CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Kaoutar Harchi, écrivaine et sociologue se situe à l’interface entre deux mondes (le Maroc de ses origines, la France de sa naissance) et écrit elle-même sur d’autres figures que nous décrivons ici comme « médiateurs.trices globalisé.es » : en ce qu’elles évoluent entre divers univers et langages qu’elles interrogent tout en étant scrutées par eux. Cette intellectuelle qui porte un regard à la fois acéré et sans concession sur les évolutions contemporaines autour des questions de « race », de colonialité et d’égalité dans les domaines de l’art ou de la littérature se fait fort de saisir les ambivalences des postures d’écrivains algériens francophones, objets de multiples instrumentalisations et injonctions normatives. Exemplaires en ce qu’ils témoignent d’identités multiples, pas toujours considérés, loin s’en faut, dans leur complexité, ces auteurs sont le point de départ d’une réflexion féconde qui la conduisent, dans ses derniers écrits, à interroger sa propre expérience de l’altérité [3]. De la France au Maghreb et réciproquement, l’écrivaine nous fait part de quelques analyses qui irriguent ses travaux et font écho à un certain nombre de réflexions développées dans ce nouveau dossier du Journal des anthropologues.

2

Dans votre essai intitulé Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne publié chez Fayard en 2016, vous étudiez les parcours, en France, de cinq écrivains algériens dits « francophones » (Rachid Boudjedra, Assia Djebar, Boualem Sansal, Kamel Daoud et Kateb Yacine). Pourquoi vous être arrêtée spécifiquement sur ces écrivains ?
En entamant ma thèse, mes idées n’étaient pas d’une grande clarté. Beaucoup de choses à la fois m’intéressaient : « le choix » des auteurs d’écrire en langue française, leur trajectoire transnationale, les modes de justification de leur venue en France, leur rapport à l’écriture mais aussi la construction de leur posture littéraire, leurs relations à la presse spécialisée et généraliste, etc. En somme, bien que je ne formulais pas encore les choses ainsi à cette époque, j’espérais parvenir à saisir la condition littéraire d’écrivains algériens dont l’œuvre se construisait en grande partie en dehors de l’Algérie. Puis, à force de réfléchir à ces questions, ma démarche s’est inversée. J’ai cessé de partir des textes littéraires et j’ai commencé à envisager le contexte sociopolitique et sociohistorique de leur production. De nombreux processus structurels me sont alors apparus : la colonisation, la guerre de libération nationale, l’anticolonialisme de certains espaces intellectuels français, etc. C’est à ce moment-là que j’ai alors mis en lien le texte et « le dehors du texte » — pour reprendre une expression de Pierre Bourdieu [4]. Cette liaison a été très féconde car j’ai alors appréhendé la condition littéraire des écrivains algériens de langue française à partir des conditions sociales de leur accès au monde des lettres françaises. Je me suis alors moins intéressée à la notion ambivalente de « valeur » pour porter mon attention sur celle, plus aisément descriptible et objectivable, de « valorisation ». Ces écrivains ont-ils été valorisés ? Si oui, par qui ? Et comment ? Au moyen de quelles pratiques ? À travers quels discours ? Selon quels intérêts ? Ce sont là quelques‐unes des questions qui m’ont guidée. Dès lors, pour réaliser pareil projet de recherche, il m’a fallu, non partir de l’amont, mais bien de l’aval. Formulé autrement, il m’a fallu considérer le cas d’auteurs dont la carrière littéraire avait suffisamment abouti pour pouvoir être observée à partir de l’angle de la valorisation sociale. Les auteurs que sont Kateb Yacine, Assia Djebar, Rachid Boudjedra, Kamel Daoud et Boualem Sansal, ont fini par intégrer mon corpus de cas car, au terme d’un long travail d’objectivation des marques de reconnaissance littéraire obtenues, ils sont apparus comme étant les auteurs ayant le plus hautement atteint les cimes de la légitimité littéraire.

