CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Depuis le début des années 1970, l’État entend faire reculer la consommation de tabac en France [1, 2] [1]. Première impulsion d’une politique de prévention et d’information sur les risques du tabac, la loi Veil du 9 juillet 1976 limite d’abord la publicité en faveur de ce produit et oblige les fabricants à imprimer sur les paquets de cigarettes la composition et la quantité moyenne de nicotine et de goudron. En 1991, la loi Évin vient renforcer cette politique par l’établissement des premières mesures d’interdiction de fumer dans les lieux affectés à un usage collectif. S’ensuit une série de dispositions visant à protéger les plus jeunes – interdiction de vente aux mineurs de moins de 16 ans en 2003 puis de moins de 18 ans en 2009 – et les non-fumeurs – interdiction totale de fumer dans les lieux publics en 2006 –, ainsi que des hausses récurrentes des prix du tabac afin d’en dissuader la consommation.

2 Loin de faire l’unanimité, la définition de cette politique de santé publique entre en contradiction avec les intérêts socio-économiques des divers professionnels du secteur. Parmi eux, les débitants de tabac occupent une position particulière. Commerçants indépendants, ils sont également préposés d’administration à la vente du tabac puisque ce produit est sous monopole étatique. Alors que les premières mesures de la lutte contre le tabagisme ne les affectaient pas directement, celles qui ont été prises depuis les années 2000 tendent à modifier leurs conditions de travail. Au cours de ces dernières années, la Confédération des buralistes, seule organisation représentative de la profession, qui revendique un taux d’adhésion supérieur à 90 %, s’est alors mobilisée afin d’infléchir la définition de la politique de santé publique dans un sens favorable aux intérêts de la profession. À cette fin, elle dispose d’un réservoir de ressources et d’actions contestataires et non contestataires. La somme des moyens d’action utilisés et utilisables par les buralistes que l’on peut nommer – à la suite de Charles Tilly – un répertoire d’action [3, 4], est soumise à des contraintes situationnelles et relationnelles. Par les réponses apportées aux modes d’action des acteurs, les pouvoirs publics orientent les possibilités de mobilisation et les moyens d’action « jouables » et anticipés comme efficaces [5]. En cela, on peut dire que le répertoire d’action des buralistes est coconstruit par les mobilisés et par les pouvoirs publics. À travers l’analyse du conflit autour du décret d’interdiction de fumer dans les lieux affectés à un usage collectif du 15 novembre 2006, entré en application en janvier 2008 pour les bars, tabacs, restaurants, discothèques et casinos, il s’agira, dans la suite de cet article, de mettre en évidence la manière dont l’organisation professionnelle des buralistes mobilise des ressources et adapte son répertoire d’action en fonction du contexte afin de maximiser ses chances de réussite. Ses différents modes d’action sont autant de « coups » joués pour influer sur la définition et l’application de la norme, en fonction non seulement des réponses attendues de la part de l’État, mais aussi des différents « coups » joués par les pouvoirs publics. L’analyse des activités tactiques des acteurs met ainsi en évidence leur interdépendance dans la définition de cette politique [6]. Nous verrons successivement comment, dans la dynamique de cette action collective, la Confédération des buralistes mobilise d’abord ses soutiens parlementaires. Mais, face à la stratégie des tenants de l’interdiction de fumer, ces ressources s’avèrent peu efficaces et l’organisation se sent alors dans l’obligation d’opter pour un répertoire d’action contestataire et défensif.

Influer en amont de la décision

3 Suite à la proposition de loi du 13 octobre 2005 relative à la protection contre les dangers du tabagisme passif déposée par Yves Bur, député UMP du Bas-Rhin, avec quatre-vingts autres députés de la majorité, une mission d’information parlementaire sur l’interdiction de fumer dans les lieux publics est constituée en mai 2006 en vue d’élaborer un rapport à l’attention du gouvernement de Dominique de Villepin. Le président nommé à la tête de la commission n’est autre que le député socialiste de Loire-Atlantique, Claude Évin, ancien ministre de la Solidarité, de la Santé et de la Protection sociale de 1988 à 1991, ce qui met en lumière la convergence sur ce sujet des acteurs politiques au-delà des clivages partisans. Par ailleurs, cette présidence souligne l’enjeu d’une nouvelle réglementation afin d’« améliorer » la loi n° 91-32 du 10 janvier 1991 relative à la lutte contre le tabagisme, dite loi Évin. Outre les parlementaires, des experts et des représentants des secteurs économiques concernés par cette interdiction participent aux réunions. La Confédération des buralistes, présente et consultée lors des tables rondes, tente alors d’infléchir la définition de la norme par la remise en cause de l’interdiction de fumer dans les établissements dits « de convivialité ».

