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Identité sexuelle : l’ère de la trans-déclinaison

1 C’est le plus souvent dans le désarroi que viennent nous rencontrer celles et ceux qui osent dire enfin une inadéquation identitaire profondément enracinée dans leur histoire douloureuse, et qui les confronte à la souffrance d’une existence équivoque, délocalisée, dépolarisée.

2 Est-ce en « trans- » ou en « dys- » que, délogé de soi par la norme, il/elle nous interpelle ? La question, épineuse, n’est pas sans conséquences sur l’appréhension des problématiques en jeu. Se vivre autre, en souffrance de soi, fut longtemps le destin de ces errants dans un monde qui les contraignaient, monde où souvent, ils ne faisaient que survivre, étrangers asphyxiés. Ils ne pouvaient pas penser, ni a fortiori exprimer ce secret tapi au fond de l’être, inconcevable. Et puis, un jour, ça parvient à s’imposer tel un accouchement douloureux de soi. « Je ne suis pas celui (celle) qu’on m’a fait(e) », « Je suis autre » ; « autre », nous le vivons tous, mais ce n’est pas d’un autre rimbaldien ou lacanien dont il s’agit là ; c’est d’une altérité radicale, de celle qui, étrangère à soi, ne permet pas d’être dans sa peau, ni dans son corps.

3 Sortir d’un mensonge, d’un mauvais songe, celui d’être un garçon, une fille comme les autres alors que vibre en soi l’autre impérieux, être fille, garçon… vice versa ; en être si proche mais séparé par un écran, un miroir déformant, tels les amants de Berlin qui, de part et d’autre d’un mur infranchissable, humaient la présence espérée, mythique de l’autre, irrémédiablement absent. Il/elle vit, son « trans-secret », tels ces amants, le déchirement de ne pouvoir se sentir, se toucher. Il/elle souffre aussi d’être impuissant à s’unir dans l’intime et magique perception de ne faire qu’un, entre identité du moi et amour de soi. Déchiré au cœur de l’être et de l’autre en soi, le trans erre comme une âme en peine ? Il espère s’accepter et qu’enfin, son identité cachée soit connue, reconnue. Son obsession l’oblige, un jour, à sortir de l’ombre, à dévoiler ce que personne n’a envie de voir… alors, les ennuis commencent, ou plutôt, continuent.

4 Aujourd’hui, le mur de Berlin est tombé mais d’autres, nombreux, se sont érigés. Les amants vieillis ont tenté d’unir leurs sentiments enfouis, mais les lendemains qui chantent ne sont pas au rendez-vous. Avec l’énergie de la conviction, le désir de se rejoindre, de souder son être, le trans s’attaque à ce mur qui le/la prive d’elle/de lui. C’est un combat solitaire et éprouvant pour tenter de parvenir au mythique bonheur de se trouver, de se retrouver enfin ?

5 Mais c’est sans compter avec le béton idéologique coriace qui renforce l’obscurantisme d’une culture armée de sa dualité figée. Fille ou garçon, il n’y aurait pas à choisir, car c’est décidé une fois pour toutes. En cas de doute, les chirurgiens ont encore trop souvent fait le nécessaire dès la naissance pour ne pas laisser flotter l’identité, convaincus de leur légitimité. On sent, malgré tout, poindre les signes d’évolution de ces mœurs charcutières. Quant à oser défier cet ordre, seul(e), que d’obstacles, au point qu’il est tentant de renoncer à le vivre et même de se résoudre à « en finir ». On me l’a souvent dit en consultation mais combien, dans le silence et l’incompréhension, sont passés à l’acte avant que ne soit, aujourd’hui, facilités une information et un soutien de la part d’associations, qui rendent bien des services, à condition de ne pas se laisser aller à la tentation du prosélytisme lobbyiste et de son argumentation démagogique.