3

Dans les chapitres du livre issu de votre thèse, vous mettez en évidence la reconnaissance difficile, à tout le moins ambiguë, de ces écrivains francophones au sein de la communauté littéraire française. Comment l’expliquez-vous ?
L’ouvrage extrait de ma thèse est divisé en cinq chapitres. Chacun d’eux est dédié à un auteur dont je reconstruis les modalités sociales de venue à l’écriture, le sens social accordé à celle‐ci, les modalités de publication des premiers textes. Puis, à travers le temps long de la trajectoire, je m’intéresse plus particulièrement à un instant où s’observe, pour reprendre une expression de Pascale Casanova, le passage de l’inexistence à l’existence littéraire. Soit une forme de métamorphose à travers laquelle l’auteur passe du statut d’écrivant à celui d’écrivain. Une fois ce dispositif mis en place, au moyen de l’enquête documentaire que j’ai réalisée, il est apparu que chacune des métamorphoses mises en évidence comportait sa part d’ambivalence. Il m’est arrivé de parler, souvent, de valorisation en trompe-l’œil. Ou de constater, par exemple, des formes de valorisation littéraire inachevée, partielle. Comprendre cet état de fait a été au centre de mon travail. En l’état actuel de mes recherches, et après la publication d’articles qui mettent les résultats obtenus en perspective, je pense pouvoir dire que ce trouble qui pèse sur la consécration est le produit des rapports de domination à l’œuvre. Plus précisément, il existe une surdétermination politique de la constitution de la croyance en la valeur littéraire des écrivains algériens de langue française. Par politique, j’entends désigner l’ensemble des effets persistants de domination produits par la lutte pour le monopole de la légitimité littéraire. Ou, pour reprendre les mots de Pierre Bourdieu, « le travail de délimitation de la population en droit de participer à la lutte pour la définition de l’écrivain » (Bourdieu, op. cit. : 17). Cet aspect en appelle alors un autre, à savoir la nationalisation de la normativité littéraire qui a été rendue possible par la centralisation historique, à Paris, du capital économique et symbolique et qui se manifeste par un phénomène d’instrumentalisation, ou encore de récupération hégémonique, des discours littéraires. Des discours qui, déshistoricisés, décontextualisés, niés dans ce qu’ils doivent à leur champ originel de production, servent prioritairement les intérêts spécifiques du champ d’accueil.