4 Lors des discussions de 1991 sur l’interdiction de fumer dans les lieux affectés à un usage collectif, les fabricants de tabac s’employaient à démontrer l’inexistence du tabagisme passif. Plus de 15 ans après, ils reconnaissent les méfaits du tabac et les tables rondes de cette mission d’information parlementaire confirment leur changement de position. Les résistances sur les voies d’action envisageables pour protéger les non-fumeurs se situent alors du côté des chefs d’entreprise du secteur des cafés, hôtels, restaurants (CHR). Ces acteurs invoquent les spécificités des établissements dits « de convivialité » et les retombées économiques d’une telle mesure sur leur secteur d’activité. L’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie (UMIH), première organisation représentative du secteur, est résolument opposée à l’interdiction totale de fumer dans les lieux publics lors des quatre premières tables rondes de la mission d’information. Cependant, au cours de la cinquième réunion, le représentant de l’union, André Daguin, revoit sa position. Des débats ont précédé autour de l’arrêt de principe n° 1698 de la chambre sociale de la Cour de cassation du 29 juin 2005 sur la sécurité et la santé des travailleurs. Cet arrêt étend l’obligation de résultat des employeurs à la protection des salariés exposés au tabagisme, ce qui tend à modifier les perceptions du président de l’organisation, représentative d’un secteur de 200 000 entreprises et de 800 000 employés. C’est ce qu’illustre cet échange entre André Daguin et Claude Évin :

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  • M. André Daguin : Nous ne pouvons pas exposer nos salariés au tabagisme passif. Si un salarié fait un procès, il gagne. Le problème est donc résolu. On ne peut fumer dans aucun lieu où travaillent des salariés. […]
  • M. le président : On peut donc dire que vous êtes favorable à ce que, dans tous les lieux où il y a des salariés, y compris les bars tabac, on passe rapidement à l’interdiction totale de fumer.
  • M. André Daguin : Ce n’est pas que j’y sois favorable. Je constate un fait, voilà tout. Je suis très défavorable à cet arrêt, mais je suis légaliste.

6 La position de l’UMIH est ainsi bouleversée par la force des arguments juridiques et jurisprudentiels sur l’obligation de protection de la santé des salariés qui incombe aux employeurs. Si une certaine convergence des cadres d’analyse de la situation existait entre l’UMIH et la Confédération des buralistes [2], celle-ci est mise à mal par la recomposition et le déplacement des intérêts des patrons de la restauration et de l’hôtellerie, non plus comme tenanciers de lieux de loisirs mais comme employeurs soumis à des obligations envers leurs employés.

7 La Confédération des buralistes, dont les deux tiers des représentés travaillent sans employés, est beaucoup moins sensible à cet argument et poursuit son opposition. Esseulée, elle recentre alors son discours exclusivement sur les débits de tabac et demande un délai d’entrée en vigueur de cinq ans pour les bureaux de tabac, ainsi que des dérogations à l’interdiction de fumer pour « les lieux où le tabac peut être vendu ». Elle maintient son lobbying auprès de ses alliés parlementaires membres de la majorité et obtient le soutien de plusieurs députés de la majorité. Lors du vote définitif du rapport de la commission, certains se désolidarisent du vote de leur groupe parlementaire, favorable à l’interdiction de fumer. Le député UMP des Alpes Maritimes, Lionel Luca, s’abstient ainsi de voter, fustigeant le manque de clarté sur l’application de la loi et les sanctions appliquées aux contrevenants patrons d’établissement. Jacques Briat, député UMP du Tarn, demande quant à lui que cette politique publique s’accompagne d’une augmentation de la rémunération des buralistes sur la vente du tabac. Enfin, Gérard Cherpion, député UMP des Vosges, requiert des mesures de compensations pour les débitants de tabac, arguant de leur utilité sociale : « Il convient enfin de ne pas sous-estimer les conséquences qu’une telle décision pourrait avoir sur certaines professions, et notamment sur le réseau des bureaux de tabac, si important en milieu rural, où ils constituent souvent l’un des derniers commerces de proximité. Il est utile de rappeler à cette occasion que la profession de buraliste est liée à l’État par un contrat de gérance, qui engage les deux parties. »

Les stratégies des pouvoirs publics pour endiguer les oppositions

8 Les oppositions des préposés d’administration à la vente du tabac et de leurs alliés parlementaires structurent les représentations des membres de la mission d’information parlementaire et du gouvernement. Ceux-ci anticipent alors les difficultés qui se poseront pour faire voter une loi d’interdiction de fumer dans les lieux publics. Peu à peu, les discussions de la commission s’engagent sur le choix du cadre juridique à donner à cette politique de santé publique.

