CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Il peut paraître absurde et vain de convoquer les philosophes de l’Antiquité pour comprendre les grands défis économiques, politiques, sociaux et écologiques du temps présent. Le danger de l’anachronisme est tel que toute tentative en ce sens ne peut inspirer qu’une méfiance légitime : les Anciens étaient étrangers au capitalisme, aux développements sans précédents de la technique et de la science, et aux grands bouleversements climatiques et environnementaux. Sur ce dernier point, ils étaient certes conscients de phénomènes affectant les ressources naturelles, comme la déforestation – phénomène dont l’étendue et la réalité sont toutefois débattues à propos de l’Antiquité [1]. Mais si Platon par exemple perçoit les conséquences de l’érosion pluviale pour l’économie, principalement agricole, des cités (Critias 111c) [2], et si d’autres penseurs de l’Antiquité perçoivent l’origine humaine de la déforestation, cela ne suffit pas à les créditer d’un souci écologique pour autant. L’idée d’une conscience globale des rapport étroits entre, d’un côté, les activités économiques de l’homme et, de l’autre, la nature prise comme un tout et pas seulement comme un réservoir de ressources locales, semble leur avoir été étrangère, alors que c’est une porte d’entrée privilégiée aujourd’hui pour réfléchir à la croissance et à sa limitation. Les philosophes antiques ne semblent donc pas en mesure de nous aider à comprendre les deux faits contemporains suivants que l’actualité ne cesse de nous rappeler sous des formes diverses : premièrement, le modèle de société fondé sur la croissance économique montre ses limites sur tous les plans ; deuxièmement, et par là même, se pose la question de l’après-croissance.

2Certes, nous n’apprendrons rien des philosophes de l’Antiquité aussi longtemps que nous leur demanderons des solutions toutes faites à nos difficultés, auxquelles elles seraient évidemment inapplicables, ou que nous chercherons en eux des figures de sagesse à imiter aveuglément. Mais nous pouvons retirer beaucoup d’eux si nous les lisons nous-mêmes en philosophes, c’est-à-dire en tâchant de comprendre comment ils formulaient leurs questions et comment ils élaboraient des concepts pour réfléchir à des situations non pas identiques mais analogues aux nôtres. C’est ainsi que nous pourrons peut-être puiser chez eux des modèles d’intelligibilité pour mieux réfléchir à notre présent.

3Ce type d’approche se révèle pertinent au sujet de la croissance et de sa limitation. Un rapide tour d’horizon de la littérature économique antique classique – principalement les textes sur l’administration domestique (l’oikonomia) comme l’Économique de Xénophon et l’Économique du Pseudo-Aristote, ainsi que certains passages des grands ouvrages de philosophie politique comme la République de Platon ou les Politiques d’Aristote – prouve en effet qu’un débat existait à l’époque classique entre les partisans de la croissance – entendue très simplement comme l’augmentation quantitative du patrimoine foncier (oikos) ou de la richesse et du territoire de la cité – et les adeptes d’une croissance limitée ou d’une non-croissance. Ainsi, dans son Économique, Xénophon fait dire à un « honnête homme » nommé Ischomaque, qui dialogue avec Socrate, que la finalité de l’administration domestique est la croissance du patrimoine, dans le respect de la justice et de l’honneur : « l’économie (oikonomia) nous a paru être le nom d’une science, et cette science, nous l’avons définie celle par laquelle les hommes font croître (auxein) une maison » (VI, 4). L’économie est à l’unisson de la politique : d’après un autre personnage de Xénophon en effet, la croissance domestique va de pair avec celle de la cité, qui doit croître également par la guerre et les conquêtes (Mémorables III, 6, 2 et 6-7). À l’inverse, dans l’Économique, le personnage de Socrate explique que la clé du bonheur consiste dans la maîtrise de soi et le contrôle exercé sur ses appétits, donc dans une forme de limitation de sa « croissance » individuelle : c’est le meilleur moyen d’être riche, explique-t-il, c’est-à-dire de ne jamais manquer de rien (II, 1-4). De la vie de l’honnête homme de l’époque ou de celle du philosophe, laquelle faut-il donc adopter ? Tout l’ouvrage met en balance ces deux vies, dans le cadre d’une réflexion où l’économie, la politique et l’éthique sont étroitement liées. Ce débat prend tout son sens au regard du contexte politique de l’époque, celui de l’apogée de l’empire athénien dont l’historien Thucydide explique qu’il doit son origine à la soif de conquêtes d’Athènes, soit en termes actuels, à une forme de croissance agressive, à ce désir individuel et collectif d’avoir plus que les Grecs nommaient pleonexia[3].

4La République de Platon offre un autre exemple de la façon dont les penseurs antiques mettaient la croissance, ses enjeux et ses dangers, au cœur de leur réflexion sur l’homme et la cité. Au livre II de cet ouvrage, Platon explique l’apparition des cités ou des sociétés par la nécessité économique : les hommes s’assemblent parce qu’ils ont des besoins à satisfaire, que seul peut combler l’échange des produits des techniques et des métiers spécialisés exercés par chacun d’entre eux. Mais, précise-t-il, ces besoins sont « très nombreux » et ont spontanément tendance à se multiplier. Il s’ensuit que les activités économiques requises pour les satisfaire se multiplient elles aussi et obligent les membres de cette cité naissante à trouver des ressources supplémentaires, à l’intérieur puis à l’extérieur de la cité sur des territoires étrangers. L’économie, lorsqu’elle n’est pas contrôlée ou encadrée – ce qui veut dire aussi lorsque les appétits des membres de la cité perdent toute mesure – conduit donc à la guerre et met la cité en péril. Elle la met en péril aussi à l’intérieur : en creusant le fossé entre riches et pauvres, cette économie livrée à elle-même conduit à la discorde civile (IV, 422e-423a et VIII, 551d). Telle est l’ambivalence de l’économie pour Platon : elle fait la cité mais peut aussi la défaire en l’absence de tout contrôle politique et de tout travail sur nous-mêmes. Inventer une forme de gouvernement qui, au nom de la justice et de l’unité de la cité, et au nom de l’harmonie de notre âme, puisse contenir la tendance à la croissance de l’économie, telle est l’une des tâches principales de Platon dans la République.

