CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Achille Mbembe aime à rappeler que l’Afrique est un continent immense, qui représente un quart de la superficie émergée du globe et qui enregistre la plus forte croissance démographique du monde [1]. Mais ne serait-elle pas d’abord insignifiante sur le plan économique ? Sa contribution au commerce mondial ne dépasse pas 1,5 % de l’ensemble des échanges mondiaux, malgré l’abondance de ses ressources agricoles et minières qui, pour ces dernières, constituent 30 % des réserves totales de la planète.

2Aujourd’hui, l’image de l’Afrique auprès de la communauté internationale est trouble, voire négative (conflits permanents, maladies endémiques, faibles performances économiques, avec pour corollaire une paupérisation extrême). Cette situation peu brillante se traduit par la menace que représentent les « frontières mouvantes » pour les États-nations hérités de la colonisation. L’Éthiopie dans ses anciennes frontières, la Somalie et la République démocratique du Congo (RDC) offrent un avant-goût des risques encourus par d’autres États africains si rien n’est fait pour juguler les crises sociopolitiques, lutter contre l’expansion du sida et arrêter le développement des réseaux mafieux qui s’organisent autour des enjeux miniers et de la privatisation de quelques entreprises publiques.

3Conscients de cette situation catastrophique, certains chefs d’État africains ont décidé d’aborder le IIIe millénaire avec détermination. Ainsi, de nouvelles initiatives ont-elles été engagées, qui peuvent être considérées comme une lueur d’espoir dans cet environnement peu reluisant.

4La première de ces initiatives consiste en la transformation de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) en Union africaine. Cette mutation, bien que jugée utopique dans certaines sphères de la communauté internationale, est devenue nécessaire en raison de l’essoufflement de l’OUA, l’activité principale de cette organisation n’ayant porté que sur la décolonisation du continent, laquelle est devenue effective avec l’indépendance de la Namibie et la fin de l’apartheid en Afrique du Sud.

5La seconde perspective a été ouverte par le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD). Malgré un démarrage hésitant, ce projet, qui résulte de la fusion du programme de Renaissance africaine pour le millenium (MAP) et du projet Oméga, profite actuellement d’un intérêt spécial de la part des grandes puissances. Ces dernières ont même décidé de lui consacrer une audience particulière, en juin 2002 au Canada. En partie grâce à cet intérêt, le NEPAD fait désormais l’objet de nombreuses publications qui circulent à travers le monde.

6Le NEPAD peut-il cependant être considéré comme l’initiative de la dernière chance pour le développement durable de l’Afrique ? Cette question mérite d’être posée tant le projet suscite d’interrogations qui nécessitent d’être éclaircies avant de le crédibiliser.

RISQUES D’INSTRUMENTALISATION ET FONDEMENTS DU PROJET

7En premier lieu, pourquoi avoir créé le NEPAD immédiatement après la naissance de l’Union africaine ? Quelle est son implication politique ? Lorsque le colonel Mouammar Kadhafi avait lancé, en septembre 1999, l’idée de l’Union africaine, les trois présidents algérien, nigérian et sud-africain, initiateurs du MAP, s’étaient prononcés contre. Il convient également de rappeler que, face au MAP, le clan francophone, par la voix du président sénégalais Abdoulaye Wade, avait opposé le plan Oméga. Il fallut donc attendre une réunion de l’OUA, en juillet 2001, à Lusaka en Zambie, pour que les deux initiatives fusionnent sous le nom de Nouvelle initiative pour l’Afrique, avant d’être rebaptisée, en octobre 2001, NEPAD. Mais la difficulté n’a pas été effacée, et la marginalisation de l’Union africaine face à ce nouveau partenariat demeure. Son secrétariat, basé à Addis-Abeba, a été délaissé au profit d’une autre structure dont le siège se trouve à Pretoria, en Afrique du Sud. On pourrait alors se demander si, à partir de cette marginalisation de l’Union africaine, les opposants au colonel M. Kadhafi ne sont pas en train de prendre leur revanche. Et si tel était le cas, le NEPAD devrait sérieusement se poser la question de sa réappropriation par les différents États d’Afrique.

8Cette interrogation rappelle aussi l’histoire du Plan de Lagos, formulé par les chefs d’État africains en 1980 pour amorcer la relance des économies en crise. Celui-ci fut bloqué par la communauté internationale, via une autre proposition d’Eliott Berg, à travers un document intitulé « Le développement accéléré de l’Afrique au sud du Sahara ». De cette étude est né le programme d’ajustement structurel. Les dirigeants africains devraient se souvenir de tels événements pour ne plus avancer en rangs dispersés vers ce qu’ils considèrent comme essentiel à l’avenir du continent ; car l’avènement du NEPAD semble bien jeter un froid sur le développement de l’Union africaine.