9 Les recherches en droit constitutionnel ont mis en évidence, qu’en dépit de la séparation du domaine de la loi défini par l’article 34 et de celui du règlement défini comme « les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi », cette différenciation des compétences n’est pas aussi stricte dans la réalité que dans le principe. Le fonctionnement des mécanismes des articles 34 et 37 a ainsi eu pour effet de créer une répartition verticale des compétences dans laquelle le domaine réglementaire est réduit à la mise en œuvre des principes et des règles de la loi. Cet usage des institutions rend possible, pour un certain nombre de normes, le choix de l’un ou l’autre des dispositifs juridiques si le Parlement a déjà légiféré sur le sujet, comme c’est le cas avec la loi Évin sur l’interdiction de fumer. Chacun des deux articles présente cependant des contraintes différentes et mobilise des acteurs variés. Selon l’article 34,la procédure législative est à l’initiative du Premier ministre ou des parlementaires. Après le dépôt du texte au bureau de l’une ou l’autre assemblée, le président de l’assemblée saisie transmet le projet ou la proposition de loi à une commission. Celle-ci rédige alors un rapport qui préconise l’adoption, le rejet ou des amendements au texte. Suite à son inscription à l’ordre du jour de la session parlementaire, le texte est discuté successivement dans les deux assemblées. De nouveaux amendements peuvent alors être déposés et débattus, ce qui peut tout à la fois allonger le temps d’élaboration de la norme et la modifier substantiellement. L’édiction d’une norme réglementaire, quant à elle, est beaucoup plus rapide. Selon l’article 37 de la Constitution, le Premier ministre dispose du pouvoir réglementaire qu’il exerce, selon le type de norme, après avis du Conseil d’État, délibération en Conseil des ministres et/ou consultation des ministres concernés. Cette procédure ne nécessite donc ni débat, ni vote. Le choix de l’un ou l’autre de ces instruments n’est pas neutre, puisqu’il permet de mobiliser certains acteurs politiques au contraire d’autres.

10 Si la commission parlementaire sur l’interdiction de fumer dans les lieux publics insiste dans ses conclusions sur « la voie logique de la loi » et la solennité que celle-ci apporterait à la mesure, elle n’en souligne pas moins son aspect aléatoire étant donné « l’encombrement de l’ordre du jour parlementaire des prochains mois », la longueur des débats et des réflexions dans les deux assemblées ainsi que les échéances électorales à venir (présidentielles et législatives de 2007) qui vont « raccourcir le temps législatif disponible ». Anticipant l’impossibilité de faire voter cette loi avant la fin de la législature dans un contexte politique et social particulier, le dispositif réglementaire s’impose selon eux. Même si le président socialiste de la commission parlementaire préférerait la voie législative, le ministre de la Santé et des Solidarités, auditionné par la mission d’information, ne souhaite pas ouvrir de débat dans sa majorité :

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  • Claude Évin : Je comprends qu’il soit plus facile, en cette période préélectorale, de ne pas saisir le Parlement ; mais je suis persuadé qu’il y existe une majorité prête à y aller.
  • Xavier Bertrand : Décret ou loi ? Vaste débat, mais qui intéressera davantage le législateur et les représentants des pouvoirs publics qu’il ne passionnera les Français. […] C’est pourquoi l’important est de bien se positionner sur ce que nous allons faire, plutôt que sur la manière de procéder. Je crois sincèrement que la loi de 1991 est une bonne loi – je n’en dirai pas autant du décret de 1992. […] Le cadre juridique convient toujours, mais nous avons besoin d’un décret qui aille suffisamment dans le détail pour éviter toute divergence d’interprétation. Ce qui nous intéresse, c’est d’être efficace, c’est d’avoir un texte applicable et appliqué. Pour nous assurer une sécurité juridique, nous avons sollicité la mission juridique du Conseil d’État, laquelle nous a indiqué que, dès lors que nous nous situions dans ce cadre, un décret convenait parfaitement. Il y a un débat préélectoral, c’est vrai. Un tel sujet de santé publique peut-il échapper à toute considération politique ? Sur le principe, je le crois. Dans le détail, pour certaines modalités, j’aimerais en être convaincu… Le fait est que, si nous voulons parvenir à ces fins, nous n’avons pas besoin à proprement parler d’une loi, ni de repositionner le cadre juridique : le décret suffit.

