CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La laïcité scolaire est redevenue une préoccupation de premier plan depuis 1989, à partir du moment où certaines élèves de confession musulmane ont voulu exprimer par leur tenue vestimentaire au sein de l’école publique une appartenance religieuse.

2La société, l’école et les médias ont paru alors découvrir l’existence longtemps ignorée de Français musulmans, alors même que l’islam est depuis longtemps la deuxième religion de France. Les tensions apparues dans certains établissements scolaires ont provoqué une bien tardive prise de conscience de l’évolution de la société française manifestée ici par la présence désormais visible d’une nouvelle religion sur notre sol, religion dont l’histoire n’est pas celle des religions ayant connu et accepté la séparation.

3À cela s’ajoute que, dans certaines parties du territoire de la République, la question religieuse recouvre partiellement deux autres questions : la question sociale et la question identitaire. Dans les quartiers ghettoïsés, les valeurs de la République, et donc la laïcité, apparaissent trop souvent aux habitants comme des incantations plutôt que comme des réalités vécues. Il ne s’agit évidemment pas d’excuser mais de comprendre pourquoi, aux yeux de certains, les valeurs que nous promouvons n’ont pas une légitimité a priori.

4A cela s’ajoute encore le fait que notre école laïque n’a pas une histoire et un fonctionnement exempts de reproches.

Une école publique laïque est scolairement et socialement juste

5La laïcité c’est l’universel, mais en quoi la longue séparation dans l’enseignement public entre les enfants du peuple et les enfants de la bourgeoisie a-t-elle été compatible avec cet universel ? Qu’avait d’universelle et de laïque cette école où le milieu d’origine comptait plus que les résultats scolaires pour entrer en sixième ? Qu’avait d’universelle et de laïque cette République qui a mis si longtemps à donner aux femmes les mêmes droits civiques qu’aux hommes ?

6Et aujourd’hui, comment rendre compatible avec les valeurs laïques l’existence simultanée d’établissements scolaires ghettos et d’établissements scolaires réservés à une élite sociale et à quelques boursiers méritants ?

7On nous dit que c’est dans les établissements ghettos que la laïcité est menacée et que c’est là que l’unité du système éducatif est en danger. Ce n’est pas faux. Mais en quoi la laïcité est-elle plus menacée là que dans les établissements qui accueillent des élèves dont les familles sont d’accord avec le principe de mixité sociale mais pas dans l’établissement de leurs enfants ? Cela veut-il dire que « seules les différences des dominés et non celles des dominants »  [1] seraient une menace pour le vivre ensemble ? Non : les ghettos ne sont pas compatibles avec l’idéal laïque, pas plus les ghettos de pauvres que les ghettos de riches.

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8Nous sommes au cœur de notre sujet car, dans une époque où il est de plus en plus difficile de faire comprendre et accepter l’équilibre entre les droits et les devoirs, ceux qui sont privés de droits se sentent encore moins de devoirs que les autres citoyens. Cela place notre école laïque en position délicate, une position de cristallisation de toutes les insatisfactions dans la mesure où elle représente une République qui a oublié que la devise républicaine est un tout et qu’il est illusoire de penser faire vivre la liberté et l’égalité si on oublie la fraternité.

9Pour être reconnue par tous, la laïcité a donc besoin d’une école socialement et scolairement juste. Pour dire les choses autrement, comment imaginer faire adhérer à la laïcité si la République laïque ne parvient pas à faire cesser cette ségrégation sociale et ethnique que nous connaissons aujourd’hui ?

10Ferdinand Buisson le disait déjà en 1910 : « Il y a toujours une question scolaire, mais ce n’est pas de savoir qui de l’Église ou de l’État dirigera l’école : la chose est jugée. C’est de savoir si notre démocratie réussira à faire, par l’éducation, la France de demain plus forte, plus grande, plus juste, plus humaine que ne fut celle d’hier. Ce n’est plus une question politique, c’est la première des questions sociales. »  [2]

Une école laïque comprend et encadre les manifestations identitaires de ses élèves

11On craint à juste titre une dérive communautariste de la société, mais il y a beaucoup d’hypocrisie dans certaines manifestations d’inquiétude à ce sujet, surtout de la part de ceux qui, par exemple, n’appliquent pas la loi de la République sur le seuil minimal de logements sociaux dans les villes ou qui se rappellent qu’ils vivent dans une République laïque uniquement quand ils voient des musulmans.