9Cette première remarque permet aussi de s’interroger sur la capacité d’appropriation de l’initiative par les populations. En effet, les trois principaux secteurs de développement [2], considérés comme les priorités d’action du NEPAD, ont-ils été soumis à l’approbation de celles-ci ? Si non, dans quelles conditions et par quelles démarches pourraient-ils l’être ? Ces questions paraissent d’autant plus préoccupantes que, dans sa phase actuelle, trois obstacles majeurs semblent se dresser contre la réussite du projet. Tout d’abord, l’indifférence d’un certain nombre d’États africains dont les dirigeants ne se sont jamais prononcés sur le NEPAD. Ensuite, la faible mobilisation des élites intellectuelles africaines, voire de la classe politique, pour améliorer le dossier. Enfin, la marginalisation des populations, alors même que des exigences de transparence élémentaires s’imposent, à l’heure de la démocratisation de l’État et de la société.

10Une fois encore, et malgré son caractère endogène, le NEPAD ressemble plutôt à une opération de charme. Autour de cette entreprise, l’inquiétude des Africains commence à se faire jour. Elle concerne principalement trois préoccupations :

11— Que faire aujourd’hui du NEPAD pour aider les Africains à penser et à agir autrement ?

12— Vers quel objectif de développement la cohérence des politiques macroéconomiques, si demandée aux Africains, tend-elle in fine ?

13— Quelle option de développement le NEPAD entend-il appuyer, en ce qui concerne la recherche de convergence des politiques économiques ?

14Aucun des trois secteurs d’activité prioritaires du NEPAD ne répond à ces préoccupations. On est alors tenté de penser que les trois priorités d’action retenues masquent une autre manière d’en revenir aux directives des institutions internationales à travers les différents programmes d’ajustement structurel. Si tel est le cas, le NEPAD ne serait donc qu’une manière subtile pour ces institutions de responsabiliser les Africains sur des questions sur lesquelles la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) rencontrent aujourd’hui quelques difficultés de terrain.

15Dès lors, on comprendrait mieux l’intérêt de la communauté internationale à supporter activement cette initiative. Mais ce soutien pose une nouvelle question, relative au risque de perte d’initiative sur le dossier. Or ce risque est d’autant plus important que le G8, en voulant consacrer une session spéciale à ce projet, s’est surtout focalisé sur des objectifs tels la gestion des conflits, confiée à la Grande-Bretagne ; l’éducation et la santé, gérées par les États-Unis ; la gouvernance, traitée par l’Union européenne ; et le commerce et l’investissement privé, étudiés par l’Allemagne.

16Ce faisant, non seulement le G8 réduit le projet à quelques sujets clés, mais il lui ôte surtout toute sa cohérence. Il est donc à craindre que cette initiative, éclatée en plusieurs dossiers contradictoires, ne connaisse une gestion moins efficace.

UNE APPROCHE DU DÉVELOPPEMENT À REPENSER

17Somme toute, le NEPAD ne pourra sortir l’Afrique de ses difficultés que s’il est construit autour d’objectifs cohérents, fondés sur des préoccupations africaines. Parmi ces préoccupations, certaines émergent des dynamiques observées sur le terrain et peuvent se résumer comme suit.

18Il faudrait tout d’abord repenser complètement l’approche régionale du développement en s’intéressant aux différentes formes de recomposition spatiale liées à l’émergence de véritables bassins de développement comme, par exemple, les bassins agricoles, industriels et urbains. C’est en allant vers la valorisation de ces bassins de production, d’échanges et de consommation qu’il sera possible de construire des économies complémentaires, gages d’un développement diversifié et d’une possibilité d’échanges commerciaux plus accrue. On est loin aujourd’hui de cette orientation. Et les thématiques inscrites à l’agenda du NEPAD visent plutôt à renforcer la gestion étatique telle qu’elle se fait actuellement, même si ces États sont de plus en plus contestés et mal aimés par des populations qui n’y trouvent plus leurs intérêts [3]. Or, en parlant du régional, les pères fondateurs du NEPAD ne pensent qu’aux institutions d’intégration régionale, alors que la plupart d’entre elles sont peu performantes.

