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Le problème de l’hypermobilité et la notion de nomadisme

1Il est fréquent d’entendre dire que l’aube du xxie siècle marque l’avènement d’une société mondiale du savoir. Dans cette société, le savoir, devenu dans la nouvelle économie un facteur essentiel de production, est censé circuler plus librement que jamais auparavant et ne plus être resserré dans des limites nationales. Par conséquent, les êtres humains qui sont les dépositaires particuliers, quoique non exclusifs, de ce savoir, se déplaceraient de plus en plus sous l’action de la dynamique du marché international des compétences. Il semble que l’on craigne actuellement que ce phénomène n’ait des retombées négatives sur les pays qui luttent pour conserver leurs capacités de croissance et de développement endogènes. C’est là un sujet de préoccupation universel, d’une complexité croissante. Dans les années soixante et soixante-dix, l’exode des scientifiques et ingénieurs du Sud vers le Nord avait pour théâtre un monde postcolonial où le développement était rapide mais inégal. À la fin des années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix, l’attention se porta sur l’exode Est-Ouest de chercheurs, dans le prolongement de la guerre froide et de l’écroulement de l’appareil scientifique, technologique et industriel du bloc de l’Est. Aujourd’hui, les médias signalent une émigration des professionnels, qui quittent toutes sortes de lieux pour de nombreux centres d’attraction différents. Ils montrent que les catégories professionnelles en question couvrent un large éventail et ils se préoccupent de l’extension du phénomène. Quelques exemples récents et parfois bien connus donnent une idée de la diversité des situations, et l’on évoquera notamment la migration d’intellectuels colombiens vers les États-Unis, l’Espagne et l’Australie, de médecins cubains vers l’Afrique du Sud, d’infirmières sud-africaines vers le Royaume-Uni et la Nouvelle-Zélande, de titulaires de doctorats néo-zélandais vers le Canada, de chercheurs canadiens vers les États-Unis, d’opérateurs sur les marchés financiers français vers le Royaume-Uni et de jeunes chercheurs français vers les États-Unis, d’ingénieurs de Hong Kong vers l’Australie, les États-Unis et le Royaume-Uni, d’informaticiens indiens vers l’Allemagne et les États-Unis, de psychanalystes argentins vers le Mexique, l’Espagne ou les États-Unis, etc.

2Les migrations des professionnels sont devenues multilatérales et polycentriques, même si elles ne sont pas absolument multidirectionnelles, étant donné que les flux semblent toujours aller de pays moins développés vers des lieux plus concurrentiels dans une économie mondiale fondée sur le savoir. Elles ne touchent plus seulement les pays relativement peu développés ou ceux qui connaissent des problèmes socio-politiques spécifiques, même si ce sont là des facteurs toujours influents. Elles sont devenues une préoccupation pour des pays très industrialisés comme pour des économies à revenu intermédiaire. La situation est inquiétante pour nombre d’États-nations, qui s’aperçoivent qu’ils perdent leur emprise sur leurs ressortissants qualifiés. Des organisations intergouvernementales établissent une analogie avec les marchés financiers internationaux à l’instabilité notoire, utilisant alors le concept de fuite de capital humain (Haque et Kim, 1994). Cette idée de volatilité extrême des professionnels hautement qualifiés, qui reçoivent des offres alléchantes et peuvent donc partir d’un jour à l’autre, prend de l’ampleur. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication semblent en fait avoir mis sur le marché des outils appropriés pour que l’offre soit immédiatement et de façon transparente mise en correspondance avec la demande à l’échelle universelle. On considère désormais que les coûts de transaction qui, entre autres choses, restreignaient considérablement la fluidité des recrutements et nominations de professionnels hautement qualifiés, sont désormais supprimés par les conditions du nouveau marché (Stewart, 1997). Les lieux où l’intensité du savoir est faible pourraient donc légitimement craindre d’être atteints d’« hémophilie » puisque leurs talents, désormais libres d’attaches, ne sont plus contenus à l’intérieur des frontières nationales par des liens sociaux, organisationnels ou autres. Cette crainte est d’autant plus forte que la demande de main-d’œuvre qualifiée se fait plus pressante dans les pays très industrialisés où se développe une nouvelle économie. La situation de quasi-plein emploi, liée à des déficits spécifiques dans les secteurs de haute technologie, fait craindre des tendances inflationnistes structurelles, des risques de surchauffe et par conséquent la nécessité de calmer l’économie en ouvrant les vannes à l’immigration, en particulier de professionnels hautement qualifiés.

3La mobilité a toujours été considérée comme un phénomène normal dans le monde des scientifiques et ingénieurs. Leurs travaux, initiatives et influences ont pour une bonne part façonné la société mondiale du savoir et l’économie moderne fondée sur le savoir. Il y a donc une continuité dans le nomadisme qui, traditionnellement, a caractérisé les personnes participant à la recherche et, de nos jours, aux autres domaines d’activité qu’elle touche aussi. Le nouveau mode de production du savoir est censé avoir gommé les frontières professionnelles, et la recherche est devenue omniprésente dans nombre de ces domaines. Par conséquent, c’est sans surprise que l’on constate la généralisation actuelle des comportements professionnels nomades. D’une certaine façon, ils ne font que reprendre et étendre une tendance inhérente au monde scientifique. C’est la raison pour laquelle l’observation de la mobilité à l’intérieur du monde scientifique peut fournir une profondeur historique, une panoplie d’éléments empiriques anthropologiques et de données quantitatives ainsi qu’un ensemble de concepts et de théories qui nous aident à comprendre ce qui est en jeu avec la mobilité des acteurs dans la société mondiale du savoir. Les sections qui suivent seront donc axées sur les scientifiques et ingénieurs, mais, à l’occasion, elles élargiront leur champ à d’autres catégories professionnelles.