12 C’est donc l’impératif de prendre rapidement une mesure qui se reflète dans les conclusions du rapport : « Sensible à l’urgence et au principe de réalisme, et préoccupé par le souci de l’efficacité opérationnelle d’une réforme que chacun s’accorde à juger indispensable, votre rapporteur propose de choisir la voie du décret. »

13 Face aux alliés parlementaires des buralistes, la voie du décret constitue une tentative pour dévaluer les ressources mobilisées par les opposants à la réforme. Alors que la voie législative permettrait aux parlementaires de discuter et d’amender le texte tout en suscitant un débat public, le passage par l’article 37 rend moins efficace la mobilisation de ces soutiens, auxquels les institutions n’attribuent aucun autre pouvoir d’intervention. Les caractéristiques intrinsèques de ce dispositif recomposent donc le rapport de force à l’avantage des tenants de l’interdiction [3]. Le gouvernement reprend finalement le cadre juridique préconisé par la commission d’information et décide d’interdire la consommation de tabac dans les lieux publics fermés par le décret du 15 novembre 2006. Il ajoute toutefois dans son article 5 une dérogation sur la date d’entrée en vigueur pour les débits permanents de boissons à consommer sur place, casinos, cercles de jeu, débits de tabac, discothèques, hôtels et restaurants au 1er janvier 2008.

14 Parallèlement à la définition de la politique de santé publique et face à la mobilisation des buralistes, Renaud Dutreil, ministre des Petites et Moyennes Entreprises, du Commerce, de l’Artisanat et des Professions libérales et Jean-François Copé, ministre délégué au Budget et à la Réforme de l’État, chargent Richard Maillié, député UMP des Bouches-du-Rhône, d’une mission temporaire sur la situation économique du réseau des buralistes. Ce député est connu pour ses prises de position en faveur de la profession qu’il a notamment soutenues activement lors de l’augmentation des prix du tabac en 2003. Intitulé L’Avenir des buralistes : propositions pour un nouveau partenariat, le rapport est remis au gouvernement le 4 décembre 2006, et entraînera le prolongement des aides financières consenties aux débitants de tabac en 2003 jusqu’en 2010, sous la forme d’un nouveau « Contrat d’avenir ». Ce contrat augmente également la rémunération des buralistes sur la vente du tabac et leur accorde un crédit d’impôt destiné à leur permettre de moderniser leur commerce et s’adapter à la nouvelle situation économique. Par ailleurs, l’État s’engage à attribuer de nouvelles missions de service public à ces préposés afin qu’ils diversifient leur activité. Enfin, les pouvoirs publics créent une indemnité de fin d’activité pour les débitants de tabac en milieu rural qui ne parviennent pas à trouver de successeurs. En octroyant aux buralistes un certain nombre d’avantages, le gouvernement entend enrayer leur opposition à la politique de santé publique et pacifier la situation.

15 Mais en dépit de ces mesures, l’organisation professionnelle et ses soutiens tentent tout au long de l’année 2007 de ramener le débat dans l’arène législative. Le jour même de la publication du décret d’interdiction, le député UMP du Vaucluse Thierry Mariani dépose une proposition de loi afin de modifier l’article L.3511-7 du Code de la santé publique pour que « les débits de boissons, les restaurants et les discothèques bénéficient d’un libre choix laissé à l’exploitant de l’établissement de moins de cent mètres carrés d’être fumeur ou non-fumeur ». Le 13 novembre 2007, ce sont sept sénateurs UMP qui présentent un amendement à l’article 52 bis du projet de financement de la Sécurité sociale ainsi rédigé : « Les débits de boissons et restaurants installés dans les communes de moins de 2 500 habitants ne sont pas soumis au principe d’interdiction générale de fumer. »

16 Quelques jours après, le 27 novembre, trois députés du Nouveau Centre déposent également un amendement au projet de loi de finance afin d’aménager des espaces fumeurs dans les établissements de plus de 100 m2. Cependant, ces différentes tentatives ne sont que des échecs.

