CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Que dire d’une thèse publiée dans une collection de référence lorsque la préface semble avoir tout dit, que chaque chapitre propose une synthèse du chemin, et que la conclusion propose un bouquet intellectuel de l’acquis du travail ? D’abord qu’elle montre la liberté méthodologique et intellectuelle de l’histoire religieuse universitaire française. La sociologie des réseaux et la prosopographie permettent de reconstituer le milieu de l’élite catholique estudiantine d’origine essentiellement bourgeoise et provinciale et à la palette idéologique variée, qui, à Paris, donna naissance à la Société de Saint-Vincent-de-Paul. Ces méthodes donnent aussi à comprendre la fondation comme un temps étalé de la première rencontre à l’institutionnalisation (1833-1835). Les modalités de l’élargissement sont éclairées avec la mise en valeur de plusieurs réseaux, dont celui homophile d’Ozanam et celui plus ouvert de Le Prévost. Enfin, le milieu des confrères est amplement reconstitué (809 membres représentent l’élite de la SVP), avec la mise en avant des principales caractéristiques de ces hommes d’œuvres des années 1835-1875. Notabilisation progressive, poids de la noblesse mais présence de confrères d’origine populaire, importance du milieu juridico-administratif, forte fécondité et nombreuses vocations féminines et masculines, pluralité politique malgré le poids relatif des influences légitimistes, le monde vincentien est finement analysé.

2 La géographie apporte des explications aux différences spatio-temporelles. Si les unes sont relativement stables (au niveau national, les implantations différenciées de la SVP), d’autres évoluent, spécialement à Paris avec l’extension de 1860. Les paroisses y sont progressivement toutes pourvues d’une conférence, et la SVP cherche, tâche difficile, à s’implanter en banlieue. Certaines implantations relèvent d’une spécialisation par milieux (étrangers, collégiens et lycéens). La focale se déplace en France vers Paris ou la province, montrant que les logiques différentes apparaissent lorsque l’échelle change. Les cartes proposées alimentent l’analyse, comme le font les graphes des réseaux – et dans les deux cas, les critères de validité et de construction sont explicités.

3 L’analyse anthropologique s‘épanouit dans la troisième et dernière partie. La « pulsion du don » apparaît irréductible à tout motif quel qu’il soit, quand bien même elle alimenterait des soucis d’ordre social, d’auto-valorisation ou d’extension d’une influence socio-politique. Car la visite du pauvre à domicile s’apprend et s’entretient, dans la fidélité. La charité des hommes d’œuvre n’est pas la philanthropie ou la recherche de la justice sociale. Le don y est non agonistique, vise à faire entrer le pauvre dans le don de soi, s’inscrit dans une relation médiatisé par Dieu et l’Église où le donateur est débiteur de celui auquel il donne, et espère restructurer la société sur une base non utilitariste. Ainsi le « don charitable » actualise la charité catholique au XIXe siècle, dans une perspective intransigeante, fortement antimoderne.

4 Ces outils permettent de contourner les débats sur la date précise de fondation et l’identification du fondateur, montrent que l’appartenance à la SVP, qui ne transcende pas complètement les clivages socio-culturels, est un des éléments de l’identité de certains catholiques, et mettent en valeur la spécificité du « don charitable ». Contribuant à une rencontre féconde entre histoire religieuse et histoire de la question sociale dont il laisse deviner qu’elle est davantage pratiquée par les historiens sociaux du religieux que par les historiens du social, l’auteur prend aussi position sur les travaux d’histoire de la protection sociale. Volontairement polémique ici, à partir des analyses qu’il a développées, il remet en cause les critiques de la charité, qu’elles soient d’origine idéologique ou exprimées à partir d’analyses socio-historiques. Il intègre ainsi la dimension personnelle et discrètement autobiographique que tout objet d’étude peut avoir.

5 L’ouvrage intéresse également l’histoire urbaine. L’implantation de la SVP est très contrastée : très importante présence à Paris ainsi que dans le Nord et l’Est de la France, faible présence dans l’Ouest et le Massif central. La SVP est ainsi bien installée lorsque les taux d’urbanisation et de pratiques religieuses sont élevés. Mais Paris échappe à ce modèle, avec sa faible pratique et une forte présence de la SVP. Outre la naissance de l’institution dans la capitale, et son rapide développement parmi la jeunesse des écoles, joue le fort engagement d’une élite masculine dévote, qui numériquement peu importante, obtient d’importants résultats.

6 Plus profondément, Paris révèle des dynamiques de fond et des particularités de la SVP. La direction de la Société croise directement direction parisienne et direction nationale. La conférence de la charité est diffusée depuis la capitale vers la province par des étudiants l’ayant découverte lors de leurs études parisiennes. Enfin, la capitale, massivement pauvre et intensément haussmannisée, permet de pratiquer et de penser la conquête de nouveaux territoires de la charité, presque en termes de mission en « barbarie ».

7 Paris apparaît alors comme capitale, dans ses singularités et dans le résumé qu’il réalise de la ville du XIXe siècle. S’il occulte ou gomme les réalités présentes en province (faiblesse numérique des élites limitant le recrutement des confrères, importation de la SVP par des hommes non enracinés localement), sa taille fait jouer des logiques qui ne peuvent s’y exprimer (rencontre entre confrères de milieux sociaux faiblement en contact, ascension sociale vers la bourgeoisie de nombre de confrères d’origine populaire). La SVP ne pouvait naître qu’à Paris, parmi des étudiants de la bourgeoisie provinciale, confrontés à la misère, initiés à une vie spirituelle et intellectuelle enracinées dans les pratiques catholiques de la Restauration. Elle ne pouvait qu’être appelée à rayonner hors de Paris, une fois les étudiants qui la firent naître et ensuite l’y découvrirent souvent, repartis dans leur ville d’origine et y retrouvant la pauvreté.

8 Ce riche travail ouvre enfin des perspectives sur la masculinité. Les confrères valorisent la modestie dans l’affirmation de soi, la sensibilité et la pratique religieuse, ce en quoi ils divergent d’hommes insistant sur l’honneur, l’extériorisation et le détachement religieux. Ils sont antimodernes à cet égard. Mais leur masculinité anticipe celle qui s’imposa partiellement à la fin du XIXe siècle. Ainsi permettent-ils de rappeler, eux aussi, eux encore, qu’il y a plusieurs voies d’accès à la modernité, et que le catholicisme en fut une, fort notable. On aurait tort de l’oublier, sous peine d’occulter une partie de la réalité qu’on s’est donné, comme historien, mission d’étudier.

Paul Airiau
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2011
https://doi.org/10.3917/rhu.029.0201
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