6 Ce n’est que dans une complexité multifactorielle que peut se penser l’expression de l’identité sexuelle, dans une riche articulation entre physiogenèse, psychogenèse et -sociogenèse. C’est possible à condition de dénoncer et de déconstruire les idéologies d’où qu’elles viennent : dominantes, lobbyistes, libertaires. Le préalable est d’accepter que l’identité vécue et ressentie au fond de soi peut être contraire à ce qu’en dicte l’apparence. C’est en cela qu’il n’y a pas une, mais plusieurs modalités de « transidentité », voire une irréductible singularité de ce qui fait problème, tant à celui/celle qui le vit, qu’à la société déroutée, malgré tout contrainte de se transformer au gré d’évolutions de la pensée, de l’expérience, des forces sociales en présence.

7 Mais alors, se pose un autre problème : comment déployer posément ces questions autour de l’identité face à des positionnements idéologiques souvent violents, y compris ceux émanant d’une gouvernance étatique électoraliste ? Prendre en compte cette souffrance identitaire ne justifie pas de vouloir gommer la différence sexuelle ou de refuser de s’y référer. Avons-nous besoin de « théories » du genre pour libérer l’identité du poids d’archétypes et de stéréotypes ?

8 Entre plasticité cérébrale, épigénétique, polysémie interculturelle et souplesse psychosociale, entre progrès de la génétique et de l’éthique, le débat séculaire entre nature et culture, inné et acquis, est à présent superbement actualisé par les artistes, mais aussi par des chercheurs. Eux, il leur a fallu attaquer la science et la médecine idéologiquement partisanes et conservatrices qui ont longtemps imposé leur prétendues vérités indéfectibles. Certains chercheurs ont lutté et luttent ardemment contre la camisole sociale qui contraint l’identité et son expression dans ses stéréotypes et donc, ses règles de vie. Ils élèvent le débat en y introduisant, entre autres, une curiosité pour d’autres cultures non dualistes. Ils refusent de faire de la différence, une maladie, un handicap, voire une déviance perverse. Certains y parviennent sans se figer dans des positions idéologiques, sans passer d’une mystification à une autre qui s’aliénerait dans d’autres schémas identitaires. Parmi ces chercheurs, Catherine Vidal, Joëlle Wiels et Gaïd Le Maner-Idrissi [1] pensent les données génétiques en s’extrayant de la tyrannie du XX fille et du XY garçon, ce que démontrent toutes les études récentes. Plus encore, l’immense diversité des combinaisons chromosomiques, et surtout de leurs expressions géniques par la traduction en arn et par la production protéique (freination, recombinaison, stimulation), ont battu en brèche les prétendues vérités séculaires qui ne sont plus désormais qu’archaïsmes scientistes contre la science en mouvement. Non seulement la thèse du chromosome Y référent dominant est caduque, mais l’expression génétique des différences identitaires sexuelles ne dépend plus d’une implacable tyrannie des gènes. Désormais, on doit aussi prendre en compte les données récentes sur la plasticité cérébrale. Le cerveau a la capacité de se modeler en fonction de l’expérience et des stimulations. Il développe, focalise et enrichit ses connexions grâce aux apprentissages, à la vie relationnelle, au bain culturel. Force est de constater les liens étroits de cette plasticité avec les modalités d’action des gènes et leur production modulée de protéines actives agissant dans l’expression identitaire sexuelle. Cette production est stimulée ou réduite au silence en fonction de multiples facteurs intrinsèques et environnementaux. Si l’on y ajoute la variable de sensibilité individuelle des récepteurs hormonaux, cela ne fait pas moins de quatre étages dans le déterminisme identitaire, cumulant la multiplicité de combinaisons !

La création artistique se joue du genre

9 L’art est-il plus fort que les murs ? Oui, à condition de déconstruire, de subvertir car alors, il permet d’ouvrir un espace de rêve et de pensée, un espace où vivre autrement. L’artiste tend une passerelle vers un autre monde, avec le crayon, la voix, un pinceau, sa main. Par son audace, le geste créateur force le regard et l’écoute. Il abstrait, figure, conceptualise. Un potentiel combinatoire poly-sémique et singulier s’agrège dans l’œuvre grâce au déploiement extensif de la créativité. L’objet créé est donc un objet virtuel, de sa virtualité neuropsychique, même lorsqu’il est solide, palpable et visible. Ainsi, il ouvre tout autant sur des questions esthétiques qu’existentielles, éthiques et politiques [2].