12La plupart du temps en effet, le communautarisme n’est pas un choix mais il est le résultat d’une ségrégation. Il s’agit ici d’un enfermement et d’un appauvrissement subis, qui peut, en effet, dégénérer en communautarisme  [3].

13Pour toutes ces raisons, la laïcité de l’école publique ne va pas toujours de soi aujourd’hui chez certains élèves et même chez certains personnels.

14C’est sans doute là la limite que l’on peut poser à ce qu’il est convenu d’appeler le « multiculturalisme ». La limite, c’est ce qui nous entraînerait vers une dérive qui ferait que notre pays serait davantage une collection de cultures différentes qu’un pays rassemblé autour de valeurs communes. Les éducateurs ont à faire preuve de discernement pour comprendre le sens de certaines attitudes qui ne sont pas toutes des menaces pour la République et ses valeurs. La mission de l’école laïque, est-il besoin de le préciser, n’est pas de rendre tous les jeunes identiques. Une affirmation identitaire, individuelle ou collective, n’est donc pas en soi illégitime. Une solidarité de groupe ne conduit pas obligatoirement au communautarisme.

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15Chez les jeunes, la revendication identitaire peut être aussi une identité de substitution et un apprentissage de la liberté. Le problème survient quand il y a mise en cause, au nom de principes religieux, des valeurs républicaines et du rôle de l’école. Cette mise en cause est une réalité, tout spécialement dans certains établissements scolaires dont une partie importante des élèves provient des quartiers en très grande difficulté. L’inspection générale de l’Éducation nationale l’a mis en évidence dans un rapport en 2004 : refus de la mixité ou violences à l’égard des filles, prosélytisme religieux, antisémitisme, contestations des contenus d’enseignement, contestations politico-religieuses  [4].

16Les questions que les personnels des établissements scolaires ont alors à résoudre sont multiples : comment faire comprendre que la contestation des contenus des programmes est impossible, que l’enseignement du fait religieux n’est ni du prosélytisme ni un acte antireligieux ? Comment reconnaître un signe religieux ostensible ? Que dire et que faire face aux revendications alimentaires ? Ces questions sont vives car il n’est pas toujours facile de distinguer ce qui relève du religieux de ce qui n’en relève pas. D’ailleurs, dans un régime de séparation, cela peut-il même relever de la mission de fonctionnaires ?

17Et puis la religion n’explique pas tout : à certains moments la revendication identitaire au nom d’une religion peut davantage être le signe d’une instrumentalisation de la religion que d’une manipulation religieuse. Et cette instrumentalisation ne date évidemment pas d’aujourd’hui : en 1910, Jean Jaurès apostrophe Maurice Barrès dans son célèbre discours sur « la laïque » à la Chambre des députés, un discours fleuve prononcé sur deux jours. Et il n’est pas démenti par Maurice Barrès quand il dit le 24 janvier 1910 à ce dernier que s’il « défend le catholicisme, c’est par des raisons qui n’ont rien de commun avec la foi chrétienne elle-même ». En l’occurrence, il s’agissait des mêmes raisons qui faisaient dire à Voltaire que la religion était nécessaire à ses paysans pour supporter leur dure condition.

18Comment donc concilier les affirmations identitaires de nature religieuse et la vie scolaire des établissements  [5], comment poser des limites dans le respect du principe de laïcité ? Autrement dit, comment faire œuvre d’éducation sans prêter le flanc à l’accusation « d’intégrisme laïque » ? Parce que là est un autre piège : ceux qui combattent les valeurs républicaines accusent souvent les défenseurs de ces valeurs d’intégrisme !

19Trois repères peuvent apporter de la clarté.

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  • 1. Dans les établissements scolaires, les éducateurs doivent d’abord faire comprendre qu’en République la liberté, y compris celle d’affirmer une identité particulière ou collective, n’est jamais absolue et qu’elle est toujours encadrée par la loi.

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21Dans notre République, la source de la loi est humaine et ne saurait être une prescription religieuse. C’est le principe de séparation qui s’exprime là. L’article 3 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen le proclame : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. »

22La loi est au cœur du pacte républicain et obéir à la loi est une nécessité en démocratie. La loi a également une vertu pédagogique : elle contraint, certes, mais les jeunes comprennent très vite qu’elle protège aussi.

