CAIRN.INFO : Matières à réflexion
« Sous la bienfaisante direction de la Communauté, personne ne voit avec effroi l’invention de nouvelles machines, parce que ces machines ne peuvent nuire à personne ; tout le monde en désire au contraire, tout le monde exerce son intelligence pour en découvrir [...]. Le but de la Communauté est même de trouver des machines à l’infini, de foire exécuter tous les travaux par des machines, et de réserver à l’homme le noble rôle d’un être, créateur spirituel et commandeur de machines. »
Étienne Cabet, L’ouvrier, ses misères actuelles, leur cause et leur remède, son futur bonheur dans la communauté, moyens de l’établir, Paris, 1844, p. 34-35.

1Étienne Cabet, avocat libéral et opposant aux Bourbons sous la Restauration, devient député en 1831. En 1834, il est contraint à l’exil en Angleterre où il forge le communisme icarien qu’il expose dans son fameux texte, le Voyage en Icarie, publié peu après son retour en France en 1840 [1]. Il s’agit d’un roman utopique et initiatique écrit dans un style simple pour être accessible au plus grand nombre. L’intrigue est mince : un jeune seigneur anglais décide, après avoir découvert une grammaire icarienne, de visiter ce pays fantastique. Après un long voyage, le héros découvre une société parfaite et harmonieuse. Sur le fond d’une intrigue sentimentale destinée à séduire le plus grand nombre, Cabet décrit l’organisation socio-économique de la société icarienne. Il emprunte à des auteurs comme Thomas More et Fénelon diverses conventions narratives mais, dans son récit, un personnage nouveau apparaît : la machine. L’ouvrage est en effet un véritable traité d’économie sociale et politique dans lequel le machinisme occupe une place décisive. Après cette première phase d’élaboration de la doctrine, le mouvement icarien se diffuse dans le monde ouvrier français au cours des années 1840 [2].

2La première moitié du xixe siècle voit s’ouvrir un « nouveau cycle utopique » qui se nourrit abondamment des découvertes scientifiques et techniques et des transformations qui s’accélèrent dans le monde de la production [3]. La force des discours utopiques est de proposer une nouvelle façon de réguler les relations entre les images et les pratiques collectives. En élaborant des discours optimistes sur la technique, l’imaginaire utopique contribue à influencer les pratiques collectives et les représentations des contemporains à l’égard de la machine. À travers l’exemple du communisme icarien – sans doute l’une des doctrines les plus influentes sur les ouvriers de la monarchie de Juillet – nous suivrons la construction, la fonction et les usages de ce qu’on peut appeler l’imaginaire utopique des techniques. Nous examinerons d’abord les principales caractéristiques du discours icarien sur la machine. Celui-ci se forge dans la confrontation permanente avec d’autres imaginaires sociaux qui s’expriment notamment dans le monde des ouvriers de métier auxquels Cabet s’adresse. L’historicité de ces discours icariens sur la technique s’inscrit dans la trame des enjeux sociaux posés par la mécanisation sous la monarchie de Juillet. Face aux résistances sociales, la fonction de l’imaginaire icarien est de favoriser l’acclimatation sociale des techniques en les réinscrivant dans un langage adapté aux travailleurs de l’époque.

Éloges de la machine : « la communauté, c’est le triomphe des machines »

3À partir de 1830, le thème du machinisme envahit progressivement les nombreuses publications de Cabet. Dans son Icarie vit une société hautement industrialisée où tout se fait par des procédés mécaniques. D’ailleurs, le narrateur du Voyage en Icarie visite les villes et les champs, les ateliers et les usines, partout il décrit des machines qui remplacent l’homme et le relèguent au rang de simple assistant des procédés mécaniques.

