deleuze a par exemple posé la question de ce qu’est une idée en cinéma, tout en démontrant que cela ne peut pas se réduire à un discours élaboré en dehors de la pratique cinématographique (Deleuze, 1987). Selon Deleuze, le cinéma produit un type d’idées qui procèdent par blocs de « mouvements-durée » et qui diffèrent ainsi de la réflexion conceptuelle de la philosophie. Plus récemment, Jacques Rancière a précisé les enjeux politiques de cette idée en soulignant la capacité du cinéma, notamment dans le documentaire, à redistribuer le partage du sensible, à contester les frontières du visible/invisible, et à inventer de nouveaux régimes visuels. Il y a véritablement dans ce qu’il appelle les « écarts du cinéma » (par rapport au domaine textuel en général et aux idées marxistes en particulier) une « politique des images », propre aux images (et aux sons, qu’on oublie trop souvent avec ces effets de langage). C’est pour cette même raison que la pensée-image ou l’« image pensive », selon sa très belle expression, peut être en avance sur la pensée conceptuelle : « Une image pensive, c’est alors une image qui recèle de la pensée non pensée, une pensée qui n’est pas assignable à l’intention de celui qui la produit et qui fait effet sur celui qui la voit sans qu’il la lie à un objet déterminé » (Rancière, 2008 : 115). Contrairement à une conception militante cherchant à mettre l’art au service de buts politiques déjà préconçus, le cinéma est en soi politique. Il peut permettre dans une confrontation permanente avec sa matière sensible, d’élaborer « des formes politiques réinventées à partir des multiples manières dont les arts du visible inventent des regards » (id., 2011 : 136).
J’ai commencé à lire Rancière quelques années seulement avant de monter Sangharsh. Pourtant, de manière plus diffuse, ces idées ne m’étaient pas complètement étrangères. J’y avais été exposé, en tant qu’idées cinématographiques justement, à travers des films d’Antonioni, Casavettes, Godard, Kiarostami, Rouch, etc. dont j’étais imprégné à l’époque du tournage. Notamment par leur manière très libre d’assumer des évènements se produisant face à la caméra lors du tournage, de rendre compte d’une intensité du moment et aussi d’introduire des éléments de fiction dans le documentaire, et inversement.
Justement, comment s’est déroulé le tournage de Sangharsh ? Comment as-tu fait accepter ta démarche aux « Dalit Panthers » ?
En arrivant à Kanpur avec un petit caméscope DV, j’avais déjà en tête un projet de film sur le mouvement Dalit. De par ma formation et l’influence de la Nouvelle Vague, j’étais dans une disposition spontanée, avec une envie de tourner des choses de manière libre, ludique, caméscope au poignet, sans chercher nécessairement à gommer ma présence des scènes filmées. Influencé par Jean Rouch dont j’avais suivi la formation de Cinéma Anthropologique à Nanterre l’année précédant mon départ en Inde, j’attendais effectivement que le film naisse de rencontres avec des gens de Kanpur. Et c’est exactement ce qui s’est passé lors de ma rencontre avec Dhaniram Panther. Je l’ai d’abord filmé, sans le connaître, alors qu’il dansait au son de tambours au milieu d’un groupe lors de la fête d’Ambedkar, le 14 avril 1998. À sa demande, un de ses militants a pris mon adresse et le lendemain une dizaine de militants ont débarqué chez moi. Dhaniram m’a alors suggéré de filmer leur organisation. Il disait que cela pouvait aider à faire connaître la cause des Dalits à l’étranger, mais aussi à changer le regard sur leur mouvement en Inde. En effet, jusqu’à une époque récente, les médias indiens, fortement dominés par les hautes castes, ont largement passé sous silence le mouvement ambedkariste. Lorsqu’ils en ont parlé ce fut pour en donner une image séditieuse et communautariste, l’accusant d’attiser les tensions de caste. Nous nous sommes tout de suite entendus car je voulais aussi faire connaître à travers ce film le mouvement ambedkariste en France où la question « intouchable » était associée à la charité gandhienne (Jaoul, 2012a) et où la perspective émancipatrice d’Ambedkar était ignorée. Ce commun accord avec les « Dalit Panthers » fut très informel. Il n’y a pas eu de discussion particulière sur le contenu ou la forme à donner au film. De mon côté, j’avais déjà une idée approximative de ce que je voulais filmer, même si je n’avais rien écrit à l’avance. Ces idées me venaient de mes hypothèses de recherche. Par exemple, en construisant le film autour de portraits de militants, il s’agissait de percevoir leur relation à leur entourage. Ayant été influencé par Gramsci et sa théorie du rôle politique des intellectuels organiques, je voulais saisir en détails avec ma caméra comment leur autorité parvenait à s’imposer dans leur entourage plus subalterne. Il y avait ce désir de me rapprocher au plus près des militants pour accéder à une vision intime de leur lutte de façon à en restituer le souffle profond, celui d’une humanité menacée et combative.
