CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La rupture brutale représentée par la révolution de 1979 et les discours révolutionnaires des premières années de la République islamique ont généré l’image d’un Iran déstabilisateur de la région et structurellement inassimilable par la communauté internationale. Propulsé au rang de menace majeure pour les intérêts occidentaux au Moyen-Orient, le nouveau régime installé à Téhéran fut mis au ban de la communauté internationale, et la moindre agitation populaire dans les États du golfe Arabo-persique et du Moyen-Orient fut aussitôt expliquée par une prétendue contagion de l’extrémisme religieux iranien. À la lumière des bouleversements de la dernière décennie et des événements les plus récents, il s’avère que cette image est devenue complètement obsolète.

2Nous sommes en mesure de considérer que la réorientation de la politique extérieure iranienne est au centre des réflexions et des préoccupations d’un courant pragmatique et modéré qui se développe et s’organise à Téhéran depuis la fin de la guerre avec l’Irak et la mort de l’ayatollah Khomeyni. À la suite de la seconde guerre du Golfe, les dirigeants iraniens prirent conscience que le complet isolement de leur pays sur la scène internationale était profondément contre-productif du point de vue de la défense des intérêts nationaux ; dès lors, ils œuvrèrent au renversement de cette logique d’exclusion afin de réinsérer Téhéran dans le concert diplomatique international.

3Cette tendance a pu se cristalliser en raison de la profonde modification du contexte international : l’effondrement de l’Union soviétique, l’accession des États-Unis au rang d’hyperpuissance, l’accélération du processus de mondialisation libérale sont en effet autant de paramètres dont les dirigeants iraniens ont dû tenir compte.

4Pour eux, désormais, l’objectif est clair et se décline en deux axes : d’une part, il est absolument nécessaire de mettre un terme à l’isolement iranien sur la scène internationale ; d’autre part, il faut parvenir à composer avec un voisinage géographique très spécifique au sein duquel l’Iran doit apparaître comme une véritable puissance régionale tirant profit de ses atouts géographiques, humains et économiques. Pour parvenir à ces objectifs, l’équipe du président Khatami articule ses initiatives autour des deux concepts clés que sont le dialogue et la détente, qui expriment en réalité la poursuite et l’approfondissement de la ligne initiée en son temps par le président Ali Akbar Rafsandjani. Ces évolutions marquantes sont, bien sûr, en relation avec les transformations internes du pays, mais révèlent aussi la prise de conscience des impasses dans lesquelles l’Iran s’était trouvé relégué à cause des décisions qui ont marqué les premières années de la République islamique en matière de politique extérieure. Comment, en effet, admettre qu’un pays qui est structurellement ouvert au monde – par sa position géographique, par l’importance centrale de ses exportations pour la viabilité de son économie, par la richesse de son histoire – se soit ainsi retrouvé sur la liste peu enviable des États parias établie et colportée par les États-Unis ? Cette situation ne pouvait pas durer, d’autant que les milliers d’Iraniens qui ont quitté le sol natal dans les premières années de la République islamique ont formé une véritable diaspora, essentiellement installée au sein du monde occidental, ce qui fait de l’Iran, aujourd’hui, « un pays sociologiquement plus ouvert sur l’extérieur que ne l’était l’Iran monarchique » [1].

5Il faut donc s’interroger pour déterminer si cette réorientation a réellement pu se concrétiser, et si le président Khatami, confortablement réélu pour un second mandat en juin 2001, est parvenu, au-delà des initiatives spectaculaires, comme sa rencontre avec le pape ou son discours sur le dialogue des civilisations à l’Organisation des Nations unies (ONU), à modifier véritablement les fondements de la politique extérieure iranienne. À ces questions la réponse est clairement affirmative : l’Iran souhaite apparaître comme un pôle de stabilité et de puissance.