5Ces deux exemples trop rapidement traités montrent bien que, même s’ils n’ont probablement jamais employé le terme très récent de « décroissance », les philosophes des époques classiques et hellénistiques peuvent être mobilisés pour réfléchir à l’idée d’une limitation de la croissance ou à celle d’une non-croissance, idées en lesquelles ils voient, sous des formes très variées, l’une des clés de l’équilibre économique mais aussi moral, social et politique des cités. Parmi les philosophes antiques qui évoquent de telles idées, Diogène le cynique est une figure à part : pas seulement parce que sa pensée est radicale, originale et provocante à l’extrême mais parce qu’elle offre des instruments de réflexion et d’action dont la singulière actualité tient à ce qu’ils permettent de définir un contre-pouvoir face aux impasses de la croissance. Après avoir présenté Diogène et sa critique de la banque comme institution politique, j’exposerai ses deux concepts de « simplicité » et de « vie coûteuse » qui font le mieux saisir le rapport de la pensée cynique avec le débat sur la croissance et la décroissance. Je terminerai en présentant les enjeux socio-économiques et juridico-politiques actuels de la philosophie de Diogène, en montrant à la fois comment la mendicité cynique peut être considérée comme une alternative à la violence née de l’idéal de croissance, et comment Diogène fait de la position « décroissante » ou « non croissante » des mendiants un point de vue de vérité sur le monde et un contre-pouvoir au bénéfice de tous.

1 – Qui est Diogène ? Une autre idée de la banque

A – Sources et interprétation générale de la philosophie de Diogène

6La vie et la pensée de Diogène ne nous sont connues que par des témoignages qui lui sont postérieurs, parfois de plusieurs siècles, et qui furent écrits sans aucun souci de vérité au sens scientifique du terme. Ils ne sont pas faux, mais il faut être attentif à la façon dont ils sont présentés car on y décèle parfois des traces d’influences d’autres écoles philosophiques, et des prises de positions soit hostiles soit favorables à Diogène. La source principale dont nous disposons est le livre VI du recueil doxographique de Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, écrit au début du IIIe ap. J.-C [4]. Cet ouvrage contient de courtes anecdotes appelées chries concernant les dits et les gestes de Diogène, ainsi que des éléments biographiques et une liste de ses œuvres présumées. Une autre source importante est l’ensemble que composent les Lettres cyniques, écrites du IIe siècle av. J.-C. au Ier siècle de notre ère [5]. Bien qu’elles ne soient que des fictions, ces lettres – un groupe est attribué à Diogène, l’autre à son disciple Cratès, chacun correspondant avec différents interlocuteurs – ne doivent pas être écartées, car elles présentent clairement des traits cyniques en accord avec des témoignages plus proches dans le temps, voire contemporains, de Diogène et de certains de ses disciples. L’important est de savoir déceler en elles les influences extérieures au cynisme proprement dit, et de prendre en compte également l’influence que la forme épistolaire imprime à leur contenu, ce qui explique parfois certaines différences avec des propos ou des faits rapportés par Diogène Laërce sur des thèmes identiques. Enfin, citons comme autres sources importantes le portrait que le philosophe stoïcien Épictète brosse de Diogène et du sage cynique en général dans ses Entretiens (III, 22), ainsi que les témoignages de Dion Chrysostome et de l’empereur Julien.

7Diogène aurait vécu au IVe av. J.-C., serait né à Sinope et mort à Corinthe, après un long séjour à Athènes. Contemporain de Platon – qui voit en lui un « Socrate devenu fou » (DL VI, 53) – il est aussi contemporain d’Alexandre le Grand, avec lequel il est souvent représenté en dialogue. Diogène assiste donc à la chute définitive de la puissance athénienne, ainsi qu’à la mise en place des grands empires hellénistiques avec la force économique, militaire et politique sans précédent qui les accompagne. Si sa pensée intrigue, c’est parce que sa forme décontenance : telle que nous la connaissons, elle ne se présente pas comme une grande œuvre théorique à la façon des philosophes classiques. Aussi a-t-on pu voir en lui « un philosophe avec très peu de philosophie » [6], et réduire les anecdotes à son sujet à des maximes morales, pour ce qui est de ses brèves paroles, et à de simples provocations, pour ce qui est de ses gestes. Comment donc comprendre ce personnage et sa pensée apparemment inclassables ? En quoi est-ce donc un philosophe, et que peut-on attendre de lui pour réfléchir aux limites de la croissance ? Une longue tradition interprétative tend, à tort, à voir en lui l’apôtre du retour à la nature [7], ou encore à le réduire à cette figure un peu plate et convenue de la transgression et de l’ensauvagement [8]. Certes, il crache au visage de l’un de ses hôtes, se masturbe sur la place publique, mendie et se contente de très peu pour vivre – tous traits qui finiront par former l’image d’Épinal du cynique en bouffon parce qu’on s’est arrêté à leur caractère exubérant et scandaleux. Pourtant, dans tous ses dits et gestes, Diogène se signale comme un véritable philosophe proposant à notre réflexion des outils conceptuels nouveaux et pertinents pour interroger, comprendre et changer le monde. En effet, il est à la fois le philosophe de la démystification des chaines de servitude qui nous dépossèdent du monde et de nous-mêmes en nous enferrant dans un idéal de croissance économique et politique (ce dont Alexandre le Grand est le parfait exemple), et le philosophe de la reconquête individuelle et collective d’un rapport libre et non-croissant au monde sur le mode de la proximité.

B – De Diogène de Sinope à Diogène le cynique : devenir philosophe en mettant la banque en crise

1 – Le témoignage inaugural de Diogène Laërce

8Diogène n’est pas né philosophe : il l’est devenu par un geste de rupture qui a servi de modèle à bon nombre de ses disciples. Rupture avec quoi ? Voici ce que raconte Diogène Laërce à son sujet au tout début du chapitre qu’il lui consacre :

Selon Dioclès, c’est parce que son père qui tenait la banque publique avait falsifié la monnaie que Diogène s’exila [de Sinope]. Mais Eubulide, dans son ouvrage Sur Diogène, dit que c’est Diogène lui-même qui commit le méfait et qu’il erra en compagnie de son père. Il faut ajouter que Diogène dit lui-même, sur son propre compte, dans son Pordalos, qu’il falsifia la monnaie. […] Il en est pour dire qu’il avait reçu de son père la monnaie [de Sinope] et que c’est lui-même qui l’altéra ; le père fut emprisonné et mourut, tandis que lui partit pour l’exil.
(DL VI, 20-21)
L’élément central de ce témoignage pour comprendre aussi bien l’entrée de Diogène en philosophie que son importance dans une réflexion sur les limites de la croissance, ce sont deux faits : la mise en déroute de l’institution économique et politique centrale qu’est la banque publique de Sinope, et la falsification de son objet qu’est la monnaie.

