CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Engagé au musée de l’Homme en 1967, j’y trouvai une galerie d’anthropologie datant de… 1938 ! Presque rien n’avait été changé depuis. Cet intervalle de temps comprenait la Deuxième Guerre mondiale durant laquelle, après la fuite forcée de Paul Rivet, Henri Vallois l’avait remplacé à la direction du musée. D’après des témoins, Vallois n’était pas nazi mais très germanophile. Il avait maintenu le musée dans l’état de 1938, avec les classifications raciales à la Broca [1] que Rivet y avait installées. Pourtant, si Rivet et Vallois avaient lu le livre de Jean Finot [2] (un journaliste), Le préjugé des races, paru en 1905, ils y auraient trouvé une réfutation précise de l’anthropologie de Broca et de leurs classifications raciales. Ils auraient retrouvé l’idée qu’« Il n’existe ni quatre, ni cinq races humaines […], le terme de race se réfère une différence d’origine qui n’existe pas […], les types physiques s’interpénètrent et suivent les caractères héréditaires […] et ne sont finalement que les ombres d’une grande image qui s’étendent sur tous les âges et tous les continents » (Herder 1784 [3]). Cette citation de Johann Gottfried von Herder rappelle que le débat sur la pertinence scientifique des « races humaines » ne date ni d’hier, ni de Rivet ou de Broca… Il avait commencé avec l’arrivée de la notion de races dans la science et fut permanent jusqu’à nos jours.

De l’impossibilité de classer l’espèce humaine

2En 1967, reçu dans le bureau de Robert Gessain, j’avais demandé à mon nouveau patron son accord pour actualiser l’exposition. Il m’avait répondu que, généticien, j’avais été « recruté pour faire ma thèse, pas pour m’occuper du musée » ! J’ai donc fait ma thèse en souffrant de l’état du musée. Formé à la génétique des populations et à la biométrie, je trouvais l’exposition archaïque et erronée, sans rapport avec l’état des sciences. J’aurais voulu y parler de la diversité génétique sur laquelle les connaissances explosaient : on découvrait le système HLA qui conditionne les greffes d’organes et rend chaque individu génétiquement unique. Des études de génétique des populations sur l’animal et le végétal, puis sur les humains, montraient que, dans beaucoup d’espèces, dont les humains, la diversité entre populations est bien moindre que la diversité à l’intérieur des populations.

3Le problème des classifications raciales humaines était donc insoluble : dans les populations, les variations sont très supérieures aux différences entre les populations qui auraient permis de les classer. L’espèce humaine est inclassable, ce qui ne veut pas dire, bien sûr, qu’elle n’est pas très diversifiée. Chez nous, tout varie : les dimensions du corps, ses pigmentations, sa physiologie, sa génétique… Mais ces variations sont individuelles, ne sont pas synchrones et ne délimitent pas des sous-populations cohérentes dans lesquelles les caractères considérés sont les mêmes pour tous. Les races idéalisées par les racistes n’existent pas. Voilà ce qu’il fallait faire comprendre au public, mais comment ? C’était d’autant plus difficile que Robert Gessain, le directeur du laboratoire d’anthropologie, puis du musée de l’Homme, avait été membre de la Fondation pour l’étude des problèmes humains d’Alexis Carrel, création eugéniste du gouvernement de Vichy en 1941. D’après des témoins et des écrits de l’époque, Gessain était réputé expert en « biotypologie, démographie qualitative et psychologie raciale comparée ».

4Après ma thèse, en 1972, j’étais revenu vers lui : « Ma thèse finie, j’aimerais rénover la galerie d’anthropologie. » Il me répondit : « J’ai décidé que vous allez rénover cette salle. Nous l’avons faite avec Georges Henri Rivière et Paul Rivet en 1937[4]. Les choses n’ont pas beaucoup changé depuis ! » Il ajoutait : « Vous avez un crédit de 15 000 francs, à dépenser dans les 15 jours. » Le lendemain, je convoquais les techniciens et assistants valides du laboratoire et des services communs : trois personnes et demie ! On retira tous les crânes, les squelettes et les panneaux des vitrines, qui remontèrent au magasin d’anthropologie. On inscrivit « Fermé pour travaux » à l’entrée de la salle. Aucun retour en arrière n’était possible ! Restait… à trouver de l’argent. Je fus aidé par une secrétaire générale du Muséum, qui trouva 60 000 francs, alors que mon premier devis de peinture était de 70 000 ! C’est dire les conditions dans lesquelles on faisait des expositions à cette époque. Glanant un peu d’argent ici, économisant là, nous fûmes prêts à inaugurer, en 1974, une nouvelle salle d’anthropologie réalisée avec de petits moyens, des panneaux, peu d’objets : rien de ce qui faisait le côté « bling-bling » des expositions, mais un contenu scientifique actualisé, dont la réfutation génétique des classifications raciales.