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  • 2. Dans les établissements scolaires, les éducateurs doivent également refuser que l’affirmation identitaire se construise de façon conflictuelle, « sur le rejet de ce qui est commun à tous les Français et qui constitue l’identité nationale et républicaine de la France. » [6]

24La laïcité ne se conçoit que dans le respect des principes fondamentaux des droits de l’Homme, tout particulièrement la liberté et l’égalité de tous les citoyens ainsi que la démocratie.

25Les établissements scolaires ne doivent pas se laisser entraîner dans un compromis ou dans une tolérance à l’égard de ces valeurs fondamentales. La laïcité, ce n’est pas la neutralité des valeurs et un État laïque n’est pas un État faible. De même, la neutralité religieuse de l’établissement scolaire n’est pas la neutralité des valeurs.

26Autrement dit, la revendication identitaire ne doit jamais entraver les règles de vie fondées sur des valeurs essentielles, comme la stricte égalité entre les élèves. Le sexisme, le racisme, l’antisémitisme et le repli communautariste n’ont pas leur place à l’école. De même que, parce qu’à côté des intégrismes religieux il peut exister d’autres atteintes à la laïcité, préserver la laïcité c’est aussi protéger les élèves des pressions politiques, de l’intrusion non contrôlée de l’économique et du marchand. 3. Enfin, parce qu’un acquis fondamental de la République est que la croyance personnelle n’est pas liée à une appartenance sociale, les éducateurs doivent absolument refuser et combattre toutes les pressions que certains groupes d’élèves ou d’adultes cherchent à exercer sur d’autres élèves ou adultes au nom d’une obligation d’appartenance à une identité particulière. La République ce n’est pas l’acceptation d’un homme qui serait déterminé par sa naissance, sa religion ou son absence de religion, c’est la garantie apportée à l’homme de sa liberté pour pouvoir s’auto-déterminer.

Juan Gris, l’Assiette au Beurre, 1908.

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Juan Gris, l’Assiette au Beurre, 1908.

27Il faut donc être vigilant face notamment aux pressions inadmissibles qui s’exercent parfois dans certains établissements pour l’observance de rites religieux, aux pressions à l’encontre des jeunes filles ou aux contestations de la mixité filles-garçons. On peut par exemple, faire en sorte que les menus proposés au restaurant scolaire de l’établissement permettent à tous les élèves de manger sans déroger à leurs croyances  [7]. Mais ce serait une entorse grave aux principes d’égalité et de liberté si un restaurant scolaire ne servait plus jamais de viande de porc aux élèves.

La laïcité régule les tensions entre liberté et égalité dans des contextes évolutifs

28L’histoire de la laïcité est l’histoire de la République. Après avoir été historiquement un combat, la laïcité représente aujourd’hui « avant tout une liberté accordée à chacun et non une contrainte imposée à tous »  [8].

29La laïcité, qui implique la séparation, est le seul outil qui permette d’éviter l’éclatement de l’espace public en segments, en communautés étanches.

30La laïcité est ce qui permet de trouver des « accommodements raisonnables » avec les croyances en même temps qu’elle leur pose des limites. Des limites, en effet, car un accommodement raisonnable n’est pas un accommodement complaisant et encore moins un acte de faiblesse. C’est pour cette raison que la laïcité est un gage de paix. Cette paix est fragile parce que la laïcité est en ajustement permanent, parce qu’elle est un équilibre résultant de tensions, dans un monde en évolution.

31Irréversible dans son principe, la laïcité n’est pas figée dans ses modalités de mise en œuvre car c’est une dynamique, un processus, un projet qui n’a pas besoin d’une épithète (ouverte, moderne…) pour s’affirmer comme valeur essentielle de la République.

32C’est ce qui fait aussi la force de la laïcité : ayant à réguler la tension entre la liberté et l’égalité dans des contextes par définition évolutifs, elle ne peut être qu’en mouvement, en « histoire » en quelque sorte. Cela suppose dans le même temps que les religions, anciennes ou nouvelles sur le territoire national, acceptent toutes cette pluralité et la séparation du religieux et du politique qui régit notre vie publique.