4Là, où chez Fourier, c’est l’harmonisation des passions qui doit rendre le travail attrayant, chez Cabet c’est l’usage généralisé des machines qui joue ce rôle [4]. Dans tous les secteurs d’activité les machines sont omniprésentes. Les systèmes techniques icariens s’inspirent des évolutions contemporaines des procédés productifs. Dans les boulangeries icariennes, par exemple, « ce sont des machines extrêmement ingénieuses qui pétrissent la pâte, qui la coupent, et qui la portent à l’entrée des fours ou d’autres machines apportent le combustible tandis que d’autres emportent le pain dans le dernier bâtiment » [5]. Or la Lembertine, inventée en 1796, inaugure une série de nouveaux procédés mis au point pour mécaniser le travail de pétrissage du pain, contre lesquels les compagnons boulangers se coalisent d’ailleurs à la fin des années 1830 [6]. De même, en Icarie, « presque tous les vêtements se font à la mécanique de manière que les ouvriers n’ont que peu de chose à faire » [7]. Or c’est également à cette époque que commence à se diffuser la machine à coudre de Thimonnier, en dépit de l’opposition des tailleurs parisiens [8]. L’agriculture elle-même devient industrielle en Icarie, « en sorte [écrit Cabet] que le rôle de l’agriculteur se trouve presque réduit à celui d’un directeur intelligent et d’un ordonnateur des machines » [9]. C’est sous la monarchie de Juillet que les machines à battre commencent à se répandre dans l’agriculture française, alors qu’elles ont déjà suscité les vastes émeutes rurales du captain Swing en Angleterre en 1830 [10].

5Ces bouleversements dans la sphère productive conduisent en second lieu à des transformations plus vastes des relations sociales et politiques. Dans la propagande icarienne, c’est l’évolution technique qui devient le moteur de l’histoire. Évoquant avec admiration les nouveaux moyens de transport, Cabet écrit : « Gare, gare ! Voici la voiture à vapeur qui arrive ! … Gare, gare, cédez la place à la démocratie ! » [11] Il rapproche d’ailleurs l’histoire des libertés anglaises de celle des avancées techniques britanniques. Dans son panthéon des « plus puissants propagandistes et des plus grands révolutionnaires », il met l’inventeur de l’imprimerie et celui de la vapeur (Gutenberg et Watt) à côté de Jésus-Christ et de Luther [12]. Il conditionne l’ensemble de la réalisation de son projet à l’amélioration des techniques de production lorsqu’il écrit que « l’industrie est aujourd’hui assez puissante pour réaliser l’égalité d’abondance et de bonheur ».

6Pour comprendre ce rôle central de la technique dans le projet icarien, il faut le replacer dans une pluralité de contextes. Tout d’abord, la période de la monarchie de Juillet est une phase de croissance de la production et de mutation des procédés productifs qui surprend vivement les contemporains : le nombre de machines à vapeur utilisées dans le pays passe d’environ 150 en 1816 à 2600 en 1840 et à 4900 en 1850. Dans l’industrie du coton, qui se mécanise en premier, le nombre de métiers mécaniques passe rapidement de 5000 en 1836 à 31 000 en 1846 [13]. Ce changement des méthodes de production concerne d’abord le secteur textile. Dans une moindre mesure, certains métiers artisanaux urbains expérimentent également diverses transformations des techniques de production. Ainsi, les imprimeurs-typographes sont rapidement supplantés par la presse mécanique qui arrive en France autour de 1830.

7Parallèlement à ces bouleversements techniques dans la sphère productive, Cabet est également influencé par divers courants intellectuels qui lui fournissent les cadres d’appréhension pour penser ces changements : notamment les saint-simoniens, très influents au début des années 1830, et l’owenisme, qu’il découvre pendant son exil anglais entre 1834 et 1840 et auquel il emprunte de nombreux thèmes. Bien avant 1830, Owen affirme le rôle émancipateur du machinisme. Dans les villages de coopération qu’il crée au début du siècle, l’abondance reposait sur une ample utilisation des machines. Le progrès technique, affirme Owen, devra être poussé « à l’infini, mais uniquement afin d’aider le travail humain et non point de le concurrencer » [14]. Owen constitue une étape décisive dans l’abandon progressif de la tradition chrétienne d’économie morale – c’est-à-dire d’une régulation de l’économie par des critères moraux – au profit d’une foi nouvelle dans le pouvoir émancipateur de la machine [15]. Cabet entérine donc des évolutions qui se déroulent dans la sphère productive et dans le champ intellectuel. Mais pour comprendre l’historicité de cet imaginaire icarien de la machine, il faut aussi le replacer dans les nombreux débats qui agitent à l’époque le monde du travail sur la question des machines.