5Et puis le temps passa, les groupes scolaires affluaient, mais on ne voulait pas inaugurer. Les choses s’envenimèrent jusqu’au conflit ouvert avec Robert Gessain. Un jour, j’appris qu’il avait fait démonter la salle d’anthropologie pendant une de mes absences professionnelles. Il est parti à la retraite quelques mois plus tard et, heureusement, le professeur intérimaire d’anthropologie qui l’avait remplacé me permit de réinstaller cette salle modeste mais pertinente. Après une très longue vacance, la chaire d’anthropologie a été mise au concours. Contrairement aux pronostics, j’ai été nommé professeur et directeur du laboratoire d’anthropologie, devenu biologique, en 1987. J’ai souhaité y faire une vraie grande exposition sur la diversité biologique des humains, pas une exposition militante, mais scientifique. Pour être crédible en tant que scientifique, il ne faut pas militer ! Mes sympathies politiques et mes positions par rapport au racisme étaient connues. J’avais toujours répondu aux demandes d’information, de conférences ou d’articles des organisations antiracistes sur la diversité biologique des humains. Mais je n’avais appartenu à aucune d’elles : on ne peut pas être à la fois militant et expert. J’avais donc choisi l’expertise.

Déconstruire le racisme scientifique

6Le sujet du racisme dit « scientifique » était très chaud à cette époque de la « Nouvelle Droite », quand il était revenu en France. Des groupes d’extrême droite diffusaient des livres comme The Bell Curve, actualisant les vieilles théories psychométriques racistes du psychologue américain Arthur Jensen, pour qui les différences de QI entre Noirs et Blancs étaient innées. D’autres publications avaient auparavant été distribuées aux enseignants de biologie de France et d’Europe, comme L’inégalité de l’homme du psychologue anglais Hans Jürgen Eysenck, ou une publication anonyme, « Race et intelligence », diffusées par les éditions Copernic. Ces campagnes étaient soutenues par le Grece (Groupe de recherche et d’études sur la civilisation européenne), dont faisaient partie des universitaires médiatisés, de Rémy Chauvin à Pierre-Paul Grasset, et des énarques du Club de l’Horloge. Ces gens ressortaient des classifications raciales et voulaient imposer l’idée qu’il y avait des différences génétiques de compétences entre races humaines.

7Pour lutter, non contre le militantisme, mais contre la désinformation sur ce que l’on savait de la diversité humaine, j’avais réuni une équipe, dont de jeunes chercheurs qui avaient travaillé avec moi à l’université de Genève en génétique des populations humaines. J’avais réussi, malgré bien des coups bas, à recruter à Paris Ninian Hubert van Blyenburgh, qui avait consacré sa thèse et ses recherches à la muséologie plutôt qu’à la génétique. Sa thèse de l’université de Genève avait consisté à préparer une exposition qui explique la diversité biologique humaine d’un point de vue scientifique. Pour traduire ce message scientifique au niveau des groupes scolaires et du grand public, des dispositifs muséographiques évalués et testés sur des visiteurs potentiels avaient été réalisés [5]. Ce qui a permis de réaliser ensuite, en 1992, l’exposition Tous parents, tous différents. C’était la seule exposition du MNHN qui n’avait pas été financée par le ministère de l’Éducation nationale, auquel le Muséum était rattaché ! Ceci parce que les dirigeants socialistes de l’époque avaient laissé un sous-marin de l’extrême droite comme responsable des musées de l’Éducation nationale au ministère…