10 Il revient à l’artiste le privilège et la responsabilité de poser de vrais problèmes sans discours, et par l’insolite, d’oser déconstruire les préfigurations et préconçus sans craindre de choquer. L’art facilite l’argumentation éthique et le débat public en touchant aux limites et aux tabous. Par là même, la subversion créative peut s’imposer envers et contre les tentatives terroristes des contrôleurs des bonnes mœurs et des gardiens orthodoxes des courants d’art.

11 De l’élaboration d’un virtuel neuropsychique à la réalité d’un objet virtuel, ce qui apparaît, la forme produite, est prétexte à un imaginaire perceptif, et peut prendre corps en chacun, en tant que réelle présence. La création artistique tente de rendre intelligible et visible cet indicible, tel celui du glissement incertain de l’identité sexuelle. En cela, elle est la mieux placée pour donner corps et réalité à un virtuel féminin et masculin intimement liés dans leur mouvement, à cet autre en soi, y compris dans sa potentialité trans. Elle est une alternative radicale aux archétypes aliénants.

12 La toute jeune histoire de la création artistique des femmes est paradigmatique de ce remue-ménage complexe de l’identité, dont celui de l’identité sexuelle. Ces artistes femmes (et leurs œuvres) sont enfin devenues visibles grâce à leur bouillonnement créatif et leur capacité de subversion d’un ordre de l’art qui contraignit la femme à être la muse de petits maîtres et glorieux artistes masculins. Le parcours d’obstacles que ces créatrices ont dû initier [3]3 pour se rendre visibles n’est pas sans résonner auprès de celles/ceux dont l’indétermination bouleverse les codes : transsexuel, transgenre ou transidentitaire, de celles/ceux qui en vivent l’épreuve à l’aune d’un parcours éprouvant. Comme eux, entre appropriation, déconstruction, provocation, subversion, les créatrices ont dû redoubler d’énergie et de volonté indéfectibles face aux entraves culturelles, politiques, sociales. Ces femmes et artistes ont recréé leur corps, leur chair par extraction de la contrainte archétypale. Elles ont joué avec les stéréotypes aliénants, pour mieux les démonter. Rien n’y a résisté, y compris les codes et les stéréotypes de la différence sexuelle, principaux responsables de l’aliénation du féminin, comme du masculin. Cet art contemporain où les femmes sont désormais présentes et très actives, est promesse d’une tolérance à l’autre et d’un accueil de sa différence. C’est un processus de création d’existence qui a préfiguré la déconstruction de l’identité de sexe et de genre, qui a remodelé l’appréhension des formes de sexualité et qui, finalement, a joué l’ouvreur des pistes multiples qui s’offrent désormais à chacun(e), au risque de s’y perdre… à force d’en jouer jusqu’à l’abîme du désir.

13 C’est devenu un plaisir créatif que de s’égayer entre et contre les codes culturels, afin d’y exprimer ses doutes et ses hypothèses de choix, si tant est que ceux-ci ne soient sous emprise d’une mode, d’un Autre médiatique qu’il ne faut pas décevoir. Est-il encore simple d’être femme, d’être homme, et peut-on oser dire « je suis un femme ; je suis une homme » ? Pour chacun(e), il s’agit d’un voyage à l’intérieur de son autre, de sa différence, à la recherche d’une texture d’existence plus vraie, plus proche des perceptions intérieures, de son corps, de son sexe, de son désir. Est-ce un choix que celui de (se) créer son identité, ou est-ce une conviction, celle de sa « nature », de l’essence prétendue de son être ? Quoiqu’il en soit, c’est la perception intime du genre habitant chacun(e), et plus encore, d’une identité plurielle, qui peut ainsi être menée à son déploiement ultime à travers le processus de création artistique, car cette perception y est intimement liée au processus de (re)création d’identité, d’autogénèse d’un être divisé au plus profond de soi. La possible revendication de s’affranchir du genre suppose déjà de s’affranchir des contraintes identitaires, tant pour les hommes que pour les femmes, particulièrement pour les femmes au xxie siècle, au regard de l’évolution remarquable de leur condition culturelle et sociale. L’ouverture à « la perception intime du Genre qui nous habite[4] » est promesse de tolérance à l’égard de l’autre en soi et de l’autre, prête à l’accueil de la différence.