2 – Falsifier la monnaie et le prix

9Commençons par la monnaie (nomisma). Que représente-t-elle aux yeux de Diogène pour qu’il commette un tel acte ? Derrière sa double fonction d’étalon de mesure de la valeur économique des choses et d’instrument de paiement, Diogène perçoit en elle l’expression chiffrée des valeurs de la cité et le moyen de les faire circuler. C’est ce que souligne le double sens du terme nomisma qui désigne à la fois toute convention en général, et cette convention qu’est la monnaie en particulier. Ce que pointe Diogène dans la monnaie, c’est l’articulation problématique du prix et de la valeur, c’est-à-dire la façon qu’une société a d’exprimer sous la forme objective du prix sa propre façon de donner une valeur relative à toute chose. Or selon Diogène, le critère d’évaluation en usage dans la plupart des sociétés est cette idée erronée que la vraie richesse se trouve dans l’acquisition et l’accumulation indéfinie. À ses yeux, une telle idée se fonde sur une représentation du désir comme manque à combler, idée qu’elle alimente en retour et qui n’engendre que frustration et violence. C’est ce désir-manque tourné vers l’accumulation qu’il dénonce chez Alexandre, dans une anecdote célèbre dont on ne retient trop souvent que l’arrogance de Diogène, là où il s’agit plutôt de deux représentations distinctes du désir et de l’accès aux choses (nous allons y revenir) : « Alors que [Diogène] prenait le soleil au Cranéion, Alexandre survint qui lui dit : “Demande-moi ce que tu veux.” Et lui de dire : “Cesse de me faire de l’ombre” » (DL VI, 38). Dans le même ordre d’idée, l’un de ses plus illustres disciples, Cratès de Thèbes, décrit les mœurs de la plupart des hommes en disant « qu’ils s’entretuent [et] prennent les armes pour de l’argent […] » (DL VI, 85) [9]. En d’autres termes, dans la plupart des cités, le prix traduit selon Diogène une mauvaise évaluation – mauvaise en ce qu’elle est propice à la violence et à toutes les formes de servitude – institutionnalisée et acceptée comme si elle allait de soi, comme si elle était naturelle. L’anecdote suivante pointe cette fausse évidence :

Ce qui a beaucoup de valeur, disait-il, se vend pour rien et inversement. En tout cas une statue se vend 3000 drachmes, alors que pour deux sous de cuivre, on a une mesure de farine.
(DL VI, 35)
Diogène ne demande pas que la farine coûte plus cher que la statue, il pointe le décalage absurde entre le prix des choses et leur valeur pour la vie, décalage qui n’apparaît que si l’on change de critère d’évaluation, à savoir si l’on passe du critère de toute valeur dans la cité – la richesse comme accumulation – à celui de l’éthique diogénienne – la liberté par l’autosuffisance et la simplicité. Contrairement à ce qu’on lit parfois, Diogène ne demande pas l’abolition du prix et de la monnaie : il propose d’en régler l’usage sur cet autre critère, le seul cohérent avec le bonheur humain. La proposition qu’il aurait faite dans sa République de remplacer la monnaie par des osselets doit sans doute être comprise en ce sens [10] : il ne s’agit pas de créer une monnaie fiduciaire mais d’inviter à prendre conscience de la nature totalement conventionnelle des prix et de la monnaie, et à réfléchir aux valeurs tacitement à l’œuvre dans l’institution ordinaire de ces conventions.

3 – Falsifier la banque

10Une banque publique, selon Diogène, ne peut que sceller et entériner cette façon admise d’évaluer les choses et la diffuser à toute la cité. Telle était la tâche de son père, Hicésias : responsable de la banque publique de Sinope, il devait garantir la valeur de la monnaie en s’assurant que les étalons de mesure et les pièces en circulation n’étaient pas contrefaits, et qu’ils pouvaient donc servir de vecteur à cette échelle de valeur déterminée par la cité, c’est-à-dire par la plupart des hommes. Pour Diogène, tant qu’elle fonctionne en obéissant à de tels critères, la banque est une institution qui propage le malheur et la violence. En travaillant aux côtés de son père, Diogène ne falsifie donc pas de simples pièces sur le point d’être mises en circulation, il en falsifie la source même, commettant ainsi à la fois une sorte de parricide symbolique et surtout une remise à plat du fonctionnement de la société.

11Que le témoignage de Diogène Laërce sur Diogène le cynique commence donc par évoquer non pas la remise en question du pouvoir politique au sens du gouvernement, comme c’est le cas des philosophes classiques comme Platon et Aristote, mais celle de la banque et de la monnaie, ne peut que conforter la légitimité de ce philosophe dans une réflexion sur la croissance actuelle et sa limitation. Comme si Diogène, avec vingt-cinq siècles d’avance, percevait que le lieu fondamental du pouvoir dans la cité n’était pas l’assemblée du peuple ou la cour du tyran, mais au-dessus d’eux, la banque. Les hommes politiques, eux, ne sont finalement que les instruments du désir d’acquisition qui anime la plupart des hommes, comme il le dit à Alexandre :

12

[…] aucune guerre ne menace de m’arracher ce qui m’appartient, comme c’est le cas pour les Macédoniens ou les Lacédémoniens ou d’autres encore, ce qui les pousse à avoir besoin d’un roi.
(L 33D)

13Cette remise en cause de la banque et de la monnaie constitue un geste fondateur dans le cynisme antique, comme le montrent les imitations qu’en produisent certains disciples de Diogène. C’est le cas par exemple d’un certain Monime :

14

Monime de Syracuse, élève de Diogène, était serviteur (oiketès), à ce que dit Sosicrate, d’un banquier de Corinthe. Ce banquier recevait des visites fréquentes de Xéniade, l’homme qui avait acheté Diogène et qui en décrivant dans le détail la vertu que le philosophe manifestait dans ses actes comme dans ses paroles, inspira à Monime un amour passionné à l’égard de Diogène. Sur-le-champ en effet, Monime simule la folie et jette de tous côtés la menue monnaie ainsi que tout l’argent qui se trouvait sur le comptoir (trapezès) du banquier, jusqu’à ce que son maître (despotès) le renvoyât.
(DL VI, 82)

15En se faisant renvoyer de la banque par son maître, Monime conquiert sa liberté. Celle-ci n’est pas ici d’ordre statutaire et juridique – Monime est renvoyé sans perdre son statut d’esclave – mais moral et politique : c’est moins de son maître dont il est libéré que de l’idée erronée que l’argent et la banque sont des foyers légitimes de valeur dans la cité, idée à laquelle son maître, lui, reste soumis comme un esclave. Il faut maintenant exposer en détail comment ce geste inaugural de rupture par rapport à la source des conventions fondatrices et (dé)régulatrices de la cité se traduit dans la vie ordinaire, à l’échelle individuelle et à l’échelle collective.