4Ce n’est pas sans bonnes raisons que la notion de nomadisme a été retenue. Les comportements nomades renvoient à une mobilité spatiale et sociale mais aussi intellectuelle, comme Gilles Deleuze l’a montré dans son œuvre philosophique. L’hypothèse de base est que les nomades ne sont pas des entités isolées. Généralement, ils constituent des sociétés extrêmement complexes, suivent des itinéraires qu’ils apprennent à connaître, entrent en interaction – parfois sur le mode de la rivalité – avec les contextes stimulants qu’ils traversent, reviennent souvent sur les lieux où ils se sont déjà rendus, etc. C’est cette idée de la mobilité, avec ses aspects de construction culturelle et d’apprentissage, ses processus itératifs et ses liens collectifs, qu’illustre la notion de nomadisme. On est loin alors de l’idée d’une humanité composée d’éléments individuels postsociaux, atomisés et en apesanteur, mus par les forces du marché mondial. Cette approche ne prétend en aucune façon comparer les groupes actuels de scientifiques avec les sociétés nomades traditionnelles. Elle se sert en fait de l’idée de nomadisme comme de point d’entrée pour considérer la géopolitique qui modèle les flux des détenteurs de ce qui est désormais la source principale de développement. Les sections ci-après offrent une perspective historique, des faits empiriques et des références conceptuelles sur ce que cela signifie dans la société mondiale du savoir. La dernière section part d’un effet important du nomadisme, à savoir la constitution de diasporas scientifiques, pour faire ressortir les possibilités de réorientation des flux en vue d’une répartition moins inégale des capacités de savoir dans le monde.

La mobilité des scientifiques et les racines de la science

5Selon une idée répandue, la science repose naturellement sur « la circulation des hommes et des idées » (Gaillard et Gaillard, 1997). En fait, ce ne sont pas les connaissances scientifiques en tant que telles mais plutôt les scientifiques en tant que praticiens d’une activité peu ou prou institutionnalisée qui sont disposés à la mobilité. On ne signale guère, en effet, que des forgerons d’Afrique de l’Ouest, des prêtres cosmologues mayas ou des guérisseurs traditionnels xhosas – tous dépositaires d’un savoir avancé ainsi que de pouvoirs religieux – aient fréquemment franchi les frontières de leur nation. Cependant, les choses changent dès que la spécialisation apparaît, apportant une division plus complexe des tâches, et que l’action spirituelle est délibérément séparée de la production de savoir. C’est surtout ce fait qui distingue la science moderne du savoir autochtone (Horton et Finnegan, 1973) et qui caractérise une situation où les producteurs de savoir bénéficient d’une place, d’une position et d’un statut spécifiques dans la société. Quand cette situation se présenta dans le passé – avec l’apparition de scientifiques et d’ingénieurs –, elle allait généralement de pair avec des déplacements géographiques de ces derniers (Dedijer, 1968). La période hellénistique – du ive au ier siècle av. J.-C. – en offre une excellente illustration. Les grands savants de cette époque (Euclide, Archimède, Eudoxe de Cnide, Apollonios de Pergame, Eratosthène de Cyrène) se sont dispersés dans tout le bassin méditerranéen et semblent s’être rendus à Alexandrie. Principal pôle du savoir, cette ville offrait des installations et des documents, notamment avec la célèbre bibliothèque, et était de nature à attirer les talents. Outre qu’elle disposait de ces éléments structurels, elle était devenue le point de rencontres, le forum en quelque sorte, où connaissances et pratiques étaient mises en dépôt, accumulées et échangées, suscitant ainsi des processus d’attraction cumulatifs. On peut considérer qu’Alexandrie était le centre intellectuel d’une civilisation d’ores et déjà quasi universelle. C’était l’Asie, l’Europe et l’Afrique qui s’y croisaient, par le biais des diasporas des Grecs succédant aux Phéniciens, après quatre siècles de leur colonisation culturelle et commerciale au cours des périodes archaïque et classique (800-402 av. J.-C.), et après l’unification politique due aux expéditions des Macédoniens Philippe et Alexandre lors des décennies qui suivirent. Sur cet exemple antique, on peut voir combien les tendances au mouvement et à la concentration tout à la fois sont intrinsèquement liées dans le développement de la science, comme les deux faces d’une même pièce, et combien il est difficile de dissocier ce phénomène du contexte dans lequel il apparaît.

6Depuis cette époque, les exemples de scientifiques voyageurs n’ont pas cessé. L’importance et la signification de cette mobilité ont évolué. Cependant, on a noté au cours du xxe siècle une tendance à la transnationalisation de la science, dont la migration des chercheurs n’est qu’un élément (Crawford, Shinn et Sorlin, 1992 ; Elzinga et Landström, 1995).

7Il y a un facteur fondamental qui détermine la mobilité des scientifiques et qui explique pourquoi elle est apparue dès que la science en tant qu’institution a vu le jour dans l’Antiquité. L’une des normes fondamentales de l’institution scientifique est en effet l’universalisme (Merton, 1973). C’est en lui que le nomadisme des scientifiques trouve son fondement. Là encore, il faut s’interroger sur ce qui distingue les connaissances locales et autochtones de la science moderne universelle. Selon Robin Horton, c’est l’ouverture qui fait surtout la différence. Alors que le savoir autochtone local ne s’expose pas à la confrontation avec des modes de pensée extérieurs, la science, au contraire, a pour règle que toute proposition doit pouvoir être vérifiée et validée par d’autres. Partant de la philosophie des sciences de Popper, Horton montre que les mécanismes de concurrence/sélection/réfutation/validation qui sont à l’œuvre dans la dynamique même de la science sont nécessaires pour justifier sa prétention à l’universalité (Horton et Finnegan, 1973). En d’autres termes, l’acceptation de la concurrence est une garantie – certes toujours temporaire et précaire – d’innovation et de qualité, bref, de résultat optimal. Ici, le parallèle saute aux yeux avec la mondialisation économique actuelle et avec la rhétorique d’excellence/performance qui l’accompagne.

8Si le processus d’universalisation pousse les scientifiques à se déplacer, c’est en raison de la complexité du savoir. Ses éléments codifiés (équations, résultats d’expériences, etc.) peuvent se diffuser facilement, mais l’essentiel de la pratique nécessaire pour y aboutir en même temps que pour les reproduire et les appliquer à des fins spécifiques dépend d’un savoir tacite incarné dans des êtres humains. Leurs mouvements ne s’inscrivent pas nécessairement dans la longue durée. Nombre d’échanges scientifiques sont donc courts, qu’il s’agisse de participer à des réunions internationales ou de prendre un congé sabbatique dans un pays étranger. Cependant, comme les travaux de sociologie consacrés à la science et à la technologie l’ont désormais amplement démontré, on ne peut guère avoir une compréhension approfondie des choses sans partage culturel, sans formation ou pratique collectives, et par conséquent sans séjours prolongés hors du milieu d’origine. Les flux sont inévitablement modelés sur les structures de répartition du savoir dans le monde. Les lieux à haute intensité de connaissances – qui fixent les normes et modèles, offrent les installations expérimentales et assurent la visibilité en même temps que la formation et le recrutement des nouveaux venus – déterminent les orientations des échanges. C’est la raison pour laquelle l’émigration à long terme, ou ce que l’on a souvent appelé « l’exode des compétences », désigne essentiellement, à proprement parler, le fait que des gens venus dans un pays hôte en tant qu’étudiants y restent pour faire une carrière intellectuelle et professionnelle.