Pourquoi avoir choisi de faire reposer ton film sur ces trois « personnages » ?
Ces trois portraits successifs reflètent grosso modo l’histoire du tournage. Au départ j’étais très séduit par le personnage de Dhaniram, jeune Dalit autodidacte issu de la classe ouvrière, qui avait pris la tête d’une organisation de 50 000 adhérents et avait affirmé un pouvoir de la rue. Il incarnait une radicalité, une intégrité idéologique et une indépendance de ton par rapport au BSP, alors que ce dernier s’était transformé en un parti de gouvernement et qu’il s’était distancié de sa base militante. Cependant, lorsque je suis revenu l’année suivante, j’ai commencé à réaliser l’éloignement de Dhaniram vis-à-vis de sa base rurale et son rapprochement de la petite bourgeoisie urbaine dalit. Il mettait à profit son pouvoir local pour leur obtenir divers avantages de l’Administration, travaillant ainsi à la consolidation d’une petite bourgeoisie dans sa communauté. Lorsqu’il y eut un meurtre et la destruction d’une statue d’Ambedkar dans le village de Laukaha, j’ai attendu dix jours en vain que Dhaniram se décide à y aller, mais il avait toujours mieux à faire, comme par exemple se rendre à Delhi pour obtenir, grâce à ses contacts politiques, le placement d’un fonctionnaire à un poste convoité. J’ai compris grâce aux témoignages de son entourage que le personnage révolutionnaire qu’il avait incarné l’année précédente appartenait de plus en plus au passé, au profit d’un rôle informel de médiateur avec l’Administration.
Afin de retrouver l’élan révolutionnaire des « Dalit Panthers », j’ai commencé à filmer deux militants de l’organisation, plus jeunes (nous avions à peu près le même âge), moins établis, qui dans le film reprennent le flambeau de la révolte. C’est ainsi avec Akash, un étudiant en droit qui vivait au QG des « Dalit Panthers », que je me suis rendu à Laukaha et cela a constitué une étape importante du tournage — et aussi la naissance d’une longue amitié. Akash était originaire d’un village voisin où son père était instituteur. Nous avons continué à sillonner les villages tous les deux et je l’ai filmé dans ses discussions avec les villageois dalits. Enfin, j’ai passé du temps à filmer l’action de Dev Kumar, habitant d’un quartier de balayeurs où il tentait d’éradiquer l’influence de l’extrême droite nationaliste hindoue. Il entendait ainsi déjouer la politique de la violence intercommunautaire de ces derniers en réconciliant Dalits et musulmans, une action d’ailleurs couronnée de succès puisque cela a participé à la chute du BJP aux élections locales, comme je l’ai expliqué dans un article (op. cit., Jaoul, 2012b).
Le fait de partager le quotidien de ces trois personnages, de leurs familles et de leurs quartiers, a permis de donner une version incarnée de leur politique. Je me suis particulièrement intéressé aux réactions suscitées par leur tentative d’imposer leur autorité, qui n’était pas sans engendrer de protestations et de résistances dans les cercles d’amis, les familles et les quartiers. J’ai ainsi commencé à filmer davantage les non-militants et à vouloir introduire leur perspective, souvent humoristique et ironique, sur ces jeunes militants ambitieux et certains d’incarner le progrès social.
La caméra t’aurait donc mené à défier l’autorité du mouvement en représentant d’autres « personnages », aux rôles plus secondaires et aux discours moins conformes ?
Tout en se tenant à l’écart du champ électoral pour prôner une politisation permanente de la vie des Dalits, la politique de rue des « Dalit Panthers » incarne pourtant une forme relativement conventionnelle de militantisme et d’organisation. En prenant des militants comme personnages principaux, le film donne donc la parole à des représentants auto-proclamés des Dalits. Mais ce vers quoi le tournage a évolué, que le film réclame en quelques sortes en suivant sa propre pente et qui est de l’ordre d’une politique propre aux images — au sens de W.J.T. Mitchell (2005), qui fait la démonstration de l’agency des images —, c’est de filmer les résistances face à l’autorité des militants. Le