CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Il est en apparence des évidences construites de longue date. Celles-ci, ce faisant, méritent, en tant que telles, d’être interrogées et déconstruites : le « communautarisme », particulièrement musulman, serait établi [1] ; celui-ci menacerait qui plus est la laïcité, qui tend précisément à se transformer, au premier chef chez ceux qui évoquent le « communautarisme », en instrument d’exclusion culturelle et identitaire des musulmans pratiquant le rite ou arborant des signes distinctifs de religiosité dans l’espace public, tels que le foulard pour les femmes, ou bien encore la barbe pour les hommes, qui de ceux qui fréquentent les lieux de prière et qui peuvent, parfois, en demander de nouveaux, en vue de pratiquer plus dignement le culte, etc. Tout semble matière à confusions et à l’entretien du confusionnisme. En d’autres termes, ce qui de l’islamité peut être visible, est pris en mauvaise part, comme si cette visibilité menaçait déjà en tant que telle la laïcité. Nous sommes ainsi passés, en quelques années et par touches successives, d’une laïcité-fin en soi à une laïcité-moyen, destinée précisément à d’autres fins qu’à préserver un cadre général pour l’expression possible des libertés individuelles, comme le révèlent fréquemment des discours politiques tous bords confondus, lesquels partent du postulat que l’islam et les musulmans seraient plus rétifs que d’autres catégories de la population quant à l’acceptation du principe laïque, à la liberté de conscience, de sorte à ce qu’il faille régulièrement chercher à limiter, par la loi ou administrativement, les expressions religieuses publiques, à l’exemple des arrêtés municipaux interdisant certaines tenues vestimentaires sur les plages. Ainsi, les récentes polémiques sur le burkini [2], ce vêtement de bain couvrant les cheveux et le corps de la femme musulmane, sont une nouvelle expression paroxystique d’une certaine obsession politique de la visibilité de l’islam, quelle qu’en soit la modalité, dans l’espace public. Il est permis de dire que, à travers cette controverse, divers ordres de la réalité sociale sont confondus, au premiers rang desquels la légalité et la civilité, d’un côté, les choix individuels de musulmans, y compris rigoristes, et le reste de la communauté musulmane dans sa diversité, de l’autre. Qu’est-ce à dire ? Il est loisible à chacun, à commencer par un maire, de penser ce qu’il veut du burkini, à le juger rétrograde et pernicieux du point de vue de la civilité et pour la qualité du lien social, mais le jugement de valeur doit-il valoir force de loi, d’autant plus qu’il tord complètement l’esprit originaire de la laïcité, ou disons une interprétation libérale de ladite laïcité ? En outre, le rigorisme religieux affiché par des femmes en burkini ne doit pas induire un jugement général a priori sur le comportement des femmes musulmanes qui fréquentent ou non les plages, ainsi que sur l’islam. À notre connaissance, aucune demande pérenne de droits collectifs, en faveur de plages privées spécialement à destination de femmes musulmanes en burkini ou non, n’a été instruite par le moindre groupe musulman sur le territoire national. Peut-on donc en l’espèce, une fois encore, invoquer, à l’instar de politiques, « le communautarisme » ? La surenchère politique, sinon politicienne, sur la visibilité musulmane réelle et présumée, est matière à interroger l’observateur, car elle n’est que la face émergée d’un iceberg plongeant dans d’autres considérations à l’endroit de l’altérité islamique.

2En juin 2016, la députée-maire Les Républicains, Annie Genevard, réagissait à la décision de la ministre de l’Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, d’introduire l’apprentissage de la langue arabe dès l’entrée en école primaire, vitupérant « un enseignement communautarisé de la langue arabe » [3], parce que, reprenant à cette occasion les mots qu’aurait tenus en 2012 l’ancien Haut Conseil à l’Intégration (Hci), les langues étrangères non européennes, en particulier l’arabe, seraient le fourrier du « repli identitaire » et la base arrière « de véritables catéchismes islamiques ». Nonobstant son affirmation de ne pas vouloir dénigrer en soi la langue arabe, et malgré toutes les précautions oratoires, l’élue pose toutefois comme postulat : Langue arabe = repli identitaire = extrémisme islamique = communautarisme musulman. L’arabe devient l’esclave supposé de l’islam, et plus encore d’un islam total ou totalitaire.

