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Olha OSTRIITCHOUK, De l’antagonisme mémoriel à la crise géopolitique : les Ukrainiens face à leur passé. Vers une meilleure compréhension du clivage Est/Ouest, Bruxelles : Peter Lang, 2013

1Le déclenchement de la crise politique ukrainienne à l’automne 2013, qui s’est transformée courant 2014 en crise géopolitique majeure, suscitera certainement de nombreuses analyses afin d’en comprendre les origines, le déroulement et les conséquences. Si telle n’était pas l’ambition de l’ouvrage d’O. Ostriïtchouk, paru au début de l’année 2013 bien avant l’enchaînement tragique des événements, il semble aujourd’hui tristement prémonitoire et sa lecture apporte un éclairage très original et utile sur la genèse de cette crise. La conclusion pessimiste de l’auteure sur l’impossibilité de dépasser l’antagonisme mémoriel construit en Ukraine depuis son indépendance et renforcé dans la deuxième moitié des années 2000, laisse entrevoir, bien qu’a posteriori, comment les violents conflits mémoriels ont pu contribuer à l’explosion ultérieure de violence physique dans le pays et à ses frontières, mais également de violence symbolique sur la scène internationale, marquant le retour vers les schémas de la guerre froide.

2C’est en effet l’analyse des enjeux de conflits mémoriels dans la construction de l’identité nationale en Ukraine contemporaine qui se trouve au cœur de l’ouvrage, mais l’auteure aborde également deux autres sujets qui y sont inextricablement liés. Le premier porte sur l’étude de l’histoire du nationalisme ukrainien et le second sur la possibilité de proposer une version plus neutre et moins partiale de l’histoire de l’Ukraine.

3O. Ostriïtchouk dénonce dans son ouvrage l’absence d’un travail de mémoire en Ukraine après l’accession à l’indépendance en 1991, qui aurait pu permettre l’élaboration d’une vision consensuelle de l’histoire et contribuer ainsi à diminuer les clivages entre l’Est et l’Ouest du pays. Son analyse met en évidence la montée en puissance de l’opposition entre « deux mémoires conflictuelles ». La première, issue du récit de la diaspora, se focalise sur la négation du passé soviétique, mettant en avant les conséquences tragiques des famines, en particulier de celle de 1932-1933, qualifiée de génocide contre la nation ukrainienne (Holodomor), sans chercher à dénoncer l’implication des nationalistes ukrainiens dans la collaboration et les crimes nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. La seconde, inspirée par le récit officiel soviétique, se construit sur la négation de la légitimité de la lutte pour l’indépendance nationale et l’apologie de la période soviétique, accompagnée du refus de condamner les crimes commis par le régime communiste, en vertu de sa victoire remportée sur l’Allemagne nazie. L’instrumentalisation des enjeux mémoriels par les acteurs politiques ne fait que renforcer la concurrence entre ces deux visions opposées de l’histoire, où les héros des uns sont présentés comme des bourreaux par les autres et les mêmes symboles historiques reçoivent des interprétations radicalement différentes.

4L’analyse de la question nationale proposée par O. Ostriïtchouk montre que les racines du clivage mémoriel actuel remontent à la fin de XIXe — première moitié du XXe siècle. Elles s’inspirent des deux cadres idéologiques majeurs de l’époque, le nationalisme et le communisme, qui ont beaucoup influencé la pensée des personnalités à l’origine de la question nationale ukrainienne (Drahomanov, Hrouchevsky, Mikhnovsky, Dontsov, etc.). L’auteure montre comment on assiste progressivement à la séparation entre le national et le social : l’idée nationale qui se répand à l’ouest, en Galicie austro-hongroise, se base sur une aspiration souverainiste, le rejet du passé commun avec la Russie et la nation en tant que valeur suprême, tandis que sa vision à l’Est, en Petite-Russie tsariste, est caractérisée par l’aspiration fédéraliste, l’inclusion dans une identité russe de par le passé commun, et la primauté des préoccupations de justice sociale. Les expériences collectives opposées vécues dans l’entre-deux-guerres dans les régions de l’Ouest (Galicie orientale et Volhynie occidentale rattachées à la Pologne) et de l’Est (faisant partie de l’URSS) contribuent à accentuer ce clivage. D’un côté, on assiste à la radicalisation du mouvement nationaliste, prônant l’autosuffisance nationale, l’ethnocentrisme et l’épuration ethnique. De l’autre, la politique de préservation de la différence culturelle et linguistique est conjuguée à un climat de terreur (purges, représailles, déportations), la répression de toute manifestation du nationalisme et l’épuration de classe (collectivisation et dékoulakisation). La Seconde Guerre mondiale consacre cette division profonde entre les Ukrainiens originaires de régions de l’Ouest qui combattent au sein de différentes factions de l’OUN-UPA au côté des Allemands (Division SS ukrainienne Halytchyna, bataillons de la Wehrmacht), impliquées dans les crimes contre la population civile, et ceux des régions de l’Est qui se battent contre l’Allemagne nazie dans les rangs de l’Armée soviétique et participent après la fin de la guerre et le rattachement des régions de l’Ouest à l’élimination et à la déportation des habitants soupçonnés de collaboration ou de sympathie envers l’OUN-UPA. L’émigration d’une partie des membres de ces organisations vers les États-Unis et le Canada sera à l’origine de la préservation et de la transmission de l’idée nationale fondée sur le nationalisme ethnique et hostile à la domination russo-soviétique au sein des diasporas ukrainiennes à l’étranger.

5La disparition de l’URSS marque la fin de la domination du récit historique soviétique en Ukraine et l’émergence du récit historique nationaliste concurrent, promu par les représentants de la diaspora. L’analyse d’O. Ostiïtchouk montre comment le récit historique nationaliste est rapidement relayé par de nombreux acteurs, en particulier les pouvoirs locaux dans les régions de l’Ouest, qui favorisent largement la transformation du paysage mémoriel. La concurrence mémorielle s’impose au niveau national après l’élection de Viktor Iouchtchenko en 2004, dont le discours sur la réconciliation nationale dissimule des mesures en faveur de la promotion du récit historique nationaliste et suscite un rejet dans les régions de l’Est, qui contribue également à la crispation sur le récit historique soviétique soutenu par les hommes politiques locaux dans cette partie du pays. L’instrumentalisation des enjeux mémoriels par les acteurs politiques et l’usage apologétique du passé constitue un cadre peu propice à un travail mémoriel. Selon O. Ostriïtchouk, peu d’historiens ukrainiens parviennent à se lancer dans un examen impartial du passé, qui suppose certes une remise en cause radicale de l’historiographie soviétique, mais suppose également de résister aux interprétations proposées par la diaspora et ayant reçu une caution scientifique internationale.

6L’ouvrage d’O. Ostriïtchouk conduit à penser que l’instrumentalisation du clivage mémoriel représente une ressource électorale importante pour les acteurs politiques ukrainiens, car l’usage des éléments du récit nationaliste garantit le soutien dans les régions de l’Ouest et du centre du pays, tandis que la mise en valeur des éléments du récit historique soviétique assure un soutien électoral dans les régions de l’Est et du Sud, soit le clivage politique que l’on retrouve à chaque cycle électoral. Par son exploitation du clivage mémoriel, le personnel politique ukrainien n’a fait qu’exacerber d’autres clivages existant entre Est et Ouest (linguistique, religieux, économique). Ces « guerres mémorielles » dépassent également le cadre national et peuvent être relayées et parfois facilement instrumentalisées par des acteurs extérieurs. Ainsi, à la lecture de cet ouvrage, il semble difficile d’envisager comment l’identité nationale ukrainienne pourrait s’affirmer en l’absence d’une vision consensuelle de l’histoire, qui est impossible sans un examen, évidemment douloureux, des pages noires de l’histoire ukrainienne.

7Olga Gille-Belova

8Université Bordeaux Montaigne

Élise MASSICARD, Nicole WATTS (dir.), Negotiating Political Power in Turkey. Breaking up the Party. Routledge Studies in Middle Eastern Politics, Londres et New York, Routledge, 2013, 208 p.

9L’ouvrage coordonné par Élise Massicard et Nicole Watts est bienvenu dans le domaine des études en sociologie politique sur la Turquie contemporaine, pour au moins deux raisons. La première est qu’il s’agit d’une somme d’articles qui présentent des études de sociologie localisée du politique sur l’ensemble du spectre politique turc. Cette perspective innove par rapport à celle de la science politique classique, souvent centraliste et préoccupée avant tout par les données électorales, les programmes et les discours politiques. Comme le relèvent les auteures, il est somme toute étrange que si peu de travaux se penchent sur les dynamiques internes des partis politiques, les relations parti-société, et les rapports des organisations politiques entre elles (p. 2). Elles pointent surtout l’aspect insolite de ce vide empirique et conceptuel dans un contexte où, depuis les années 2000, les partis traditionnels et sécularistes s’effondrent au profit des partis de tendance islamiste (p. 3). Les scores électoraux écrasants du Parti de la Justice et Développement (AKP) depuis 2002, et l’onction populaire ainsi reçue par Recep Tayyip Erdogan [1] en dépit de l’incroyable répression des mobilisations massives de juin 2013 à Istanbul et dans de nombreuses villes de Turquie, ne laisse pas d’interroger sur les dynamiques politiques turques.