2 – De la vie coûteuse à la simplicité et la frugalité

A – La vie sophistiquée et coûteuse (poluteleia)

1 – La servitude par le ventre

16Deux concepts sont centraux chez les cyniques pour réfléchir à la croissance et à sa limitation : la vie coûteuse d’un côté (poluteleia), et la vie simple de l’autre (euteleia) dont la frugalité est un aspect [11]. Commençons par la vie coûteuse. Les cyniques voient le bonheur dans la liberté à l’égard de la Fortune et de tout élément extérieur à soi, ce qui implique de rechercher le plus possible l’autosuffisance individuelle. Or la plupart des hommes vivent à l’opposé de ce modèle, parce qu’ils sont esclaves à la fois de leurs appétits et des représentations erronées du bonheur et des valeurs qui courent dans toute la cité – on vient de voir le rôle déterminant de la monnaie et de la banque dans ce processus.

17Captifs d’une telle manière de penser, la plupart des hommes mésusent de leur raison et mènent alors pour la plupart une vie de poluteleia : une vie littéralement dispendieuse, coûteuse, pas seulement ou pas d’abord au sens financier du terme mais plutôt au sens où elle suppose beaucoup de médiations et d’efforts pour satisfaire la soif de plaisir qui l’anime. Si la poluteleia fait d’ordinaire de la richesse son moyen privilégié, elle ne s’y identifie donc pas pour autant. Est polutelès en effet tout ce qui s’interpose entre le besoin ou le désir et sa satisfaction la plus immédiate alors qu’une option plus simple et plus directe est disponible. La poluteleia désigne ainsi tout ce qui complique la satisfaction d’un appétit et entraîne un risque de dépendance envers l’extérieur, donc une perte de liberté. Née de la tendance des hommes à la mollesse, la poluteleia a certes plus de chance d’être suscitée par certains objets – des objets chers, luxueux ou sophistiqués – que par d’autres – moins onéreux, plus rudimentaires, etc. Mais Diogène ne dresse pas pour autant de ligne de partage entre choses permises et choses prohibées : tout se joue plutôt dans le rapport aux choses selon les circonstances. Par exemple, le vin, produit de la civilisation et de la technique, ne relève pas intrinsèquement de la poluteleia tandis que l’eau, produit naturel, serait du côté de la simplicité. Certes Diogène tend à privilégier l’eau en vue de réduire ses besoins et de pratiquer une forme d’ascèse, mais il boit du vin si les circonstances font que c’est ce qui est le plus accessible, le plus directement consommable. C’est ainsi qu’il faut comprendre sa boutade très profonde : « Interrogé sur le point de savoir quel était son vin préféré, il répondit : “celui des autres” » (DL VI, 54). Il ne s’agit pas de prohiber le vin, on le voit, ni de profiter de celui des autres en parasite, mais de se libérer d’un rapport de dépendance en laissant le vin appartenir « aux autres » plutôt qu’« à soi ».

18La poluteleia menace dès le niveau du besoin le plus élémentaire qu’est la faim. Diogène souligne ainsi à plusieurs reprises le pouvoir d’asservissement dont la nourriture peut être le relais. Par exemple : « Comme Cratéros lui demandait de venir le voir, il dit : “À vrai dire, je préfère lécher le sel à Athènes que jouir de la somptueuse (polutelous) table de Cratéros” » (DL VI, 57). Ou encore : « À qui proclamait Callisthène bienheureux sous prétexte qu’il avait part aux magnificences (polutelôn) d’Alexandre, Diogène dit : “Il est malheureux, lui qui déjeune et dîne quand il plait à Alexandre” » (DL VI, 45) [12]. L’intérêt de ces témoignages est de montrer que le point d’ancrage de la servitude se situe dans un besoin à la fois vital et nécessaire, mais aussi par cela même très local, sur lequel nous pouvons donc agir pour reprendre le pouvoir. Pour évoquer la servitude, Diogène n’évoque pas ici un appétit démesuré pour des richesses ou pour le pouvoir politique mais la simple nourriture et le plaisir du ventre, qui peuvent conduire à des rapports de servitude et de domination, à la mise en place d’une dépendance très forte envers des détenteurs de puissance (ici des politiques). Le ventre n’est toutefois qu’un point de départ sur le chemin de la servitude : avec les désirs tournés vers des objets luxueux et vers l’accumulation – désirs que Diogène estime être ceux de la plupart des hommes –, le risque de dépendance ou de servitude à l’égard de la Fortune et surtout à d’autres hommes se trouve accru.

2 – Un bilan économique et éthique négatif

19La poluteleia est une réponse individuelle et collective à nos appétits à la fois vaine, paradoxale ou contre-productive, et éthiquement aberrante. Elle est vaine car, on va le voir, elle ne pourvoit pas mieux à nos appétits que son contraire qu’est la simplicité (euteleia). Elle est paradoxale en ce qu’elle avive les douleurs liées aux excès – l’excès de nourriture et les maladies qu’il entraine sont fréquemment mentionnés dans les témoignages sur les cyniques – et qu’elle finit par émousser le plaisir qu’elle est censée procurer. En effet, dans le cas des plaisirs de l’amour par exemple, « malgré leur intempérance, la plupart des hommes ne s’[en] réjouissent plus, parce qu’ils n’attendent pas de les désirer naturellement […] » (Dion Chrysostome, Discours VI, §12), tandis que Diogène, lui, jouit de tout : non pas tant parce qu’il attend qu’un appétit se manifeste pour le satisfaire que parce que son désir n’est pas manque à combler mais jouissance de ce qui se présente. Enfin, la poluteleia est une aberration éthique et politique, au sens où elle ne produit aucun bonheur. Au contraire, pour les cyniques, le rapport entre ce qu’elle coûte – à la fois en termes de ressources financières ou matérielles et de ressources morales et physiques – et ce qu’elle rapporte – des angoisses, des craintes, des maladies et des douleurs, l’incapacité de jouir et des servitudes diverses – en fait sans conteste la source d’une économie morale du malheur, fonctionnant à perte. Là encore, ce diagnostic n’est pas sans faire écho à la situation contemporaine [13].