Cabet et les résistances ouvrières au machinisme

Origine sociale des icariens

tableau im1
Métiers Nombre % Tailleurs 89 18 Cordonniers, bottiers 82 17 Ouvriers du bâtiment 41 8 Tisserands 37 7 Ébénistes 28 5.5 Chapeliers 14 3 Mécaniciens 13 2.5 Serruriers 11 2 Bijoutiers 10 2 Imprimeurs, lithographes, relieurs 7 1.5 Fileurs 2 0.5 Métiers divers 90 18 Nombre total d’artisans et ouvriers 424 85 Maîtres et chefs d’atelier 11 2 Commerçants et employés 17 3.5 Bourgeoisie commerciale 19 4 Professions libérales et intellectuelles (avocats, écrivains, artistes, etc.) 23 4.5 Rentiers 1 - Paysans 2 0.5 Total 497 99.5 Source : d’après C. Johnson, Utopian communisme in France, op. cit., p. 154 : Bases of Icarian Adherence.

Origine sociale des icariens

8Contrairement à l’autre grande école utopiste de l’époque, le fouriérisme, qui s’adressait d’abord à la bourgeoisie, Cabet chercha toujours à enraciner sa doctrine dans le monde du travail et au sein des milieux populaires. Ainsi, alors que l’abonnement au quotidien phalanstérien La démocratie pacifique, s’élevait à 60 francs et était donc hors de portée des ouvriers et artisans, l’organe Icarien, Le Populaire – mensuel – ne coûtait que 4 francs [16]. La géographie et la sociologie du mouvement confirment cet enracinement populaire : la diffusion de l’icarisme concernait surtout les milieux ouvriers des villes. Le tableau, qui recense la profession connue de près de 500 icariens, révèle la prépondérance de l’artisanat urbain (beaucoup d’icariens étaient tailleurs, cordonniers, ébénistes ou chapeliers) et des travailleurs de l’industrie textile ; en revanche, les notables et les travailleurs des zones rurales sont très peu représentés [17].

9Ces groupes sont également ceux qui s’opposent le plus fermement à l’introduction des nouveaux procédés. L’imaginaire icarien s’est élaboré parallèlement à l’accroissement de ces résistances au machinisme sous la monarchie de Juillet [18]. Aux lendemains de la Révolution de 1830, on assiste à la multiplication des coalitions ouvrières contre l’introduction des « mécaniques » dans les ateliers parisiens. En juillet 1830, les typographes brisent toutes les presses mécaniques récemment introduites dans l’imprimerie royale [19]. Les tailleurs, les ouvriers en papier peint du faubourg Saint-Antoine, ou encore les ouvrières découpeuses de châles de Montmartre, s’opposent violemment à divers procédés nouveaux de fabrication en 1831 et en 1832 [20]. Par ailleurs, la presse ouvrière, qui fleurit à cette époque, débat des effets du machinisme et témoigne de l’importance de cette question pour les milieux populaires. Même si l’outillage et les méthodes de travail restent globalement les mêmes, les premières transformations techniques qui se profilent lentement dans les ateliers entretiennent le spectre des « mécaniques ».

10Comme la presse bourgeoise qui rend compte de ces violences, Cabet est impressionné par ces émeutes ouvrières. Dès le prospectus du premier journal qu’il publie en 1833, il précise aux ouvriers que « nous ne voulons pas la destruction des machines et des mécaniques […] nous pensons qu’[elles] ne peuvent pas être trop multipliées pour tous les genres de fabrications » ; le mois suivant, il érige les travailleurs anglais en modèle en écrivant qu’ils « ont enfin senti qu’il n’y avait aucun profit pour eux à briser les machines » [21]. Les débats sur les effets des machines se retrouvent d’ailleurs au sein de l’organe icarien lui-même. En 1842-1843, Cabet invite les ouvriers à prendre la plume pour décrire leur condition de travail. Ceux qui répondent à l’appel évoquent souvent les craintes ouvrières, comme le carrossier Gandon qui mentionne 300 ou 400 ouvriers charrons qui, privés de travail par une machine, tentèrent de la détruire avant d’être dispersés avec violence par la police [22]. Le discours icarien n’est pas le produit d’une pure imagination débridée, il émerge dans la confrontation quotidienne avec les résistances et les doutes qui s’expriment dans la société [23]. Cabet propagandiste tente d’assurer la diffusion de sa doctrine en la présentant comme la solution à la « question des machines » qui inquiète tant le monde du travail [24].

