CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Humanisme : Pour vous, s’agit-il d’une véritable révolte ou bien d’une indignation par rapport à ce qui était devenu insupportable ?

2J-P Chagnollaud : Les deux sont sans doute indissociables. Mais je reste convaincu que le ressort initial pour beaucoup de ceux qui sont descendus dans la rue est un immense besoin de dignité. L’arrière plan économique et social a joué et va continuer à jouer un rôle capital mais je pense que les racines profondes de ces révoltes se trouvent dans l’immense frustration mêlée de peur que tant de gens ressentaient. Il est bien difficile de vivre « normalement » lorsqu’on est privé de sa dignité. D’autant que cela provoque de multiples et graves blessures psychologiques. L’humiliation blesse au plus profond le rapport d’un individu à soi-même mais aussi à sa femme, à sa famille et peut-être plus encore à ses enfants. Un père et une mère souffrent de voir leurs enfants souffrir de l’humiliation qu’ils subissent…

3Évidemment, les configurations diffèrent selon les pays et certainement aussi selon les classes sociales. Dans certaines de ces configurations, la volonté de se libérer, au sens plein du terme tant du point de vue de son rapport à soi-même pour retrouver sa dignité d’homme libre que dans le rapport au pouvoir, efface tout le reste. Ce qui se passe en Syrie en est l’exemple le plus emblématique. C’est au péril de leur vie et de leur intégrité physique (je pense à la torture systématique que les forces de répression pratiquent sur une large échelle) que des centaines de milliers de personnes décident chaque jour de manifester leur refus de demeurer des non-citoyens soumis à un pouvoir arbitraire qui s’est révélé pour ce qu’il est : barbare, (pour reprendre la formule du chercheur Michel Seurat qui dans les années 80 qualifiait le régime syrien – après les massacres de Hama – d’État de barbarie).

4Humanisme : L’humiliation des peuples est-elle une cause favorisante ou déclenchante ?

5J-P Chagnollaud : Pour les raisons que j’ai évoquées, je pense qu’elle est d’abord une « cause déclenchante » à moins que cela ne soit une sorte de terreau à partir duquel et en raison duquel, à un moment donné, l’explosion se produit. L’humiliation en tant que telle dans son rapport avec le politique a, au fond, été peu étudiée. Combinée à d’autres facteurs, notamment économiques, elle joue certainement un rôle capital dans les révoltes d’aujourd’hui comme dans celles d’hier. Elle est porteuse de tant de frustrations et de perte de dignité que cela ne peut pas avoir de profondes conséquences. En Palestine, dont on parle peu ces temps-ci, cette humiliation est profonde et constante. Elle a conduit à des révoltes qui pour le moment n’ont rien changé à la pesante réalité de l’occupation israélienne mais elle s’accumule partout, jour après jour, et produira à nouveau des mouvements de révoltes si rien n’est fait pour rendre leur dignité et leur liberté au Palestiniens; c’est tout le sens premier de leur revendication d’un Etat.

6Humanisme : Ces révoltes sont-elles poussées par des interventions étrangères ?

7J-P Chagnollaud : C’est toujours l’argument d’un pouvoir aux abois que de nier la réalité. Dans son discours de propagande ses deux ennemis sont toujours les mêmes : des terroristes et des agents manipulés par l’étranger. L’objectif, assez grossier d’ailleurs, étant évidemment de chercher à disqualifier et à délégitimer les manifestants en les expulsant de la nation. Ce qui a aussi pour effet tragique de chercher à justifier la violence de la répression par la menace qui pèserait ainsi sur la communauté nationale.

8Procédé classique qui ne trompe personne mais qui doit être pris en compte par ceux qui se révoltent pour ne pas tomber dans ce piège notamment en s’appuyant trop sur des pays extérieurs. Ce soutien pourrait être aussitôt brandi par le régime comme la preuve de cette collusion avec l’étranger. Mais on l’a bien vu en Libye notamment, cette articulation implose quand c’est une très large majorité du peuple qui se soulève alors que là il y avait une intervention extérieure massive et décisive.

9En Syrie, c’est encore tout le dilemme de la principale instance d’opposition syrienne (le Conseil national syrien) que de ne pas apparaître comme trop soutenu par l’Occident d’où l’importance capitale du rôle de la Ligue arabe.