LA RÉORIENTATION DE LA POLITIQUE RÉGIONALE IRANIENNE

6La modification la plus spectaculaire – et celle qui peut avoir la plus grande incidence dans l’évolution des relations internationales – concerne sans nul doute les relations avec les pays arabes du Golfe et tout particulièrement l’Arabie Saoudite. C’est plus précisément à partir du sommet de l’Organisation de la conférence islamique, tenu à Téhéran en décembre 1997, que les échanges se sont intensifiés, processus couronné par la visite à Riyad du président iranien en mai 1999. Ce rapprochement a permis une meilleure entente dans le domaine pétrolier, notamment dans la gestion des quotas au sein de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), même si des divergences subsistent. Ce réchauffement des relations ne s’est pas limité au royaume saoudien, et nous avons également pu assister à une confirmation des bonnes relations avec le Koweït, Oman et le Qatar, ainsi qu’à une normalisation avec le Bahreïn et même les Émirats arabes unis. Avec ces derniers subsiste certes un contentieux à propos de la souveraineté sur les trois îles, Petite et Grande Tomb, et Abou Moussa, sans que l’on doive heureusement envisager un risque de détérioration de ce différend. La divergence la plus importante avec ses voisins du golfe Arabo-persique réside, sans nul doute, dans les demandes réitérées de Téhéran du départ des troupes étrangères de la région, alors que les monarchies arabes y restent fermement opposées et continuent de s’appuyer, en matière de sécurité, essentiellement sur les États-Unis. Malgré les incontestables progrès accomplis, il faut toutefois admettre que l’Iran continue à être perçu avec une certaine méfiance, comme l’indique par exemple le refus opposé à Téhéran d’occuper le poste de secrétaire général de l’OPEP. De même, comme nous l’avons indiqué, aucun État de la région ne semble prêt à substituer à la position que tiennent les États-Unis un rôle accru de l’Iran. La marge de manœuvre iranienne reste donc limitée, bien que les conséquences des événements du 11 septembre 2001 et la distanciation relative des liens États-Unis / Arabie Saoudite puissent ouvrir d’éventuelles perspectives plus prometteuses à la diplomatie iranienne.

7En outre, il faut se rappeler que les relations de l’Iran avec les pays arabes de la région sont en large partie déterminées par le conflit israélo-palestinien. Pendant de nombreuses années, Téhéran a considéré, presque seul contre tous, que le processus de paix était avant tout destiné à conforter l’État hébreu au détriment des intérêts du peuple palestinien. Pomme de discorde entre les dirigeants de la République islamique et la grande majorité de leurs homologues arabes, on peut admettre qu’au vu de l’état actuel des relations israélo-palestiniennes, cette considération n’a plus aujourd’hui la même signification, et les dirigeants iraniens peuvent même faire valoir que leurs positions sur ce dossier sont a posteriori parfaitement justifiées. Toutefois, le président Khatami dispose toujours d’une marge de manœuvre pour le moins limitée sur le sujet. En effet, la question de l’État d’Israël constitue toujours l’un des piliers idéologiques du régime, et, dans le même temps, le maintien d’une ligne radicale contribuerait à entretenir le statut d’État paria dont nous savons les conséquences négatives pour l’Iran. « L’Iran, sur ce dossier essentiel, est donc placé devant une délicate alternative : s’adapter, en reniant l’un des principes de base de la révolution islamique, ou se marginaliser, en risquant de s’isoler diplomatiquement et de se bloquer toute perspective économique. » [2] Cependant il était possible de constater, avant l’éclatement de l’Intifada Al-Aqsa, une évolution de certains responsables iraniens qui prenaient progressivement acte des évolutions en cours et n’entendaient pas se substituer aux Palestiniens pour apprécier leurs intérêts. On a ainsi pu entendre le Guide de la révolution, Ali Khamenei, lors d’une visite de Kofi Annan à Téhéran, le 18 juin 2000, évoquer pour la première fois une possible solution négociée dans laquelle les droits des Palestiniens seraient entièrement respectés [3]... Il reste que l’évolution de l’Iran sur ce dossier conditionne pour une large part, outre le Moyen-Orient, l’avenir du pays lui-même.