9On voit la même logique à l’œuvre dans les innovations technologiques. Comme l’ont montré lors des décennies récentes les développements en économie du changement technique, le processus d’apprentissage est devenu essentiel dans les entreprises industrielles. L’acquisition et le développement d’un savoir utile à l’innovation ne dépendent pas seulement des informations, données, modèles, plans et artefacts. Ils exigent aussi que des personnes compétentes se déplacent pour aller procéder en équipe à des essais expérimentaux, à des tests progressifs portant sur des changements limités et à toutes sortes de démarches successives qui permettront d’aboutir à un produit final satisfaisant. Comme en science fondamentale, l’innovation technologique, qui constitue le locus de la compétitivité dans la société mondiale, repose sur un savoir incarné dans des êtres humains, et favorise donc les déplacements et rassemblements humains en vue d’entreprises collectives.

Nomadisme normal et exode des compétences

10Historiquement, sinon ontologiquement, la science et la technologie se sont nourries des déplacements de ceux qui y ont contribué, que ces mouvements aient été entrepris pour mettre en commun des acquis, pour se poser en concurrent ou pour coopérer. On s’accorde en général à reconnaître que cette circulation internationale des personnes et compétences a des effets bénéfiques. Il s’avère qu’elle suscite un brassage d’idées et, en fin de compte, une optimisation cognitive globale. C’est l’argument avancé par les « internationalistes » dans le débat théorique sur l’exode des compétences dans les années soixante et soixante-dix ; pour eux, le marché international du travail plaçait les ressources humaines là où elles étaient le mieux utilisées et rémunérées. On leur a opposé que de nombreux autres facteurs intervenaient dans ces mouvements et donnaient au Nord un pouvoir d’attraction inéquitable. Les avantages de la circulation internationale n’ont cependant jamais été mis en doute, et l’on s’accorde à reconnaître que la science profite du nomadisme des scientifiques.

11En fait, depuis que la science a fait ses premiers pas dans le bassin méditerranéen, il apparaît que la circulation des agents humains a contribué aux progrès scientifiques. Ces agents semblent avoir alternativement connu des moments d’échanges et de formation dans des centres et des moments de pratique indépendante et d’enseignement en des lieux plus périphériques. On constate donc une alternance de concentration et de dispersion qui, pense-t-on, est propice à une pratique universelle stable et à un profit mutuel pour les entités sociales auxquelles les scientifiques appartiennent au départ (universités, villes, pays, etc.). En revanche, le mouvement est jugé négatif quand il se révèle asymétrique, c’est-à-dire quand la concentration l’emporte sur la dispersion et la redistribution. Les mesures prises en juin 2000 par le gouvernement français offrent des exemples d’évaluation à la fois positive et négative du nomadisme. Le ministre français de la Recherche scientifique et de la Technologie a pris, avec ses homologues européens, des mesures conjointes pour encourager la mobilité des universitaires entre les pays de la Communauté. En même temps, une étude précise confiée à une commission spéciale du Sénat faisait état d’un exode des compétences, en particulier en direction de l’Amérique du Nord. La première initiative part du principe d’une coopération avec échanges réciproques, tandis que la seconde met en évidence un mouvement unilatéral au bénéfice exclusif d’une partie (pays hôte). On a là deux points de vue sur la mobilité des professionnels hautement qualifiés, à savoir la circulation et la fuite des cerveaux.

12Depuis quelques années, c’est la conception circulatoire – considérant des déplacements à court, moyen ou long terme – qui a clairement le vent en poupe (Cao, 1996 ; Gaillard et Gaillard, 1997 ; Johnson et Regets, 1998 ; Mahroun, 1999 ; Pedersen et Lee, 2000), bien que ses principes ne soient pas nouveaux dans les études sur les migrations (Chapman et Prothero, 1985). Ces analyses reposent pour l’essentiel sur les constats empiriques faits à propos des ressortissants de pays d’Asie nouvellement industrialisés qui retournent chez eux après avoir fait des études supérieures, voire exercé professionnellement, à l’étranger. Elles montrent l’avantage que le pays hôte comme le pays d’origine peuvent tirer de cet échange, à supposer que, une fois rentrés au pays, les professionnels hautement qualifiés et les détenteurs d’un savoir apportent une contribution majeure dans les domaines de pointe qui se développent dans leur pays d’origine. Cependant, il en ressort nettement que ces retours positifs ne valent que pour les nouveaux pays industrialisés dotés d’un secteur technique et industriel dynamique capable de tirer parti de cet apport, et non pour n’importe lesquels. Cette approche tend à montrer que la circulation – même dans une relation Nord-Sud asymétrique – peut être positive quand il n’y a pas flux unilatéral et définitif de l’un à l’autre.

13En science et technologie, une dynamique normale et positive, à savoir des échanges de détenteurs de savoir, peut devenir mauvaise et négative quand l’importance et le caractère de la mobilité changent radicalement. C’est ce qui s’est passé après la Seconde Guerre mondiale (Oteiza, 2000). La science est devenue une institution gigantesque, dotée de matériels très chers, avec des investissements et des bénéfices énormes. Elle s’est trouvée de plus en plus étroitement liée aux intérêts industriels, économiques et politiques. Le développement technologique a aussi établi une distinction plus marquée que jamais auparavant entre ceux qui ont du pouvoir et ceux qui n’en ont pas. Les activités scientifiques et technologiques ont commencé à s’inscrire dans une relation centre-périphérie typique de l’impérialisme capitaliste. C’est alors qu’on a commencé de parler d’exode des compétences pour décrire l’émigration massive des professionnels qualifiés des pays en développement vers les pays industrialisés. Cette idée correspondait bien aux conceptions bipolaires caractéristiques du monde de cette époque de guerre froide et de dialectique Nord-Sud, développement/sous-développement. Dans la perspective des théoriciens de la dépendance, plus le Nord se développerait, plus le Sud deviendrait dépendant et pauvre en raison d’une disparité dans l’accumulation de capital qui était favorable à la concentration plutôt qu’à la redistribution.