B – La voie courte de la simplicité (euteleia)

1 – La liberté par la jouissance de ce qui se présente contre la servitude du désir-manque

20Passons à l’euteleia ou simplicité qui, malgré les apparences n’a rien d’un retour à la vie sauvage ou primitive. Voici deux témoignages qui permettent d’en saisir le sens :

21

Il plaît […] aux cyniques de vivre frugalement (litôs), en usant des aliments d’un régime autarcique et du seul manteau simple, en méprisant richesse, réputation et bonne naissance. Quelques-uns, en tout cas, mangent des herbes, ne boivent rien d’autre que de l’eau froide et utilisent des abris de fortune, ainsi que des tonneaux, comme Diogène qui disait que le propre des dieux est de n’avoir besoin de rien et celui des gens semblables aux dieux de désirer peu de choses.
(DL VI, 105)

22

[Le cynique] fuit les nourritures superflues et se refuse aux plaisirs de l’amour. Pour les exigences du corps, il ne suit pas l’opinion ; il n’attend ni le cuisinier, ni le hachis aux fines herbes, ni le fumet du rôti. Il ne regarde d’un œil de convoitise ni Phryné ni Laïs, non que plus que l’épouse, la fillette ou la servante de personne, mais […] il […] satisfait de son mieux avec les premières choses venues aux soins du corps, et [chasse] le trouble causé par celui-ci […]. La voilà, « la voie la plus courte ! »
(Julien, Contre Hiérocleios le cynique, 226a-c)

23Désignant à l’origine ce qui est bon marché, l’euteleia renvoie plus précisément dans le cas des cyniques à leur vie simple telle que l’évoquent ces deux textes, même si le second l’affadit ou l’assagit sans doute un peu. Sur la base d’une tendance générale à la frugalité, c’est-à-dire à la réduction des besoins sans laquelle elle ne serait pas possible, l’euteleia ne consiste pas en une série de prescriptions et de prohibitions, mais en la capacité de s’adapter aux circonstances par le choix de l’attitude la plus propice à nous conserver notre liberté au moyen de l’autosuffisance. C’est ce qui explique la diversité des réponses apportées par Diogène à un même besoin, selon les circonstances où il survient. Prenons de nouveau l’exemple de la nourriture, et celui du sexe.

24Le régime ordinaire du cynique est fait d’eau plutôt que de vin, et de légumes à la fois faciles à se procurer et exigeant peu ou pas de préparation pour pouvoir être consommés (DL VI, 105). Mais cela n’empêche le sage ni de « manger des gâteaux, comme les autres hommes » (DL VI, 56) ni, on l’a vu, de boire du vin. Diogène aurait même proposé le cannibalisme (DL VI, 73), provocation destinée non pas à lever un tabou fondateur mais à nous faire réfléchir à l’articulation du proche et du lointain dans la perspective d’une limitation de la croissance (ou d’une non-croissance) de nos appétits et, par extension, de toute la société.

25De même avec le sexe : les témoignages relatant que Diogène se masturbait en public (DL VI, 46) ou en privé (L 42D et 44D) correspondent eux aussi à cette recherche de la satisfaction la plus facile à apporter à l’appétit sexuel, au point que Diogène en aurait fait, non sans provocation, un paradigme de simplicité pour répondre à nos besoins vitaux : « si seulement, déclare-t-il, on pouvait apaiser sa faim en se frottant ainsi le ventre ! » (DL VI, 46). Cette déclaration n’a rien d’une prescription indiquant un modèle à suivre, qui aurait pour conséquence d’interdire les relations sexuelles. Diogène aurait au contraire préconisé l’entière liberté sexuelle, « au hasard des rencontres », en jouant même avec le tabou de l’inceste comme il joue avec celui du cannibalisme. Là non plus, il ne prescrit pas l’inceste : il recourt à la provocation pour nous faire réfléchir, comme pour la nourriture, au proche et au lointain quand nos appétits sont en jeu, le lointain étant ce qui nous éloigne de notre liberté, le proche étant à penser non en termes de distance géographique mais de médiations réduites entre nos appétits et leur satisfaction. C’est en ce sens qu’il faut comprendre aussi la rencontre évoquée plus haut entre Alexandre et Diogène : au désir-manque qui anime Alexandre et qu’il projette sur Diogène en lui demandant d’exprimer un souhait qu’il serait prêt à combler avec tout l’or du monde, ce dernier oppose la jouissance de ce qui est toujours déjà là et dont on ne manque jamais, à savoir la lumière et la chaleur du soleil.

2 – Un bilan économique et éthique positif

26Les implications économiques de l’euteleia sont bien sûr importantes. La recherche de la simplicité et du proche implique que pour les cyniques le travail doive être limité au minimum nécessaire. Comme la plupart des hommes de son temps, Diogène tient le travail à distance pour sa dimension servile, mais il ne situe pas cette dimension au même endroit qu’eux : dans un contexte où la plupart cherchent à s’enrichir, la servilité dans le travail ne tient pas pour lui au statut de ceux qui l’accomplissement, mais à l’état moral de tous ceux qui, de condition libres, emploient des esclaves parce qu’ils sont esclaves de leurs propres appétits tournés vers la richesse. C’est le refus de cette servitude-là qui, paradoxalement, explique à la fois que Diogène et les cyniques acceptent le travail et fassent tout pour le limiter. Autre implication économique de la simplicité : la pratique de la mendicité, dont Diogène transforme la signification. Souvent perçue comme une forme de parasitisme, Diogène en fait plutôt un moyen de court-circuiter l’échange marchand, lequel implique souvent la recherche d’un gain, donc une soumission à cet idéal asservissant qu’est la quête de la richesse. Mendier, c’est pour Diogène s’éloigner du désir-manque et de sa visée accumulatrice.