4

En dépit des limites de sa reconnaissance en tant qu’écrivain francophone, l’entrée de Kateb Yacine à la Comédie-Française a été décrite comme une véritable consécration. Comment l’analysez-vous ?
Comme je le précisais précédemment, le processus de consécration des écrivains dits francophones, que je saisis à partir du cas des écrivains algériens, est traversé par des formes de troubles. Et cela si bien que l’on peut, parfois, se demander si l’auteur en question est bien parvenu à franchir la frontière de la consécration littéraire. Ou si, au contraire, il n’est pas demeuré à la frontière, dans une forme d’état d’indétermination. Dans le cas de Kateb Yacine, c’est assez frappant : par exemple, si l’une de ses pièces de théâtre a bien été donnée en représentation à la Comédie-Française, il n’en demeure pas moins qu’un tampon « hors répertoire » accompagne le dossier officiel de l’auteur. Autrement dit, Kateb Yacine a intégré le répertoire sans l’intégrer. Il en a été sans en être. C’est là encore, à mon sens, une trace de la domination littéraire qui explique que la consécration puisse donner lieu à des formes de traitement exceptionnel et qui échappe donc à la règle commune.
À l’occasion de son discours de réception prononcé à l’Académie française en 2006, Assia Djebar a virulemment critiqué l’idée d’un « rôle positif de la colonisation » soutenue par certains politiques et intellectuels français. Cette position lui a valu de vifs reproches par certains critiques littéraires français. Comment expliquez-vous cette polémique ?
Oui, en effet, en dénonçant cela, Assia Djebar a été accusée de replonger « l’épée dans la plaie ». C’est un point très intéressant car il révèle, en creux, qu’un rôle a été assigné à Assia Djebar, non en tant qu’écrivaine mais bien en tant qu’écrivaine perçue comme étrangère, non nationale. De ce fait, la logique discursive qui a été déployée fait peser sur l’écrivaine une forme de dette symbolique. Accueillie par la France, nation littéraire par excellence, Assia Djebar devrait, toujours selon cette logique, témoigner une forme de gratitude éternelle qui emprunte la voie de la non affirmation de son point de vue critique. Ce fut, à l’époque, une manière de limiter sa subjectivité et de la contraindre à un régime de silenciation.
Pensez-vous que la langue française puisse constituer, malgré tout, un vecteur d’émancipation, et si oui, sous quelles conditions ?
Je dirais que la réponse est déjà en partie dans votre question : écrire en langue française offre des formes d’émancipation — il faudrait nous mettre d’accord sur le sens à accorder au terme « émancipation » dont on use un peu trop facilement, à mon sens — mais une émancipation conditionnée. Qu’est-ce qu’une émancipation sous condition ? Quelque chose qui, déjà, n’est peut-être plus une émancipation, justement.
Vous soulignez la manière dont une certaine idéologie de l’art, teintée de romantisme, tendrait à évacuer les rapports sociaux de pouvoir qui structurent pourtant cet univers. Quels mécanismes rendent cela possible ?
Ce n’est pas tant une certaine idéologie de l’art que l’histoire sociale de l’art elle-même qui a été formée par la doxa romantique. Cette forme se cristallise notamment autour du motif du « créateur incréé », selon la formule de Pierre Bourdieu. Ce motif tend, d’une part, vers la dénégation des déterminations sociales qui pèsent sur l’auteur et sur son œuvre et, d’autre part, vers le rattachement perpétuel de ces derniers à des forces a-sociales telles que la nature ou encore le divin. Cette façon de définir l’art, et en contre-point le non art, l’art qui se voudrait social et politique par exemple, est une forme de violence symbolique. Une violence symbolique car un arbitraire se fait norme universelle. Et à ce propos, Gisèle Sapiro s’interroge [5]. Elle écrit notamment : « La littérature n’est-elle pas faite précisément de ces formes symboliques qui permettent d’euphémiser et donc de masquer les principes de domination tout en les légitimant ? Inversement, elle a le pouvoir de dévoiler ces principes cachés par une opération inverse de déconstruction » (2007). Ces mécanismes d’effacement de l’ordre inégal du monde au profit d’un ordre contingent, d’un ordre qui refuse de se présenter comme ordre, sont au fondement de ce qui rend la domination sociale possible.
Dans vos romans Zone Cinglée ou L’ampleur du saccage, vous évoquez des thèmes récurrents, comme les rapports familiaux difficiles, le suicide, l’inceste, la misère sexuelle et affective, ainsi que la répression sexuelle subie par les femmes mais aussi, quoiqu’en termes différents, par les hommes. Pourquoi accordez-vous une telle importance à ces thèmes ?
À travers ces questions-là se donnent à voir une oppression en train de se produire. Par ailleurs, la corporéité occupe une place fondamentale puisque le corps est constitué par le pouvoir en tant que champ de bataille. Nous sommes dominés par le corps et c’est par le corps qu’il faut nous libérer. D’un point de vue littéraire, ces questions me travaillent autant que j’essaie de les travailler. Je crois que narrer une histoire qui s’arrime aux structures d’oppression permet, au final, de dire quelque chose de ce que l’on dit de nous, de faire quelque chose de ce qu’on fait de nous. La littérature offre cela, à mon sens : favoriser une mise en scène simultanée du pouvoir et de la résistance.
Pour vous, que recouvrent fondamentalement les débats sur le séparatisme et les accusations persistantes d’« islamogauchisme » portées contre une certaine frange de l’intelligentsia ?
Ce qu’on appelle « islamogauchisme » relève, tout d’abord, de l’insulte raciste. Une insulte qui s’origine dans les discours d’extrême droite et qui, par un ensemble de mécanismes progressifs, a fini par être réutilisée par des représentants du centre-droit — à moins que ce ne soit, là encore, qu’une extrême droite qui ne dit pas encore son nom. La logique est celle de la disqualifier, soit parvenir à retirer toute forme de crédit scientifique et plus généralement social à toutes les personnes dont le discours et la pensée s’articulent autour de la question raciale. Au plus profond de cette insulte, on retrouve donc un projet politique : l’anti‐intellectualisme au service du racisme lui-même au service du maintien d’un certain ordre blanc de la société française.
Vous définissez-vous comme une écrivaine engagée ou militante ?
Je me définirais plus volontiers comme une personne qui essaie, par l’écriture, d’intervenir dans le débat public à propos d’enjeux politiques contemporains. Les récits littéraires, les articles scientifiques, les tribunes, les textes de vulgarisation, la participation à des débats auprès d’intellectuels, de militants politiques, tout cela obéit à cette logique d’affirmation de points de vue minoritaires qui n’en sont pas moins légitimes et qui comptent, à mon sens, de plus en plus.
Un débat assez houleux été engagé, à propos d’un ouvrage de Stéphane Beaud et de Patrick Noiriel (Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie, Agone, 2021) sur les usages du mot « race » dans le débat public et le champ universitaire, qui aboutiraient (selon ces auteurs) à un recouvrement de la question sociale. Comment vous positionnez-vous dans ces débats ?
La France a une forte tradition nominaliste. Il suffirait de taire, de ne pas nommer, pour que les choses cessent d’exister. Or, objectivement, ce n’est pas ainsi que les choses se déroulent. Aussi, en tant que chercheure en sciences sociales et en tant qu’écrivaine, je suis doublement portée à croire — voire portée à plaider  — pour l’acte de nomination, d’énonciation. Dire « la race », cela compte car cela fait sortir de l’ombre de la colonialité tout un continent submergé et pourtant peuplé par des millions de personnes, à l’échelle française mais plus encore mondiale, oppressées par le racisme. Si nous ne nommons pas, si nous ne définissons pas, si nous n’attribuons pas aux mécanismes du pouvoir la vérité qui est la sienne, nous contribuons au silence et à l’ensevelissement du réel. J’estime alors important de construire, et cela peut emprunter des chemins différents, la légitimité de notre propre autonomie intellectuelle et critique par l’intégration de mots, de concepts scientifiques qui certes ne sont pas encore les bienvenus mais qui finiront inéluctablement par l’être.