Des actions contestataires face à l’impossibilité de débattre

17 Même si la forme décret réduit les coups jouables dans la sphère législative, la Confédération des buralistes dispose d’autres ressources pour poursuivre son action. L’existence depuis 2001 d’un service juridique au sein de l’organisation lui permet de mobiliser le droit comme ressource. Le directeur du service juridique a ainsi assisté aux tables rondes de la mission d’information parlementaire et entendu les doutes de certains parlementaires sur la voie du décret pour adopter l’interdiction. Après la publication du texte, il propose aux élus de la profession de déposer un recours pour excès de pouvoir auprès du Conseil d’État. Ceci afin de faire annuler la décision au motif qu’elle dénaturerait la portée de la loi et empiéterait sur la compétence du législateur en décidant d’une interdiction générale et absolue et en portant atteinte aux principes de liberté d’entreprendre et de liberté individuelle. Cette action apparaît d’autant plus envisageable que le syndicat professionnel dispose de moyens financiers conséquents, lui permettant de faire appel à des experts en droit pour monter le dossier. Avec un exercice comptable excédentaire de près de 900 000 euros à la fin de l’année 2006, elle a ainsi la possibilité de s’offrir les services d’un professeur de droit constitutionnel réputé pour réaliser une étude sur la légalité du décret, mais aussi de faire appel à un cabinet d’avocats spécialisé en droit administratif pour rédiger les moyens et les arguments invocables à l’appui du recours. Celui-ci est déposé le 10 janvier 2007 et s’accompagne de quatre autres requêtes : l’une émanant de deux particuliers, une autre de l’association Collectif des amoureux de l’art de vivre et enfin une conjointe des associations Touche pas à mon clope, Confrérie Jean Nicot et Confrérie des maîtres pipiers de Saint-Claude [4]. Les recours des particuliers sont liés à celui de la confédération, le cabinet d’avocats lui ayant recommandé d’y joindre des demandes individuelles pour renforcer le poids de son recours. En revanche, les mémoires des autres groupes d’intérêt sont présentés à part. Après plusieurs réunions de travail, les différents acteurs ont pris la décision de distinguer leur recours, constatant qu’ils ne défendaient pas les mêmes principes. Un des membres de l’association Touche pas à mon clope et de la Confrérie Jean Nicot l’explique ainsi : « On a une différence de position fondamentale. Moi je défends les fumeurs, défendre les fumeurs c’est défendre aussi le fonds de commerce des buralistes. Eux défendent le fonds de commerce des buralistes, mais ils le font à travers les aides de l’État. Moi je regarde le marché et eux regardent les subventions. Ils se battent pour des subventions et moi je me bats pour que la réglementation soit intelligente mais appliquée avec une certaine modération. »

18 Plutôt que de défendre un « droit à fumer », la Confédération des buralistes mobilise la liberté d’entreprendre et de gérer son entreprise. Les moyens invoqués dans son recours consistent ainsi à affirmer que le décret dépasse les compétences du pouvoir réglementaire en fixant des normes impossibles à mettre en pratique pour la création de fumoirs. Le décret poserait de fait une interdiction générale et absolue de fumer dans les lieux affectés à un usage collectif et porterait ainsi une atteinte disproportionnée au principe de la libre entreprise et aux libertés individuelles. En dépit de l’investissement financier et temporel que représente ce travail, les anticipations du directeur du service juridique sont alors plutôt pessimistes : « On était quand même modérément optimiste sur cette requête parce que le décret avait été quand même regardé d’extrêmement près par des juristes du ministère de la Santé et du Conseil d’État qui avait donné son avis avant la signature. »

19 Et le 19 mars 2007, ce recours est effectivement rejeté. Face à l’absence d’efficacité des ressources politiques et juridiques, l’organisation professionnelle joue un dernier coup tactique, moins de deux mois avant l’entrée en vigueur du décret.

20 Le 21 novembre 2007, elle appelle à une manifestation « des buralistes et de leurs amis ». La manifestation n’est pas un mode d’action novateur, mais son utilisation est néanmoins inhabituelle pour ce groupe professionnel. Auparavant, il n’avait été usité que deux fois (en 2003 contre l’augmentation des prix du tabac) et il s’était alors avéré efficace dans la négociation du premier contrat d’avenir. Cette « manifestation de crise » [7] peut être analysée comme un dernier coup joué afin de montrer son mécontentement à l’État et de maintenir la cohésion du groupe. Ses destinataires sont ainsi à la fois les manifestants eux-mêmes et l’État, comme l’explique ce permanent de l’organisation : « C’est une action par laquelle, après avoir essayé différentes choses, on est obligé de passer à un moment si y a pas de… si y a toujours un blocage […] Et donc il arrive un moment où on a pas le choix autre que de faire une manifestation. On a pas le choix, d’une part pour nous parce qu’on a tout essayé avant. Et puis aussi par rapport aux buralistes qui nous disent “Mais, on en est où ? Il faut manifester maintenant !” »