11Dans le domaine de l’imprimerie également, la machine à composer de Young et Delcambre, mise au point en 1840 pour remplacer le travailleur à la casse en mécanisant la composition des textes, suscite l’indignation de la profession. Dans le journal de Cabet, le typographe Antonio Watripon évoque cette machine, dès janvier 1843, en soulignant que « des milliers de malheureux pleurent en maudissant le progrès et les inventeurs » [25]. L’ingénieur Delcambre lui-même assure, lors de l’exposition industrielle de 1855, qu’il doit affronter l’hostilité continuelle des ouvriers. Pourtant, dans un article qu’il consacre à cette machine à la même époque dans son Almanach Icarien, Cabet la décrit avec enthousiasme :

12

« La machine à composer est une mécanique à clavier, une espèce de piano, aussi simple qu’ingénieuse. Ce procédé n’a besoin que d’un seul ouvrier de capacité ordinaire […] la composition typographique deviendra un travail tellement facile et même élégant que les dames pourront s’asseoir devant un piano et fixer en caractères métalliques l’expression de leurs sentiments et de leurs pensées avec aussi peu de peine qu’elles en ont maintenant à les confier au papier […] les caractères rentrent, comme par enchantement, dans leurs cases respectives avec une telle célérité que dans vingt-quatre heures on peut faire, comme disent les gens du métier, la case de trente-six grandes feuilles d’impression, avant dix ans on la verra dans toutes les imprimeries. »

13Il conclut ce panégyrique en ajoutant qu’il s’agit vraiment d’une machine « merveilleuse », d’un « prodige surnaturel », d’un « miracle » [26]. L’optimisme technicien s’exprime dans un vocabulaire « mystique » et religieux. Il se double le plus souvent d’un ton paternaliste lorsque Cabet condamne les violences ouvrières. En 1846, au lendemain d’une grave émeute contre un nouveau procédé à trier la laine qui a lieu à Elbeuf, ou aux lendemains de la Révolution de février 1848 qui s’accompagne de bris de machines dans plusieurs villes, il appelle inlassablement les travailleurs à ne pas toucher aux machines productives. Cabet assure aux ouvriers que « ce ne sont pas les machines qui font du mal, c’est seulement le mauvais système industriel qui les emploie […]. Que tous ceux d’entre vous à qui ces vérités sont familières ne négligent rien pour éclairer leurs frères, car si quelques-uns s’irritent contre les machines, c’est par suite d’une ignorance qui les aveugle » [27]. Cabet se fait le chantre du changement technique auprès d’ouvriers et d’artisans qui y sont hostiles. En réponse à ces résistances, le discours icarien dote les procédés techniques de caractéristiques imaginaires qui permettent de les moraliser en les réinscrivant dans un système de représentations acceptable pour les ouvriers.

L’autonomie artisanale, le « Vrai christianisme » et la moralisation de la machine

14Cabet n’était ni un ingénieur ni un économiste, il ne séparait jamais les considérations techniques des questions morales et politiques. Pour comprendre les singularités de cet imaginaire utopique de la technique, on doit donc replacer le discours sur la machine dans la cohérence globale du système icarien. Au moyen du discours religieux et d’une modification des règles de la propriété du capital, Cabet procède à une véritable moralisation des procédés mécaniques.