8Un autre terrain sur lequel la politique extérieure iranienne a connu de profondes modifications concerne la Russie et les nouvelles républiques indépendantes caucasiennes et centrasiatiques. La dislocation de l’Union soviétique a replacé l’Iran dans un contexte géopolitique régional radicalement nouveau, et, depuis lors, Téhéran mène une diplomatie très active dans la région. L’élargissement et la réactivation de l’Organisation de coopération économique dès 1992 a notamment permis de développer significativement les relations commerciales avec les pays de la région, sans toutefois parvenir à capitaliser de substantielles avancées politiques [4]. Le manque de moyens financiers de l’Iran et la politique d’isolement pratiquée par les États-Unis à son égard sont des obstacles difficiles à surmonter, d’autant que les évolutions politiques régionales ne lui sont pas forcément favorables. Ainsi, l’Ouzbékistan et l’Azerbaïdjan, les deux États nouvellement indépendants les plus importants, se tournent vers l’Occident et sont parties prenantes au Partenariat pour la paix de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Cela laisse ainsi seulement à l’Iran comme point d’appui l’Arménie et le Tadjikistan, où la concurrence avec la Russie peut toutefois s’avérer rude. Au total, la diplomatie iranienne éprouve quelque difficulté à résoudre une équation dont les paramètres sont complexes : impossibilité à s’imposer dans les États qui désirent rester sous influence de Moscou et constat que ceux qui désirent s’en dégager marquent une nette préférence pour les puissances occidentales, tout particulièrement pour les États-Unis.

9Les conséquences de ces difficultés sont notamment sensibles à propos du dossier des hydrocarbures du Bassin caspien, enjeu central pour Téhéran, s’agissant non seulement de l’exploitation de ces ressources, mais aussi des voies de transit et d’évacuation de celles-ci. Force est d’admettre que, jusqu’alors, les États-Unis sont parvenus à endiguer tout progrès diplomatique et économique de l’Iran dans les négociations, ce qui semble désormais le pousser à adopter une position plus conciliatrice sur le dossier des modalités juridiques du partage des ressources [5]. En ce qui concerne l’acheminement des hydrocarbures, chacun des pays riverains, spécialement l’Iran et la Russie, désire que son territoire soit retenu pour le transit des ressources. Or les États-Unis restent particulièrement fermes dans leur refus d’accepter l’Iran comme voie de transit, ce qui pourtant serait la solution la plus économique.

10Une des parades avancées par Téhéran pour tenter de contourner les difficultés rencontrées dans la mise en place d’une politique caucasienne et centrasiatique fructueuse réside dans la recherche d’une étroite coopération avec la Russie, dont la plus forte expression fut la visite officielle du président Khatami à Moscou, du 11 au 15 mars 2001. Cette rencontre, largement centrée sur les questions d’armement, concrétise des négociations amorcées en décembre 2000 à Téhéran, et le traité signé alors par Vladimir Poutine et le président Khatami prévoit de futures ventes d’armements sophistiqués à l’Iran afin de moderniser son potentiel militaire. Nous avons d’ailleurs assisté récemment à une intensification de cette coopération. En effet, le ministre de la Défense iranien, l’amiral Shamkhani, en visite à Moscou au début du mois d’octobre 2001, et son homologue russe, Sergeï Ivanov, ont signé un accord intergouvernemental instituant une commission de coopération militaire et technique, et ont conclu des contrats de ventes d’armes russes à l’Iran. Le volume de ces échanges oscillerait entre 300 et 400 millions de dollars par an sur une période de dix ans, l’Iran prévoyant ainsi de rééquiper ses forces armées avant 2010 avec des armements modernes pour près de 10 milliards de dollars, dont 4 milliards pourraient être constitués par des ventes d’armements russes [6]. Selon d’autres sources, ces ventes d’armements de haute technologie à l’Iran pourraient rapporter 7 milliards de dollars à la Russie [7]. Bien que ces armements achetés par l’Iran soient de type défensif, un certain flou demeure toutefois sur le contenu réel de ces ventes. La République islamique pourrait acquérir trois sous-marins de type Kilo et serait ainsi la première puissance du golfe Arabo-persique à posséder de tels équipements. Il est fort probable également que Téhéran fasse l’acquisition de deux des plus modernes systèmes de missiles russes : le Yakhont, un missile de croisière supersonique, et l’Iskander, un missile de défense aérien très performant. Au-delà des imprécisions propres à ce type de dossier, la possession de ces armes apporterait indéniablement à l’Iran une certaine supériorité géostratégique dans le Golfe, en étant en effet capable, dorénavant, de bloquer le passage des navires par le détroit d’Ormuz. Les efforts iraniens pour acquérir l’Iskander ont, par ailleurs, pour principal but d’assurer la protection des installations nucléaires de la centrale de Bushehr contre d’éventuelles frappes israéliennes visant à détruire le potentiel nucléaire iranien [8]. Enfin, par ces accords, l’Iran devient le troisième acheteur d’armes auprès de la Russie, derrière l’Inde et la Chine.