regard de la caméra s’est ainsi spontanément déplacé vers celles et ceux que le discours militant se contente habituellement de représenter. Moins éduqués, moins à l’aise dans un certain registre de parole que celui des militants et moins imprégnés d’idéologie, ces personnages secondaires du film se montrent pourtant habiles à capter l’attention de la caméra. Parvenant ainsi à modifier le « scénario » initial en attirant l’œil du filmeur (et celui du monteur), leur performance constitue une forme d’insurrection par l’image. La caméra, complice de ce type d’auto-mise en scène, a mis en place un espace de représentation permettant à des Dalits non‐militants, qui se contentent normalement d’être parlés par d’autres, d’imposer un point de vue négligé grâce à leur performance « d’acteurs ». Les hiérarchies internes du mouvement, dominé par des hommes diplômés pour qui le militantisme va souvent de pair avec des stratégies d’ascension sociale grâce à l’accumulation d’un capital social et symbolique, se trouvent ainsi remises en question. C’est en ce sens que le dispositif de ma caméra est politique.
La caméra aurait donc suscité une possibilité de s’affirmer parmi les plus subalternes ? Peux-tu donner des exemples ?
Exactement, du fait que la caméra a créé une situation ludique. Alors qu’au départ j’étais focalisé sur les personnages principaux, c’est-à-dire les militants, j’ai fait en sorte que cet espace-temps du tournage soit appropriable. Il s’est agi d’inviter au jeu et à la prise de parole celles et ceux qui se trouvent généralement relégués au silence par les porte-paroles autorisés. Par exemple, lorsque je me suis installé au QG des « Dalit Panthers », j’ai fait la connaissance de Bantou, le petit neveu de Dhaniram. Il avait face à la caméra une spontanéité et un bagou « photogéniques ». Sa manière de passer du registre militant en imitant avec humour et dérision les discours de son oncle, au « mauvais garçon » romantique et bagarreur des bas quartiers, ont aimanté mon regard. J’ai commencé à faire son portrait, tout en prenant conscience que je dérivais de plus en plus aux marges du militantisme, censé être le sujet central de mon film. Lors du montage, Bantou est parvenu à s’imposer dans le film grâce à ses talents d’acteur. Nous avons même dû veiller à réduire ses apparitions pour ne pas faire trop d’ombre aux personnages principaux, dont les discours idéologiques semblaient soudain convenus par rapport à son jeu naturel et sa « tchatche » qui crèvent l’écran. Cette irruption du sensible apparaît également dans la scène où un paysan visiblement intimidé, à qui Akash et les autres villageois demandent de faire un chant sur Ambedkar, m’invite à le suivre dans les champs pour pouvoir chanter plus librement. Là, tout en travaillant, il chante sur le thème du mariage infantile et de la douleur d’un père qui ne reverra jamais sa petite fille. Sortant des thèmes convenus du mouvement, il nous emmène sur un terrain de la souffrance des Dalits qui n’est plus imputable à la domination des autres castes, mais au calvaire de la condition féminine que les familles dalits perpétuent elles-mêmes. J’ai choisi de conserver ce pas de côté au montage pour son habileté à capter l’attention de la caméra et à réintroduire le sujet du patriarcat négligé par les militants, alors qu’il est pourtant bien au centre de la pensée d’Ambedkar. La scène se termine sur cette fillette qui tourne le dos à la caméra et fuit notre regard de spectateurs, créant ainsi l’image d’une profonde solitude et d’un abandon. Alors que le film semble toucher à sa fin, laissant le spectateur désemparé, le sujet militant renaît pourtant de ses cendres avec la troisième partie du film qui commence à ce moment-là et qui nous replonge en pleine action militante, avec la mobilisation de Dev Kumar contre l’extrême droite. L’urgence de la lutte est ainsi réaffirmée par un procédé de montage qui la rend à nouveau désirable en dépit de ses limites. Ces formes d’insurrection du sensible qu’incarnent pour moi ce paysan et cette fillette, permettent d’introduire d’autres perspectives. Le côté ludique de la caméra, en suscitant une forme d’improvisation théâtrale, a permis de rendre visible ce qui dépasse un objet préconçu. En permettant ces jeux, le tournage a ainsi subverti certaines complicités entre moi-même et les militants, qui étions liés par notre statut d’intellectuels, pour faire émerger des critiques internes et de nouvelles perspectives de lutte de la part de celles et ceux qui sont en général peu écoutés.