15D’abord, la machine devient progressivement l’un des dogmes fondamentaux d’une nouvelle religion de la « Communauté » que Cabet entend instituer pour renouer avec ce qu’il appelle le « Vrai christianisme ». Dans les années 1840 en effet, la propagande icarienne se fond dans les cadres d’un discours sectaire et eschatologique qui utilise la figure populaire du Christ [28]. En 1846, Cabet publie Le Vrai Christianisme suivant Jésus-Christ dans lequel il identifie la généalogie du thème de la communauté à celle de l’histoire du christianisme [29]. La communauté Icarienne doit permettre d’instaurer le vrai christianisme que les disciples de Jésus ont échoué à réaliser. Or c’est précisément la nouvelle puissance de l’industrie et des machines qui rend désormais pensable la réalisation d’un christianisme purifié : « Le Christianisme a déjà réalisé des milliers de choses qu’on disait impossibles, et ce qui reste à faire est moins difficile que ce qu’il a déjà fait tandis que les progrès industriels facilitent encore l’accomplissement de la communauté. » [30] Dans ces conditions, la grande industrie devient un instrument de la providence divine, une étape majeure dans la réalisation historique de la communauté. En replaçant le machinisme dans ces desseins plus vastes, Cabet dissimule les débats qui ont lieu à l’époque sur le chômage technologique et sur les liens entre machinisme et paupérisme. Il contribue ainsi à moraliser la technique en l’insérant dans un univers culturel marqué par la religion.

16En second lieu, l’imaginaire icarien des techniques réinscrit le machinisme dans le langage de l’autonomie artisanale dominant à cette époque [31]. Selon Cabet, en Icarie ce sont les ouvriers eux-mêmes qui deviennent « inventeurs » et « directeurs » de machines. En Icarie, « le rôle de l’homme se réduit à être un créateur spirituel et commandeur de machines » [32]. Cabet suggère un changement des règles de la propriété du capital propre à séduire les travailleurs de cette époque. Dans la République icarienne, c’est la collectivité qui est propriétaire des moyens de production. Face aux théoriciens qui voient dans la mécanisation un moyen de supprimer l’artisan indépendant [33], Cabet affirme au contraire que c’est la machine qui doit restaurer l’autonomie et la liberté artisanale. En faisant des ouvriers des « directeurs » de machines, le système communiste détruit les relations hiérarchiques incarnées par la figure de l’ingénieur et reconstitue l’autonomie de l’artisan menacée par la concentration croissante du capital.

17Plus que la vision optimiste que Cabet donne de la technique, c’est sans doute cette modification des règles de la propriété du capital et cette réinscription de la machine dans la religion populaire de l’époque qui séduisirent certains ouvriers. La force du discours icarien, et donc son efficacité propagandiste, vient de sa capacité à animer la machine en la dotant d’attributs quasi magiques. L’imaginaire icarien de la technique est une construction discursive étroitement inscrite dans les débats sociaux de la monarchie de Juillet. En isolant la mécanisation de ses effets socio-économiques perçus au sein des ateliers pour en faire le postulat d’une nouvelle religion de la fraternité, Cabet rend possible la réconciliation des rationalités ouvrières avec le nouvel univers mécanique [34]. Grâce à son influence dans les milieux ouvriers des années 1840, il contribue ainsi à acclimater les nouveaux procédés dans un monde du travail réticent. En ce sens l’imaginaire icarien des techniques illustre la dialectique entre utopie et idéologie formalisée par Paul Ricœur [35]. Le discours utopique intervient dans la phase d’expérimentation et contribue à promouvoir et légitimer les nouveaux dispositifs techniques au sein de certains groupes sociaux. Une fois installés, les nouveaux dispositifs sont progressivement réifiés et stabilisés par des discours d’accompagnement, ou idéologie technique, qui contribuent à ce que les économistes appellent le « verrouillage technologique ».