10En second lieu, l’originalité de la démarche réside aussi dans le fait d’avoir misé sur une publication destinée à un public anglophone. Cette approche localisée du politique – qui fait place aux relations informelles, et articule l’analyse des partis à celle du militantisme et des mouvements sociaux – est elle-même souvent localisée : elle est considérée comme très franco-française. D’une part parce que la science politique française est relativement peu internationalisée. Les auteures s’appuient d’ailleurs sur un corpus classique de la sociologie politique hexagonale (Gaxie, Lagroye, Offerlé, Sawicki notamment), et plusieurs des auteurs de l’ouvrage ont en commun une trajectoire doctorale dans des universités françaises. Et d’autre part parce que les approches qualitatives sont souvent considérées dans le champ de la science politique de courant principal comme de simples « études de cas », desquelles ne peut sortir aucune « réplicabilité », c’est-à-dire aucune entreprise comparatiste à l’échelle régionale/internationale.

11Le préliminaire épistémologique et méthodologique étant posé, pourquoi la Turquie ? Tout d’abord, la Turquie est une « vieille » démocratie avec un multipartisme bien installé, dans une région caractérisée par son « déficit » démocratique (p. 1). À la différence de nombre de ses voisins du sud-est européen ou du Proche-Orient, les partis politiques turcs comptent parmi les acteurs politiques les plus influents du pays (p. 2). Pourtant, le barrage électoral de 10 % des votes émis et la menace d’interdiction par la Cour Constitutionnelle (particulièrement dans le cas des partis labellisés islamistes ou kurdes) ajoutent une spécificité à la compétition politique en Turquie (p. 2). Enfin, les partis politiques articulent les différentes composantes identitaires qui traversent la société turque ; en termes ethniques ou régionaux, d’affiliations claniques ou communautaires. Ces multiples composantes forment la trame des relations partis/société telles que disséquées par les différentes contributions de l’ouvrage.

12Au-delà de l’étude de cas, la configuration géographique, sociale, et politique de la Turquie permet d’interroger des notions centrales dans l’étude des dynamiques de pouvoir : la relation entre « centre » et « périphérie », entre « local » et « national ». Ce que l’on nomme communément « périphérie » ou « phénomène local » produisent parfois des ressources spécifiques qui peuvent être transférées dans d’autres espaces communément considérés comme « centraux » ou « nationaux » (p. 10, traduction libre).

13Ces options épistémologiques et méthodologiques se reflètent à leur tour dans les contributions du livre. La première d’entre elles est celle d’Ulas Bayraktar et Cemal Altan, qui explorent les dynamiques du centralisme politique turc à partir du cas du Parti de la Justice et du Développement (AKP) et dans une moindre mesure du Parti Républicain du Peuple (CHP) à Mersin, une ville moyenne de la côte méditerranéenne. Afin de planter le décor, les auteurs rappellent qu’à l’issue des élections municipales de 2009, huit ministres du gouvernement Erdoğan ont dû démissionner pour n’avoir pas été élus. Les auteurs s’attachent à montrer comment concrètement sont marginalisées ou éliminées les instances partisanes locales. La première partie de l’article met en contexte la sujétion traditionnelle des représentations locales des partis politiques vis-à-vis des instances centrales. Une structure verticale et pyramidale rigide prévue par la loi, et l’absence de contrôle judiciaire des opérations électorales en sont les ingrédients. Au final, les dirigeants des sections locales sont nommés par les instances centrales au lieu d’être élus lors des conventions. À cela s’ajoutent des barrières à la participation locale : la loi n’autorise pas l’installation d’antennes de partis à l’échelle du quartier ni de l’arrondissement. Par ailleurs, il existe de nombreuses pratiques de sélection des membres, qui en pratique restreignent les nouvelles adhésions. Enfin, l’absence formelle d’obligation de cotisation de la part des membres et la faiblesse des subsides de l’État placent les représentations locales dans une précarité financière qui accentue leur dépendance à l’égard du centre ou de riches donateurs. Cette configuration explique que les sections locales des partis n’aient pas les moyens de contrôler l’allocation des ressources aux membres et sympathisants. La seconde partie de l’article de Bayraktar & Altan explore les effets de ce double handicap : l’intrusion dans les affaires locales de membres adoubés par les instances centrales, et la perte de moyens matériels de négociation dans le cadre des relations clientélaires auparavant existantes.

14La seconde contribution est celle de Menderes Çınar, qui cherche à expliquer la stabilité électorale de l’AKP, grand vainqueur des élections aussi bien législatives que municipales depuis 2002, après être apparu sur la scène politique en 2001. L’AKP est pourtant un parti d’obédience islamiste qui menace symboliquement l’establishment militaire, gardien des fondements laïques de la République. C’est par ailleurs un parti qui a mené de façon constante des politiques néo-libérales dont on aurait pu attendre qu’elles lui aliènent le soutien des classes populaires. L’auteur développe l’hypothèse suivante : l’AKP a maintenu son influence en construisant et en maintenant une large coalition dans laquelle se reconnaissent aussi bien les secteurs libéraux qu’une portion considérable de Kurdes du sud-est anatolien, des pans de la grande bourgeoisie stambouliote qui s’est enrichie à la faveur des politiques étatiques de développement, nombre d’entrepreneurs émergents d’Anatolie qui eux sont le résultat des politiques néolibérales menées depuis les années 1980, les classes moyennes pieuses, les ruraux et enfin les urbains les plus modestes. Cette stratégie a été menée en impliquant l’establishment séculariste et en poursuivant des politiques néolibérales, ce qui a permis en retour à l’AKP de stabiliser l’économie turque et d’être en mesure de redistribuer richesses et pouvoir. L’auteur introduit également un facteur partisan : la teneur de l’opposition à l’AKP dans l’après 2002, notamment l’attitude de l’establishment militaire qui s’est positionné de façon autoritaire et agressive comme opposant politique au « péril islamiste », fidèlement suivi en cela par le parti républicain CHP (Parti Républicain du Peuple), alors principale force d’opposition parlementaire et héritier auto-proclamé du kémalisme. Cette opposition a été menée de façon agressive et clivante, lorsque par exemple des femmes aux cheveux couverts par le foulard islamique se sont vues interdites de cérémonies officielles ou enjointes de s’exiler en Arabie Saoudite. L’hypothèse développée dans ce chapitre est stimulante, on regrette néanmoins que les différentes étapes de l’argumentation n’aient pas toutes la même portée : les paragraphes relatifs à « la mission défensive de l’AKP » sont parfois elliptiques et les faits évoqués ne sont pas toujours explicitement mis en relation avec l’argument central du chapitre.

15Le troisième chapitre est celui d’Élise Massicard, sur les usages des rivalités intra-partisanes dans le cadre d’une étude de cas portant sur le CHP et menée entre 2006 et 2009 à dans la ville d’Adana. L’objet de cet article est de proposer une approche du factionnalisme comme un moteur de l’action politique au niveau local, plus qu’une déviance par rapport à ce qui serait un fonctionnement optimal de l’organisation politique. L’auteure montre que ces factions jouent un rôle primordial au niveau national également. Surtout, ces divisions internes permettent d’établir des connexions directes entre les instances centrales et locales du parti, contournant la hiérarchie officielle et permettant une lecture alternative du modèle interprétatif centre/périphérie. L’auteure défend alors l’idée du factionnalisme comme clé heuristique pour comprendre les structures de pouvoir effectives au sein du parti, la circulation des ressources – matérielles et humaines – et les équilibres entre les niveaux local et national, spécialement en période électorale. Entre également en considération la relation parti/société dans la mesure où le factionnalisme permet l’intégration des demandes sociales à la dynamique du parti qui leur fournit un canal de représentation, certes sur un mode informel et sectoriel plus qu’universel. Un élément empirique important apporté par l’auteure est que ces factions ne sont pas, dans le cas présent, des sortes de « shadow cabinet », les rivalités intra partisanes étudiées doivent peu à des clivages idéologiques. Élise Massicard nous incite à l’instar de Max Weber à ne pas réifier les lieux de pouvoir et à considérer les organisations comme des ensembles d’interactions orientées vers l’action. On aurait aimé cependant trouver des éléments qui permettent de lire ce chapitre – au demeurant passionnant – au miroir de celui de Bayraktar & Altan, sur lequel ouvre le livre. S’il est clair que les deux articles abordent des aspects différents, et partant complémentaires, de l’organisation partisane, à la lecture de chacun on reste sur une impression différente au moins en ce qui concerne la question du centralisme et celle du recrutement des candidats aux élections.

16Alors que les partis islamistes ont joué un rôle crucial dans la vie politique turque des quarante dernières années, le chapitre d’İpek Gencel Sezgin scrute les conditions d’émergence du premier parti islamiste en Turquie, le Parti de l’Ordre National (MNP) en 1970. Pour comprendre l’émergence de ce parti à ce moment de l’histoire politique turque, il est nécessaire d’abandonner la dialectique État-centre « laïque » versus périphérie « musulmane ». L’auteure choisit de redéfinir le binôme centre/périphérie comme des champs politiques respectivement national et local afin de mettre l’accent sur les interrelations entre eux. Cela permet également de prendre en compte l’existence d’un centre et d’une périphérie à chacun de ces niveaux, définis par les logiques propres aux champs. L’auteure porte son attention sur les différentes stratégies de mobilisation des ressources. Elle retrace la naissance du parti MNP en deux temps, tout en identifiant un événement fondateur : le conflit entre le gouvernement AP (Parti de la Justice) et la principale représentation du secteur privé turc (TOBB), à la fin des années 1960. Premièrement, un groupe d’acteurs islamiste, insérés dans le jeu politique national, se sentent marginalisés du processus de prise de décision par les autres forces de droite. Ils en viennent à la nécessité de se constituer en organisation politique pour maintenir leur position et participer à la redistribution des ressources matérielles et symboliques contrôlées par l’État (par le truchement du Parti de la Justice). Dans un second temps, ces élites islamistes doivent mobiliser : créer un consensus autour d’une cause porteuse de sens, définir une identité pour leur mouvement et recruter des militants à l’échelle du pays. Alors qu’ils cherchaient à se rallier les caciques et militants locaux mécontents de partis de la droite traditionnelle, notamment parmi les plus religieux, l’enquête de l’auteure montre que les entrepreneurs de parti islamistes ont mobilisés des hommes jeunes, aux aspirations politiques locales frustrées. Non parce qu’ils étaient pieux, mais parce que les places étaient limitées au sein du Parti de la Justice, et parce qu’ils n’étaient pas dans une étape de leur carrière qui leur eut permis d’accumuler le capital économique et politique nécessaire à une ascension individuelle au sein du parti dominant. Cette genèse du MNP permet à İpek Gencel Sezgin d’avancer l’idée que l’identité et l’agenda d’un parti ne sont en rien prédéfinis, ils sont coproduits par l’interaction d’acteurs aux différents positionnements dans le champ politique (ou dans plusieurs champs).