Photogramme tiré du film Sangharsh, le temps de la lutte

Figure 2

Photogramme tiré du film Sangharsh, le temps de la lutte

Bantou au QG des « Dalits Panthers »

7

Qu’en est-il des femmes, relativement absentes de ton film ?
Sans vouloir trouver une excuse à cette relative absence, c’est lié à l’approche par le militantisme, car la place des femmes reste la principale faiblesse de ce mouvement. Ambedkar affirmait pourtant que les castes reposaient sur le patriarcat autant que sur l’intouchabilité et qu’il fallait attaquer l’édifice sur ces deux fronts. En réalité cependant, les femmes sont restées exclues du militantisme (il faut toutefois noter une affirmation du féminisme dalit sur les campus universitaires ces dix dernières années). On voit d’ailleurs dans le film que les militants s’y réfèrent comme étant « les mères et les sœurs » qu’il faut protéger des prédations sexuelles des hommes de hautes castes. À travers ce schéma, le militantisme dalit reste pétri d’un éthos viril, qui caractérise l’ensemble du champ politique et militant. Mon souhait initial était d’incorporer le point de vue critique des femmes sur le mouvement, en filmant précisément les relations entre les militants et leurs mères et leurs sœurs. En raison de leur religiosité, les femmes incarnent aux yeux des militants une déviance par rapport au rationalisme qu’ils tentent d’imposer. Lorsqu’ils essaient d’empêcher leur pratiquereligieuse, ils s’en prennent cependant à un domaine réservé aux femmes qui leur offre une autonomie et des moments de liberté (par exemple en se rendant aux temples entre amies et voisines). Contrairement à ce que je souhaitais au départ, je n’ai cependant pas pu filmer de manière satisfaisante ces micro-conflits. En effet, alors que les militants étaient parfaitement à l’aise face à la caméra, les femmes se sont avérées plus méfiantes, par rapport au fait de laisser apparaître des désaccords familiaux. En tant qu’homme, il ne m’a pas été possible d’avoir la même complicité avec ces femmes qu’avec les militants de mon âge dont je partageais les engagements. Cette intention de filmer ces dimensions infra-politiques à ce niveau d’intimité familiale n’a donc pas vraiment donné de résultat. Même s’il m’a été possible de filmer la vie des familles chez qui j’étais accueilli, dès que les rapports devenaient tendus, je sentais qu’il fallait éteindre la caméra. Il reste donc beaucoup à faire sur la question des femmes dalits. C’est une véritable priorité sur le plan de la recherche ainsi que sur un plan politique, pour des questions de cohérence idéologique mais aussi de stratégie, car cela devrait permettre au mouvement anticastes d’étendre son influence du côté des femmes dalits et théoriquement aussi, de créer de nouvelles alliances inter-castes au nom du féminisme (bien que ces alliances se heurtent à des résistances compréhensibles liées aux différences de caste et à la critique d’un féminisme casté par les militantes dalits).
Une dernière remarque pour conclure notre entretien : depuis ta soutenance de thèse en 2004, tu as divulgué tes travaux à travers de nombreux articles et chapitres publiés, mais non dans un livre qui te serait plus personnel. Dirais-tu que la réalisation de Sangharsh, le temps de la lutte était ta manière de produire une œuvre personnelle à partir de tes recherches ?
Réaliser ce film répondait à un besoin de faire quelque chose de plus personnel et créatif, et aussi de pouvoir le communiquer au-delà d’un public spécialisé. Le cinéma est propice à la restitution du travail d’enquête car il est réellement partageable avec les personnes filmées et le public plus largement. Au contraire des publications scientifiques, le cinéma, y compris le documentaire, s’adresse à tous. J’ai pu le vérifier en projetant mon film dans des villages et des quartiers dalits en Uttar Pradesh où il avait été filmé, mais aussi à Kolkata et Nagpur dans des quartiers de migrants dalits originaires d’Uttar Pradesh, lors de séances qui ont été suivies de discussions. Les débats ont permis de déborder du cercle des militants, qui monopolisent généralement la parole en vertu de leur niveau d’instruction et de leur statut social au sein des communautés et d’inclure dans la discussion des personnes analphabètes qui souhaitaient faire une remarque ou poser une question. Dans un pays comme l’Inde où le cinéma occupe une place importante dans la culture populaire, les gens sont habitués à commenter les films et s’y sentent autorisés. Cela explique que ceux qui n’ont habituellement qu’un statut d’enquêtés et qui ne sont plus consultés en dehors des entretiens destinés à fournir la matière première du savoir ethnographique, ont pu exprimer leur avis sur les choix de réalisation et les manières de traiter les sujets abordés. Or, cela intervient dans la fabrication même, car en montant un documentaire, on anticipe la réaction des personnes filmées et l’on se doit d’être exact dans la manière de les représenter. C’est ainsi que j’ai travaillé : avant de valider la dernière version du montage, je suis parti le projeter aux trois personnages principaux du film à Kanpur ainsi qu’à certains personnages qui étaient à l’écran pour m’assurer qu’ils acceptaient de figurer. Lorsque j’écris pour des revues académiques évaluées par mes pairs, je n’ai pas à me poser ces questions de manière aussi concrète car il y a très peu de chances que les personnes mentionnées lisent l’article dont le format académique, les lieux de diffusion et le langage-même les tiennent à l’écart.