27Outre ses bienfaits physiques – elle rend plus endurant et constitue une source de plaisirs plus intenses que ceux qu’une vie de profusion finit par rendre artificiels, « sans agrément et sans joie » (Dion Chrysostome, Discours VI, §12) – la simplicité donne ainsi lieu à deux bénéfices éthiques majeurs. D’une part, elle empêche le déchainement de la convoitise et de la violence dont les désirs sont d’ordinaire porteurs, parce que les maigres ressources qu’elle requiert sont suffisamment abondantes pour tous, et le plus souvent au plus bas de l’échelle ordinaire des valeurs. D’autre part, l’euteleia est la condition matérielle de l’autarcie cynique, qui n’est ni l’autarcie politique et économique collective, celle de la cité, comme chez Platon et Aristote, ni la capacité de produire pour soi-même tout ce dont on a besoin (comme prétendait le faire le sophiste Hippias), ni même l’indépendance au sens de vie solitaire, puisque les cyniques, loin d’être des ermites, vivent dans les cités. Mouvement d’imitation de la parfaite autosuffisance divine dont elle tente de se rapprocher sans jamais pouvoir l’atteindre complètement (DL VI, 51 ; 105), l’autarcie cynique est capacité de se satisfaire « par soi-même » (DL VI, 105) en vue de ne dépendre que de soi. Elle est l’expérience d’une liberté ou d’une indépendance des individus à la fois à l’égard de leurs propres désirs, à l’égard des valeurs de la société qui se manifestent à travers ces désirs, à l’égard des revers de la Fortune (le cynique en est moins affecté qu’un autre parce que ses désirs, plus réduits, sont nécessairement moins atteints), et à l’égard des autres hommes et du pouvoir qu’ils peuvent avoir sur nous par l’intermédiaire de nos désirs.

28Dans cette philosophie centrée sur la vie simple, qu’y a-t-il donc d’opératoire pour une réflexion contemporaine sur la croissance et sa limitation ?

3 – Diogène aujourd’hui

29Je me pencherai sur deux types d’enjeux étroitement liés : économiques et sociaux d’une part, juridico-politiques d’autre part.

A – La mendicité cynique contre la violence

30La reconsidération cynique du travail, qui va de pair avec celle de la richesse et du désir, s’inscrit dans une réévaluation plus générale des rapports sociaux. Pour Diogène, ces derniers sont marqués d’ordinaire par une violence latente ou déclarée, liée au désir d’accumulation de richesse et du pouvoir que celle-ci représente, et dont la transaction marchande est l’un des principaux instruments économiques. À l’intersection de l’économique et du social, la pratique cynique de la mendicité met fin à cette violence en proposant une nouvelle forme d’échange. Mendier pour Diogène, ce n’est pas, en effet, obéir à un modèle comptable et marchand où l’un reçoit une part de ce qui appartient à autrui sur le mode d’un transfert de bien. Telle que la conçoit Diogène, la mendicité relève de deux autres paradigmes, l’un encore assez proche de ce modèle, l’autre beaucoup plus neuf.

31Le premier est celui du don et du contre-don que l’on trouve dans la Lettre 38. Diogène y déclare n’accepter de pain que de ceux auxquels il a « rendu service [c’est-à-dire auxquels il a donné une leçon de philosophie], [estimant] qu’il n’est pas bien d’accepter de qui n’a rien reçu », et il ne dîne que « chez ceux qui ont besoin de soins [c’est-à-dire de philosophie] ». Le sens ordinaire de la mendicité se trouve ainsi inversé de deux façons. D’une part, Diogène substitue à la posture du mendiant qui quémande celle du mendiant qui accepte de recevoir, inversant par là l’ordre communément admis des priorités et des valeurs entre les deux objets de la transaction, la philosophie et le pain. Le mendiant n’est donc plus ici dans une position de dépendance mais dans une position de pouvoir et de décision. D’autre part, c’est le désir de philosophie qui sert de « monnaie » dans cet échange, une monnaie rendant caduque tout désir d’enrichissement au sens ordinaire, tout désir de croissance matérielle, au profit d’un circuit propice à l’amélioration éthique des individus.

32Malgré son caractère innovant, cette présentation de la mendicité sur le mode d’un système de don et de contre-don reste toutefois proche du modèle de la transaction marchande et de sa comptabilité ordonnée au plus et au moins. Il faut se tourner vers d’autres témoignages pour voir Diogène s’en écarter plus radicalement au profit d’un autre. Selon Diogène Laërce, Diogène le cynique explique que sous couvert de mendier, il ne mendie pas vraiment en réalité : il ne quémande pas (aitein) auprès de ses amis, il leur demande son dû (apaitein) (DL VI, 46) en vertu du fait que « les biens des amis sont communs » et que « tout appartient au sage » (DL VI, 72 ; cf. L 10D ; 19C ; 26C). Ces deux formules classiques de sagesse, qui supposent que les sages sont ceux qui renoncent à mesurer toutes choses en termes d’avoir, soit de prix et de biens possédés, renvoient à un même modèle d’échange : ce n’est plus celui de la transaction monétaire ni celui du don/contre-don, mais celui qu’on pourrait appeler de la transition ou du passage, comme une sorte d’échange sans perte où ce qui est prélevé n’occasionne aucun manque, n’est soustrait à personne. Ainsi l’échange peut-il s’effectuer et accomplir sa fonction de lien sans jamais creuser de différends, de violence, puisque personne ne peut se plaindre de s’être vu ôter quoi que ce soit. Il y a là un modèle très général qui pourrait servir d’inspiration dans une réflexion sur la limitation de la croissance dans ses aspects économiques et sociaux.

B – Le pouvoir des « exclus »

33On ne trouve pas chez Diogène de réflexion sur le droit positif en tant que tel mais sur le sens politique de la convention (nomisma). La loi est à l’évidence pour Diogène, dans la plupart des cas, une construction idéologique et un instrument de pouvoir. Elle est en effet indexée moins sur l’idée de justice que sur les valeurs dominantes de la société, en particulier l’argent et le désir de croissance ou d’accumulation, et elle défend les intérêts d’un groupe particulier de la cité et non ceux de toute la cité. C’est ce qui ressort d’un passage, partiellement cité plus haut, de la Lettre 33 de Diogène à Alexandre :

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Alexandre - Il n’a pour toi aucun intérêt, le roi Alexandre ?
Diogène - Pas le moindre ! Car aucune guerre ne menace de m’arracher ce qui m’appartient, comme c’est le cas pour les Macédoniens ou les Lacédémoniens ou d’autres encore, ce qui les pousse à avoir besoin d’un roi.
Alexandre - Mais à cause de la pauvreté cependant, j’ai pour toi de l’importance.
Diogène - Quelle pauvreté ? dis-je.
Alexandre - Ta pauvreté, dit-il, qui fait de toi un mendiant dépourvu de tout.
Diogène - Non ! Ce n’est pas pauvreté que de n’avoir pas d’argent ni un mal que de mendier : c’est plutôt de tout désirer – ce mal qui vous tient –, et d’user de la force.
(L 33D)