17Gilles Dorronsoro et Nicole Watts soulèvent la question de la longévité électorale des partis pro-kurdes dans la région de Diyarbakır (sud-est), principale ville kurde de Turquie, depuis le début des années 1990. Ce, alors que les partis en question sont régulièrement interdits pour atteinte à l’intégrité de l’État, notamment en raison de leurs connexions avec le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan). Les auteurs précisent d’ailleurs que le fait de se référer aux partis pro-kurdes n’implique pas qu’il y ait eu des dissidences, plutôt de multiples recréations sous un nouveau nom après chaque interdiction. À l’échelle de la province, les candidats pro-kurdes aux élections législatives n’ont jamais obtenu moins de 45 % des voix entre 1995 et 2011, mais à l’échelle du pays, sur la même période, ils peinent à rassembler 5 % des voix. Pourtant, dans la région les Kurdes ont longtemps voté pour les partis traditionnels ou islamistes ; et ce phénomène ne se retrouve pas dans d’autres grandes villes à majorité kurde (Van, Bingöl). Dorronsoro et Watts cherchent donc dans leur analyse à aller au-delà de l’explication ethnique du vote. Ils montrent que la longévité et l’influence des partis pro-kurdes à Diyarbakır est redevable des liens qu’ils ont tissés avec diverses associations et ONG (parmi lesquelles le Barreau de Diyarbakır et l’Association pour les Droits de l’Homme). Cette trame réticulaire, par définition mouvante et poreuse, assure une stabilité organisationnelle à la mobilisation politique et électorale pro-kurde locale.

18Le chapitre rédigé par Benjamin Gourisse s’intéresse à l’État comme « site d’implantation partisane » : il analyse les stratégies de pénétration d’institutions de l’État de la part du MHP (Parti d’Action Nationaliste, extrême droite) à la faveur de sa participation à deux coalitions gouvernementales entre 1975 et 1979. Grâce aux fonctionnaires qui lui étaient affiliés, le parti pouvait amasser de précieuses informations destinées à être utilisées à des fins électorales ou encore dans le cadre de la guerre civile qui opposa les militants du MHP aux militants d’extrême gauche jusqu’au coup d’État de 1980. Comme le montre également le texte d’İpek Gencel Sezgin, les nominations partisanes dans l’administration est une rétribution classique du militantisme en Turquie. Benjamin Gourisse évoque d’ailleurs un « spoils system » informel mais institutionnalisé. L’auteur soutient néanmoins que l’infiltration de l’État par le MHP au début des années 1970 a constitué un phénomène spécifique, dans la mesure où il s’agissait de prendre le contrôle de l’appareil d’État comme un préalable à l’arrivée au pouvoir par les urnes, dans le cadre d’une stratégie tripartite qui incluait la violence armée. Il insiste également sur l’aspect illégal et dissimulé de ces pratiques, et sur la difficulté concomitante à obtenir des témoignages. On aurait aimé mieux comprendre cette stratégie et en quoi elle s’éloigne des pratiques des autres partis. Quoi qu’il en soit, l’auteur reconstruit dans la suite du texte les pratiques d’infiltration de l’État grâce à des sources jusqu’alors inexplorées : divers documents (correspondance, journaux de dignitaires du parti, etc.) cités dans l’acte d’accusation à l’encontre de dirigeants du MHP dans le cadre d’un procès militaire, en 1981, visant à interdire le parti à l’issue du coup d’État ; ainsi que les archives de deux publications institutionnelles de la Police turque. L’auteur défend l’idée que c’est précisément la mainmise partisane sur les institutions à la fin de la décennie 1970 qui a précipité le putsch militaire, face à un État incapable de s’imposer comme arbitre et interlocuteur dans le cadre de la crise politique.

19Le chapitre d’Emre Öngün et Manar Hassan explore les relations entre la gauche radicale et le Barreau d’Istanbul. En dépit de la répression dont elle a fait l’objet après le coup d’État de 1980, les acteurs de la gauche radicale ont maintenu une représentation non négligeable au sein de quelques puissantes associations professionnelles, dont celles des médecins, architectes et ingénieurs, et le prestigieux Barreau d’Istanbul. Si cette alliance a procuré à la gauche radicale une audience élargie et des ressources autrement inaccessibles aux petites formations politiques, les auteurs s’interrogent justement sur les motivations de la puissante association professionnelle pour s’aligner sur une gauche elle-même marginale au sein du champ politique turc. En effet, la gauche radicale est surreprésentée au sein des élections professionnelles, à travers le « Groupe des Avocats Progressistes » qui a remporté plusieurs sièges du conseil d’administration de 2000 à 2006. Ici, les auteurs opposent les partis politiques formels aux « groupes et organisations » qui structurent l’extrême gauche turque, sans indiquer en quoi ces « organisations » diffèrent des organisations politiques que sont les partis (p. 140). Une clarification des termes aurait été bienvenue. En réponse à l’interrogation initiale, les auteurs montrent en premier lieu que les dynamiques propres à une organisation professionnelle, à travers la mouvance des « Avocats progressistes », a permis l’unification d’une gauche radicale par ailleurs fragmentée. Ils analysent dans un second temps la façon dont cette mouvance a en retour transformé des ressources produites par les organisations de la gauche radicale en sièges au sein des instances dirigeantes du Barreau. Enfin, ils examinent les logiques professionnelles qui limitent au sein du Barreau les effets du capital politique acquis au contact de la gauche radicale.

20Enfin, İlter Turan évalue les conditions requises pour être élu député indépendant dans le contexte turc. Ce qui rend le cas turc intéressant, nous dit l’auteur, est que les candidats indépendants y obtiennent un nombre de voix non négligeable (le Parlement turc compte actuellement 35 députés indépendants, sans que l’on connaisse leur répartition par sexe). Dans un contexte où existe un barrage électoral de 10 % seulement pour les partis politiques, il n’est certes pas inutile de comprendre comment font campagne et sont élus ces candidats indépendants, dont l’auteur propose une typologie (p, 171). İlter Turan propose surtout une réflexion intéressante, en argumentant sur le fait que les partis politiques – comme pourvoyeurs de ressources, comme marqueurs identitaires ou en termes de positionnement politique – interviennent d’une façon ou d’une autre dans l’élection d’un indépendant. Pour ce faire, İlter Turan a dépouillé les données électorales turques des dernières soixante années. En examinant, depuis 1950, les différentes conditions et ressources (légales, politiques, locales, financières, etc.) qui doivent être réunies pour qu’un candidat indépendant puisse espérer être élu, l’auteur arrive à la conclusion que cela est possible seulement sous certaines conditions. Il montre par exemple que les élus indépendants proviennent majoritairement de départements de petite taille et de faible développement économique ; leur élection est fortement corrélée au contexte politique local, mais aussi à l’état des relations entre les instances partisanes nationales et leurs antennes locales. Un candidat indépendant peut en effet être présenté comme une sanction à l’égard du candidat officiel du parti.

21Jeanne Hersant

22Centro de Estudios Avanzados

23Universidad de Playa Ancha

24Valparaíso, Chili

Régis DANDOY, Geoffroy MATAGNE, Caroline VAN WYNSBERGHE (dir.), Le fédéralisme belge. Enjeux institutionnels, acteurs socio-politiques et opinions publiques, Louvain-la-Neuve, Academia, 2013

25Parmi tous les systèmes fédéraux, la Belgique est sans aucun doute l’un des plus complexes. À la complexité intrinsèque du fédéralisme belge s’ajoutent ses transformations nombreuses au fil de réformes de l’État qui se sont souvent voulues des solutions (temporaires) à une crise politique issue de la question communautaire. Les livres qui analysent la dimension politique du fédéralisme belge et de ses transformations sont peu nombreux. Cet ouvrage est donc le bienvenu, surtout qu’il contient des chapitres de grande qualité qui font lumière sur les dynamiques fédérales belges d’une manière multidimensionnelle. Les contributeurs portent une attention particulière à la période allant de l’élection fédérale de 2007 à l’accord institutionnel sur la sixième réforme de l’État à la fin de 2011.

26Le livre a la vertu de ne pas se limiter à la dimension institutionnelle du fédéralisme. En effet, alors que sa première partie se concentre sur les enjeux institutionnels, la deuxième traite des acteurs socio-politiques tandis que la troisième présente des chapitres sur les médias et opinions publiques.