11Cette réelle coopération n’induit pour l’instant aucune coordination politique au Caucase ou en Asie centrale. Ainsi, les méfiances entre les deux États sont loin d’avoir disparu, et les divergences d’appréciation bien réelles sur de nombreux dossiers aussi variés que ceux concernant les hydrocarbures, la politique extérieure – le Kosovo et l’Irak, par exemple –, voire intérieure dans le cas de la Tchétchénie.

12Toutefois, même si les relations entre Moscou et Téhéran ressemblent à un mariage de raison bien compris, elles constituent pour les Iraniens un moyen incontestable de réduire leur isolement diplomatique et d’espérer jouer de façon plus efficace un rôle stabilisateur dans la région.

L’ACHARNEMENT DES ÉTATS-UNIS, PRINCIPAL OBSTACLE À LA RÉINSERTION DE L’IRAN SUR LA SCÈNE INTERNATIONALE

13Si les évolutions de la politique régionale de l’Iran, et donc les possibilités de lui voir jouer un rôle stabilisateur, sont substantielles, il n’est pas moins vrai qu’elles demeurent encore en grande partie dépendantes de l’état des relations avec les États-Unis. Celles-ci restent mauvaises, et c’est probablement le principal défi à résoudre pour Téhéran dans les mois et les années à venir. L’équation est à plusieurs inconnues, et force est d’admettre que le président Khatami a fait preuve sur ce dossier d’une très grande prudence, car il reste l’un des thèmes privilégiés de la lutte entre factions rivales au sein de l’appareil d’État iranien. Ainsi, faut-il ne pas sous-estimer que l’anti-américanisme radical a été pendant de nombreuses années l’un des piliers de la politique extérieure iranienne et que les contentieux restent multiples entre les deux États : gel des avoirs iraniens aux États-Unis, embargo des exportations américaines vers l’Iran, sanctions opposables aux États tiers investissant dans les secteurs gazier et pétrolier iraniens, opposition absolue des États-Unis à tout projet d’oléoduc empruntant le territoire iranien, promulgation en mars 2000 de l’Iran Non Proliferation Act visant à entraver la coopération nucléaire russo-iranienne... Pourtant, il est indéniable que la possibilité pour l’Iran de réellement s’imposer comme une puissance régionale et comme véritable interlocuteur de l’Union européenne (UE) dépend, en grande partie, de la forme que prendront ses relations futures avec les États-Unis. Or, malgré les multiples initiatives prises par le président Khatami et les quelques signaux de l’administration Clinton au cours de la période 1998-2000, la situation reste fondamentalement bloquée comme l’atteste la reconduction de la loi d’Amato [9] par le Congrès américain au mois d’août 2001, notamment sous la pression du lobby pro-israélien essentiellement incarné en la matière par l’AIPAC (The American-Israel Public Affairs Committee). Depuis lors, les déclarations de George W. Bush lors de son discours sur l’état de l’Union, le 29 janvier 2002, à propos de l’« axe du Mal » dont ferait partie l’Iran, associé en l’espèce à l’Irak et à la Corée du Nord, laissent peu augurer d’un quelconque réchauffement des relations entre les deux États avant longtemps. Les raisons de cet acharnement « autiste » de Washington sont claires : l’Iran est au Moyen-Orient le seul État assez puissant et structuré pour résister à la volonté de domination américaine.