35Ce passage situe l’origine de la politique dans une sorte de contrat hobbesien avant la lettre, où tous décident d’instituer un puissant à la fois pour protéger ce qu’ils ont et pour continuer à posséder et à croître par accumulation. Dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que la politique du roi lui-même consiste à piller sans limite pour croître, comme Diogène en fait le reproche à Alexandre dans une autre lettre : « En outre, avoir du pouvoir (kratein) et avoir des gens sous son pouvoir ne consiste pas, en compagnie des pires scélérats, à piller sans cesse ceux qui nous tombent sous la main » (L 40D). Le droit accompagnant un tel pouvoir ne peut être qu’un instrument au service de cette ambition.

36L’extrait cité de la Lettre 33 invite donc à se demander ce que serait un droit ou un nomisma de la non-croissance ou de la croissance limitée, pour poser les jalons de l’après-croissance. Envisager ce droit, ce serait réfléchir à ce qu’on pourrait appeler un droit des pauvres : non plus un droit dont les pauvres seraient l’objet dans le cadre d’un droit fait par et pour les puissants, ou par et pour les riches ou ceux qui aspirent à le devenir, mais un droit conçu depuis une pensée de la pauvreté même, au sens cynique, c’est-à-dire de la non-croissance ou de la limitation ; bref une idée du droit dont la pauvreté serait la base ou la norme anthropologique fondatrice, avec comme visée la liberté. Ce droit ferait du pauvre non pas le destinataire ou le bénéficiaire marginal, et en un sens en défaut, d’une série de mesures d’assistance conçues depuis la position normative des sujets pensés et se pensant eux-mêmes comme centraux et « normaux », mais au contraire un droit qui redéfinirait l’accès aux droits et plus généralement le droit de cité depuis la position des pauvres, désormais pensée comme centrale et commune, et non plus comme marginale ou exceptionnelle et en défaut.

37C’est la mendicité cynique, évoquée dans ce même passage de la Lettre 33 cité plus haut, qui permet d’opérer ce renversement, en consonance avec certaines réflexions contemporaines pouvant être rattachées aux aspects sociaux et politiques de la décroissance [14]. Il y a en effet dans le geste de Diogène quelque chose de très analogue à celui de Guillaume le Blanc dans Que faire de notre vulnérabilité ? à propos de la mal nommée catégorie des « exclus » et de son rapport avec la tout aussi mal nommée catégorie des « inclus » [15]. Dans le premier chapitre de cet ouvrage, qui porte plus précisément sur le concept de citoyenneté, Guillaume le Blanc se livre à l’examen critique des discours tenus sur les « exclus » par les « inclus » ou depuis la position imaginaire de l’inclusion : ils en font une catégorie sociale séparée ou détachée d’une inclusion pensée comme pôle social et anthropologique positif et légitime, la version évidée d’une plénitude ayant accaparé le pouvoir normatif de dire et de penser ce qui définit le jeu des places et des rôles dans la société. Dans une telle représentation, les « exclus » seraient donc privés des moyens de penser et de dire adéquatement leur propre « exclusion », leur propre vulnérabilité – adéquatement par rapport aux normes définies depuis la position de l’inclusion. En imputant aux « exclus » un tel défaut de raison, les « inclus » leur dénient tout pouvoir et toute capacité d’auto-affirmation. Ils ne peuvent donc, même quand ils pensent les défendre et les aider, que parler en leur nom, à leur place, sans voir qu’ils les rendent ainsi inaudibles et leur dénient toute vie propre et tout pouvoir. « La catégorie de l’exclu », souligne Guillaume le Blanc, « accrédite la fiction de l’exclu comme être absolument sans et ne prédispose pas à voir en lui des ressources alternatives et critiques liées à des modes de vie qui ne se laissent pas résumer sous la catégorie de l’exclusion » (op.cit., p. 76 ; souligné par l’auteur).

38Parallèlement à ce moment critique, Guillaume le Blanc entreprend de construire une position dépassant l’antinomie de l’« exclusion » et de l’« inclusion » pour penser adéquatement la citoyenneté, c’est-à-dire sans l’isoler de l’expérience de la vulnérabilité qui touche de larges secteurs des sociétés modernes. C’est dans ce moment positif que l’analogie avec Diogène et l’intérêt de sa pensée dans une réflexion sur l’après-croissance se fait le plus entendre. Guillaume le Blanc en appelle en effet à un renversement de perspective qui investit le « négatif » d’un pouvoir plein et entier, en partant de l’idée que « l’exclu n’est pas seulement un individu négatif défini à partir du centre dont il est séparé, il est également quelqu’un qui, dans le même mouvement peut contester le primat du centre sur la périphérie » (op.cit., p. 79). Dès l’instant qu’on la considère comme une alternative vécue à la dualité inclusion/exclusion, la position de « l’exclu » permet

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de comprendre autrement les relations de la vie au travail, et de la vie hors travail, de l’intime et du public, de la sédentarité nationale et de l’itinérance, etc. […] Aussi, à la question de savoir si un exclu est encore un citoyen, il convient de répondre en se demandant ce que doit être la citoyenneté pour prendre en compte la citoyenneté des exclus.
(op.cit., p. 78)

40Cette valeur reconnue au point de vue de « l’exclu », à la vérité de sa position d’altérité à propos de la question du droit et de la citoyenneté fait écho au geste plus ample mais similaire de la falsification de toutes les valeurs par Diogène, dans sa double dimension de démystification et de reconfiguration d’une position pleine, vraie et critique face au monde, et dont le mendiant est l’incarnation. Concevoir le monde depuis la position du mendiant, ce n’est pas seulement prendre conscience de ce qui menace les vies vulnérables : c’est aussi et surtout la constituer en point de vue de vérité d’où se révèlent à la fois la vulnérabilité inhérente à toute vie, le cadre « d’intelligibilité » factice opposant les vies exclues de la croissance à celles qui en « bénéficient » (les « exclus » aux « inclus »), et le pouvoir qu’a la vie de se donner un monde libre et commun depuis l’épreuve même de sa vulnérabilité, précisément parce que celle-ci est notre lot commun. C’est peut-être un tel changement de paradigme qui est requis pour penser l’après-croissance.