27La première partie compte deux chapitres. Le chapitre de Min Reuchamps présente de manière efficace les structures institutionnelles du fédéralisme belge, y compris une discussion intéressante sur les institutions, les pouvoirs et le financement des entités fédérées. Celui de Caroline Van Wynsberghe porte sur Bruxelles, une entité constituante du fédéralisme belge dont le fonctionnement institutionnel est particulièrement complexe et le statut disputé. Ce chapitre est utile pour faire la lumière sur la question de Bruxelles-Hal-Vilvorde (qui fut au cœur des crises politiques entre 2007 et 2011 mais qui a été réglée par sa scission en 2012) et pour comprendre le projet francophone d’une fédération Wallonie-Bruxelles.

28La deuxième partie comporte trois chapitres. Un chapitre par Dandoy, Van Wynsberghe et Matagne analyse les programmes électoraux des partis et les accords de gouvernement. Le chapitre confirme certains résultats attendus, par exemple le fait que les partis francophones souhaitent des réformes de l’État beaucoup plus limitées que les partis flamands. Il révèle aussi, contrairement à ce qui est souvent véhiculé, que les positions idéologiques des partis mènent encore à des rapprochements entre certains partis francophones et flamands, essentiellement à la gauche de l’axe idéologique. Le chapitre suivant, par Jean-Benoit Pilet et Stefaan Fiers, s’attarde aux élites politiques en examinant la carrière des parlementaires belges. Dans un contexte de fédéralisation, il y a lieu de se demander si les élites politiques suivent un parcours d’ascension (c’est-à-dire que le niveau fédéral est plus prestigieux que celui des entités fédérées), si elles vont d’un niveau à l’autre sans y voir une hiérarchie, ou si elles se limitent à opérer à un seul niveau. Selon les auteurs, la Belgique s’inscrit plutôt dans cette dernière tendance, ce qui peut être considéré comme surprenant considérant que le processus de fédéralisation belge s’était initialement accompagné de la pratique du double mandat. Le dernier chapitre de cette section, rédigé par Kurt Vandaele et Marc Hooghe, se penche sur les « partenaires sociaux » (syndicats et organisations patronales) qui sont cruciaux dans, entre autres choses, l’administration de la Sécurité sociale. Un constat important du chapitre est que ces partenaires, dont l’organisation reste pour l’essentiel pan-belge, subissent des pressions intenses dans le contexte des débats communautaires au sujet des réformes de l’État et de l’avenir des politiques sociales en Belgique.

29La dernière partie du livre a deux chapitres. Régis Dandoy, Dave Sinardet et Jonas Lefevere offrent un texte sur les médias et le fédéralisme belge à l’aide d’une étude de la couverture médiatique des élections régionales de 2009. Les auteurs cherchent principalement à tester l’hypothèse selon laquelle les journaux d’une communauté linguistique couvrent plus fortement l’actualité politique de cette communauté que de l’autre. Sans grande surprise, ils constatent que c’est en effet le cas et que, donc, l’idée largement répandue qu’il y a deux sphères médiatiques et publiques distinctes en Belgique semble se vérifier. Le chapitre révèle aussi que les médias flamands portent assez peu d’attention à Bruxelles, beaucoup moins que les médias francophones, ce qui tranche quelque peu avec le discours nationaliste flamand sur la place qu’occupe Bruxelles dans leur communauté. Le dernier chapitre de cette partie, signé par André-Paul Frognier et Lieven De Winter, porte sur l’opinion publique au sujet du fédéralisme. Ce chapitre est utile à plusieurs niveaux. Tout d’abord, les données sur les positions des Belges concernant le fédéralisme (par exemple, sur le niveau de décision qu’ils considèrent le plus approprié pour différents champs de politiques publiques) sont assez rares, ou du moins difficiles à trouver. Ici, elles sont clairement présentées. Ensuite, deux conclusions importantes, qui vont à l’encontre du discours politique (surtout flamand), se dégagent de ces données. Tout d’abord, une pluralité de Belges (incluant une pluralité de Flamands) juge que pour la majorité des secteurs de politiques publiques, le niveau de décision politique le plus approprié est le gouvernement fédéral. Ensuite, les préférences des élites politiques belges sont déphasées par rapport à ce que la population préfère. En effet, les députés fédéraux (francophones et néerlandophones) tendent plus à favoriser le niveau de décision régionale que la population belge. Malgré des crises politiques spectaculaires et des discours souvent alarmistes sur « la fin de la Belgique », ces données montrent qu’un tel dénouement ne pourrait se faire que contre la volonté d’une majorité des Belges (incluant une majorité de Flamands).

30Ce livre représente une contribution importante sur le fédéralisme belge. Ce qui le rend particulièrement intéressant et unique est le fait qu’il adopte une perspective de science politique. Dans l’introduction, les directeurs de l’ouvrage remarquent, avec beaucoup de justesse, que le fédéralisme belge a fait principalement l’objet d’études juridiques et économiques ; les perspectives de sciences politiques sur ce sujet sont relativement peu nombreuses. Ce livre s’inscrit directement dans les recherches en science politique sur le fédéralisme. Il facilitera la théorisation à partir du cas belge et la comparaison avec d’autres systèmes fédéraux.

31André Lecours

32École d’études politiques

33Université d’Ottawa

Paul Dragos ALIGICA, Filippo SABETTI (eds), Ostrom (Elinor & Vincent), Choice, Rules and Collective Action. The Ostroms on the Study of Institutions and Governance, Colchester, ECPR Press, 2014. 284 p.

34Quatre ans après l’attribution du prix Nobel d’économie à Elinor Ostrom – première politiste à y parvenir – et deux ans après la mort coup sur coup d’Elinor et Vincent Ostrom, P. D. Aligica et F. Sabetti publient cette anthologie de textes des deux célèbres politistes, qui formaient à la fois une équipe soudée dans la vie privée et dans la recherche scientifique. L’anthologie réunit neuf articles publiés (par l’un, par l’autre ou par les deux) entre 1971 et 2010. Le choix des textes poursuit l’objectif de fournir un aperçu de l’orientation théorique et épistémologique des deux auteurs. Le livre comprend trois parties : la première sur les fondements de leur travail, la seconde sur leur apport à l’étude des institutions et de la prise de décision, et la troisième sur leurs perspectives épistémologiques plus larges.

35Dès l’introduction, Aligica et Sabetti soulignent le caractère novateur et non conventionnel des recherches des « Ostrom ». Cependant, puisqu’en France la théorie du choix rationnel (TCR) et le Public Choice sont loin d’être « mainstream » comme ils le sont aux États-Unis, il est utile de préciser que, si les Ostrom sont souvent critiques par rapport à cette tradition, ils se situent néanmoins pleinement dans celle-ci. On pourrait, pour être précis, distinguer deux types d’attitudes critiques de la TCR : les pré-TCR critiquent les présupposés de cette approche et suggèrent de l’abandonner au profit d’autres et, d’autre part, les post-TCR considèrent, en revanche, comme un acquis tout ce que cette tradition a apporté, mais désirent l’élargir et l’enrichir. Les Ostrom appartiennent résolument à cette dernière catégorie. Ce livre est donc destiné à des étudiants ou des collègues qui ont déjà une connaissance minimale de la TCR et du Public Choice, et qui souhaitent en explorer les potentialités.

36Pour résumer l’idée générale des travaux des Ostrom, il faut avant tout comprendre leur objet de recherche. L’approche étant très théorique, il ne s’agit pas d’étudier la politique américaine, les régimes politiques, ni quoi que ce soit de si concret, même si leurs études ont des conséquences sur ces domaines. Leur objet premier est d’étudier la manière dont les individus résolvent les problèmes de coopération, de coordination ou de conflit qui s’imposent à eux (chap. 2, p. 46). C’est en répondant à cette question qu’ils apportent des contributions substantielles à la politique concrète et à l’étude de l’administration, des politiques gouvernementales et des systèmes fédéraux. Plus particulièrement, la compréhension des facteurs qui influencent la façon dont ces interactions sociales – coopération, coordination et conflit – sont résolues par les individus permet d’analyser toute sorte de situation concrète. Le célèbre article de 1998 d’Elinor (chapitre 5), évoque un certain nombre de ces facteurs : la taille du groupe, l’hétérogénéité des participants, leur dépendance aux bénéfices que ces derniers reçoivent de l’interaction, leurs taux d’escompte, leur niveau d’information, etc. (p. 124) et offre des pistes pour déterminer dans quelles situations les acteurs peuvent résoudre seuls des dilemmes sociaux et dans lesquelles cela n’est pas possible. C’est en appliquant ce type de grille que les Ostrom ont développé leur concept de « polycentrisme » (polycentricity), qui jette les bases pour établir des systèmes politiques et administratifs très décentralisés qui s’autorégulent efficacement (chapitres 2, 4, 6 et 8).

37Encore une fois, cependant, pour entrer dans leur raisonnement, il faut quelques connaissances dans la littérature développée par la théorie des jeux et le Public Choice. Prenons, par exemple, les dilemmes de coopération qui sont les plus connus. La formulation la plus célèbre de ceux-ci est le dilemme du prisonnier, qui permet de comprendre que des individus égoïstes et rationnels, placés dans des situations déterminées par ce dilemme, se retrouvent dans une situation qui est moins bonne pour chacun d’entre eux par rapport à d’autres qui étaient parfaitement atteignables. En somme, rationnellement, on ne devrait pas coopérer dans la plupart des circonstances et l’on devrait généralement finir par perdre tous ensemble, plutôt que gagner tous ensemble. Les études traditionnelles du Public Choice se basent sur ce résultat pour fournir des modèles adaptés à la politique et à l’administration, parfois assez compliqués, fondés sur l’idée qu’il faut trouver des incitations pour faire en sorte qu’il devienne rationnel, pour les individus, de coopérer.