14En effet, les conséquences des attentats du 11 septembre et le développement de la crise afghane auront fourni à l’Iran l’occasion de prouver, en situation, l’importance essentielle de son rôle régional et de se démarquer du terrorisme dont les États-Unis continuent pourtant à l’accuser mécaniquement. Ce fut aussi pour Téhéran l’occasion de dénoncer la voie choisie par Washington pour dénouer la crise afghane, en faisant valoir sa propre vision d’un règlement durable pour un pays avec lequel elle partage 900 km de frontières et dont l’instabilité récurrente est source de préoccupations depuis de nombreuses années. Au mois de novembre 2001, l’insistance iranienne à prôner une solution politique est entrée en écho avec les efforts de l’ONU pour organiser la conférence interafghane à Bonn et pour initier le processus de mise en place d’une administration intérimaire. En outre, le soutien apporté par Téhéran aux moudjahidins de toutes les factions contre l’occupation soviétique, ainsi que celui prodigué à l’Alliance du Nord, ont fourni à l’Iran quelques raisons d’avoir son mot à dire dans les délicates tractations en cours. D’autant que, toutes tendances confondues, les dirigeants iraniens ont constamment considéré qu’aucune faction ou ethnie afghane ne pouvait gouverner seule ce pays, prônant ainsi la mise en place d’un gouvernement de coalition à Kaboul. C’est d’ailleurs ce qu’a très exactement reconnu, le 25 février 2002, Hamid Karzaï dans un discours en persan devant le parlement iranien – honneur tout à fait exceptionnel –, rendant hommage au soutien « inoubliable » de la République islamique à son pays et soulignant que l’Iran « s’est comporté comme un frère du peuple afghan pendant plus de deux décennies ». Mais les choses sont rarement simples en Iran, et à la demande, au mois d’octobre 2001, de plusieurs députés réformateurs de se saisir de la crise afghane pour concrètement engager des pourparlers avec les États-Unis, le Guide de la République islamique d’Iran a vivement écarté cette éventualité, arguant paradoxalement qu’il revenait aux États-Unis de faire le premier pas puisque ce sont eux qui se sont rapprochés des thèses iraniennes et non l’inverse. Il apparaît de ce point de vue que les accusations répétées proférées par les États-Unis ne peuvent que conforter, au sein du clergé iranien, l’aile la plus conservatrice et la plus opposée à toute forme d’évolution. On serait à ce propos bien fondé de se demander à qui profite le crime. La méfiance iranienne vis-à-vis d’une supposée volonté américaine de perpétuer sa présence dans la région reste intacte et n’est pas dénuée de fondement. Dans tous les cas de figure, l’Iran restera particulièrement attentif aux solutions mises en avant, comme en témoignent les consultations assez intenses avec le Pakistan et la Russie au cours de l’automne et de l’hiver 2001-2002. Par ailleurs, les nombreuses visites de responsables des diplomaties occidentales au cours de la même période semblent bien confirmer que Téhéran voit son rôle potentiel reconnu et devient un acteur décisif des scènes moyen-orientale et centrasiatique, quoique puissent en penser les affidés de George W. Bush.

CONCLUSION

15Quelle que soit l’évolution de la crise afghane, l’Iran apparaît comme incontournable et devient sans conteste une nouvelle frontière entre le sous-continent européen, Turquie comprise, et la zone d’instabilité musulmane centrasiatique. Aux considérations géopolitiques se superpose un atout plus strictement politique très généralement sous-estimé. Berceau de la révolution islamiste, l’Iran est aujourd’hui entré dans une nouvelle phase de son histoire : ce pays accède à la démocratie, désire la séparation de la hiérarchie religieuse et de l’État ainsi que l’ouverture aux échanges commerciaux et culturels. Élection après élection cette volonté est confirmée, et malgré les résistances de l’appareil religieux conservateur les valeurs démocratiques représentent la force ascendante.

16C’est pourquoi l’Union européenne se doit de renforcer résolument ses relations avec l’Iran. Au-delà des difficultés rencontrées depuis l’instauration de la République islamique, la plupart des États ouest-européens ont su maintenir leurs contacts avec Téhéran et ont décidé, lors du Conseil européen d’Édimbourg, en décembre 1992, d’initier un « dialogue critique » dans la perspective de normaliser progressivement les relations entre les deux parties. Ce « dialogue critique » s’est transformé en dialogue tout court, notamment depuis l’élection de Mohammad Khatami à la présidence de la République en mai 1997. Depuis lors, un réel soutien ouest-européen à son expérience réformatrice s’est continuellement manifesté, même si les rencontres bilatérales souffrent encore de l’absence d’un cadre formalisé permettant des initiatives communes plus ambitieuses. Cette situation doit évoluer au regard de la place régionale de l’Iran et du potentiel commercial qu’il représente. L’UE est déjà le premier partenaire de ce pays. Les produits européens représentant environ 40 % des importations iraniennes alors que les exportations de Téhéran vers l’UE représentaient 36 % de ses ventes extérieures en 2000, mais ces données sont encore loin de correspondre au potentiel iranien, tant sur le plan de sa population que sur celui de ses ressources naturelles.