Notes

  • [*]
    Allocataire-moniteur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, prépare une thèse sous la direction de Christophe Charle intitulée Les résistances ouvrières au machinisme au xixe siècle.
  • [1]
    Dans cette première édition intitulée Voyage et aventures de Lord William Carisdall en Icarie, traduit de l’anglais de Francis Adams, par Th. Dufruit maître de langue, Cabet fait preuve de discrétion et utilise un pseudonyme. La deuxième édition de l’ouvrage paraît en 1842, sous le titre de Voyage en Icarie, par M. Cabet, ex-député, ex-procureur général, avocat à la cour royale. C’est cette édition que nous citons ici.
  • [2]
    Parmi les principaux travaux sur Cabet et le communisme icarien, on doit mentionner : J. Prudhommeaux, Icarie et son fondateur Étienne Cabet. Contribution à l’étude du socialisme expérimental, Paris, 1907 ; C. Johnson, Utopian communisme in France : Cabet and the Icarians, 1839-1851, Ithaca, 1974 ; et plus récemment, F. Fourn, Étienne Cabet (1788-1856). Une propagande républicaine, Thèse de doctorat sous la direction de F. Dernier, Université Paris X, 1996.
  • [3]
    A. Picon, « Technique », dans Dictionnaire des utopies, A. Picon et M. Riot- Sarcey dir., Paris, 2002.
  • [4]
    Sur le mode de production « harmonien », voir J. Beecher, Fourier, le visionnaire et son monde, Paris, 1993.
  • [5]
    Voyage en Icarie, op. cit., p. 48.
  • [6]
    S. Kaplan, Le Retour du bon pain. Une histoire contemporaine du pain, de ses techniques et de ses hommes, Paris, 2003, p. 157-160.
  • [7]
    Voyage en Icarie, op. cit., p. 60.
  • [8]
    F. Faraut, Histoire de la Belle Jardinière, Paris, 1987, p. 35.
  • [9]
    Voyage en Icarie, op. cit., p. 154.
  • [10]
    Voir l’étude de E. J. Hobsbawm et G. Rudé, Captain Swing, Londres, 1969.
  • [11]
    Voyage en Icarie, op. cit., p. 468. Plus loin (p. 532), il assure encore que les « chemins de fer vont tout révolutionner et préparer la réunion des peuples et des Empires ».
  • [12]
    Ibid., p. 469. Évoquant la souscription pour élever un monument à James Watt en 1824, Cabet écrit que c’est « la vapeur qui fera sauter l’Aristocratie ».
  • [13]
    C. Johnson, « The Revolution of 1830 in French Economic History », dans 1830 in France, J. Merriman éd., Londres, 1975, p. 143.
  • [14]
    Report to the Committee of the Association for the Relief of the Manufacturing and Labouring Poor […] Referred to the Committee of the House of Commons on the Poor Laws. March 1817. S. Dupuy, Robert Owen, socialiste utopique, 1771-1858, Paris, 1991, p. 191.
  • [15]
    G. Claeys, Machinery, Money and the Millenium. From Moral Economy to Socialism, 1815-1860, Londres, 1987, chapitre 2 : Robert Owen. The machinery Problem and the Shift from Employment to Justice, p. 34-67.
  • [16]
    V. Robert, « La géographie de l’utopie : icariens et phalanstériens à la veille de 1848 », Cahiers Charles Fourier, 10 (1999), p. 59-75. Les adhérents du communisme icarien sont surtout des citadins : il y a 952 abonnés au Populaire à Paris pour un total de 3500 abonnés en 1846 et 5000 en 1848. On estime à vingt le nombre moyen de lecteurs par numéro, ce qui porte le lectorat icarien potentiel à près de 100 000 à son apogée.
  • [17]
    C. Johnson, op. cit., p. 145-158. Dans ses Mémoires d’un prolétaire à travers la Révolution, Norbert Truquin évoque un ouvrier de la fabrique d’Amiens, surnommé « Cabet », qui fut renvoyé en 1844 en raison de la propagande icarienne qu’il faisait auprès de ses camarades d’atelier.
  • [18]
    Il existe peu de travaux sur cette question : pour une vue d’ensemble de ces résistances ouvrières voir M. Perrot, « Les ouvriers et les machines en France dans la première moitié du xixe siècle », Recherches, 32-33 (1978), p. 347-375.
  • [19]