38C’est sur ce dernier point que les Ostrom divergent des études classiques. Ils acceptent, certes, le diagnostic : la coopération est un dilemme social, car elle est rationnelle collectivement, mais irrationnelle individuellement. Néanmoins, ils observent que, dans beaucoup de situations et contrairement à ce que la théorie prédit, les individus coopèrent. En fait, nous sommes beaucoup plus performants dans les situations de coopération que l’on ne serait si on était parfaitement rationnels (p. 126). Cela a poussé les Ostrom à ne pas présupposer la rationalité des acteurs, et plutôt à se demander pourquoi, au juste, on coopère si souvent par rapport à ce que la théorie standard prédit. Les conséquences de ces études des comportements face à la coopération – la Behavioral Approach du chapitre 5 – les conduit à concevoir une organisation politique décentralisée beaucoup plus efficiente, parce que conçue pour les humains que nous sommes, plutôt que pour des êtres égoïstes et rationnels.

39L’approche comportementale – telle qu’Elinor la développe au chapitre 7 – n’est cependant pas une approche behavioriste ou empiriste. Cette dernière, basée sur les conceptions scientifiques du positivisme logique, consiste à privilégier la collecte systématique des données et leur analyse par rapport à la théorie. Au contraire, comme Elinor le rappelle au chapitre 7, sans une théorie adéquate des situations d’interactions – telles les situations de coopération évoquées plus haut – nous ne pouvons pas parvenir à une analyse empirique correcte. C’est cette théorie adéquate qui permet d’analyser et de traiter de façon semblable des problèmes apparemment aussi distincts que la gestion des systèmes d’irrigations, le réchauffement de la planète ou la protection des forêts et des lacs, car ils ont tous la même structure théorique, contrairement, par exemple, aux questions de protections contre les incendies (chapitre 6, p. 172). Ou, pour le dire plus simplement, sans la théorie des jeux, nous ne saurions pas que notre simple aptitude à coopérer est étonnamment forte, et nous n’en serions pas à essayer d’en percer les mystères.

40Le chapitre 7, écrit en 1982, dresse à cet égard un portrait de la science politique américaine de l’époque qui peut nous faire réfléchir, nous politologues français de 2015. Elinor y dénonce des débats inintéressants centrés sur les méthodes empiriques, quantitatives contre qualitatives, qui couvrent un consensus consternant en faveur d’approches fondamentalement empiriques. Elle nous rappelle, dans ce texte comme dans d’autres, que la science (politique) consiste avant tout à penser et non pas à observer.

41Raul Magni Berton

42Sciences Po Grenoble

Christophe ROUX, Corse française et Sardaigne italienne. Fragments périphériques de construction nationale, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », 2014

43Il pourrait, de prime abord, sembler paradoxal d’étudier les processus de nationalisation dans les contextes français et italien à partir des cas insulaires de la Corse et de la Sardaigne. Même sans connaissance approfondie du clivage centre-périphérie de ces deux pays, ces îles sont souvent perçues dans l’imaginaire commun comme (presque) entièrement incompatibles avec l’idée de construction nationale centralisée, non seulement du fait de l’existence de mouvements autonomistes ou indépendantistes encore actifs, mais d’abord du fait même de leur situation d’îles placées à distance de leur continent respectif. Cela n’a cependant pas arrêté Christophe Roux qui a voulu proposer une sorte de « preuve par neuf » en analysant les processus de construction nationale dans des réalités qui pouvaient apparaître particulièrement difficiles à intégrer par l’État. Il ouvre, dans cette perspective, une (nouvelle) méthodologie de recherche prometteuse pour les études sur les nationalismes (qu’il serait d’ailleurs plus correct de qualifier d’études sur la construction nationale). À cet égard, l’auteur affirme à raison que la science politique se caractérise encore sur ces questions par un certain manque d’approches empiriques, ce qui apparaît, pouvons-nous ajouter, étrange pour une discipline consacrée à la recherche scientifique. Deux éléments complémentaires peuvent rendre le travail plus compliqué et constituent une sorte de défi – ici relevé avec succès – par l’auteur : d’un côté, la prise en compte d’une perspective diachronique et, de l’autre, l’adoption de la comparaison. Si la comparaison caractérise en général les travaux de la science politique contemporaine au plan international, le regard historique est clairement beaucoup moins utilisé dans la discipline. L’auteur souligne à maintes reprises, peut-être par une appréciable prudence, le fait que d’autres se sont déjà engagés par le passé dans des recherches de « sociologie historique comparative » en se référant aux exemples existants dans la littérature (les travaux de Bertrand Badie parmi d’autres). Mais on peut affirmer que ce travail constitue à coup sûr l’un des modèles pour développer une science politique empirique, historique et comparée. En outre, en forçant sans doute un peu le trait, on pourrait considérer que cet ouvrage fait de l’histoire « en science politique », à la fois parce qu’il met l’accent sur l’importance de la variable politique pour expliquer un phénomène passé et parce qu’il confirme l’intérêt potentiel que les historiens pourront trouver à sa lecture.

44Corse française et Sardaigne italienne aborde, comme on l’a dit, des questions nombreuses et importantes et il intéressera d’autant plus ses lecteurs que ceux-ci auront bien présentes à l’esprit les motivations rappelées précédemment. Mais demeure la question de la justification de la comparaison entre la France et l’Italie, et en particulier entre la Corse et la Sardaigne. L’auteur souligne qu’une comparaison entre les deux États n’est possible qu’à partir du moment où la conviction que la France a entamé le processus de construction nationale bien avant l’Italie n’est pas tenue pour acquise. Si l’antériorité de la naissance de l’État français par rapport à son équivalent italien (apparu seulement en 1861) est un fait historique indubitable, il ne faut pas confondre la création d’un État (state-building) avec le processus de construction nationale (nation-building). En fait, comme le dit l’historien américain Eugen Weber dont l’auteur affirme s’être inspiré, la France n’est pas un État-nation au moment de sa formation. Autrement dit, le processus de nationalisation en France a un caractère nettement « politique », donc construit, et il n’est pas possible de considérer que ce phénomène a été achevé bien avant celui qui a pris place en Italie. Au contraire, en raison du caractère plus récent de l’État italien, celui-ci a dû hâter le processus d’intégration dans la période où la France poursuivait le sien. En conséquence, les dernières décennies du XIXe siècle et les premières, jusqu’à la Première Guerre mondiale, du XXe, sont concernées par la recherche de Christophe Roux. En Corse, qui était déjà française au XVIIIe siècle, l’État engage, au cours du XIXe siècle, un processus de nationalisation. La Sardaigne, quant à elle, rejoint l’État italien sous la monarchie de Savoie, en donnant son seul nom au royaume (justement, de Sardaigne) mais en n’obtenant presque aucune autorité politique. Dans l’État italien en 1861, elle reste une île étrangère au nouveau sujet politique européen. Quelles sont alors les modalités choisies et utilisées par les deux États pour tenter d’intégrer les deux régions ? Quelles stratégies sont employées pour amener de manière définitive les deux îles dans leurs girons respectifs ?

45En partant de la différenciation entre state-building et nation-building, Christophe Roux utilise trois catégories et dimensions pour analyser « l’évolution nationale » de la Sardaigne et de la Corse. Ces catégories reproduisent, d’une certaine façon, les divers clivages à la base de l’explication des nationalismes et de la formation des États-nations, à savoir ceux culturel, socio-économique et politique. Ont ainsi été respectivement identifiées la scolarisation, les migrations et la politisation. L’opérationnalisation concrète de ces trois dimensions a été construite à travers des indicateurs empiriquement observables et mesurables : les taux de scolarisation, le rôle de la langue nationale/régionale et la connaissance de l’histoire et de la géographie, les conditions des bâtiments scolaires, l’absentéisme scolaire pour la scolarisation ; la démographie des populations, les soldes migratoires d’entrée et de sortie, les moyens de transport, la condition des chemins de fer et des routes, pour les migrations ; enfin, le vote d’échange, les dynamiques électorales et la participation, l’importance des partis, des candidats et des élus par rapport aux électeurs, pour la politisation. Cela conduit l’auteur à utiliser un grand nombre des données, d’autant plus difficiles à trouver de son propre aveu qu’il s’agit d’une perspective historique. Tout cet effort dans la recherche et l’obtention de données originales rend le travail particulièrement riche et documenté et il n’est pas rare que l’auteur fasse allusion aux aspects particuliers des deux États « centraux ». En reprenant encore E. Weber, l’auteur justifie la comparaison franco-italienne : l’Italie serait, plus qu’on ne le pense habituellement, un bon exemple pour les études sur les nationalismes, la France ayant commencé l’opération de nationalisation de façon tardive et à peu près coïncidente avec la formation puis l’immédiate consolidation de l’État italien. On peut suggérer que l’auteur aurait gagné, concernant l’Italie et dans la même approche, à utiliser davantage les travaux de Robert Putnam qui s’accordent avec les analyses de Weber pour la France.

46En définitive, le travail de Christophe Roux montre deux contextes similaires, la Corse et la Sardaigne, mais en même temps, deux façons différentes des États de mener leur nationalisation. On voit bien par exemple que l’État français est beaucoup plus engagé dans la promotion de la scolarisation et la construction des infrastructures en Corse que l’État italien en Sardaigne, ou encore le recours au vote d’échange qui représente, bien que de façon négative, un « lien » entre la société régionale insulaire et les administrations publiques. En conséquence, les Corses ont montré un sens de l’intégration et d’appartenance pour la France plus élevé que les Sardes par rapport à l’Italie, qui s’est engagée de façon tardive à absorber la Sardaigne pour la rendre italienne. Il reste que la France a indubitablement voulu se donner un « sens » de l’État-nation supérieur à l’Italie. L’auteur souligne en fait que le processus d’intégration nationale en Corse fonctionne mieux et plus rapidement qu’en Sardaigne, à la fois au regard de l’investissement de l’État et de la prédisposition de la population (par exemple, le pourcentage des Corses visant à travailler dans l’administration publique française par rapport aux Sardes). Les Corses représentent en quelque sorte le versant actif de la nationalisation à la française, alors que les Sardes en constituent à l’opposé un versant passif en Italie. Finalement, la Corse se caractérise par des valeurs supérieures à la Sardaigne dans presque tous les indicateurs considérés par l’auteur, ce qui démontrerait un rapport interchangeable entre État et périphéries, population régionale et choix centraux.