21 Dans cette perspective, le personnel de la confédération et les présidents des chambres syndicales départementales prennent en charge le travail de mobilisation des buralistes et de toute personne susceptible de « gonfler » le nombre de participants, comme l’explique cette présidente : « Il faut dire aussi que je les ai bousculés. Je les ai boostés et bousculés. Je ne les ai pas harcelés, je leur ai fait comprendre par téléphone, par fax que bon, c’était normal qu’ils montent [sur Paris pour manifester]. […] Et oui mais c’était pas que des buralistes… Parce qu’y avait le copain de ma copine… Il aurait fallu que ce soit un buraliste, mais bon, on s’en fichait, comme j’ai dit “il s’agit qu’on soit du nombre”. Bon, j’ai fait venir des représentants [commerciaux] aussi. »

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22 Outre l’impératif du nombre, celui de la médiatisation de cet événement est également présent. L’organisation syndicale s’entoure de prestataires de services opérant dans le secteur de l’événementiel pour mener cette action. Une troupe de théâtre élabore les slogans, des chauffeurs de salle animent le cortège, une agence de sécurité privée assure le service d’ordre… Une opération symbolique est également mise en place dans le but d’avoir une large audience médiatique et d’imposer une représentation positive du métier de débitant de tabac et une vision néfaste de l’interdiction de fumer dans les lieux publics. Au cours du défilé, les manifestants passent ainsi sous une arche sur laquelle est inscrite la date du 1er janvier 2008, celle où doit entrer en vigueur le décret d’interdiction de fumer, couvrent leur bouche d’un bâillon et gardent le silence. Alors que tout au long du trajet, les acteurs utilisent des moyens sonores comme les slogans, les sifflets et la musique, pendant plusieurs minutes leur mutisme a pour vocation de symboliser la disparition de la convivialité dans leur établissement. Ils veulent ainsi signifier que l’interdiction de fumer aurait pour effet de rompre le dialogue dans les lieux de convivialité et d’y déliter ce faisant les liens sociaux. Dans cette mise en scène, l’action manifestante des buralistes n’aurait donc pas pour but la défense de leurs intérêts économiques et professionnels mais celle de valeurs plus « hautes ». Cette mise en scène semble particulièrement importante aux yeux des organisateurs qui précisent dans le guide pratique de la manifestation : « Nous devons réussir cette action. Veuillez donc à bien informer vos buralistes de cette action qui devrait être largement reprise dans les médias. » Une passerelle est d’ailleurs installée sur le trajet afin que les journalistes puissent réaliser des prises de vue en plongée et en plan large des manifestants bâillonnés.

23 En dépit du relatif succès de la manifestation qui rassemble 10 000 personnes, celle-ci est faiblement relayée par les médias. Les 21 et 22 novembre 2007, la presse quotidienne nationale et régionale ne consacre que douze articles à la manifestation des buralistes. Malgré leur volonté d’occuper l’espace médiatique, les buralistes sont concurrencés par une actualité sociale chargée (le sabotage de lignes TGV et des manifestations d’autres groupes professionnels : cheminots, infirmières, médecins, marins-pêcheurs, étudiants...) qui ne leur permet donc pas d’atteindre une large audience via les médias [8].

24 Avec l’entrée en vigueur du décret, le 2 janvier 2008, l’organisation poursuit son action en pointant les conséquences économiques de la réglementation à travers la mise en place d’un « observatoire économique de la profession ». Le service Études et marchés de l’organisation recueille et centralise l’information sur le chiffre d’affaires des débits de tabac et élabore des données statistiques mettant en évidence le danger de l’interdiction de fumer pour la survie de ces commerces. Poursuivant une action légaliste, elle est rapidement confrontée aux contestations de la base. Dès le 2 janvier, des résistances individuelles voient ainsi le jour. Certains buralistes refusent d’interdire à leurs clients de fumer, ils n’apposent pas la signalisation officielle et laissent les cendriers sur les tables de leur établissement. Alors que pour la plupart ces actions illégales demeurent « silencieuses », certains cherchent au contraire à les publiciser et à donner une visibilité médiatique à leur revendication : celle d’un libre choix entre établissements « fumeur » et « non fumeur ». Ces actions individuelles entrent dans une logique de rapport de force et s’exposent à la répression des autorités policières. Pour M. Joura, buraliste depuis huit ans en Loire-Atlantique, la médiatisation de son infraction a pour conséquence la répression : « Ben tout le monde autour savait que ça fumait chez nous, on le cachait pas. On faisait pas non plus publicité mais les clients le disent, ils vont ailleurs, ça fait le tour, voilà. (Sic) Ouest France appelle en disant “voilà, on a appris que ça fumait chez vous, est-ce que vous seriez d’accord pour qu’on vienne ?”Pas de souci. Donc voilà c’était comme ça. Sauf qu’ils sont venus faire le reportage et ça [l’article] c’était sorti le lendemain. Et le lendemain après-midi on était verbalisé. »