    Plusieurs brochures sont publiées pour justifier ces actions comme Les Justes alarmes de la classe ouvrière au sujet des mécaniques par un vieux typographe victime de l’arbitraire, Paris, 1830.
  • [20]
    AN, F 7 4161, bulletins de police (1831-1832).
  • [21]
    « But er plan du journal », Le Populaire, 1re septembre 1833, n° 1 ; et « Association des ouvriers en Angleterre », Le Populaire, 27 octobre 1833, n° 9.
  • [22]
    Le Populaire de 1841, supplément janvier-février 1845.
  • [23]
    S’intéressant au statut des textes romanesques dans l’économie discursive de leur époque, Judith Lyon-Caen a montré comment les textes de Balzac et de Eugène Sue se construisaient dans le va-et-vient entre auteurs et lecteurs, J. Lyon-Caen, Lectures et usages du roman en France de 1830 à l’avènement du Second Empire, Thèse d’histoire sous la dir. de A. Corbin, Université Paris I, 2002.
  • [24]
    M. Berg, The Machinery Question and the Making of Political Economy (1815- 1848), Cambridge, 1980.
  • [25]
    Le Populaire, 13 Janvier 1843, n° 10.
  • [26]
    « Machine typographique à composer », Almanach icarien astronomique, scientifique, pratique, industriel, statistique, Politique et Social pour 1843, Paris, 1842, p. 91 -93.
  • [27]
    Le Populaire, 27 février 1848.
  • [28]
    Après l’impulsion donnée par les Paroles d’un Croyant de Lamennais (1834), la figure du Christ acquiert en effet une grande popularité et une place importante dans la propagation des systèmes socialistes, voir F. P. Bowman, Le Christ des barricades, 1789-1848, Paris, 1987, chap. VII.
  • [29]
    É. Cabet, Le Vrai Christianisme suivant Jésus-Christ, Paris, 1846, p. 617-618. Dans ce livre, publié la même année que Les Évangiles de Lamennais, Cabet calque son argumentaire sur les croyances religieuses des milieux populaires : méfiance vis-à-vis du clergé et valorisation de la figure du Christ qui sont aussi communes aux démocrates de cette époque, voir G. Cholvy et Y.-M. Hilaire, Histoire religieuse de la France (1800-1880), Toulouse, 2000, p. 193 et suiv.
  • [30]
    É. Cabet, Le Vrai christianisme, op. cit., p. 621, il ajoute plus loin (p. 630) que « à cause des immenses progrès survenus dans l’industrie et les machines, la Communauté était plus praticable aujourd’hui qu’à aucune grande époque antérieure ».
  • [31]
    W. H. Sewell, Gens de métier et révolution. Le langage du travail de l’ancien régime à 1848, Paris, 1983 [trad. fr.].
  • [32]
    É. Cabet, Comment je suis communiste, Paris, 1840, p. 10. Dans ses Douze lettres d’un communiste à un réformiste sur la Communauté, Paris, 1842, p. 45-46, Cabet prévoit qu’en Icarie, « l’homme, rendu à toute sa dignité, ne soit plus qu’une intelligence directrice de machines». Entre 1840 et 1844, Cabet publie 56 brochures destinées au lectorat populaire, F. Fourn, « Les brochures socialistes et communistes en France entre 1840 et 1844 », Cahiers d’Histoire, 90-91 (2003), p. 69-83.
  • [33]
    Pour C. A. Costaz par exemple, « la découverte des machines rend aujourd’hui impuissante la mauvaise volonté des ouvriers puisqu’ils ne sont plus, comme autrefois, des instruments indispensables à l’activité des manufactures », Essai sur l’administration de l’agriculture, du commerce, des manufactures, Paris, 1818, p. 149.
  • [34]
    Il participe ainsi à l’émergence du consensus sur les bienfaits du machinisme, P. Verley, L’Échelle du Monde. Essai sur l’industrialisation de l’Occident, Paris, 1997, chap. 1, « De la question des machines à la question sociale ».
  • [35]
    P. Ricœur, L’Idéologie et l’utopie, Paris, 1997.
François Jarrige [*]
  • [*]
    Allocataire-moniteur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, prépare une thèse sous la direction de Christophe Charle intitulée Les résistances ouvrières au machinisme au xixe siècle.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2008
https://doi.org/10.3917/hyp.051.0199
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