47Au final, il n’est guère facile de trouver dans la littérature récente des travaux aussi riches en données sur la nationalisation que celles proposées par cet ouvrage de Christophe Roux. Le risque pris par l’auteur, politologue de formation, d’opter pour une analyse historique et de sortir du confort de la contemporanéité a été couru avec succès. Pour cette raison, compte tenu de la grande influence en France de l’histoire sur les sciences sociales, la lecture de ce livre deviendra importante au-delà de l’intérêt que l’on peut porter aux études de cas spécifiques sur la Corse et de la Sardaigne. La méthode comparative rassure enfin sur l’applicabilité de cette perspective analytique à d’autres contextes européens de nationalisation, qui sont plus compréhensibles si on les étudie comme ici de façon « multi-niveaux » et dans une perspective centre-périphérie.

48Carlo Pala

49Université de Sassari

Raul MAGNI BERTON, Démocraties libérales, Paris, Economica, 2012

50Ce livre est ambitieux. C’est évident dès son sous-titre : « le pouvoir des citoyens dans les pays européens ». Mais Raul Magni Berton embrasse encore plus large. Il tente de fournir des grilles d’analyse pour comprendre la relation entre gouvernements, parlements, systèmes de partis, « citoyens organisés » et « citoyens désorganisés ». Il resitue cette analyse dans les évolutions récentes des démocraties européennes notamment avec la mise en place de nouvelles procédures de consultation des citoyens. Enfin, il concilie approches théoriques et modélisatrices et approches empiriques en appuyant certains de ces développements sur des données d’enquête comparées (ESS, EES, eurobaromètres) et des statistiques macropolitiques. Avec cette ambition, il est normal que des questions soient laissées de côté ou traitées de manière un peu trop rapide, mais on trouvera aussi des développements remarquables qu’on n’aurait pas forcément attendus ici. Ce livre est donc foisonnant, érudit régulièrement, pédagogique souvent. Parfois on en voudrait plus, parfois moins. Dans le chapitre consacré aux cycles politico-économiques l’auteur fait mention de certains modèles à la fois rejetés par les politistes car pas assez complexes et par les économistes, car relâchant trop les contraintes de la rationalité économique. Il en va un peu de l’équilibre de ce livre.

51Quel est donc le pouvoir des citoyens dans les démocraties contemporaines ? L’auteur se situe dans le courant d’analyse du politique initié par Downs et en applique la plupart des concepts à bon escient. Ainsi à rebours de la vulgate de la démocratie lincolnienne, l’auteur rappelle dès son chapitre introductif que les citoyens ne sont pas souverains, faute d’un système électoral qui permettrait l’agrégation idéale de leurs préférences. Ils doivent être considérés comme l’un des veto players que doivent prendre en compte les gouvernements, avec les groupes organisés, les cours constitutionnelles, les chambres hautes ou les pouvoirs locaux. Les gouvernants ont des incitations à prendre en compte les préférences des citoyens, mais ils peuvent aussi s’en passer, dans une certaine mesure. Il s’agit soit de s’assurer de sa réélection (comme le postulait Downs), dans ce cas les préférences des électeurs reprennent de l’importance à mesure que les élections se rapprochent, a fortiori si le gouvernement est impopulaire ; soit de suivre leurs préférences partisanes (dans le cas de la théorie de Frey et Lau, voir p. 78 et suivantes). D’ailleurs s’inscrire dans une perspective Downsienne n’implique pas d’épouser l’ensemble des présupposés économiques. Dans ce cas précis, l’idéologie est prise au sérieux tant par Magni Berton que les auteurs qu’il mobilise. Les partis ne sont pas dans ce cas de simples chasseurs d’électeurs médians sans scrupule parce que sans préférences idéologiques.

52Raul Magni Berton insère donc sa réflexion dans le cadre des démocraties libérales, où le pouvoir arrête le pouvoir. Le poids des citoyens passe certes par leur soutien explicite au moment des élections, mais aussi par leur confiance. La confiance est multiforme nous rappelle l’auteur, mais la popularité du gouvernement est particulièrement importante dans les démocraties contemporaines. D’ailleurs tous les pays européens ne sont pas marqués par l’augmentation de l’impopularité, contrairement à ce qu’on entend souvent dans la science politique française. La popularité a un impact parce qu’elle pèse sur les prévisions des gouvernements, mais aussi par l’action d’autres acteurs par exemple les groupes d’intérêts.

53L’étude de l’impact des groupes organisés est un peu frustrante, car trop courte et donc surplombante. Bien sûr, l’auteur fait référence à certaines critiques sur les groupes d’intérêts et la polyarchie, notamment Olson, il brosse un état du débat et essaye de mener des analyses par lui-même. Mais il ne va pas sans dire qu’en un chapitre il est difficile de rendre compte du poids des « citoyens organisés », a fortiori dans l’ensemble des démocraties modernes. Il n’est pas fait un bilan des études de cas qu’ont pu établir les travaux de politiques publiques par exemple. La notion d’intersectionnalité qui montre bien que les groupes organisés peuvent aboutir à des biais de représentation majeurs n’est pas non plus abordée. Il n’en reste pas moins que l’auteur esquisse une théorie explicative de l’attention plus ou moins forte que les gouvernements accordent à ces groupes et notamment cette explication par l’impopularité. Pour ce faire Raul Magni Berton se penche sur le processus législatif : moins le Premier ministre en France et en Italie est populaire, moins nombreuse sont les lois votées ; pour l’auteur, cela démontre que le gouvernement est de plus en plus soumis à des négociations avec ces groupes et donc ceux-ci voient leur importance grandir dans le processus décisionnel.

54Une des forces du livre de Raul Magni Berton est de réintroduire de la complexité et de la subtilité dans un courant de recherche souvent décrié pour son simplisme et son économisme. Ainsi, l’électeur médian est mentionné, mais l’auteur envisage aussi que les électeurs puissent avoir des idéologies et que la polarisation qui en découle pèse sur le gouvernement du pays. On peut discuter de la mesure de la polarisation (que recouvre l’axe gauche/droite en termes de valeurs et de débats ? Sont-ce les mêmes dans les 22 pays couverts dans l’analyse ?), mais des résultats importants se font jour : plus un pays est polarisé, moins la popularité moyenne des gouvernements est forte et cela semble induire des gouvernements de moins distincts, car obliger notamment composer avec les « joueurs de veto ».

55Ce livre a de nombreux mérites, mais aussi les défauts de ses ambitions. Difficile de couvrir pleinement l’ensemble des questions que l’auteur aborde, mais on compte dans ses pages de nombreuses pépites qui, à n’en pas douter, susciteront le débat à l’avenir et, on l’espère, d’utiles prolongements.

56Vincent Tiberj

57Sciences Po Bordeaux Centre Emile Durkheim

Virginie DUTOYA, La représentation des femmes dans les parlements de l’Inde et du Pakistan, Paris, Dalloz, 2014, 539 pages (collection Nouvelle bibliothèque de thèses, science politique, vol. 25)

58L’ouvrage de Virginie Dutoya rejoint un courant de recherches qui a généré un nombre important de travaux de toute nature au cours des dernières années. Pourtant, La représentation des femmes dans les parlements de l’Inde et du Pakistan se dégage de la mêlée en adoptant une approche originale, soit d’inscrire la question des quotas électoraux pour les femmes en Asie du Sud dans une perspective diachronique et holistique qui interpelle les changements survenus en matière de représentation politique tout au long du XXe siècle (et le début du XXIe siècle) en Inde et au Pakistan. En cela, l’ouvrage de V. Dutoya n’est pas « un autre livre sur les quotas électoraux pour les femmes »… Il est plutôt le terrain d’une réflexion sur la représentation politique où s’entremêlent culture politique, mémoire institutionnelle et politique de la différence, les quotas électoraux pour les femmes n’étant au fond que le prétexte de cette cogitation.

59L’objectif de V. Dutoya est de « montrer que les enjeux des quotas pour les femmes [en Inde et au Pakistan] dépass[ent] la question de l’égalité entre les sexes, et renvo [ient] plus généralement à la façon dont la “différence” et le “désavantage” entre des citoyens supposés égaux particip[ent] à la définition de systèmes représentatifs originaux » (p. 449). Au contraire de la plupart des pays où les quotas relèvent d’une décision pragmatique, sans grand ancrage historique, destinée à atteindre plus ou moins rapidement un certain équilibre entre le nombre de femmes et d’hommes en politique, depuis la période coloniale des Indes Britanniques les femmes participent au casse-tête de la représentation en Inde et au Pakistan. De manière plus précise, trois hypothèses guident la recherche de V. Dutoya : 1) « il y a effectivement des stratégies de représentation politique des femmes en Inde et au Pakistan » ; 2) « la question de la représentation de la différence de genre doit être comprise en interaction avec la représentation d’autres types de différences » ; 3) « l’existence d’un modèle genré de la représentation politique a engendré le développement d’une éthique politique féminine, qui a également pu être une ressource pour les femmes parlementaires » (p. 31).