Nous remercions Pascale Absi, Sophie Accolas et particulièrement Nadine Wanono pour la qualité et la précision de ses relectures.

Notes

Français

Cet entretien avec Nicolas Jaoul condense les réflexions qui ont accompagné la réalisation de son film Sangharsh, le temps de la lutte (Sister Productions, 2018) tant sur un plan anthropologique, politique et cinématographique. Tournées au moment d’une enquête de thèse qui a duré 4 années, à la fin des années 90 dans l’Uttar Pradesh, en Inde du Nord, les images replongent les spectateur·trices dans le quotidien militant des « Dalits Panthers » et de leur lutte contre les castes. Du fait de choisir de se passer de toute contextualisation historique, culturelle ou sociologique, le montage a expérimenté de manière radicale le passage de l’écriture académique à une logique d’immersion propre au cinéma, facilitant ainsi l’identification du spectateur à ce combat des marges et de battre en brèche toute forme d’exotisme. Ainsi ce film soulève la question : quels nouveaux horizons de compréhension le cinéma peut-il apporter à l’anthropologie, et plus spécifiquement à une anthropologie politique ? L’entretien souligne les transformations induites par l’usage de la caméra dans l’appréhension du terrain. Initialement concentré sur des figures militantes du mouvement, le regard se déplace graduellement vers des personnages de leur entourage familial qui ont su capter l’attention du filmeur et dès lors imposer leur point de vue moins idéologique mais néanmoins pertinent et critique grâce à leur jeu « d’acteurs ». La caméra peut ainsi être pensée comme un dispositif permettant de mettre en avant des modalités de résistances et d’affirmation des plus subalternes dont la parole est moins légitime socialement, face à l’autorité des porte-paroles d’un mouvement. Cela ouvre ainsi de nouvelles pistes de réflexion, notamment méthodologiques, sur les apports possibles du cinéma à l’anthropologie politique.