Les avatars du genre : se créer, se mettre en scène

14 Dès l’enfance, certains êtres éprouvent le ressenti douloureux d’une dissociation profonde entre leur identité sexuelle officielle et la force d’une expression intérieure à l’opposé. Non seulement cela existe depuis la nuit des temps, mais l’anthropologie comparée [5] a montré la grande diversité des sociétés au regard des variations de l’identité sexuelle et de genre. Si certaines cultures s’offrent une étonnante souplesse transidentitaire, à l’inverse, nos sociétés occidentales dites évoluées fixent le sexe une bonne fois pour toutes à la naissance au vu des caractères sexuels apparents. L’individu est tenu, sa vie durant, à y référencer son identité, ses choix, sa sexualité et ses actes. Ne pas s’y conformer expose aux moqueries, à la violence et à l’exclusion. Force est de constater que les archétypes et les stéréotypes sexués ont la vie dure malgré la puissance des lobbys représentatifs de la diversité trans. Trop souvent encore, les médecins invitent les patients à ménager les apparences, entre prudence et néoconservatisme. Surprenant paradoxe car au même moment, les adolescents qui souffrent d’un sentiment de contrainte identitaire sexuelle, peuvent s’adosser à un flou des données scientifiques pour demander un changement de sexe tant au plan physiologique qu’administratif. Ils ont le droit avec eux. Encore faut-il oser le faire, être entendu, soutenu, mais aussi bénéficier d’une aide éclairée pour s’y repérer.

15 Transidentitaires et transgenres peuvent, par la « réassignation identitaire », tenter de sortir du cauchemar de ce mensonge d’avoir à paraître comme les autres alors que se manifeste en eux le vécu du sexe opposé ou indécis. Le chemin pour parvenir à ce changement d’identité est pour le moins éprouvant et oblige souvent à composer avec une désocialisation éprouvante. Conscients de cela et malgré le tollé des associations trans, il nous arrive de proposer un autre accompagnement que celui de privilégier ce parcours du combattant de la transformation sexuelle. Sachant que la production de protéines actives par les gènes peut être stimulée ou freinée en fonction de facteurs multiples, sachant que la plasticité cérébrale permet une remarquable évolutivité neuropsychique, sachant qu’une psycho-thérapie peut avoir un impact substantiel sur ces phénomènes de perception identitaire, il parait réaliste d’envisager un travail psychique en profondeur qui permette d’aménager la dissociation transidentitaire sans avoir à subir un parcours médico-chirurgical de transformation. Certains patients demandent ce travail psychique et parviennent ainsi à une relative harmonisation, certes boiteuse, mais qui n’est pas boiteux en ce bas monde ! D’autres le tentent, veulent y parvenir, mais le mal-être persiste et la force de transformation domine. Alors s’impose un accompagnement jusqu’à la potentielle réussite d’une harmonisation physiologique, psychique, sociale en franchissant les différentes étapes de transformation : hormonale, chirurgicale, esthétique, neuropsychique, professionnelle, sociale et administrative. À l’arrivée, après un dur parcours d’une dizaine d’années, le bilan est mitigé. Quant au bonheur escompté, il est rarement au rendez-vous. Les réactions dépressives sont fréquentes, avec un risque suicidaire, et depuis peu des demandes d’euthanasie active qui sont autorisées et exécutées dans certains pays d’Europe quand la détresse est durable.

