CAIRN.INFO : Matières à réflexion

L’école républicaine a été créée pour transmettre - à tous ceux qui le souhaitent - les principes de la République. Ces principes sont énoncés dans plusieurs textes fondamentaux, notamment la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, la Constitution ainsi que les textes officiels concernant l’Education nationale. Rude tâche dans une société où chaque jour semble nous éloigner un peu plus des valeurs républicaines. Aucun champ n’est épargné : l’économie, l’action politique, le sport, la culture, souffrent de cette rupture avec les valeurs républicaines.
Pire : non seulement la société ne professe pas les principes que l’école à la responsabilité d’inculquer, mais l’instrument même de cette transmission, le système scolaire, n’estpas à la hauteur de l’enjeu. Notre système éducatif conserve une tradition d’élitisme héritée du XIXesiècle, qui pèse sur les élèves de plus en plus jeunes. Il ne parvient pas à enrayer les inégalités devant le savoir, ni à ouvrir des perspectives professionnelles à tous. Certains chiffres dénombrant les élèves en difficulté indiquent même le contraire ! Dès lors, l’école cristallise les insatisfactions et les frustrations. Le premier enjeu pour l’école de la République, est donc de retrouver la confiance de tous les citoyens, et d’abord de ceux qui ont le plus besoin de la solidarité, de la laïcité, de la fraternité.

1Outre la transmission des connaissances, l’école a pour mission première de faire partager à la jeunesse les valeurs de la République, mission essentielle pour permettre le vivre ensemble. C’est ce que rappelle avec force la loi d’orientation d’avril 2005. Encore faut-il que la nation accompagne son école pour que celle-ci réussisse le plus sereinement et le plus efficacement possible à « faire partager » ces valeurs. Encore faut-il aussi que l’école donne elle-même l’exemple d’un fonctionnement en accord avec les valeurs qu’elle proclame.

Une société schizophrène  [1]

2On demande aux enseignants de former des citoyens en mesure de comprendre la nécessité de l’intérêt général, or notre société pousse très loin la culture de l’individualisme. Comme le dit de façon abrupte Régis Debray à la première ligne de son dernier ouvrage, « l’individu est tout et le tout n’est plus rien »  [2]. Dans la construction de notre collectivité nationale, ce « tout » évoqué par Régis Debray, a pris appui sur une communauté de valeurs ayant longtemps reposé sur la religion chrétienne avant d’avoir ensuite pour fondements les principes du pacte républicain. Cette évolution a historiquement créé l’obligation de transmettre et de faire partager à l’école et par l’école ces valeurs républicaines, obligation nécessaire à la pérennité de la République. La République peut-elle exister si on ne forme pas des républicains ? Cette mission essentielle est d’ailleurs confirmée par l’article 2 de la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école de 2005 (« Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République »). Or, ce qui pose problème à l’école aujourd’hui c’est que notre société fait souvent le contraire de ce qu’elle demande à l’école de transmettre, et que les familles exigent de l’école des repères qu’elles ont elles-mêmes depuis longtemps renoncé à donner à leurs enfants. Déjà, en 1997, dans une circulaire sur les missions des professeurs du second degré, ce constat apparaissait : « le professeur est attentif à la dimension à la dimension éducative du projet d’établissement, notamment à l’éducation à la citoyenneté, et ce d’autant plus que l’établissement est parfois le seul lieu où l’élève trouve repères et valeurs de référence »  [3]. Depuis, le moins que l’on puisse dire, c’est que la situation ne s’est pas vraiment améliorée.

3Comment, en effet, faire comprendre aux jeunes qu’il n’y a pas de vie sociale possible sans repères et sans limites, dans une société qui fait en permanence exploser ces limites et ces repères, société dans laquelle, et c’est ce que l’on montre quotidiennement à notre jeunesse, l’animateur de jeux télévisés souvent indigents est aujourd’hui mieux considéré qu’un éducateur qui forme les citoyens, société dans laquelle un trader peut amasser en un clic une fortune insensée tandis qu’une part sans cesse croissante de la population vit dans la précarité et le dénuement. Ainsi encore, quand le « 20 heures » montre des responsables, qui devraient donner l’exemple, tenir en public des propos vulgaires, injurieux ou équivoques, quand les jeunes ne peuvent manquer d’observer que frauder le fisc en plaçant des fortunes sur des comptes à l’étranger est moins puni qu’un découvert bancaire de quelques centaines d’euros, quand le désarroi de la société face au fléau de l’absentéisme pénètre à ce point le monde scolaire qu’il faille expérimenter une récompense financière pour la seule présence aux cours, alors la mission de l’école devient pour le moins compliquée.

4La transmission des valeurs n’est pas une question théorique. Cette mission de l’école n’a de réalité pour la jeunesse que par l’exemple, y compris bien sûr celui des personnels de l’Éducation nationale dont certains oublient parfois qu’ils sont des fonctionnaires.