14Le capital humain – dont les principes théoriques alors émergents apportaient aux idées d’exode des compétences des outils conceptuels – apparaissait comme ne différant plus du capital matériel ou financier. La mobilisation et l’expansion considérables de ce capital dans les pays très industrialisés attiraient certaines parties du capital humain en voie d’accumulation dans le Sud, réduisant immédiatement à néant les investissements que les pays en développement avaient faits dans l’éducation et la formation. Le nomadisme traditionnel des scientifiques et ingénieurs était ainsi récupéré sous l’action des forces macroscopiques qui actionnent les flux de ressources humaines. Tel un aimant, le centre attirait les talents, éparpillés quoique multiples, de la périphérie.

15Les conceptions assez simplistes et mécaniques propres à cette approche ont par la suite été largement remises en question. En particulier, on leur a reproché de négliger des aspects spécifiques du secteur et des activités scientifiques et techniques, sur lesquels la sociologie des sciences et de la technologie insiste depuis la fin des années soixante-dix et dont il ressort que la communauté, les réseaux et associations socio-cognitifs actifs aux micro- et méso-niveaux ne semblent pas en fait sensibles aux forces macroscopiques censément à l’œuvre dans une perspective centre-périphérie (Meyer et Charum, 1995 ; Meyer, 2000). Néanmoins, l’idée d’exode des compétences a bel et bien fourni le premier cadre conceptuel pour penser la géopolitique de ces flux de détenteurs de savoir et leurs implications éthiques.

Les asymétries du nouveau système mondial

16La théorie du système mondial part de la structure centre-périphérie (Wallerstein, 1978). La carte qu’elle dresse de la planète est plus complexe puisque les relations entre les diverses entités et les flux qui s’ensuivent entre les unes et les autres ne sont pas déterminées par un centre unique mais par plusieurs centres, qui ont chacun leur puissance, leur portée et leur intensité. Cette théorie prend aussi une certaine distance conceptuelle avec le déterminisme économique ou avec la prééminence de l’économie qui ont marqué le discours théorique sur la dépendance, et elle accorde beaucoup plus d’importance à l’influence du savoir sur les orientations des flux. Cette conception multicentrique des relations scientifiques et techniques internationales insiste sur le fait que les flux sont organisés hiérarchiquement (Altbach, 1995 ; Choi, 1995). Certains pays sont plus puissants que d’autres en matière de production, de diffusion et d’utilisation du savoir. Cette hiérarchie structure la mobilité des scientifiques et ingénieurs, même s’il faut procéder à des observations particulières pour la comprendre au niveau mondial.

17Trois exemples tout à fait récents, tirés de différents continents, illustrent bien cette hiérarchie :

  • « Les immigrés aident à contrebalancer l’exode des cerveaux au Canada » (Nature, 8 juin 2000, vol. 405, n° 6787), où l’on voit que des étrangers, principalement issus du tiers monde, comblent les vides laissés par des chercheurs canadiens partis pour les États-Unis ;
  • « Les jeunes chercheurs français titulaires d’un doctorat doivent voyager » (French Advances in Science and Technology, 6 juillet 2000, n° 185), où l’on voit les autorités scientifiques préoccupées par l’émigration de titulaires de doctorats vers les États-Unis, les auteurs admettant cependant que la France accueille elle-même un grand nombre d’étrangers hautement qualifiés ;
  • « L’exode des médecins : une perte de 600 millions de rands pour l’Afrique du Sud » (Cape Argus, extrait du South African Medical Journal, 22 décembre 1999), article qui évalue la perte financière représentée par le départ des médecins sud-africains vers la Nouvelle-Zélande, même si l’Afrique du Sud accueille en même temps des centaines de médecins cubains.
Ces exemples illustrent les nombreux niveaux du système hiérarchique en place. Des pays pauvres comme Cuba (où la qualité de l’éducation est cependant élevée) peuvent perdre leur personnel au profit de pays à revenu intermédiaire (pour reprendre la terminologie de la Banque mondiale) comme l’Afrique du Sud. Cette dernière peut à son tour souffrir d’une hémorragie dans le même domaine, pour le profit cette fois non d’un centre universel mais d’un pays plutôt semi-périphérique dans le système mondial (dans le cas présent, la Nouvelle-Zélande). La France, qui appartient à la triade hégémonique (Amérique du Nord, Europe occidentale, Japon) en termes de capacités scientifiques et techniques et qui agit elle-même comme un puissant aimant pour les étudiants et professionnels africains, se préoccupe du départ de compétences prometteuses en direction d’un autre membre de la triade, l’Amérique du Nord. Cette dernière n’est pas non plus sans connaître des turbulences internes puisque le Canada doit compenser par des apports extérieurs les pertes qu’il subit au profit de son voisin.

18L’émigration des compétences n’est donc plus limitée à un certain type de pays ni l’accueil de celles-ci à un autre type. Au lieu de cela, on constate que des pays envoient et reçoivent simultanément des talents. Les médias se font l’écho de l’instabilité et de l’imprévisibilité d’une circulation qui est devenue insaisissable et très complexe. Devant cette cascade de migrations – cette fois dans le domaine des technologies de l’information – où l’on voit des spécialistes asiatiques détournés de l’Inde vers la Malaisie, et de la Malaisie vers Taiwan ou les États-Unis, la presse a parlé de véritable « jeu de la chaise vide » (Lesley Stones dans Business Day du 5 mai 2000). On dirait en fait un jeu stratégique, où chaque partie cherche à transférer sur la suivante le coût de la migration en obtenant de l’échelon inférieur les apports nécessaires pour combler les vides que les départs ont laissés dans sa propre base de compétences. Cependant, les flux ne se produisent pas au hasard. La cascade suit une pente définie, qui donne aux flux une orientation géopolitique, depuis les lieux les moins développés jusqu’aux plus développés, ce qui correspond généralement à l’intensité de connaissances qu’on y trouve. Au sommet de la hiérarchie, se situe le seul pays qui conserve un solde positif avec tous les autres en matière de bilan migratoire des professionnels qualifiés, à savoir les États-Unis d’Amérique. Tout en bas, on trouve les pays dont les institutions intellectuelles et l’industrie sont si faibles et appauvries qu’ils ne peuvent retenir la plupart de leurs talents. Lors de la réunion conjointe Commission économique des Nations unies pour l’Afrique-Organisation internationale pour les migrations qui s’est tenue en février 2000 à Addis-Abeba sur le thème « L’exode des compétences et le renforcement des capacités en Afrique », nombre d’exemples affligeants ont été cités à propos de ces pays. Par conséquent, même s’il n’y a plus de centre unique d’attraction ni de situation typiquement périphérique, le nouveau nomadisme des scientifiques et ingénieurs n’en reste pas moins nettement caractérisé par des relations asymétriques, soumises à l’incidence considérable de la puissance et de la richesse.