16 Donc, quand la requête de réassignation identitaire émane d’adolescents ou de jeunes adultes dont la construction narcissique reste encore sous l’emprise forte du regard de l’autre, mieux vaut être circonspect, d’autant que ces jeunes indécis subissent de plein fouet les effets d’une mode trans très médiatisée [6]. Aujourd’hui, je constate que, remarquablement documentés grâce aux médias et aux forums Internet, parfois, et de plus en plus, ils consultent juste pour valider ce qu’ils ont acté : une sorte de permutation, de switch de genre conforme à leur perception actuelle. C’est leur solution pour résoudre un flottement identitaire fréquent, voire normal à cet âge dans une société qui vit un processus d’adoucissement de ses représentations archétypales de l’identité sexuelle. Ils expriment un grand mal-être mais n’y trouvent comme explication, déni oblige, qu’une erreur d’aiguillage. Ils ont des droits qu’ils connaissent bien et veulent nous mettre en contact avec les associations qui les ont guidés et renforcés dans leur détermination. Le psy n’aurait plus qu’à se conformer à leur droit adossé à une législation qui lui offre une assise arrogante. Il n’est pas question d’envisager un travail psychique autour de cette revendication qui ne prête, pour eux, à aucune discussion, car déterminée par la légitimité officielle du transusager, et ce, d’autant plus qu’ils sont dégagés de toute tentative de pathologisation par, et avec l’aval d’une société en pleine mutation culturelle et bioéthique.

17 Au risque de les stigmatiser, donc de tomber sous le coup de la loi, le psy est prisonnier d’un double lien entre l’obligation de recevoir ces êtres en transit pour valider leur demande, et l’interdiction de les considérer comme des patients présentant potentiellement un symptôme susceptible d’être « travaillé » en psychothérapie. Mais, au risque de décevoir, éthiquement, il nous est indispensable de tempérer ces demandes d’adolescents et d’adultes jeunes, car le caractère définitif d’un changement de genre qui s’accompagne d’interventions chirurgicales multiples, peut conduire à des souffrances plus grandes, y compris des passages à l’acte d’automutilation et de suicide.

18 Alerter sur ces dérives que permet une législation floue et extensive, ne signifie pas dénier la réalité de ce qu’il est désormais convenu de nommer, si on adopte les références du dsm v [7], une dysphorie de genre. Le poids du dsm v dans la communauté « scientifique », pourtant contesté et contestable, est tel que ce signifiant piégeux est en passe de s’imposer. Il faut dire qu’il vient occuper un vide sidéral de la pensée psychiatrique qui n’a pas su, ni voulu interroger une identité narrative flottante face aux conventions sociales, sans se dégager du trouble, de la pathologie, ce que tentent désormais certaines équipes expérimentées [8]. Pourquoi piégeux ? Les concepteurs du dsm v ont dû faire avec la pression des lobbys trans et renoncer à la notion de trouble. Pourquoi pas, sauf que, par un habile retournement, il semble qu’ils aggravent leur cas. Ce qui est donné d’une main, l’acceptation d’une différence intrinsèque à la détermination sexuelle flottante, est repris de l’autre, car le dys dont on sait la consonance de handicap, signe l’infléchissement du trouble vers le handicap sans vraiment le dire. Il est introduit un indice de souffrance, et un potentiel de souffrance biopsychosociale ; c’est la condition d’une légitimité et d’une prise en compte de la dysphorie de genre, sans qu’il ne soit envisagé l’approche psychodynamique (ce qui ne veut pas dire une réduction psychopathologique). La tâche ingrate, voire même injouable, revient aux équipes pluridisciplinaires du problème trans de faire avec ce jeu de bonneteau d’un trouble qui ne se dit pas, d’un handicap qui ne l’est pas, d’une norme de la différence qu’il ne s’agit pas de stigmatiser, d’un interdit de questionner une histoire et une psychogenèse, obligé de penser un éventuel trouble psychique, non pas en tant que facteur participant au flottement identitaire mais comme une conséquence du trans devenu dys. Entre nécessité, choix et envie de changer de genre, il est bien difficile de se positionner, car, dès lors qu’il est question d’un potentiel de souffrance, dont nous sommes tous porteurs, comment évaluer et décider d’une réassignation. Aussi imprécisément délimitée, la dysphorie de genre permet une métamorphose du paraître, voire une forme de switch qui n’interdit pas de donner réalité à un jeu d’aller-retour identitaire. On n’en est pas là, mais on sait que la société bouge plus vite que son ombre.

19 C’est tout à fait différent de la nécessité impérieuse de (re)trouver le genre que l’on est au fond de soi, de devenir ce que l’on a à être par une autogenèse transformative, sans ces mystifications.