5Autrement dit, si la société ne veille pas à préserver, en paroles et en actes, le « sacré républicain »  [4] qu’il appartient à l’école de transmettre, elle enlève aux éducateurs une grande partie de leur crédibilité. Si un minimum de cohérence n’est pas rétabli, alors nous payerons tous le prix d’avoir laissé des générations entières « naître sous X»  [5] en matière de valeurs.

Une école injuste

6L’échec scolaire précoce et cumulatif de 15 % environ des jeunes, essentiellement issus des familles les plus défavorisées, atteste la permanence de l’effet des inégalités sociales sur les parcours scolaires et met gravement en cause l’idéal du système éducatif d’assurer l’égalité des enfants.

7Aujourd’hui, par exemple, comment rendre compatible avec les valeurs républicaines l’existence simultanée d’établissements scolaires ghettos et d’établissements scolaires, pas seulement privés mais aussi publics, réservés à une élite sociale et à quelques boursiers méritants ? Très concrètement, par exemple, comment faire partager l’idéal laïque du vivre ensemble à des jeunes qui ne trouvent pas de stages de formation, de logement ou d’emploi en raison de leur origine ? Les ghettos, en général, ne sont pas compatibles avec l’idéal républicain et laïque. Pas plus les ghettos de pauvres que les ghettos de riches. On craint à juste titre une dérive communautariste de la société mais il y a beaucoup d’hypocrisie, il faut le dire, dans certaines manifestations d’inquiétude à ce sujet, surtout de la part de ceux qui, par exemple, n’appliquent pas la loi de la République sur le seuil minimal de logements sociaux dans les villes ou qui se rappellent qu’ils vivent dans une République laïque uniquement quand ils voient des musulmans.

8On dit que c’est dans les établissements ghettos situés en périphérie des villes que la laïcité est menacée et que c’est là que l’unité du système éducatif est en danger. Mais, et François Dubet a raison de poser le problème en ces termes, en quoi la laïcité estelle plus menacée là que dans les établissements qui ont la possibilité de choisir leurs élèves pour faire plaisir à des familles qui sont certes d’accord avec le principe de mixité sociale mais pas dans l’établissement de leurs enfants ? Est-ce que cela veut dire que « seules les différences des dominés et non celles des dominants »  [6] seraient une menace pour le vivre ensemble ?

9Ne sous-estimons pas un problème qui peut devenir mortel pour nos valeurs républicaines : ceux dont les droits sont ainsi bafoués peuvent-ils se sentir tenus aux mêmes devoirs que les autres citoyens ? Cette situation place notre école laïque en position délicate : elle cristallise toutes les insatisfactions en tant que représentant d’une République qui oublie parfois que la devise républicaine est un tout et qu’il est illusoire de penser faire vivre la liberté et l’égalité si l’on oublie la fraternité. Pour être reconnues par tous, nos valeurs ont donc besoin d’une école socialement et scolairement juste. C’est d’ailleurs ainsi que les valeurs républicaines (dont la laïcité) et la question sociale ont partie liée. On le sait depuis longtemps. C’était le message de Jaurès en 1905. Ferdinand Buisson nous mettait en garde à son tour en 1910 et on ferait bien de prendre cet avertissement enfin au sérieux : « Il y a toujours une question scolaire, mais ce n’est pas de savoir qui de l’Église ou de l’État dirigera l’école : la chose est jugée. C’est de savoir si notre démocratie réussira à faire, par l’éducation, la France de demain plus forte, plus grande, plus juste, plus humaine que ne fut celle d’hier. Ce n’est plus une question politique, c’est la première des questions sociales »  [7].

Notes

  • [1]
    Ce constat n’est pas nouveau. Déjà, en 1985, Antoine Prost relevait que « Notre société est schizophrénique.[…] On ne peut inculquer dans et par l’école, d’autres valeurs que celles de la société elle-même, et il est vain d’espérer faire le contrepoids par l’école, aux tendances d’une société. Entreprendre de restaurer dans l’école des valeurs dont on se gausse au dehors n’est pas rétablir un équilibre ; c’est exaspérer une contradiction. » A. Prost, Eloge des pédagogues, éditions du Seuil, 1985, p.56.
  • [2]
    Régis Debray, Le Moment fraternité, Gallimard, 2009, p. 11.
  • [3]
    Circulaire n° 97-123 du 23 mai 1997 de mission du professeur exerçant en collège, lycée et lycée professionnel.
  • [4]
    Jean Baubérot, L’intégrisme républicain contre la laïcité, L’Aube essais, 2006, p. 95.
  • [5]
    Régis Debray, op. cité, p. 351.
  • [6]
    François Dubet, Faits d’école, éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2008, p. 164.
  • [7]
    Ferdinand Buisson, La Foi laïque. Extraits de discours et d’écrits, Paris, Hachette, 1911, p. 261, cité par Laurence Loeffel, Pour la laïque et autres textes par Jean Jaurès, Paris, Le bord de l’leau, 2006, p. 36.
Jean-Paul Delahaye
Professeur associé à l’Université Paris V Descartes. (Ce texte est paru sur le blog participatif Médiapart animé par la Ligue de l’Enseignement).
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2021
https://doi.org/10.3917/huma.289.0024
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Grand Orient de France © Grand Orient de France. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...