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33C’est pourquoi le message d’homme d’État de Jules Ferry, à plus d’un siècle de distance, n’a rien perdu de sa force et de son actualité. On serait bien inspiré de ne pas l’oublier : « Lorsqu’on veut chercher à assurer la paix entre deux puissances rivales, l’État et l’Église, la constitution laïque de la société et le pouvoir ecclésiastique ; lorsqu’on veut que ces deux puissances morales vivent en paix, la première condition, c’est de leur prescrire de bonnes frontières. Ce n’est pas dans la confusion des attributions, dans le mélange des idées qui ne peuvent conduire qu’à la discorde, à un état social troublé et mauvais ; c’est dans la nette, claire et définitive séparation des attributions et des compétences qu’est le salut et qu’est l’avenir. […] Délimitez les frontières et vous ferez la paix… »  [9]

Autres textes de Jean-Paul Delahaye

  • Jean-Paul Delahaye, Laïcité, « Dictionnaire de l’éducation », PUF, 2008.
  • Jean-Paul Delahaye, L’instituteur, le curé et la morale, « L’Histoire » n° 330, avril 2008.
  • Jean-Paul Delahaye, La Laïcité, Livre bleu des personnels de direction, Crdp d’Orléans-Tours, 2007.
  • Jean-Paul Delahaye, 1882-2004 : l’école au cœur de la question laïque. Propos tenus au Parlement de la République, revue « Cahiers rationalistes », n° 584, septembre-octobre 2006.
  • Jean-Paul Delahaye, Les Francs-maçons et la laïcisation de l’école, mythe et réalités, revue « Histoire de l’éducation », Institut national de la recherche pédagogique, n° 109, janvier 2006.
  • Jean-Paul Delahaye, 1882-2004 : Question laïque et question sociale au Parlement de la République, « La Revue parlementaire », n° 885, février 2006.
  • Jean-Paul Delahaye, Jean-Pierre Obin, Faut-il changer la laïcité ? « Hommes et Migrations » n° 1258, novembre-décembre 2005.
  • Jean-Paul Delahaye, L’École au cœur de la question laïque, « Textes et documents pour la classe », n° 903, CNDP, novembre 2005.
  • Jean-Paul Delahaye, La laïcité, repères historiques et problématique, article inclus dans « Les dossiers de l’inspection générale », mai 2004.
  • Dominique Borne, Jean-Paul Delahaye, La laïcité dans l’enseignement, problématique et enjeux, revue « Regards sur l’actualité », n° 298, la Documentation française, février 2004

Notes

  • [1]
    François Dubet, Faits d’école, EHESS, 2008, p. 164.
  • [2]
    Ferdinand Buisson, La Foi laïque. Extraits de discours et d’écrits, Paris, Hachette, 1911, p. 261. Cité par Laurence Loeffel, Pour la laïque et autres textes par Jean Jaurès, Paris, Le bord de l’eau, 2006, p. 36.
  • [3]
    Voir ce qui est dit dans le rapport de la commission Stasi à propos du « communautarisme plus subi que voulu. » Laïcité et République, La Documentation française, 2004, p. 99.
  • [4]
    Inspection générale de l’Education nationale, Les Signes et Manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires, rapporteur Jean-Pierre Obin, juillet 2004. Voir également l’article de Jean-Paul Delahaye et Jean-Pierre Obin, Faut-il changer la laïcité ? Revue Hommes et migrations, décembre 2005.
  • [5]
    Voir à ce sujet la contribution de la Ligue de l’enseignement, La laïcité à l’usage des éducateurs (http://www.lai-cite-laligue.org) qui apporte aux éducateurs en particulier et aux citoyens en général un ensemble de réflexions et de réponses aux principales questions qui peuvent se poser, notamment sur « la gestion d’éventuels conflits et les valeurs communes ».
  • [6]
    Projet de rapport annexé à la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école de 2005.
  • [7]
    La première circulaire en la matière adressée aux recteurs date du 30 juillet 1957 : « Il m’a été signalé que dans certains établissements de la métropole il était parfois servi de la viande de porc aux élèves de religion musulmane. Je vous serais obligé de rappeler à MM les chefs d’établissement que le Coran interdit aux musulmans la consommation de la viande de porc, et leur demander de prévoir, les jours où cette viande figure aux menus, un autre plat de viande à l’intention de leurs élèves musulmans » B.O.E.N. n° 31 du 5/9/1957, p. 2595.
  • [8]
    Haut Conseil à l’Intégration, avis sur le projet de Charte de la laïcité dans les services publics, janvier 2007, p. 12.
  • [9]
    Jules Ferry, Sénat, JO du 11 juin 1881.
Jean-Paul Delahaye
Professeur associé - Université Paris V-René-Descartes
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2021
https://doi.org/10.3917/huma.283.0065
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