60L’ouvrage se compose de sept chapitres, répartis entre trois parties, en sus de l’introduction et de la conclusion. La première partie, qui va de la période coloniale jusqu’aux années 1950, examine le déploiement de la citoyenneté et de la représentation. V. Dutoya s’affaire à démontrer le caractère éminemment genré (c’est-à-dire marqué par le genre) de ces institutions : « le genre, à travers les femmes, est devenu le marqueur de projets politiques nationaux » (p. 48), alors que suite à la partition, en tant qu’incarnation de la différence, le genre a stimulé les débats sur divers modèles de citoyenneté et de représentation. La deuxième partie, qui s’étale du milieu des années 1950 aux années 1990, traite plus directement de la représentation des femmes, d’une part sous l’angle des dispositifs de leur exclusion et inclusion de la vie politique, d’autre part sous l’angle du formatage discursif de la « mal représentation » des femmes comme problème politique auquel les quotas constituent la solution. La troisième partie, qui couvre le milieu des années 1990 jusqu’à la première décennie du XXIe siècle, analyse les changements induits par les politiques de sièges réservés et de quotas sur la représentation que ce soit au regard de ses interprétations à l’aune de l’égalité dans ses dimensions identitaires et sociales en général, et de l’égalité des femmes et des hommes en particulier, ou de ses pratiques en termes de contenu du mandat législatif.

61Le travail de V. Dutoya chevauche la sociologie (historique et politique), les sciences politiques (les théories sur la citoyenneté et la représentation politique et l’analyse des politiques publiques) et les études sur le genre et le féminisme, disciplines auxquelles elle emprunte ses outils théoriques et conceptuels. Au cœur de sa réflexion sied le concept de représentation politique, qu’elle aborde essentiellement sous ses moutures symbolique, descriptive (la présence des femmes dans les parlements) et substantielle (la défense des « intérêts des femmes »). S’y greffent d’autres notions, dont celle du genre appréhendé comme un « système de domination » (p. 26) qui « signifie des relations de pouvoir entre les sexes, mais permet aussi de différencier et hiérarchiser d’autres groupes sociaux, définir des identités à vocation nationale, et dénigrer (ou exalter) des “civilisations” » (p. 27). Le genre réside ainsi au cœur d’une approche intersectionnelle plus large de l’analyse où se côtoient et se croisent d’autres marqueurs identitaires comme la caste, la religion, la classe sociale, entre autres. Une autre notion analytique importante est celle de structure d’opportunité discursive, c’est-à-dire « des modes de pensée institutionnellement ancrés qui fournissent une échelle d’acceptabilité politique relative à des ensembles d’idées (…) spécifiques » (Myra Marx Ferree citée par V. Dutoya, p. 29). Cette notion rappelle l’approche de l’institutionnalisme historique pour laquelle le passé, ses institutions et leurs héritages ainsi que les discours à leur propos marquent les décisions présentes. La structure d’opportunité discursive renvoie ainsi à des représentations qui plongent leurs racines dans des institutions historiques, des représentations qui s’affrontent quant au sens de la représentation politique, des « représentations de la représentation » (p. 30).

62Au plan méthodologique, La représentation des femmes dans les parlements de l’Inde et du Pakistan est une étude de cas menée sous forme d’enquête. Les sources de données sont nombreuses : archives (notamment parlementaires), entretiens avec des élites politiques (91 au total, dont 73 avec des parlementaires – 47 femmes et 26 hommes), débats parlementaires et textes de loi, rapports de commission, articles et communiqués de presse, biographies et autobiographies, notices nécrologiques, entre autres. Les méthodologies déployées pour traiter ce matériel sont qualitatives (par exemple, des analyses de contenu et du discours pour décortiquer les changements à la structure d’opportunité discursive à propos de la représentation politique des femmes) et quantitatives (des analyses statistiques afin de tirer d’une base de données constituée par l’auteure le profil sociodémographique de plus de 650 femmes parlementaires indiennes et pakistanaises de 1952 à 2010). L’analyse est comparative, en cela qu’elle croise et entrelace les cas indiens et pakistanais avec l’objectif de mettre au jour « l’émergence puis l’évolution de modèles de la citoyenneté et la représentation » (p. 34), de jeter la lumière sur « les points de convergence et de divergence » (p. 35) quant à leurs trajectoires respectives. Elle est aussi comparative, parce qu’elle considère les femmes et les hommes sous la lorgnette du genre. L’analyse est historique, et plus précisément diachronique, car elle interroge certains moments jugés significatifs de l’histoire politique des femmes en Inde et au Pakistan depuis le XIXe siècle jusqu’au début du XXIe siècle.

63Une conclusion importante de La représentation des femmes dans les parlements de l’Inde et du Pakistan veut que les « trajectoires de la représentation », c’est-à-dire la définition, la mise en œuvre et le déploiement dans le temps du concept de représentation, sont éminemment marquées par le genre. Autrement dit, les « représentations de la représentation » sont genrées. Un constat d’importance de la première partie de l’ouvrage concerne le caractère dynamique du concept de représentation : celui-ci n’est en rien fixe et défini une fois pour toutes, mais bien plutôt il se transforme dans le temps et l’espace, au gré des conjonctures et des acteurs. Hier comme aujourd’hui, la représentation descriptive repose sur les corps, certes, mais ceux qui, hier, n’étaient pas significatifs le sont peut-être devenus aujourd’hui, et ce, pour des raisons qui, hier, ne se posaient pas ou étaient jugées non pertinentes. La deuxième section de l’ouvrage révèle un truisme : les femmes sont sous-représentées (ou les hommes sont surreprésentés) dans les parlements de l’Inde et du Pakistan, et celles qui y siègent affichent un profil élitiste. En revanche, il est plus fécond de lire que les politiques de quotas et de sièges réservés aux femmes ne sont pas le fruit des luttes féministes, mais bien d’une certaine récupération gouvernementale qui a apprêté le discours international sur la représentation politique des femmes aux argumentaires modernistes de l’émancipation des femmes, de la démocratisation et du développement économique. La dernière partie confirme une crainte que plusieurs travaux ont exprimée : les politiques de quotas et de sièges réservés aux femmes cantonnent celles-ci à la représentation des « intérêts » des femmes et, du coup, en libèrent les hommes… Les femmes souffrent ainsi d’un déficit de légitimité quant à leur mandat de représentation, restant des étrangères de la représentation nationale et du peuple.

64La représentation des femmes dans les parlements de l’Inde et du Pakistan a les défauts de ses qualités. Il est le fruit d’une thèse de doctorat : la recherche est fouillée, les résultats convaincants et l’ensemble tout simplement remarquable, mais avec plus de cinq cents pages et ses nombreuses notes de bas de page, l’ouvrage est assommant et peu invitant pour un lectorat estudiantin. Il est à souhaiter que V. Dutoya en tire des articles. Examiner la représentation politique en Inde et au Pakistan sous la lorgnette du régime du genre est fécond, mais je ne suis pas convaincue que le genre dont il est question soit complètement émancipé de tout marquage occidental, de tout ethnocentrisme, de tout impérialisme cognitif. Il reste que l’ouvrage de V. Dutoya est d’une très grande qualité et a le mérite d’offrir à un lectorat francophone averti des savoirs qui, le plus souvent, s’expriment dans la langue de Shakespeare.

65Manon Tremblay

66Université d’Ottawa

Corinne GOBIN, Geoffroy MATAGNE, Min REUCHAMPS, Virginie VAN INGELGOM (dir.), Être gouverné au XXIe siècle, Louvain-la-Neuve, Academia, 2013 (coll. « Science politique » n° 16)

67L’ouvrage Être gouverné présente une sélection de textes issus de communications présentées lors du congrès 2011 de l’Association Belge de Science politique (Communauté francophone), auxquels s’ajoutent une introduction et une conclusion synthétique rédigées par les éditeurs scientifiques. L’enjeu est d’envergure : il s’agit de tenter d’évaluer la portée des mutations contemporaines de la forme stato-nationale du politique, sous l’effet conjugué d’évolutions hétérogènes, où l’affirmation d’acteurs sociaux et politiques supranationaux côtoie la diffusion de logiques participatives et décentralisatrices au sein des entités étatiques, mais aussi les transformations des statuts et les évolutions des représentations des citoyens vis-à-vis de leur environnement social ou de leurs structures politiques.

68Les quinze chapitres qui composent l’ouvrage s’organisent en quatre parties thématiques, dédiées respectivement à l’analyse des évolutions de la structure internationale (chapitres 1 à 3), à l’analyse théorique de notions clés des transformations actuelles (chapitres 4 à 6), aux transformations induites par les réformes de l’État et de l’action publique (chapitres 7 à 10), enfin aux renégociations en cours des relations entre les acteurs et les structures sociopolitiques (chapitres 11 à 15). Ils reflètent la diversité des perspectives de la science politique, l’analyse s’enrichissant d’apports issus aussi bien de l’analyse des relations internationales que de la sociologie politique, de la théorie politique ou de l’étude des politiques publiques. S’agissant d’évolutions transversales à la plupart des pays, la dimension comparative est présente tout au long de l’ouvrage. Elle est parfois directement inscrite dans la démarche analytique, lorsque celle-ci porte par exemple sur l’étude comparée des réformes liées à l’évaluation de l’appareil judiciaire, de celles des statuts et de l’indemnisation des chômeurs, ou encore sur la reconfiguration des clivages politiques des démocraties européennes face à la mondialisation. Mais elle se retrouve aussi de façon sous-jacente dans les analyses de relations internationales interrogeant la formation de systèmes complexes de gouvernement à l’échelle supranationale, ou dans les études théoriques sur des enjeux transversaux tels que le cosmopolitisme, la portée des droits de l’homme ou encore l’exigence de transparence, qui travaillent la majeure partie des structures sociopolitiques actuelles.