Sex touch et switch attitude

20 L’époque est à la transposition, à la permutation, au switch dans la mise en acte de la sexualité dont la scène se résume parfois à la performance et à la gymnastique plutôt qu’à l’expérience du désir amoureux. Les pratiques sexuelles très diverses et hypermédiatisées, sont classées en fonction de catégories calibrées sur des sites où le voyeur devient vite captif. On sait l’énorme consommation de vidéos, de jeux et de rencontres sexuelles sur Internet y compris d’adolescents, d’enfants plus vite initiés qu’ils n’y sont prêts par leur développement. Tout y est possible, yes you can do it. Pour cela, il suffit de cliquer sur un contenu dans le menu de tes fantasmes, en fait, plutôt des fantasmes prémâchés et prédigérés, tels des plats préparés livrés à domicile, y compris dans l’énorme offre bisexuelle qui entre en collision avec le questionnement identitaire et narcissique des plus jeunes. Cela ne préjuge pas, en théorie, de l’évolution future des choix d’objet et de postures hétéro/bi/homo/trans. Mais quel est le véritable impact de cette sexualité virtuelle prête à l’emploi sur la construction fantasmatique et le rapport de désir à l’autre, objet/sujet ou objet/objet, d’autant que l’augmentation de la consommation d’alcool et de drogues sur un mode bref/extrême expose l’adolescent et l’adulte jeune au risque de vécu sexuel traumatique, voire d’acte sans consentement dans un contexte de dissolution de la conscience ?

21 Quant aux adultes, dans l’ennui des couples rodés, pour ne pas dire érodés, ce marché offre de nouvelles possibilités revigorantes, mais sans toujours mesurer leur impact sur l’enracinement imaginaire et fantasmatique. D’autant que souvent, l’initiative revient à l’un des membres du couple qui tente de convaincre l’autre, sa « moitié », de devenir le partenaire de jeux érotiques des plus exotiques – partenariat interchangeable dans la gymnastique de groupe et utilisation d’objets sexuels : chair vivante annexée ou accessoires matériels les plus divers, du sex toy à la planche équipée sadomaso. L’ennui, c’est que l’autre du couple peut être naïvement ou/et moralement à des années-lumière du projet. Quoique parfois, cette apparence s’avère, à terme, trompeuse, et elle désarçonne le solliciteur qui vient consulter, abandonné et « la queue basse ».

22 Il n’est pas rare qu’une femme parle en consultation de ce qu’elle regrette amèrement d’avoir accepté, à la demande insistante de son mari : se rendre, « juste pour voir, et plus si affinités », dans un club échangiste ou autre proposition, une épreuve cruelle qui lui laisse un dégoût d’elle-même, de la sexualité, une forme de honte qui peut la conduire à un comportement d’angoisse phobique. L’une d’elle, paradigmatique, m’a dit : « Je sais que je n’aurais jamais dû y aller… il me disait que j’étais ringarde, que je n’avais pas la sex attitude. J’ai honte de moi [9]. » Elle a subi ce forçage comme un viol. Elle n’avait pas la capacité de penser et de vivre cette prétendue libération.

23 Cette illusion de libération sexuelle véhiculée par ces switch en groupe n’a pas fait, au contraire, évoluer les stéréotypes aliénants de la femme-objet. Ils s’enrichissent même de la Bimbo aux formes généreuses hyperérotisées version pin-up. Bimbo n’est pas qu’une gourde sexy mais le produit phare, la tête de gondole d’un marché qui génère sa cohorte de produits dérivés pour alimenter des ersatz de fantasmes des plus ringards. Bimbo est un produit d’appel en forme de sex appeal ; c’est la promesse d’une sex-bombance bandée entre poitrine et fesses proéminentes qui doit fasciner les hommes, et plus encore, les femmes et les petites filles qui jouent très tôt avec leurs poupées Barbie, servitude involontaire par empreinte forte sur les représentations inconscientes.