10Mais, c’est très variable selon les pays. En Tunisie, il n’y a pas eu d’intervention étrangère. Et s’il y en a eu une, ce fut plutôt d’abord en faveur du régime en place à l’instar de notre ministre des Affaires étrangères (Mme Alliot-Marie) qui proposait d’exporter le savoir-faire de la police française pour aider à la répression…

11En Libye, au contraire, il est évident que sans l’intervention occidentale, le régime se serait vengé avec la plus extrême violence de ces gens qui avaient osé se révolter. Khadafi avait dit à plusieurs reprises qu’il allait « purifier » son pays de ces éléments nocifs. On a eu raison de penser qu’il serait passé à l’acte avec toutes les forces à sa disposition. C’est d’ailleurs ce qu’il a essayé de faire jusqu’au dernier moment, celui de sa mort.

12En Syrie, une intervention extérieure est indispensable sinon ce régime ira au bout de sa répression. La difficulté, immense, est de savoir quelle forme elle pourrait prendre dans une configuration où le Conseil de sécurité est bloqué par le veto des Chinois et des Russes. Les dernières propositions vont bien dans ce sens : elle voudrait intervenir avec l’ONU. Mais personne, à ce jour, ne sait comment faire.

13Humanisme : Existe-t-il une différence de comportement suivant les pays : Tunisie, Iraq, Égypte, Libye, Syrie, Palestine ?

14J-P Chagnollaud : Bien entendu. D’un pays à l’autre, les différences sont très importantes. Si l’autoritarisme et l’arbitraire ont été le lot de tous ces pays pendant des décennies, chacun a eu une histoire différente aussi bien sur le plan interne que dans son rapport avec le reste du monde.

15Humanisme : Dans les pays cités ci-dessus, le militaire était au pouvoir, l’islamiste était en prison et le démocrate ou le libéral en exil.

16J-P Chagnollaud : Là, nous sommes dans le registre des référents culturels dominants de ces sociétés. Cela explique en bonne partie la victoire des islamistes dans toute leur diversité… Ces révoltes n’ont fait que montrer ces sociétés telles qu’elles sont, c’est-à-dire dans un rapport étroit avec leur culture musulmane que des acteurs politiques peuvent d’autant plus facilement instrumentaliser qu’ils ont été longtemps dans une opposition frontale au régime autoritaire. Cette opposition sans compromis a certainement contribué à les légitimer aux yeux de beaucoup.

17Humanisme : Nous sommes près d’un an après ces révoltes et les choses ne semblent pas aussi simples, il semble que rien ne soit organisé et que l’on soit encore dans un flou total.

18J-P Chagnollaud : C’est un tournant historique grâce auquel, pour la première fois depuis longtemps (et cela encore une fois dépend des pays), ces sociétés se retrouvent face à elles-mêmes, telles qu’elles sont. L’autoritarisme en place depuis des décennies avait étouffé toute possibilité d’expression des aspirations profondes de ces peuples et bien entendu, interdit et réprimé toute forme d’organisation politique émanant de la société civile.

19Vue d’ailleurs et en particulier d’Europe, cette situation a totalement occulté les réalités profondes de ces pays. Aujourd’hui, cela apparaît au grand jour avec toute sorte de difficultés, de contradictions et donc de convulsions. L’arrivée au pouvoir des islamistes n’a absolument rien de surprenant. C’est dans la logique des choses. Et on va assister dans les temps qui viennent à de multiples inflexions politiques et idéologiques de ces mouvements soudain confrontés à la réalité du pouvoir, c’est-à-dire au pouvoir de la réalité dans tous les domaines. L’erreur serait de croire que tout va se transformer sans heurts. Nous ne sommes qu’au début d’une nouvelle séquence de l’histoire de ces sociétés.

20Humanisme : Lors d’une de vos dernières conférences, une personne dans le public vous a posé la question : « Tout ça pour ça ? »

21J-P Chagnollaud : On ne peut pas apprécier un mouvement de cette ampleur après seulement quelques mois. Nous sommes dans le temps long de l’histoire et non pas dans le temps médiatique, trop souvent artificiel et réducteur. Et le « ça » évoqué dans la question à laquelle vous faites allusion, est tout simplement considérable puisqu’il s’agit d’une puissante aspiration à la liberté et à la dignité. Cette aspiration vient de se mettre en mouvement, il faut désormais lui laisser le temps de se déployer et de s’affirmer dans toutes ses dimensions mais aussi, bien entendu, avec toutes ses contradictions.

Français

Directeur de la revue Confluences Méditerranée, professeur d’université, directeur de l’IREMO, (Institut de recherche et d’études sur la Méditerranée et le Moyen Orient), Jean-Paul Chagnollaud nous livre sa réflexion sur les révoltes arabes.

Entretien avec
Jean-Paul Chagnollaud
Propos recueillis pour Humanisme par
Jean-Pierre Weisselberg
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2021
https://doi.org/10.3917/huma.295.0061
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