8D’autres « amis » parmi des gens liés au musée nous ont reproché publiquement de ne pas inaugurer l’exposition à la date prévue, sans préciser qu’ils avaient fait bloquer, au ministère, 80 % des crédits qui devaient nous permettre de la réaliser… Il avait fallu l’intervention d’une personne proche de François Mitterrand pour que l’argent promis arrive enfin au Muséum et que nous inaugurions Tous parents, tous différents, deux mois plus tard, au Musée de l’Homme. Elle y a attiré plus de 500 000 visiteurs. Quatre versions « lourdes » ont circulé en France et à travers l’Europe. 600 versions légères (expositions de posters) ont été diffusées gracieusement dans les collèges, les lycées, les centres de culture scientifique et d’autres lieux grâce au ministère de la Recherche scientifique, scandalisé par l’attitude du ministère de l’Éducation nationale. Il n’y a pas qu’entre anthropologues et généticiens qu’il y a des controverses… Des traductions et des adaptations en dix langues différentes ont permis une circulation à l’échelle mondiale. J’évoquerai enfin la circulation étatsunienne de Tous parents, tous différents, traduite en anglais par une université new-yorkaise à large majorité afro-américaine. Le soir avant l’ouverture, des associations de militants se sont réunies et ont débattu toute la nuit pour savoir s’ils allaient casser l’exposition ou bien s’ils acceptaient d’en discuter le contenu. Parce qu’il y avait une contradiction totale entre le discours (« les races humaines n’existent pas », « il n’y a pas de discontinuités majeures entre les populations humaines », « ce n’est pas la peine de chercher à classer les humains en groupes cohérents, vous n’y arriverez pas ») que tenait l’exposition et leur lutte pour la fierté afro-américaine. Après cette longue nuit, ces militants sont arrivés à cette conclusion satisfaisante : ils n’étaient pas d’accord mais cela valait la peine d’en discuter ! Cela dit, l’exposition n’a pas eu le même succès aux États-Unis, où elle a été peu diffusée, qu’ailleurs. Sans doute parce qu’un état neutre des sciences ne satisfaisait pas plus les militants du Ku Klux Klan que les plus radicaux du Black Power, dans un pays divisé par les pires racismes.

9En conclusion, il convient de rappeler que l’histoire des musées reflète l’histoire tout court. Dans les milieux scientifiques, des Henri-Victor Vallois et des Gessain, promus sous l’Occupation, ont continué à occuper des fonctions importantes des décennies après. Certains ont joué un jeu très trouble par rapport à l’état de la science et de la politique en France. Une référence sur le sujet est fondamentale : c’est la thèse de Fabrice Grognet sur l’histoire du Musée de l’homme [6]. Pour mémoire, Fabrice Grognet a été en CDD (agent temporaire) au Musée de l’Homme pendant 14 ans. Il a obtenu un poste permanent à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration pendant un an. On lui a demandé au Musée de l’Homme de le quitter pour revenir préparer une exposition sur le racisme. Il est revenu, on l’a remis en CDD pendant plusieurs années et on ne l’a plus renouvelé. Reconnu depuis travailleur handicapé, il s’est retrouvé au chômage. Je précise, pour ceux qui ne connaissent pas la loi française, qu’il est illégal de maintenir des gens en CDD 10 ans ou plus et que les travailleurs handicapés sont censés être protégés. L’histoire du musée qui vous emploie peut être sensible et l’écrire peut être dangereux. Exposer le racisme, c’est aussi s’exposer…

Notes

  • [1]
    Médecin anatomiste célèbre pour la découverte de l’aire contrôlant le langage dans le cerveau, Paul Pierre Broca (1824-1880) se passionnait pour les classifications raciales basées sur des mesures crâniennes et fût le gourou d’une anthropologie physique très raciste.
  • [2]
    Jean Finot, Le préjugé des races, Paris, Félix Alcan, 1905.
  • [3]
    In Johann Gottfried von Herder (1784-1791), Idées pour une philosophie de l’histoire de l’humanité, trad. Edgar Quinet, Paris, Presses-Pocket, 1991.
  • [4]
    L’anthropologue (physique) et député du Front populaire Paul Rivet a créé le musée de l’Homme en 1937, secondé par Georges Henri Rivière.
  • [5]
    Ninian Hubert van Blyjenburgh, Que savons-nous des Hommes ? Étude du décalage entre les connaissances du public et le savoir scientifique en biologie humaine, Thèse de doctorat en sciences, Genève, Université de Genève, 1989.
  • [6]
    Fabrice Grognet, Le concept de musée. La patrimonialisation de la culture des “autres”. D’une rive à l’autre, du Trocadéro à Branly : histoire de métamorphoses, 2 tomes, Thèse de doctorat, Paris EHESS, 2009.
Français

La galerie d’anthropologie du musée de l’Homme, ouvert en 1937, n’a connu aucune modification entre 1938 et 1967. Cet immobilisme muséographique a maintenu durant trente ans les classifications racistes initiées au début du XXe siècle. Exemple de la perpétuation d’un racisme scientifique au sein même des institutions muséales, l’histoire de ce musée anthropologique est aussi celle de la lutte de certains individus pour faire bouger les lignes.

André Langaney
Généticien, professeur émérite à l’université de Genève.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 07/02/2022
https://doi.org/10.4000/hommesmigrations.12891
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