  • anthropologie
  • cinéma
  • Dalits Panthers
  • Inde (Uttar Pradesh)
  • politique des images
    • CHAUVIER É., 2011. Anthropologie de l’ordinaire : une conversion du regard. Toulouse, Anacharsis. Essais.
    • CRAWFORD P., 2010. “Sounds of silence: the aural in anthropology and ethnographic film”, in IVERSEN G. & SIMONSEN J. K. (eds), Beyond the visual: sound and image in ethnographic and documentary film. Højbjerg, Intervention Press. Distributed in North America by Left Coast Press.
    • DELEUZE G., 1987. « Qu’est-ce que l’acte de création ? ». Présenté à la conférence donnée dans le cadre des mardis de la fondation Femis, mai 17. https://www.lepeuplequimanque.org/acte-de-creation-gilles-deleuze.html
    • FORTIER C., JAOUL N., 2019. « Bariz (Paris), le temps des campements : filmer la lutte des migrants ». Entretien de Nicolas Jaoul par Corinne Fortier, Science And Video, 9 (décembre). https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02458664.
    • FOUCAULT M., 1997. Il faut défendre la société : cours au Collège de France, 1975‑1976. Hautes études. Paris, Gallimard/Seuil.
    • IVERSEN G., 2010. “Added value: the role of sound in documentary film theory and visual anthropology”, in IVERSEN G. & SIMONSEN J. K. (eds), Beyond the visual: sound and image in ethnographic and documentary film. Højbjerg, Intervention Press. Distributed in North America by Left Coast Press.
    • JAOUL N., 2007a. “Dalit processions: Street politics and democratization in India”, in STRAUSS J. & O’BRIEN D., Staging Politics: Power and Performance in Asia and Africa: 174‑93. London, IB Tauris.
    • JAOUL N., 2007b. “Political and «non political» means in the Dalit movement”, in PAI S., Political process in Uttar Pradesh: identity, economic reform and governance: 191‑220. New Delh, Pearsons.
    • En ligneJAOUL N., 2007c. « Le point de vue des fonctionnaires dalits sur les quotas d’embauche de la fonction publique », Droit et cultures. Revue internationale interdisciplinaire, 53 (juin) : 63‑87.
    • JAOUL N., 2009. Doing Sensory Ethnography. London, SAGE Publications. https://doi.org/10.4135/9781446249383.
    • JAOUL N., 2010. « Les statues d’Ambedkar en Inde. Répliques artisanales d’un monument et usages subalternes de l’officialité », Gradhiva. Revue d’anthropologie et d’histoire des arts, 11 (mai) : 30‑35. https://doi.org/10.4000/gradhiva.1645.
    • JAOUL N., 2011. Les écarts du cinéma. Paris, La fabrique éditions.
    • En ligneJAOUL N., 2012a. « Toucher l’intouchable. La charité ghandienne au risque de la contamination politique en Inde », in FASSIN D. & EIDELIMAN J.-S., Economies morales contemporaines : 261‑283. La Découverte. https://www.cairn.info/economies-morales-contemporaines--9782707173096-page-261.htm.
    • En ligneJAOUL N., 2012b. “The making of a political stronghold: A Dalit neighbourhood’s exit from the Hindu Nationalist riot system”, Ethnography, 13(1): 102‑160.
    • En ligneJAOUL N., 2014. « L’ambedkarisme : abolir la société de castes depuis les marges ? » Mouvements, 77(1) : 48‑56.
    • JAOUL N., 2021. Cheminements : voies anthropologiques et voies artistiques de la connaissance. Paris, L’Harmattan.
    • LAPLANTINE F., 2005. Le social et le sensible : introduction à une anthropologie modale. Paris, Téraèdre.
    • LAPLANTINE F., 2021. Cheminements : voies anthropologiques et voies artistiques de la connaissance. Paris, L’Harmattan.
    • MACDOUGALL D., 2005. The Corporeal Image: Film, Ethnography and the Senses. Princeton, Princeton University Press.
    • MITCHELL W. J. T., 2005. What do pictures want? the lives and loves of images. Chicago, University of Chicago Press.
    • PINK S., 2006. The Future of Visual Anthropology: Engaging the Senses. London, Routledge.
    • PINK S., 2009. Doing Sensory Ethnography. London, SAGE Publications.
    • RANCIÈRE J., 2008. La spectateur émancipé. Paris, La fabrique éditions.
    • RANCIÈRE J., 2011. Les écarts du cinéma. Paris, La fabrique éditions.
Kassia Aleksic
CESSMA, UMR 245 IRD, Université de Paris, Inalco
Nicolas Jaoul
IRIS – CEIAS
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 14/03/2022
https://doi.org/10.4000/jda.11344
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Association Française des Anthropologues © Association Française des Anthropologues. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...