3Dans la lettre et l’esprit de la députée, la langue arabe viendrait dangereusement concurrencer la langue française et encouragerait, à ce titre, l’enfermement communautaire d’une partie de nos concitoyens, raisonnant comme les islamistes, qui considèrent justement la langue arabe comme une chasse gardée, dans la mesure où elle serait d’abord et avant tout la langue du Coran, parole éternelle de Dieu pour celles et ceux qui le croient.

De la nécessité de problématiser le « communautarisme » et de défricher un terrain idéologiquement miné

4Pour notre part, nous voudrions illustrer l’idée centrale suivant laquelle le « communautarisme », mis volontairement entre guillemets pour en souligner les limites et failles épistémologiques, est moins que jamais un concept pertinent pour décrire des faits de société réels de notre pays, qu’une catégorie langagière ou rhétorique qui ressort davantage de logiques politiques, partisanes et, partant, idéologiques, de segmentarisation du corps social (considérer les uns et marginaliser les autres). Aussi, à ce titre, nous essaierons de répondre à deux questions, qui nous permettront aussitôt de formuler le problème essentiel tapis dans l’ombre de l’usage irréfléchi du terme « communautarisme ». De quoi l’invocation publique du « communautarisme » est-elle le symptôme ? Quels acteurs sociaux convoquent cette terminologie et comment ? Cette catégorie sémantique, pour l’essentiel à dimension polémique et plus encore à enjeu disqualificatoire, s’applique, dans la plupart des cas, à des faits de société minoritaires en général et au fait musulman en particulier. Consciemment ou non, l’utilisation acritique du mot est une espèce de procédé d’auto-immunisation, au moins de la part d’une partie de l’élite politique, contre la mise en lumière des impasses d’un certain jacobinisme et les lacunes des politiques publiques de gestion normalisée de la diversité, au nom d’un républicanisme qui n’a pas complètement fait le deuil du mythe « unanimiste » et assimilationniste ; d’autre part, cette catégorie est révélatrice d’une difficulté, une fois de plus du côté de l’élite politique, à prendre acte de l’émergence d’acteurs sociaux aux origines immigrées et de confession musulmane qui font entendre leur voix (par la critique, la revendication, la mobilité sociale, etc.), d’une manière ou d’une autre, dans l’espace public :

« Le ressentiment surgit quand un groupe marginal socialement inférieur, méprisé et stigmatisé, est sur le point d’exiger l’égalité non seulement légale, mais aussi sociale, quand ses membres commencent à occuper dans la société des positions qui leur étaient autrefois inaccessibles, c’est-à-dire quand ils commencent à entrer directement en concurrence avec les membres de la majorité en tant qu’individus socialement égaux, et peut-être même quand ils occupent des positions qui confèrent aux groupes méprisés un statut plus élevé et plus de possibilités de pouvoir qu’aux groupes établis dont le statut social est inférieur et qui ne se sentent pas en sécurité » [4].
Enfin, nous discuterons du fait que ce terme « communautarisme », à défaut d’être opérant et opératoire au plan analytique, est un serpent de mer : tout le monde en parle, chacun croit savoir ce qu’il est, mais personne ne l’a réellement vu ou est capable d’en donner une définition assez rigoureuse pour ne souffrir aucune contestation. Nous soutenons fermement l’idée d’une irréalisabilité pratique du « communautarisme » musulman sur le sol français, et ce, à partir d’une question : a-t-on jamais vu dans l’histoire récente, en France, une personne ou un groupe de personnes à l’islamité revendiquée, déclarer ouvertement et publiquement, vouloir instaurer un régime total d’exception pour les musulmans, des droits collectifs, sous la forme notamment de tribunaux islamiques, d’écoles réservées à des coreligionnaires, et des espaces de vie spécifiques ? Ceci n’exclut évidemment pas la possibilité, elle bien réelle et / ou plausible, d’un tel désir global, ou d’une partie de ce désir, chez certains acteurs probablement ultra minoritaires parmi les musulmans de France. De ce point de vue, nous avons essayé de démontrer, dans trois textes parus il y a quelques années, combien le vote « musulman » [5] ou communautaire, par exemple, est un leurre.