17C’est pourquoi il est de la responsabilité de l’Union européenne de conforter cette tendance, de regarder l’avenir et non le passé, l’Iran et non les régimes rétrogrades de la région – en un mot, de ne pas accepter les philippiques de Washington.

Notes

  • [1]
    Mohammad-Reza Djalili, Iran : l’illusion réformiste, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « La Bibliothèque du citoyen », 2001, p. 62.
  • [2]
    Xavier de Villepin et al., L’Iran en transition, Les rapports du Sénat, Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées, n° 457, p. 34.
  • [3]
    Les Échos, 19 juin 2000.
  • [4]
    L’Organisation de coopération économique regroupe 10 États : Iran, Pakistan, Turquie, Afghanistan, Azerbaïdjan, Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Turkménistan.
  • [5]
    Le partage des ressources rencontre en effet certaines difficultés de caractère juridique liées à l’absence de consensus des États riverains sur leurs droits respectifs dans la mer Caspienne. La République islamique poursuit à ce sujet une politique bien définie : lors du sommet de l’Organisation de coopération économique tenu à Téhéran le 12 juin 2000, l’Iran s’est déclaré favorable à une solution partageant équitablement les ressources naturelles et énergétiques de la mer Caspienne. Depuis plusieurs années, les autorités iraniennes défendent ainsi rigoureusement ce principe auprès des pays concernés. Elles soulignent sans cesse l’importance d’un consensus entre les cinq États riverains et refusent strictement tous les accords bilatéraux. L’accord entre la Russie et le Kazakhstan, en juillet 1998, auquel l’Azerbaïdjan s’est associé depuis 2001, abordant le principe du partage des ressources du bassin caspien, qui ne conférait à l’Iran qu’une part de 14 % de la mer Caspienne, fut catégoriquement rejeté par Téhéran. La République islamique continue d’insister sur une division égalitaire (20 % de la surface maritime pour chacun des pays), mais la conclusion d’un accord commun sur la mer Caspienne reste problématique et pourrait pousser l’Iran à adopter une solution plus conciliatrice.
  • [6]
    Jane’s intelligence, 9 octobre 2001.
  • [7]
    Itar-Tass, 4 octobre 2001.
  • [8]
    En 1981, Israël avait détruit le réacteur irakien d’Osirak prétextant qu’il représentait une menace importante pour sa sécurité.
  • [9]
    Cette loi, dont l’intitulé officiel est « Iran and Libya Sanction Act » (ILSA), impose des sanctions aux compagnies étrangères qui investiraient plus de 20 millions de dollars par an dans le secteur des hydrocarbures iraniens.
Français

La révolution islamique de 1979 a forgé de l’Iran une image peu nuancée : pays déstabilisateur, menaçant les intérêts occidentaux, inassimilable par la communauté internationale. Or la réorientation actuelle de la politique extérieure iranienne rend cette représentation obsolète. S’articulant autour de deux priorités, internationale et régionale, la politique étrangère de Téhéran s’attache, d’une part, à mettre un terme à l’isolement de l’Iran sur la scène internationale, et, d’autre part, à conforter son influence régionale, en utilisant des atouts propres à lui assurer le titre de pôle de stabilité et de puissance. Face à cette double volonté, l’Iran doit faire face à l’opposition américaine, qui constitue le principal obstacle à l’extension de son rôle aux niveaux régional et international. Dans ce jeu complexe, l’Union européenne doit renforcer ses relations avec l’Iran afin de conforter la tendance dans laquelle la République islamique est engagée.

Didier Billion
Directeur des études à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2008
https://doi.org/10.3917/ris.046.0073
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