69Tel qu’il ressort de l’ensemble de l’ouvrage, le diagnostic sur la situation présente a pour maître mot la complexité, ou plus exactement la complexification croissante des structures et des relations sociopolitiques. Le cadre typique de la modernité politique, l’État-nation inscrit dans un monde westphalien, se trouve aujourd’hui déstabilisé par des tendances hétérogènes, mais convergentes sur le point de remettre en cause sa quasi-exclusivité institutionnelle. Le fait est que l’État-nation se trouve aujourd’hui confronté à un double mouvement de dépassement par le haut et de déplacement vers le bas, les deux tendances qui peuvent d’ailleurs se combiner, ouvrant à la limite sur un horizon « post-étatique » (ch.2).

70La mondialisation socioéconomique et la constitution de structures régulatrices au-delà du cadre stato-national constituent une première perspective de reconfiguration politique. Face au développement des flux et à l’émergence de problèmes globaux, les instances décisionnelles se sont multipliées au-delà du niveau national, au niveau régional ou mondial. Plus encore, ces instances fonctionnent selon d’autres logiques, et avec la participation d’autres acteurs que les seuls États, dont la souveraineté officielle doit composer avec les intérêts ou les attentes d’agences intergouvernementales, de firmes et banques multinationales, de cabinets d’expertise et d’organisations non gouvernementales. En résulte un entrelacs institutionnel recomposant les rapports de force, dont cherchent à rendre compte des notions telles que la « gouvernance » ou les « complexes de régimes » (ch.1). Ces instances ont d’ailleurs une influence significative sur la politique intérieure des États, en particulier sur la réforme des structures et de l’action publique. Les réformes de l’assurance chômage en France et en Italie apparaissent ainsi étroitement liées aux recommandations de l’Union européenne (ch.10), tout comme l’introduction de dispositifs d’évaluation dans les systèmes judiciaires américains, belges ou français est indissociable de la diffusion transnationale du nouveau management public (ch.9).

71Plus généralement, la plupart des États occidentaux tendent à opérer des réformes de leurs structures politiques afin de combler ce que Pippa Norris nomme le « déficit démocratique », en accordant plus d’attention aux attentes et/ou aux besoins des citoyens. L’ouverture aux citoyens, voire la logique participative, semblent désormais largement diffusées, et se retrouvent aussi bien dans la politique urbaine (ch.7) que dans les réformes de l’appareil judiciaire (ch.9) ou dans les processus transitionnels post-conflits armés (ch.13) – autant d’indices qui laissent entrevoir la possibilité d’un véritable dépassement de l’État moderne, centralisé et bureaucratique (ch.2).

72Reste que les effets de ces recompositions apparaissent encore largement incertains et profondément ambivalents. Notre époque est celle d’une crise, où l’ancien modèle semble décliner, sans que les signes novateurs ne dessinent clairement la structure à venir. La démarche comparative montre que, même affaibli, l’État-nation reste central : ainsi, la réforme de l’assurance chômage inspirée des mêmes recommandations européennes peut prendre des formes très différentes en France et en Italie, selon l’interprétation qu’en font les gouvernements et les partenaires sociaux de chaque pays (ch.10). De même l’introduction de dispositifs d’évaluation qualité, prônés par le nouveau management public, aboutit-elle à des résultats très différents selon la trajectoire historique et l’héritage institutionnel propre à chaque système administratif national (ch.9).

73Surtout, ces changements s’avèrent ambigus lorsqu’on interroge le caractère démocratique de la relation gouvernants/gouvernés. La complexité accrue des systèmes politiques et leur ouverture aux acteurs non étatiques peut apparaître comme une forme de démocratisation, offrant aux citoyens de nouvelles opportunités pour contrôler l’action publique – comme l’illustre l’usage croissant de la notion de « gouvernance » en lieu et place du « gouvernement ». De même, la diffusion du référentiel des Droits de l’homme est porteuse d’un important potentiel critique, voire contestataire, face aux gouvernements (ch.5). Toutefois, cette perspective optimiste paraît souvent surévaluée, pour au moins trois raisons : la portée limitée des innovations structurelles, les effets pervers qui en modifient la signification, enfin leur instrumentalisation qui risque de renforcer des situations de domination plutôt que d’opérer une redistribution plus égale des pouvoirs.

74D’une part, en effet, de nombreuses innovations restent au final assez limitées, à cause soit de la résistance des acteurs, soit du manque d’ambition des réformes. Que les femmes colombiennes aient dû avoir recours à des mobilisations contestataires pour trouver leur place dans les processus transitionnels révèle la faible ouverture de ceux-ci (ch.13). De même, la timidité des réformes institutionnelles françaises n’est sans doute pas étrangère ni à la permanence des rôles genrés dans le travail politique (ch.12), ni à la prégnance des normes gaulliennes dans la conception que les citoyens se font de la vie politique (ch.15). D’autre part, certaines transformations structurelles sont grosses d’effets pervers qui en grèvent la portée. C’est le cas d’exigences abstraites, comme la transparence, qui peut renforcer le contrôle des citoyens sur les institutions aussi bien que celui des gouvernements sur leurs populations (ch.6). Mais c’est aussi le cas de mesures concrètes, comme certaines réformes du recrutement d’établissements d’enseignement supérieur qui visent à en diversifier le public et à en démocratiser l’accès, mais qui risquent aussi de prolonger le stigmate social des étudiants qui en bénéficient – en particulier lorsqu’ils y échouent (ch.8).

75Surtout, les innovations institutionnelles peuvent être l’objet d’instrumentalisations qui renforcent les situations dominantes plus qu’elles ne redistribuent le pouvoir. Ainsi, si les instances supranationales multipartites ouvrent des opportunités aux acteurs non étatiques, les exploiter a un coût important, ce qui de fait les réserve aux acteurs les plus puissants – au premier rang desquels les entreprises multinationales, au mieux quelques grandes ONG (ch.1). L’introduction de dispositifs participatifs, en particulier dans la régulation urbaine, n’est pas exempte d’arrière-pensées de la part des élus, qui cherchent à utiliser certaines populations pour accroître l’efficacité et la légitimité de leur action. Résister à ces tentatives suppose alors des ressources très inégalement partagées – qu’il s’agisse de compétences personnelles ou de contextes socio-organisationnels propices, comme l’arrimage du « dire » participatif à un « faire » concret, à une pratique commune et créatrice de commun (ch.7).

76Au total, les restructurations en cours n’apparaissent pas seulement inachevées et incertaines, elles semblent aussi discutables quant à leur portée démocratique. Dès lors, il n’est pas étonnant que certains citoyens les appréhendent avec circonspection, voire hostilité, surtout lorsqu’ils sont ou se sentent dépourvus des ressources nécessaires pour profiter des opportunités nouvelles – ce qui peut expliquer l’affirmation de nouveaux clivages liés aux réactions face à la mondialisation et à l’émergence d’une « élite mondialisatrice » (ch.3). Il s’agit sans doute là, en partie du moins, d’un symptôme de ce que Nancy Fraser nomme le « mal-cadrage » de nos institutions face aux évolutions des structures et des représentations sociales – phénomène qui fait peser une menace sur la démocratie, parce que les institutions perdent effectivement de leur pouvoir régulateur, et parce qu’elles semblent moins efficaces et moins légitimes aux citoyens. Ce défi exige, plutôt que de stigmatiser les réticences que suscitent ces recompositions, d’approfondir les analyses pour comprendre et contrer leurs effets négatifs, et plus encore, de stimuler la créativité institutionnelle pour répondre aux exigences de l’avenir démocratique.

77C’est sur ce point que cet ouvrage rencontre ses limites. En effet, s’il propose un bilan à la fois synthétique et heuristique des évolutions contemporaines des structures et des relations politiques, il reste à préciser et à évaluer les perspectives alternatives en présence – en particulier du point de vue de leur portée démocratique. Certes, il est toujours hasardeux d’articuler analyse scientifique et démarche prospective ; on peut cependant penser que sur ce point, la réflexion pourrait être prolongée par la prise en compte des expérimentations sociopolitiques novatrices issues de la base des citoyens, ainsi que des perspectives théoriques développées actuellement pour en rendre compte. Il est ainsi remarquable que de nombreux pays aient été marqués ces dernières années par des mobilisations à bien des égards inédites, qu’illustrent les mouvements Indignados ou Occupy, dont on ne trouve pas trace ici, alors même qu’elles s’inscrivent dans un cadre très particulier – la structure urbaine, voire métropolitaine, dont la montée en puissance constitue un aspect essentiel des recompositions actuelles, au même titre que la mondialisation – et se développent selon des modalités participatives, assembléistes, voire basistes, qui donnent un nouveau souffle aux principes démocratiques à l’écart des structures classiques de gouvernement. Nul ne peut évidemment prévoir laquelle de ces tendances prédominera, ni quels équilibres résulteront de ces évolutions ; reste que ces dimensions coexistent, et qu’il faut en tenir compte à l’heure où se décide, (trop) souvent dans l’implicite, l’avenir démocratique de nos sociétés.

78Audric Vitiello

79Université de Tours

Notes

  • [1]
    Cette recension a été rédigée au début de 2015, avant les événements tragiques qui ont marqué l’actualité turque au cours de l’année, qui ne démentent en rien l’acuité des analyses présentées dans l’ouvrage d’Élise Massicard et Nicole Watts.
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/01/2016
https://doi.org/10.3917/ripc.214.0129
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