Communautarisme ?

5Le terme communauté pose effectivement beaucoup de problèmes dans ses usages, au premier rang desquels son caractère extrêmement malléable et extensif, de sorte qu’il en ressort des formes de partialité s’agissant de ses domaines d’application. En effet, comment censément trancher, sur la base de critères objectifs, voire intangibles ou stabilisés, entre ce qui relève du fait communautaire, qui serait en principe acceptable dans une société démocratique pluraliste comme la nôtre, et ce qui relève du « communautarisme », et qui présenterait à cet égard des risques sociopolitiques pour la collectivité, en termes de sécurité notamment ? En d’autres termes, où s’arrête la communauté et où commence « le communautarisme » ? Est-ce à dire que nous nions, partant, des velléités séparatistes d’individus ou de groupes d’individus, au nombre plus ou moins important ou restreint, du reste de la société, à raison de conceptions culturelles, religieuses, philosophiques, etc., particulières ? La réponse est évidemment non. Ce que nous contestons au premier chef, est la pertinence scientifique du vocable « communautarisme », lequel est, selon nous, le masque d’attitudes discriminatoires ou racistes, en mode top-down, qui n’osent s’afficher ouvertement ; en d’autres mots, il y aurait un entre soi socialement acceptable, et un autre qui le serait beaucoup moins, et ce, sur des critères arbitraires et attestant une volonté de s’exclure. Dans le même temps, ceux-là mêmes d’entre les élites politiques qui emploient sans réticence ou volontiers le mot « communautarisme », rechignent et répugnent en revanche à utiliser un autre terme, islamophobie. Manuel Valls, l’ancien Premier ministre, dénonce régulièrement le « communautarisme » ou les « communautarismes », mais refuse résolument l’emploi du vocable islamophobie dont il dit, entre autres, qu’« il est le cheval de Troie des salafistes » [6].

6De l’extrême gauche à l’extrême droite de l’échiquier politique hexagonal, « communautarisme » est d’usage courant, ce qui ne signifie pas pour autant que tous les membres du spectre politique français trouvent une pertinence à en user. Alors qu’il n’existe pas de solide définition du terme en question, le mot islamophobie est plus largement dénoncé par le personnel politique, alors même que celui-ci a reçu, à l’inverse du précédent, des définitions qu’on peut estimer au moins plus pertinentes (ce qui n’exclut pas les critiques légitimes de ce terme) ; dans les deux cas, cependant, on remarquera que l’objet du malaise est quasi identique ; il tourne autour d’une même obsession, à savoir le fait islamique et ses manifestations ostensibles :

7

« Ainsi, comme tous les termes désignant d’autres formes d’“altérophobie”, la notion d’islamophobie est imparfaite et instrumentalisable, mais nécessaire afin de nommer et d’analyser un phénomène aujourd’hui mesuré et exploré par les sciences sociales, combattu par l’action militante et pris au sérieux par la plupart des organisations internationales et gouvernements occidentaux (…). Nous considérons que l’islamophobie correspond au processus social complexe de racialisation / altérisation appuyée sur le signe de l’appartenance (réelle ou supposée) à la religion musulmane, dont les variables en fonction des contextes nationaux et des périodes historiques. Il s’agit d’un phénomène global “genré” parce que influencé par la circulation internationale des idées et des personnes et les rapports sociaux de sexe. Nous faisons l’hypothèse que l’islamophobie est la construction d’un “problème musulman”, dont la “solution” réside dans la discipline des corps, voire des esprits, des (présumé-e-s) musulman-e-s » [7].