19Les compétences sont de plus en plus déterminantes pour le succès économique. Avoir des professionnels qualifiés est essentiel si l’on veut disposer d’un avantage sur ses concurrents, et ce non seulement dans les domaines nouveaux de l’économie, mais même dans des activités plus traditionnelles comme les industries extractives et manufacturières. Par exemple, la composante intellectuelle de la production de biens est passée de 20 % dans les années cinquante à 70 % actuellement (Stewart, 1997). L’accès à des matières premières ou à des énergies bon marché et une main-d’œuvre non qualifiée peu coûteuse ont par conséquent de moins en moins d’importance. Incapables de retenir les professionnels qualifiés, les pays en développement voient leur capacité diminuer brutalement en même temps que leur compétitivité, même dans des secteurs traditionnels. Dans les pays en développement et les pays en voie d’industrialisation, outre le manque général de devises, les déficits de compétences sont de plus en plus un frein à l’expansion économique. De surcroît, la possibilité d’émigrer met les catégories qualifiées, dont les compétences sont très demandées sur le plan international, dans une position de négociation très favorable, ce qui exacerbe encore les inégalités de revenus dans les pays en développement.

20De plus, l’émigration des professionnels s’accompagne généralement de l’exportation de richesses privées considérables. En ce qui concerne l’Afrique subsaharienne, où d’importants segments des professionnels et classes moyennes ont émigré, quelque 34 % des richesses privées nationales se trouveraient actuellement à l’étranger (voir Kaplan, Meyer et Brown, 1999).

21La migration des professionnels contribue à attiser ce phénomène caractéristique de la mondialisation que sont les inégalités, tant entre pays qu’à l’intérieur des pays. En même temps, ces inégalités entre pays encouragent encore les processus de migration des compétences liés à des différences de salaires de plus en plus marquées entre le monde développé et le monde en développement.

Intermédiaires et canaux de la mobilité

22La circulation planétaire des professionnels hautement qualifiés est souvent présentée comme un phénomène de mondialisation et comme le résultat inévitable de l’internationalisation du marché du travail. Elle semble donc échapper au contrôle d’entités isolées et aux interventions des États. En réalité, la situation est très différente. Les États-nations sont étroitement associés à ce processus. Nombre de pays membres de l’ocde encouragent implicitement ou explicitement depuis plusieurs décennies des formules et politiques d’immigration sélective (ocde, 1998). Récemment, ce phénomène est ressorti plus nettement quand les besoins en ressources humaines étrangères hautement qualifiées ont considérablement augmenté. Les prévisions en matière de tendances du marché ont suscité une importante demande de compétences dans les pays fortement industrialisés. Ces derniers ont donc adopté des mesures juridiques et techniques pour faciliter le recrutement de talents étrangers. Le Congrès américain a augmenté le nombre d’autorisations de visa pour les travailleurs qualifiés dans certains domaines. En France, les conseillers de l’Agence nationale pour l’emploi (anpe) ont eu pour instructions claires de faciliter le recrutement des informaticiens étrangers. Les services australiens d’immigration ont mis en place d’excellents sites Web et ont des fonctionnaires spécialisés dans leurs ambassades à cette même fin. De façon plus spécifique, le Canadian Trade and Investment Office in South Africa a lancé une mission exploratoire pour profiter de l’exode bien connu qui frappe l’Afrique du Sud. Les flux ne sont donc en rien le résultat naturel du mécanisme de l’offre et de la demande. La main qui œuvre dans ces échanges est parfaitement visible. Plus qu’un marché libre dont les mécanismes seraient laissés à eux-mêmes, il s’agit d’un champ ouvert à la concurrence où les acteurs publics cherchent à attirer les nomades réels ou potentiels sur leur territoire pour les amener à s’y installer de façon temporaire ou permanente.

23Dans cette affaire, les acteurs publics travaillent souvent la main dans la main avec des compagnies privées, agences de recrutement et sociétés de chasseurs de têtes, qui ont pour objectif de fournir à leurs clients les compétences appropriées. Curieusement, cela se passe souvent dans le secteur de l’informatique, où l’on aurait pensé que l’Internet et les autres moyens de communication électroniques auraient débarrassé le marché de toute intervention humaine et/ou sociale et auraient libéré la relation entre l’offre et la demande de tout intermédiaire. Les domaines de connaissance considérés – logiciels et bases de données pour l’essentiel – sont effectivement tout à fait uniformes puisqu’ils ont été conçus selon un petit nombre de procédés techniques et sont standardisés par les processus mêmes qui ont permis leur diffusion massive en tant que produits nouveaux répondant à une logique de rendements croissants. On pourrait donc penser que, pour que des professionnels dans ce domaine soient échangés et recrutés, il suffirait qu’ils affichent leurs compétences censément codifiées dans un lieu public – par exemple, dans un espace virtuel tel qu’un site Web – où les demandeurs de compétences de ce type les repéreraient et les sélectionneraient. Or, il n’en est rien. Bien que les échanges professionnels électroniques se soient considérablement répandus, ils ne remplacent pas l’intervention humaine. Simplement, ils la repoussent en amont. Les intermédiaires ne servent plus simplement à rapprocher l’offre et la demande mais participent directement à leur définition et à leur formulation. Dans la Silicon Valley, le rôle des organismes professionnels ainsi que des agences spécialisées est devenu essentiel, et ce sont eux qui veillent à ce que l’offre corresponde à la demande, et ce non pas dans une relation immédiate mais dans une rencontre planifiée, construite et créative (Benner, 2000).