24 Que devient la liberté quand les individus n’ont qu’à se plier aux gesticulations sexuelles réglées par la marchandisation du sexe ? Pour celle/celui qui subit, ça peut relever d’un réel trauma--tique. Pour celui/celle qui le met en scène, la trouée du fantasme ne se referme plus… Et pour les deux, plus rien ne sera jamais comme avant, jusqu’à consommer… la rupture.

25 Que se passe-t-il quand cette marchandisation rencontre une mélancolie préexistante, s’il y a méprise, ou que l’un(e) se méprise, rejette son corps et son être ? C’est alors l’offrande sacrificielle des bas-fonds ; un trou s’ouvre, sans fond, là où ça va trop loin ; la honte s’exacerbe et accélère la descente aux enfers maso-mélancolique. Une patiente avoue péniblement : « Le soir, je sors quand il fait noir. Je vais dans des endroits très glauques ; je fais n’importe quoi. Je ne sais pas qui je rencontre. Je prends des risques insensés. J’accepte n’importe quoi ; je me laisse salir, humilier. On dirait que ça me fait plaisir, mais non, je souffre. Après, je vomis, je me sens vide, sale, nulle. Je suis allée au fond du gouffre ; d’ailleurs, c’est souvent dans un endroit immonde que ça se fait : un parking, des toilettes publiques, un escalier qui pue. De l’argent pour ça ? Je ne le mérite pas… Je veux juste me détruire, disparaître, et surtout ne pas être aimée… ou être enfin aimée ! »

26 Figure du néant, trou noir abyssal qu’un monstre habite, elle se donne à la « bête », celui qui la prend juste comme un trou, sans la voir, et la jette tout en la traitant de salope. Telle une héroïne sacrificielle ambiguë, si bien mise en scène par le cinéaste Pedro Almodovar [10], elle vit la curée de son corps-déchet, là où la jouissance ne peut que côtoyer le réel de la mort.

27 Rien à voir avec le jeu kaléidoscopique de l’amour et du pouvoir sur l’autre d’une Vénus à la fourrure[11] où s’exacerbe l’équivoque du désir dans le switch de postures et de mises en scène. C’est là où l’on recroise étrangement le trans comme faisant partie intégrante, jouée et agie, de l’autre en soi. C’est la spirale de jouissance jusqu’à l’acmé : la transe d’un déploiement extrême du fantasme et de l’emboîtement ajusté du fantasme couplé, jusqu’au duel dans l’adversité qui interroge les archétypes de l’identité sexuelle et du pouvoir phallique. Quand l’amour vient à tromper la mort… et vice versa. Peut-on en rapprocher le point d’orgue narcissique d’une posture androgyne extrême dans son autosuffisance d’Onan, face au miroir véronique pour y contempler sa totalité sexuelle, MtoF, FtoM ? « Être tout, n’être qu’un, complet, n’est-ce pas fascinant ? », me dit un artiste, tout en évoquant la maîtrise de son art et le jeu ambigu en trompe-l’œil qu’il aimait mettre en scène pour troubler le spectateur, pour le mettre face à son énigme, et donc à sa richesse insue.

28 Face à la débauche de propositions autour de la sexualité, face au questionnement identitaire sexuel déconstruisant des repères culturels auxquels certains s’accrochent comme des moules à un rocher, on voit poindre et s’amplifier un mouvement no sex parmi de jeunes adultes qui refusent ce qu’ils considèrent comme une tyrannie du sexe. Loin d’être prudes, ils n’en sont pas moins dans l’illusion d’une quête de purification qui n’est pas sans rappeler certaines considérations sur la sublimation quand cette notion est mal digérée, ou utilisée à des fins moralisatrices par certains psychanalystes n’en ayant pas encore fini avec leurs pratiques et convictions religieuses éculées.

29 Mais qui est encore dupe de ces tartufferies ? Entre no sex et sexe à tous les étages, il est plus que nécessaire de discerner ce qu’il en est des régressions morales et religieuses, de dérives néolibérales d’une marchandisation sauvage, du machisme rampant dans les couples, l’entreprise, les couloirs de la République et partout ailleurs, de la régression du féminisme libérateur au profit de la servitude séductrice des adolescentes et des jeunes femmes fascinées par le miroir selfique des réseaux sociaux… Bref, la sexualité est désormais une question politique. Mais ne l’a-t-elle pas toujours été ?