19C’est en s’engageant dans la promotion de véritables bassins régionaux de production qu’il semble ensuite possible de jeter les bases d’un développement qui tienne compte des besoins réels des populations africaines et de la demande internationale. Cette orientation suppose que l’on abandonne la démarche par filière pour réfléchir à un véritable plan d’aménagement intégré du continent. Dans cette optique, les processus d’intégration régionale actuels méritent d’être améliorés ou repensés. L’intérêt de la question réside dans le fait que, malgré l’existence des expériences de groupements régionaux, les différentes régions d’Afrique sont toujours mal intégrées les unes aux autres. Le cas de l’Afrique du Nord est particulièrement significatif à cet égard. Cette partie du continent connaît un développement avancé et possède des potentialités énormes en termes de marché. Mais ses relations économiques avec la partie subsaharienne sont inexistantes, l’Afrique du Nord développant de meilleures relations avec le bassin méditerranéen. De même, les relations de l’Afrique centrale avec le reste du continent sont faibles sur le plan formel. En analysant différentes cartes de l’Afrique, comme celles, par exemple, des investissements, des infrastructures de communication ou des pôles émergents de développement, force est de constater que sa partie centrale offre plutôt une image de vacuité [4]. Cette région n’en demeure pas moins le cœur du continent, doté d’énormes potentialités agricoles, minières et hydroélectriques. Or les Africains doivent prendre conscience que ce cœur est actuellement malade et que, si rien n’est entrepris de manière efficace, toute possibilité de développement risque d’être bloquée.

20Il faudrait aussi penser à une société africaine plus fonctionnelle grâce à un système d’éducation intégré. L’urgence se fait sentir d’inventer un système éducatif qui puisse faire face correctement à l’analphabétisme et à la non-professionnalisation des enseignements. Dans la majorité des cas, aujourd’hui, l’école africaine ne sert qu’à apprendre à lire et à écrire. Détournée de ses objectifs de formation fondés sur la promotion des valeurs éthiques, de l’égalité, de la probité, de la justice et de la solidarité, l’école en Afrique ne valorise que la concurrence et le mépris des élites intellectuelles envers leur propre société. Il faudrait corriger cette dérive en élaborant de nouveaux programmes orientés vers la formation d’une élite fière, honnête, performante et très attachée aux valeurs du terroir. C’est à ces conditions seulement que l’on pourra faire émerger un entreprenariat innovant, assurer la bonne gouvernance et lutter efficacement contre la corruption.

21Les Africains doivent enfin chercher à assurer un meilleur arbitrage entre une économie de rente et la nécessité de garantir la sécurité alimentaire. L’économie de rente est une trappe à pauvreté et à instabilité de la croissance et des institutions étatiques.

CONCLUSION

22D’autres enjeux aussi importants que les migrations de populations ou l’organisation des diasporas africaines méritent toute notre attention. Il en va de même des relations villes-campagnes, tant à l’échelon des États que des zones géographiques complémentaires.

23Toutes ces questions essentielles devraient faire partie de l’agenda du NEPAD en lieu et place des préoccupations thématiques simples, dont l’objectif vise plutôt à renforcer le fonctionnement étatique malgré un discours favorable à l’intégration régionale. La persistance des crises sociopolitiques, les revendications identitaires et les opportunités offertes par la mondialisation de l’économie à travers les technologies de l’information et de la communication ont déjà sapé les bases des États-nations. En conséquence, le NEPAD devrait plutôt concentrer ses actions sur des objectifs stratégiques majeurs, tels ceux évoqués précédemment. C’est à ce prix que l’initiative peut galvaniser les énergies locales et offrir les perspectives d’un développement durable.

Notes

  • [1]
    Achille Mbembe, « Les frontières mouvantes de l’Afrique », Le Monde diplomatique, novembre 1999.
  • [2]
    Ces trois secteurs correspondent aux conditions d’un développement durable (paix, sécurité, démocratie et gouvernance, économie et bonne gestion des affaires), aux secteurs prioritaires de développement (infrastructures, développement des ressources humaines, agriculture, environnement, sciences et technologies de l’information et de la communication, diversification de la production et des exportations avec possibilité d’un meilleur accès au marché mondial) et à la mobilisation des ressources (amélioration de l’épargne, meilleur accès au marché de capitaux).
  • [3]
    Sur cette question, se référer à l’ouvrage d’Antoine Sawadogo, L’État africain face à la décentralisation, Paris, Karthala, 2001.
  • [4]
    Se référer aux travaux de François Bost, Les investissements directs étrangers dans le monde et la place de l’Afrique subsaharienne, Université Paris X - Nanterre.
Français

L’Afrique se trouve aujourd’hui dans une situation difficile, sur les plans aussi bien politique que social. Paupérisation, expansion du sida et crises sociopolitiques ont conduit certains chefs d’État africains à élaborer de nouvelles initiatives pour sortir l’Afrique de ses difficultés, et l’ensemble de ces projets a trouvé son aboutissement dans le Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique (NEPAD). Cependant, la création même du NEPAD suscite beaucoup d’interrogations. Le contexte dans lequel il fut élaboré, son appropriation par les populations et sa manipulation par la communauté internationale lui imposent de se recentrer sur des objectifs proprement africains, afin de répondre le plus efficacement possible aux enjeux stratégiques auxquels le continent est confronté.

John Igué
Consultant au Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), Paris.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/03/2008
https://doi.org/10.3917/ris.046.0103
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