25 Dans un article de Ouest France publié le 12 janvier, il déclare : « Moi je suis du genre à aller jusqu’au bout. Si on me verbalise, alors j’entamerai une grève de la faim… » Après avoir été sanctionné, il refuse de se nourrir. Ce passage à l’action violente contre soi semble être l’effet d’un rétrécissement des répertoires d’action possible face à l’entrée en vigueur de la loi et à la répression des autorités. De plus, M. Joura est contraint par son annonce et sa publicisation : pour que la menace de grève de la faim soit efficace, il faut qu’il tienne ses engagements. L’utilisation de ce mode d’action, hautement symbolique, est avant tout stratégique : « La grève de la faim, je considérais que c’était l’action extrême, qui aurait forcement porté, ou qui aurait forcement été la plus efficace. À mon avis c’était la plus efficace. »

26 Les journaux couvrent largement cette grève de la faim. Bien que n’ayant pas joué de rôle dans leur déclenchement, la Confédération des buralistes utilise ces actions individuelles pour peser dans les tentatives d’ouverture de négociation avec le gouvernement. Le 18 janvier 2008, le président de l’organisation soutient ainsi M. Joura publiquement et martèle que le décret est inapplicable dans les bars tabac. Le soir même, le président de la République déclare qu’il recevra une délégation de buralistes. Il apparaît donc que les actions individuelles combinées à l’action de l’organisation professionnelle sont indissociables dans cette avancée du conflit.

27 Suite à une première réunion à l’Élysée, M. Joura cesse sa grève de la faim et des négociations s’ouvrent entre les pouvoirs publics et les représentants de la Confédération des buralistes. Deux réunions de « cadrage » définissent les points sur lesquels doivent porter les réunions techniques : l’aménagement des modalités d’application du décret sur les fumoirs et les terrasses, l’élaboration d’une mesure permettant de rattraper les pertes financières constatées et une renégociation du « Contrat d’avenir » afin de renforcer les activités de services publics des buralistes. Trois groupes de travail sont ensuite constitués : un groupe « chiffrage » travaille sur les conséquences réelles de l’application du décret en terme de pertes d’activité, un groupe « activité diversification public » et un groupe « activité diversification privé » discutent de la mise en place de nouvelles activités dans le réseau des buralistes. Dans ces conditions, les négociations portent sur les conséquences économiques de la mesure et les compensations possibles. On constate alors que la principale revendication des buralistes qui était le libre choix d’interdire ou pas de fumer dans leurs établissements n’est plus d’actualité. La longueur du conflit, l’impossibilité d’élargir la contestation à d’autres groupes professionnels et l’inefficacité des répertoires traditionnels rendent toutefois ces conditions de négociations acceptables pour l’organisation. La concession faite sur les thèmes des pourparlers est un accord pratique pour enterrer le problème tel qu’il se posait et pour le réorienter vers des solutions imaginables pour tous les acteurs. L’organisation réajuste alors son discours à l’espace des possibles et s’en justifie dans la revue de la profession : « Que les choses soient claires : nous n’avons eu de cesse, pour notre part, de réclamer le système de libre choix “à l’espagnole”, lequel relève du pur bon sens. Mais nous nous heurtons, inexorablement, à cette évolution de fond du droit français, qui place la santé et la protection de ceux qui travaillent au-dessus de toute considération économique ou conviviale. Différentes décisions de justice le confirment. Alors, plutôt que d’être coincés dans une situation de “tout ou rien”, nous essayons de négocier des aménagements réalistes correspondant à la spécificité de nos établissements. »

28 L’irréversibilité de la décision semble acquise par le syndicat professionnel, qui souhaite désormais rendre cette norme acceptable pour les buralistes en négociant des compensations.

29 Le conflit a donc évolué d’une tentative de remise en cause de la norme à la redéfinition de quelques conditions d’application et surtout au marchandage de mesures d’aides et de compensations financières. Alors que la Confédération des buralistes et les buralistes se sont mobilisés pour que leurs établissements demeurent fumeurs, la dynamique du conflit les conduit, au niveau collectif, à négocier des aides financières et l’extension de leur mission de service public.