24L’actuelle mobilité des professionnels hautement qualifiés n’est en rien la résultante de facteurs mécaniques d’attraction et répulsion à l’échelle mondiale. En particulier, il y a de nombreux intermédiaires et médiateurs – humains ou non – qui rendent les transferts possibles. Ce que la mondialisation modifie peut-être fondamentalement, c’est le nombre et le rôle de ces médiateurs. Ils prolifèrent et se diversifient, et l’ampleur des mouvements potentiels s’accroît en conséquence. Cependant, il y a des différences entre les types d’emplois, selon les conditions dans lesquelles les gens se déplacent d’un lieu à l’autre. Si certains acteurs manifestent une grande autonomie, d’autres sont beaucoup plus tributaires des conditions qu’on leur a offertes et cette variabilité dépend du type de profession dans lequel ils sont engagés. C’est ce que montre un examen approfondi des biographies des migrants et des trajectoires ou itinéraires personnels qu’ils ont suivis. Les chercheurs appartenant au secteur de la recherche académique se déplacent à l’intérieur de réseaux très personnels, tissés à l’occasion de réunions traditionnelles et d’ordinaire mis en place au cours du temps, en fonction d’affinités intellectuelles et d’intérêts pour des objets assez spécifiques. La décision de partir se prend après une négociation directe entre le migrant potentiel et l’entité hôte. La confiance est un élément essentiel de la relation. À l’inverse, les informaticiens tendent beaucoup plus à se faire embaucher par une société de recrutement spécialisée qui, entre autres choses, s’occupe des formalités administratives (visas), assure un revenu avant même qu’il y ait recrutement effectif à l’étranger et fournit souvent un logement temporaire à l’arrivée. La relation s’établit alors d’emblée sur une base contractuelle et anonyme.

25Entre ces deux situations très distinctes, il existe toutes sortes de conditions intermédiaires, en fonction de la spécificité des professions envisagées, de la transportabilité des compétences en question, des environnements professionnels dans le pays d’origine et le pays hôte ainsi que des cadres juridiques et administratifs locaux. Ce qui apparaît cependant, c’est que les universitaires se déplacent à l’intérieur de leurs réseaux ad hoc, où les alliances cognitives et les contacts sociaux antérieurs sont essentiels et dépendent des domaines et sujets particuliers qui sont les leurs. Les ingénieurs ou informaticiens, dont les compétences et connaissances sont moins spécifiques, plus standard ou en tout cas plus codifiées en termes de description des tâches et des contenus, sont plus souvent déplacés par des institutions de transfert qui ne sont pas nécessairement bien informées des contenus cognitifs en jeu et qui interviennent comme intermédiaires organisationnels dans la transaction.

Le nomadisme en tant que courant modéré de la mondialisation

26On ne dispose que de données quantitatives fragmentaires sur les migrations de professionnels hautement qualifiés à l’échelle mondiale. Il est donc difficile de mesurer de façon globale et complète l’étendue de ce phénomène. Cependant, on peut repérer certaines tendances si l’on prend des chiffres significatifs, à condition de bien veiller à ne pas en tirer des conclusions indues. On a utilisé ici des données portant sur les États-Unis d’Amérique et la France, deux des principaux pays d’accueil d’étudiants étrangers et de personnel scientifique et technique hautement qualifié.

27Des études récentes fondées sur des méthodes et des sources différentes et procédant à des estimations distinctes (Carrington et Detragiache, 1998 ; Meyer et Brown, 1999) font apparaître qu’il y a dans le monde un nombre très élevé d’expatriés hautement qualifiés. L’intérêt de ces chiffres est plus grand si l’on considère les origines de la population. Au moins un tiers (300 000) de tous les scientifiques et ingénieurs nés dans un pays en développement travailleraient dans le Nord, d’ordinaire dans la triade (Meyer et Brown, 1999). Leur productivité scientifique et technique, mesurée en termes de publications universitaires et de brevets déposés, est bien supérieure sur leur lieu actuel de résidence qu’elle ne le serait dans leurs pays d’origine, où les conditions sont moins favorables. L’essentiel de la production scientifique et technique des gens originaires du Sud se situe donc en fait actuellement dans le Nord (Meyer et Brown, 1999). Même si la majorité des scientifiques et ingénieurs nés dans le Sud y résident toujours, la majeure partie de la production des chercheurs nés et formés dans le Sud est capitalisée dans le Nord.

28Cette tendance va-t-elle dans un sens bien défini ? Le nomadisme est-il beaucoup plus fréquent et important qu’autrefois ? Il semblerait qu’il y ait effectivement augmentation, mais seulement dans des proportions modestes. En France, le nombre d’immigrés hautement qualifiés par rapport au total des immigrés a doublé pendant les années quatre-vingt, pour atteindre 10 % de l’ensemble des étrangers entrant sur le territoire national au milieu des années quatre-vingt-dix. Quarante pour cent seulement de ces immigrés viennent de pays classés comme pays d’émigration (essentiellement des pays en développement), et ils exercent pour l’essentiel des professions intellectuelles et artistiques, tandis que les immigrés hautement qualifiés d’autres pays (essentiellement du Nord) sont surtout des entrepreneurs (Wagner, 1998).

29Les données recueillies aux États-Unis d’Amérique présentent de nombreuses ressemblances. Elles montrent en effet, au cours des dernières décennies, une augmentation rapide du nombre de scientifiques et d’ingénieurs nés à l’étranger, qui est bien supérieure à l’augmentation des catégories d’immigrés peu qualifiés ou semi-qualifiés. Toutefois, parmi tous les scientifiques et ingénieurs employés aux États-Unis, la proportion de ceux qui sont nés à l’étranger par rapport à ceux qui sont nés dans le pays n’a guère changé (Burton et Wang, 1999). En d’autres termes, les États-Unis ne sont pas davantage tributaires des talents étrangers qu’autrefois. L’augmentation du nombre d’immigrés hautement qualifiés est proportionnelle à la croissance des catégories professionnelles correspondantes.

30Il est intéressant de noter que, au sein de cette population très qualifiée, plus les professions sont liées à la recherche, plus le nombre de scientifiques et d’ingénieurs nés à l’étranger est élevé. La base de données sestat de la nsf (National Science Foundation) fait apparaître que, en 1997, si 12 % seulement des professionnels hautement qualifiés étaient nés à l’étranger, le pourcentage d’agents hautement qualifiés nés à l’étranger passait à 17 % dans la R-D, à 19 % dans la recherche et à plus de 20 % dans la recherche fondamentale. Le nombre de personnes venues de pays du Sud y est également très élevé. Cependant, il n’y a pas eu d’augmentation sensible pendant les années quatre-vingt-dix (entre les données comparables pour 1993, 1995 et 1997), que ce soit en termes relatifs ou en termes absolus.