Conclusion

41Ce ne sont là que quelques pistes parmi d’autres pour envisager comment les cyniques peuvent constituer une source d’inspiration dans une réflexion sur la croissance, ses limites et son après. D’autres aspects de leur philosophie pourraient être mobilisés et explorés en ce sens. Par exemple, la place très réduite qu’ils accordent au travail, sans le mépriser, n’est pas sans faire écho aux réflexions en cours sur la place qu’il occupe dans les sociétés contemporaines de croissance, sur ses dérives et sur la question de savoir si le travail peut, dans ce type de société, être une activité épanouissante, porteuse de liens sociaux et de justice, ou si de tels bienfaits ne peuvent être donnés que par des activités échappant au travail et menées durant le temps de loisir [16]. Retourner vers les Anciens n’est pas, on espère l’avoir montré, remuer une auguste poussière mais chercher, par le détour de la distance et de la comparaison, des outils conceptuels pertinents pour penser le présent et l’avenir.

Notes

  • [1]
    Sur ce débat voir W.V. Harris, « Bois et déboisement dans la Méditerranée antique », Annales. Histoire, Sciences Sociales 2011/1 (66e année), p. 105-140. Sur la déforestation dans l’Antiquité, voir par exemple J.D. Hughes & J. V. Thirgood, « Deforestation, Erosion, and Forest Management in Ancient Greece and Rome », Journal of Forest History 26, 2, 1982, p. 60-75 ; et J. D. Hughes, « How the Ancients Viewed Deforestation », Journal of Field Archeology 10, 4, 1983, p. 437-445. Je remercie le Professeur P. Fontaine, de l’Université Saint-Louis (Bruxelles), pour ces références.
  • [2]
    P. Acot, M. Lignon, « L’écologie des Cités utopiques », Écologie urbaine. Quaderni, n°43, Hiver 2000-2001, p. 53-68.
  • [3]
    Voir P. Ponchon, « L’anthropologie politique de la pleonexia : sur une lecture possible de Thucydide par Platon », dans S. Alexandre, E. Rogan (éds.), En avoir plus : une figure de l’excès ?, 2013. URL : http://www.zetesis.fr/actes/spip.php?article27
  • [4]
    Désormais abrégé DL, suivi du numéro du livre en chiffres romains, puis du numéro du paragraphe en chiffres arabes. La traduction utilisée, modifiée par endroits, est celle de l’édition de M.-O. Goulet-Cazé (dir.), Paris, Librairie Générale Française, 1999.
  • [5]
    Désormais abrégé L, suivi du numéro de la lettre et des initiales D ou C selon qu’il s’agit d’une lettre de Diogène ou d’une lettre de Cratès. La traduction utilisée, modifiée par endroits, est celle de F. Junqua, Lettres de cyniques : étude des correspondances apocryphes de Diogène de Sinope et Cratès de Thèbes. Thèse de doctorat soutenue en 2000, Université Paris IV.
  • [6]
    M.I. Finley, Aspects of Antiquity. Discoveries and Controversies, New York, Viking Press, 1968, p. 94.
  • [7]
    M.-O. Goulet-Cazé, L’Ascèse cynique. Un commentaire de Diogène Laërce VI, 70-71, Paris, Vrin, 1986, p. 59.
  • [8]
    M. Onfray, Cynismes. Portrait du philosophe en chien, [1990], Paris, Librairie générale française, 1992, p. 26, 38 et 69.
  • [9]
    Cf. Lettre 7 de Cratès, ce dernier écrivant aux riches : « vous avez tout et pourtant vous usez de violence. »
  • [10]
    Sur cet ouvrage perdu de Diogène, voir S. Husson, La République de Diogène. Une cité en quête de la nature, Paris, Vrin, 2011.
  • [11]
    Pour une présentation plus détaillée, voir É. Helmer, Diogène et les cyniques ou la liberté dans la vie simple, Neuvy-en-Champagne, Le Passager Clandestin, 2014.
  • [12]
    Cratéros est un général d’Alexandre. Callisthène est sans doute un historien. Voir aussi les témoignages suivants sur la poluteleia : « Un jour il vit Platon dans un somptueux (polutelei) banquet […] » (DL VI, 25) ; et surtout : « Platon, à la vue de Diogène qui lavait des légumes, s’approcha et lui dit tranquillement : “si tu flattais Denys [le tyran de Syracuse], tu ne laverais pas des légumes.” Ce à quoi Diogène répondit tout aussi tranquillement : “Et toi si tu lavais des légumes, tu ne flatterais pas Denys” » (DL VI, 58).
  • [13]
    Voir par exemple le diagnostic de P. Bourdieu sur l’économie néolibérale qu’il oppose à ce qu’il nomme « l’économie du bonheur », dans son livre Contre-feux, Paris, Raisons d’agir, 1998, p. 46.
  • [14]
    Je reprends là un développement de mon livre Diogène le cynique, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Figures du savoir », 2017 (à paraître).
  • [15]
    Que faire de notre vulnérabilité ? Montrouge, Bayard, 2011.
  • [16]
    Voir D. Méda, Le Travail. Une valeur en voie de disparition ? Paris, Flammarion, 2010.
English

Il pourrait paraître anachronique de convoquer les philosophes antiques pour mieux comprendre le débat contemporain sur la croissance et la décroissance dans ses aspects économiques, politiques, sociaux et écologiques. Pourtant, nombre d’œuvres philosophiques de l’Antiquité témoignent de l’existence d’un débat similaire aux Ve et IVe siècles avant notre ère. Les diverses approches dont il a fait alors l’objet peuvent fournir des sources d’inspiration et des modèles d’intelligibilité pour la réflexion actuelle. C’est particulièrement vrai de Diogène le cynique. Sa critique de la banque comme institution politique, sa généalogie des valeurs sociales courantes, ses concepts de simplicité et de mendicité sont autant d’instruments pour réfléchir aux enjeux actuels de la croissance et de la décroissance, et pour penser l’après-croissance.

Étienne Helmer
Maître de conférences à l’Université de Porto Rico (Etats-Unis)
Mis en ligne sur Cairn.info le 29/12/2016
https://doi.org/10.3917/riej.077.0337
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Université Saint-Louis - Bruxelles © Université Saint-Louis - Bruxelles. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
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