30 L’étude du répertoire de revendications montre ainsi que leur usage est lié aux évolutions de la situation d’interaction, des coups et des réponses portés, mais aussi à la transformation des attentes des acteurs au cours de l’action. Cela invite à penser que la transformation progressive des répertoires d’action d’une organisation soit à chercher avant tout dans la dynamique des conflits auxquels elle participe et dans la complémentarité et l’efficacité des coups joués. L’analyse diachronique de ce conflit sur la définition de l’interdiction de fumer et des conditions de son application met en évidence que c’est la cooccurrence et la dynamique des coups portés de manière directe ou médiatisée par des actions collectives et individuelles, contestataires et non contestataires, qui permettent cette transformation de la définition même de la revendication et de ses objectifs. Il apparaît notamment que la distinction entre formes individuelles et collectives de contestation ne soit guère pertinente pour l’analyse.

Notes

  • [1]
    Les chiffres entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d’article.
  • [2]
    Sur les cadres d’analyse, D. Snow, B. Rochford, S. Worden, R. Benford, « Frame Alignment Processes, Micromobilization, and Movement Participation », in American Sociological Review, vol. 51, août 1986, p. 464 à 481. En ligne
  • [3]
    Sur les instruments de l’action publique, P. Lascoumes, P. Le Galès (Dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences-Po, 2005.
  • [4]
    Les associations Collectif des amoureux de l’art de vivre, Confrérie Jean Nicot, Confrérie des maîtres pipiers de Saint-Claude sont des lieux de sociabilités pour les amateurs de tabac. L’association Touche pas à mon clope a été créée pour pouvoir ester en justice par des membres des associations précédentes.
Français

Alors que l’État souhaite ralentir la consommation de tabac en limitant les espaces fumeurs et en haussant les prix, il se heurte aux résistances et aux contestations des acteurs qui vivent de la vente de ce produit. À travers l’analyse de la dynamique du conflit de 2006 autour de l’interdiction de fumer dans les lieux publics, cet article met en évidence l’interdépendance des acteurs dans des logiques de situation où leurs calculs et leurs tactiques sont contraints.

  • En ligne
    [1]
    Padioleau J.-G., « La lutte contre le tabagisme : action politique et régulation étatique de la vie quotidienne », Revue française de science politique, vol. 27, n° 6, 1977, p. 932 à 959.
  • [2]
    Berlivet L., Une santé à risques. L’action publique de lutte contre l’alcoolisme et le tabagisme en France (1954-1999), thèse de doctorat de science politique, université de Rennes 1, 2000.
  • En ligne
    [3]
    Tilly C., « Les origines du répertoire de l’action collective contemporaine en France et en Grande-Bretagne », in XXe siècle. Revue d’Histoire, vol. 4, n° 4, 1984, p. 89 à 108.
  • [4]
    Tilly C., « Contentious Repertoires in Great Britain, 1758-1834 », in Traugott M. (dir.), Repertoires and Cycles of Collective Action, Durham and London, Duke University Press, 1995.
  • En ligne
    [5]
    Offerlé M., « Retour critique sur les répertoires d’action collective (XVIII-XXIe siècles) », in Politix, vol. 21, n° 81, 2008, p. 181 à 202.
  • En ligne
    [6]
    Dobry M., Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Sciences-Po, 1986.
  • [7]
    Favre P. (dir.), La Manifestation, Paris, Presses de Sciences-Po, 1990.
  • En ligne
    [8]
    Champagne P., « La manifestation. La production de l’événement politique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, vol. 52, n° 52-53, 1984, p. 19 à 41.
  • Bibliographie complémentaire

    • Fillieule O. (dir.), Sociologie de la protestation. Les formes de l’action collective dans la France contemporaine, Paris, L’Harmattan, 1993.
    • En ligne Fillieule O. , Tartakowsky D. , La Manifestation, Paris, Presses de Sciences-Po, 2008.
    • Hirschman A.O., Face au déclin des entreprises et des institutions, Paris, Les éditions ouvrières, 1972.
    • En ligne Mathieu B., « La part de la loi, la part du règlement. De la limitation de la compétence réglementaire à la limitation de la compétence législative », Pouvoirs, revue française d’études constitutionnelles et politiques, n° 114, 2005, p. 73 à 87.
    • Mathieu B., La Loi, Paris, Dalloz, 1996.
    • Scott J.C., Domination and the Arts of Resistance, New Haven and London, Yale University Press, 1990.
Caroline Frau
Doctorante en science politique à l’université Paris 1 (CRPS-CEESP), ATER au laboratoire CERAPS de Lille 2 (59).
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Mis en ligne sur Cairn.info le 15/11/2012
https://doi.org/10.3917/idee.163.0017
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