31Ce que les données présentées tendent à montrer, c’est que le nomadisme actuel de la société du savoir n’est pas d’origine aussi récente que le suggère le discours sur la nouvelle économie fondée sur l’Internet. C’est un phénomène qui remonte en fait aux années quatre-vingt. Il semble apparemment plus marqué chez les scientifiques et les ingénieurs, et davantage encore chez les chercheurs, que dans les autres catégories de professionnels hautement qualifiés. Il est particulièrement pertinent dans les pays en développement dont « l’apport » de personnel de ce type est particulièrement élevé. Enfin, l’impact sur les pays en développement est beaucoup plus lourd que sur les pays très industrialisés pour cette simple raison que ce qui est un afflux relativement modéré pour ces derniers représente une sortie importante pour les premiers étant donné que leurs effectifs respectifs de chercheurs diffèrent considérablement. Évidemment, il convient aussi de faire des distinctions entre les pays en développement. Quelques milliers de programmeurs prélevés sur les énormes cohortes de l’Inde ne représenteront sans doute pas une perte aussi dramatique que le départ de quelques centaines de médecins zambiens, par exemple.

32L’instabilité de la population hautement qualifiée est, elle aussi, à prendre en considération. Dans quelle mesure les talents se déplacent-ils réellement d’un lieu à l’autre ? N’ont-ils pas tendance à se fixer ? Dans le passé, il n’était pas facile de répondre à ces questions à partir de données quantitatives. On se contentait donc d’études de cas portant sur des itinéraires individuels, qui n’étaient pas nécessairement représentatifs de groupes entiers de nomades. Des études récentes des diasporas ont permis de dégager des données plus systématiques et comparables, même si, jusqu’à présent, elles ne concernent qu’un petit nombre de pays. L’analyse des diasporas très qualifiées de la Colombie et, dans une moindre mesure, de l’Afrique du Sud, montre qu’au cours de leur existence, des scientifiques et ingénieurs expatriés auront beaucoup plus tendance à se fixer dans un pays étranger donné qu’à passer d’un pays à un autre. Quatre-vingt pour cent des expatriés sud-africains qui ont quitté de façon permanente leur pays d’origine se sont définitivement installés dans un pays hôte. Pour les Colombiens, le chiffre est de 70 %. Sur ce nombre, 7 % sont revenus pour une brève période en Colombie puis repartis pour le même pays hôte. Vingt et un pour cent seulement des scientifiques et ingénieurs expatriés se sont rendus dans un troisième pays (c’est-à-dire un pays autre que la Colombie et leur premier pays hôte), 7 % dans un quatrième et 1 % dans un cinquième. Il en ressort donc qu’il y a chez les populations expatriées une stabilité relative de résidence. Si l’on considère le nombre élevé de diplômes d’études supérieures dont ces expatriés sont titulaires ainsi que leur expérience professionnelle, cette stabilité ne s’explique pas par le fait qu’ils ne seraient pas assez qualifiés pour trouver des emplois. La raison en est plutôt dans leur situation socioprofessionnelle. Ils se trouvent insérés à l’étranger dans des réseaux efficaces et, dans bien des cas, y exercent des responsabilités importantes. Les postes de direction qu’ils occupent les lient souvent au pays hôte, même s’ils n’excluent pas des déplacements de courte durée. Il semblerait aussi que ces personnes se rendent souvent dans leur pays d’origine, avec une périodicité moyenne d’une visite tous les deux ou trois ans, en relation avec des engagements et des obligations aussi bien professionnels que personnels. Par conséquent, le nomadisme des scientifiques et ingénieurs considérés est beaucoup plus proche de la situation de l’amphibio culturalis (Mockus Sivickas, 2000), capable de se mouvoir et de fonctionner dans deux milieux de vie distincts, que de l’image de l’intellectuel libre de toute attache et en perpétuelle errance.

L’essor des réseaux de diasporas intellectuelles

33Ce double cadre de vie propre à nombre d’expatriés très qualifiés, fait de double allégeance et d’identification au pays d’origine comme au pays hôte, a rapidement suscité de nouvelles diasporas intellectuelles à orientation scientifique et technologique. La décennie écoulée a vu naître et se développer pas moins de 41 réseaux de ce type dans 35 pays (Meyer et Brown, 1999). Ces réseaux sont très divers mais leurs fins et objectifs sont en gros similaires. Ils visent tous à encourager le développement du pays d’origine de leurs membres en faisant appel aux expatriés hautement qualifiés. Diverses modalités rendent cette transmission de savoir possible et efficace : transferts de technologies, échanges d’étudiants, projets de recherche conjoints, activités passant par des relais électroniques, accès à des données, information, apport de ressources financières ou autres qui manquent dans le pays d’origine, ouverture de perspectives commerciales, organisation de stages de formation ou services consultatifs dans des domaines de pointe très spécialisés, etc.

34On a parlé à ce sujet d’« option diaspora ». Sur le plan conceptuel, elle se distingue de l’« option retour ». Cette dernière s’emploie à obtenir le retour physique des expatriés hautement qualifiés dans leur pays d’origine, tandis que la première cherche seulement à les mobiliser et à les mettre en rapport, où qu’ils se trouvent, avec leur pays d’origine. La politique du retour repose sur une conception traditionnelle du capital humain, l’objectif étant de récupérer les connaissances incorporées dans un individu. La politique de la diaspora a davantage d’affinités avec les nouvelles notions de travail en réseau. Elle traduit un mode de pensée « connectiviste » qui permet d’exploiter non seulement ces connaissances incorporées mais également les vastes réseaux socioprofessionnels ainsi que les ressources humaines, matérielles et cognitives qui y sont associées.

35L’idée d’assurer la coopération de scientifiques performants et compétents avec leur pays d’origine n’est pas nouvelle. L’histoire des sciences offre de nombreux exemples de coopération de ce type, que ce soit au niveau individuel de scientifiques de renom ou qu’il s’agisse d’initiatives collectives émanant d’associations locales sur des campus d’Europe ou d’Amérique du Nord. Cependant, le phénomène a acquis aujourd’hui une autre nature en prenant une grande ampleur. Bien qu’ils diffèrent entre eux, les nouveaux réseaux de diasporas sont plus nombreux, plus systématiques et plus vastes. Les raisons de leur apparition au cours de la décennie écoulée et le fait qu’ils soient de plus en plus reconnus comme instruments stratégiques sont liés à la convergence de trois facteurs essentiels, de nature démographique, communicationnelle et politique.