Notes

  • [1]
    C. Vidal (sous la direction de), Féminin masculin. Mythes et idéologies, Paris, Belin, 2006. C. Vidal est neurobiologiste et directrice de recherche à l’Institut Pasteur.
  • [2]
    T. Delcourt, Créer pour vivre, vivre pour créer, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2013.
  • [3]
    T. Delcourt, Artiste, féminin, singulier, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2009.
  • [4]
    « Citation de Camille », dans Identité de genre, Friville-Escarbotin, Éditions Friville, 2014.
  • [5]
    F. Héritier, Masculin, féminin, la pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 2002.
  • [6]
    T. Delcourt, Je suis ado et j’appelle mon psy, Paris, Max Milo, 2016.
  • [7]
    dsm v, Manuel Diagnostique et Statistique des troubles Mentaux, apa, 2015 pour la version française.
  • [8]
    Lire l’interview de Thierry Galarda, parlant au nom de l’équipe pluridisciplinaire de Sainte-Anne : http://www.congresfrancaispsychiatrie.org/dernieres-actualites-surles-dysphories-de-genre/
  • [9]
    La description complète se trouve dans T. Delcourt, Dépressives, hystériques ou bipolaires ? Les femmes face aux psys, Paris, Bayard, 2013.
  • [10]
    Pedro Almodovar, dans plusieurs films, entre autres, Parle avec elle, 2002.
  • [11]
    L. Sacher-Masoch, La Vénus à la fourrure, 1870, et le superbe film éponyme de Roman Polanski, 2013.
Français

Les repères de l’identité sexuelle et de la sexualité sont bouleversés dans une société en pleine mutation. Comment se repérer et accompagner les personnes trans, particulièrement quand il s’agit d’adolescents et d’adultes jeunes ? Comment ne pas compromettre des positions éthiques dans nos pratiques tout en les actualisant ? Une analyse des données récentes de la science est tout aussi importante que de maintenir une intelligence critique et analytique des situations. Il en est de même avec la prétendue libération sexuelle qui cache parfois des archaïsmes et des formes d’aliénation redoutables. La sexualité est une question politique.

Mots-clés

  • Réassignation identitaire
  • dysphorie de genre
  • machisme
  • création
  • permutation
English

Markers of gender identity and sexuality are messed up in a society that is deeply changing. How can we get a clear view and take care of trans persons, especially when adolescents and young adults are concerned ? How can we not jeopardize ethical positions in our practice while we actualize them ? It is as much important to analyse the recent data provided by science as to keep a critical and analytical intelligence of situations. The same goes for the so-called sexual liberation behind which sometimes archaisms and dreadful forms of alienation are hidden. Sexuality is a political issue.

Keywords

  • Reassignment of identity
  • gender dysphoria
  • male chauvinism
  • creation
  •  permutation
Español

Los indicadores caracterizando la identidad sexual y la sexualidad cambian radicalmente en una sociedad sometida a una transformación profunda. ¿Cómo se puede situarse y cuidar a las personas trans, sobre todo cuando se trata de adolescentes y adultos jóvenes ? ¿Cómo no comprometer posiciones éticas en nuestras prácticas, mientras las actualizamos ? Analizar los datos recientes de la ciencia es tan importante como mantener una inteligencia crítica y analítica de situaciones. Lo mismo ocurre con la presunta liberación sexual la cual a veces esconde arcaísmos y formas de alienación temibles. La sexualidad es un asunto político.

Palabras claves

  • Reasignación identitaria
  • disfonía de género
  • machismo
  • creación
  •  permutación
Thierry Delcourt
Psychiatre, pédopsychiatre et psychanalyste. Président de l’Organisme de formation pour le développement professionnel continu des psychiatres privés (odpg-pp), vice-président du Syndicat national des psychiatres privés (snpp), coordinateur scientifique de l’Association française des psychiatres d’exercice privé (afpep).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 18/04/2017
https://doi.org/10.3917/insi.012.0083
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