Notes

  • [3]
    Dans son dernier ouvrage autobiographique (Comme nous existons, Actes Sud, 2021)
    Kaoutar Harchi conduit une véritable introspection pour décrire ce qu’elle expose comme « la découverte que nous − jeunes filles et jeunes garçons identifié.es comme musulman.es, que nous le soyons ou pas d’ailleurs − étions perçus à l’aube des années 2000 par un ensemble d’hommes et de femmes comme un problème ». 
  • [4]
    BOURDIEU P., 1991. « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, 89. Dossier « Le champ littéraire » : 3‑46.
  • [5]
    SAPIRO G., 2007. « Pour une approche sociologique des relations entre littérature et idéologie », COnTEXTES, 2.
Français

Kaoutar Harchi est une écrivaine et une sociologue spécialiste de la littérature. Elle travaille sur les questions de mémoire partagée, de colonialité et de représentation des minorités. Dans l’entretien qu’elle nous accorde, elle évoque certains sujets qui saturent du débat public, tels que la race, le séparatisme ou l’« islamo-gauchisme ». Elle s’attarde sur le cas d’écrivains algériens francophones qu’elle a étudiés et dont le statut demeure ambigu, entre reconnaissance inaboutie et renvoi à une altérité irrévocable.

  • altérité
  • représentation
  • colonialité
  • minorités visibles
  • francophonie
Kaoutar Harchi
CERLIS (Centre de recherche sur les liens sociaux)
Fatiha Kaouès
CNRS – GSRL (Laboratoire groupe sociétés, religions, laïcité)
Courriel : fkaoues@yahoo.com
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 14/03/2022
https://doi.org/10.4000/jda.11202
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Association Française des Anthropologues © Association Française des Anthropologues. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...