36Le premier facteur, c’est que les effectifs d’expatriés hautement qualifiés originaires d’un même pays ont considérablement augmenté au cours des dernières décennies, même si leur part dans la population correspondante des pays hôtes est restée la même. Ces densités croissantes sont évidemment propices à des interactions plus fréquentes et à des initiatives collectives. Le second facteur tient à la coïncidence avec l’évolution formidable des possibilités de communication. L’Internet a donné à des particuliers et groupes dispersés dans le monde entier un moyen permanent d’échanges en ligne propice à une identification commune et, de facto, constitutif de diasporas mondiales. Enfin, l’importance croissante du savoir – en particulier de nature scientifique et technologique – en tant que facteur essentiel de développement a été de plus en plus prise en compte en même temps que les déficits de compétences étaient de plus en plus prononcés dans les pays en développement. Cela donne aux scientifiques et ingénieurs qui en sont originaires – souvent expatriés – un rôle social, une mission et une reconnaissance qui sont plus marqués que jamais.

37L’option diaspora introduit une logique nouvelle et originale dans les relations scientifiques internationales. Elle prend quelques distances à la fois avec la conception centre-périphérie et avec la conception du système mondial. Les situations de dépendance peuvent en fait être allégées puisque les forces cognitives des pays ne sont plus situées uniquement à l’intérieur de leurs propres frontières. L’accumulation de plus en plus marquée du capital de savoir dans le Nord n’est plus nécessairement synonyme d’un élargissement du fossé avec le Sud, étant donné que ce dernier peut l’exploiter à ses propres fins et de sa propre initiative. De façon paradoxale, l’asymétrie entre le fort et le faible est partiellement effacée et ce dernier peut s’approprier la force du premier. Les catégories et la répartition hiérarchiques dans le monde se trouvent brouillées du fait que les lieux du pouvoir et de la croissance sont désormais multiples et dispersés. De plus en plus fondées sur le savoir, les capacités de développement sont plus omniprésentes, non qu’elles soient devenues immatérielles mais en raison des comportements nomadiques et des doubles identifications de leurs vecteurs humains. Dans une stratégie de type Yin-Yang, la périphérie est représentée au centre par ses propres expatriés et les ressources du centre peuvent être mobilisées par la périphérie dans la mesure où elle y a accès par ses propres moyens. L’option diaspora a littéralement pour effet de disloquer (dé-localiser) le savoir. La topologie géopolitique en termes de centre/périphérie – que la relation soit à sens unique comme dans la théorie de la dépendance ou à sens multiples comme dans celle du système mondial – peut être modifiée si les structures de type diaspora prennent de l’ampleur. Il est intéressant de noter que non seulement les pays d’émigration du Sud mais aussi les pays d’immigration du Nord jettent un regard favorable sur ces schémas. Ils voient dans les diasporas l’occasion de coopérations efficaces et lucratives avec les pays dont leurs membres sont originaires (Libercier et Schneider, 1996).

38Cependant, cette politique de mise à profit du nomadisme scientifique et technologique n’est pas facile. Elle part de l’hypothèse que les expatriés comme les acteurs de la communauté nationale veulent et peuvent mettre en place et poursuivre des initiatives collectives. Il faut pour cela une gestion stratégique et une volonté politique, de sorte que des partenariats soient effectivement créés et des ressources soient dégagées en vue d’actions communes. La question se pose ainsi de savoir dans quelle mesure cette solution est viable dans de nombreux pays en développement. Le cas du réseau colombien de scientifiques et ingénieurs à l’étranger (Red Caldas) montre bien quels sont les points faibles que l’on peut rencontrer. Créé en 1990 à une époque où l’effort national de R-D se développait de façon spectaculaire, il a été démantelé officiellement après une dizaine d’années d’une existence prometteuse mais marquée par des hauts et des bas. Quand le gouvernement a changé, la crise multidimensionnelle actuelle a imposé des priorités plus urgentes et le budget a été sévèrement réduit. Par conséquent, bien qu’elle ne demande que des investissements limités et qu’elle tire parti des ressources existantes, l’option diaspora peut souffrir de ce dont les pays en développement manquent souvent de façon notoire, à savoir une continuité institutionnelle et une stabilité sociopolitique.

Conclusion

39La société mondiale du savoir a vu la mobilité des professionnels hautement qualifiés se développer significativement. Cette augmentation n’est pourtant pas un phénomène nouveau puisqu’elle remonte à deux décennies et demie. De plus, les traits de cette mobilité ne diffèrent pas sensiblement de celles du nomadisme traditionnel des scientifiques et ingénieurs. En fait, ces derniers restent les plus mobiles de toutes les catégories professionnelles hautement qualifiées. Leurs déplacements sont très certainement encore fonction des acteurs sociaux et des conditions. Ils occasionnent des installations durables plutôt qu’une poursuite sans fin ou un nomadisme d’aller et retour. Comme à l’époque où la science vit le jour dans le bassin méditerranéen, la mobilité actuelle des scientifiques et ingénieurs est fonction des grandes orientations géopolitiques, avec des flux et séquences de concentration et de dispersion. La multiplication actuelle des schémas fondés sur la mobilisation et l’utilisation de diasporas hautement qualifiées peut correspondre à une nouvelle séquence ou tendance à la dispersion, après la concentration massive des décennies écoulées. C’est ce que signifie par son étymologie même le mot grec diaspora (« dispersion », « dissémination »), à savoir un mouvement au-delà des frontières mais non sans liens sociaux et associations. De ce fait, il est possible qu’une partie de ces compétences soit « récupérée » grâce à la formation de réseaux orientés.

40Traduit de l’anglais

Français

Résumé

La mobilité des professionnels hautement qualifiés est désormais au cœur de l’actualité en raison de la mondialisation et du rôle accru du savoir dans les relations socio-économiques d’aujourd’hui. Cependant, la propension des scientifiques à se déplacer géographiquement en réponse à des besoins intellectuels, sociaux et autres n’est pas sans antécédents. Les auteurs du présent article étudient la mobilité dans son contexte actuel et à la lumière de ses aspects traditionnels pour la mettre en perspective et en saisir la dynamique. Ils ne prétendent pas donner du phénomène une représentation exhaustive et achevée, s’efforçant plutôt d’en dégager les implications théoriques et politiques en apportant des données nouvelles et en prenant une distance critique.

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Jean-Baptiste Meyer
Jean-Baptiste Meyer, chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (Paris), coordonne de projets internationaux sur les diasporas et migrations des professionnels qualifiés.
David Kaplan
David Kaplan dirige le Centre de recherche sur la politique scientifique et technologique à l’Université du Cap, où il enseigne également.
Jorge Charum
Jorge Charum enseigne à l’Université nationale de Colombie et est directeur de recherche à l’Observatoire scientifique et technologique de Bogota.
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