8Comme nous l’avons formalisé dans un article précédent [8], et dont nous reprendrons ici quelques-uns des apports tout en les prolongeant, il est indispensable tout d’abord de réviser le mot « communautarisme », sans le jeter complètement aux orties ; en ce sens que celui-ci peut véhiculer des représentations qui ne sont pas forcément toutes erronées, comme celles référant à la « particularisation des identités en autant d’aspirations de groupes ou de minorités aux critères d’appartenance douteux, voire dangereux » [9]. C’est pourquoi nous proposons l’expression imaginaire communautaire qui offre un triple avantage : elle articule mieux identité et communauté, dans la mesure où, s’il est question de communauté imaginée [10] (le fantasme d’une unité absolue des musulmans) alors, immanquablement, la communauté est toujours subjectivée. C’est toujours un « je » qui pense, qui projette cette communauté, qu’il est plus ou moins libre de définir à sa façon ; l’individu peut par ailleurs toujours continuer à circuler entre des communautés multiples et ne pas être nécessairement enfermé dans une seule et même identité donnée une fois pour toutes : on peut par exemple être de telle ou telle obédience philosophique, et être, par ailleurs, complètement investi dans son travail, dans son club sportif, partager des sorties avec des collègues, etc. Les allégeances peuvent être multiples. Il en va de l’identité comme de la communauté, à savoir qu’il s’agit d’un construit socio-historique en mouvement et en recomposition permanents. D’une part, ladite expression, à savoir communauté imaginaire, nous arrache au caractère anxiogène et éminemment politisé drainé par le mot « communautarisme » ; ce mot ne nous permet pas, censément, de parer au glissement sémantique, et de sens fort probable, de la communauté vers le « communautarisme » ; les désavantages sont plus grands que les éventuels avantages épistémiques. Et d’autre part, elle nous évite de faire porter la responsabilité de l’idéologie et des actes d’un individu, de quelques individus ou d’individus, à l’ensemble d’une communauté, quelle qu’elle soit, et qui reste dans les faits toujours largement fantasmée. Dans un sens plus existentialiste, en son acception sartrienne, personne ne peut totalement échapper à ce qui le constitue comme être singulier appelé, en première et dernière instance, à se déterminer pour lui-même et par lui-même. Autrement dit, le rigorisme moral n’est pas nécessairement antagonique de l’individualisme ou de l’hyper individualisme social. Or, particulièrement dans le débat franco-français, être rigoriste du point de vue religieux, notamment musulman, c’est d’une certaine manière déjà faire œuvre de « communautarisme », faire le jeu de l’islam contre la République et de ses lois. C’est le propre du raisonnement de ceux qui postulent l’existence d’une solidarité mécanique chez les musulmans. Il faut y ajouter un élément complémentaire tout à fait crucial pour notre propos : le processus ou procédé de communautarisation, ou bien encore l’imaginaire communautaire tel que défini antérieurement, marqué par un fort penchant essentialiste, est partagé par toutes sortes d’acteurs sociaux et individuels positionnés différemment dans l’espace social : des états-majors de partis politiques, des personnalités gouvernementales, des médias, et pas seulement donc, comme on pourrait spontanément l’accroire, des acteurs religieux ou s’exprimant publiquement au nom de l’islam y participent grandement.

Ou imaginaire communautaire ?

9Pour le dire plus prosaïquement, le « communautarisme » en France, ou plus précisément l’imaginaire communautaire, n’engage fondamentalement que celles et ceux qui y souscrivent, qui lui accordent une positivité dans les interactions socio-politiques, qui estiment qu’il est possible d’organiser la vie de la cité moins sur le fondement de droits individuels égalitaires, que sur un idéal et/un fantasme de droits collectifs au nom desquels les comportements du sujet individuel seraient redevables des choix d’un sujet collectif présupposé, qui le supplanterait. Fait paradoxal parmi d’autres qu’on prendra le temps de décortiquer : ceux-là mêmes qui pourfendent le plus le « communautarisme », qui le déplorent, consternés, sont ceux qui, consciemment ou non, y contribuent très largement. Cela participe clairement de la prophétie auto-réalisatrice. À titre d’exemple, des politiques marginalisent, ne serait-ce qu’au niveau des instances les plus hautes des partis, des acteurs aux origines non européennes, ou ne prennent pas toute la mesure de l’islamophobie ou du racisme antimusulman, tout en dénonçant l’entre-soi des musulmans, qui militent ensuite dans des structures organisationnelles concurrentes aux fins de faire entendre leurs voix de façon autonome, étant donné l’inertie politique ressentie comme telle.

L’illusion d’un communautarisme intégral : le cas des Amish

10Néanmoins, tout le monde peut observer qu’il n’existe pas sur le territoire national d’équivalent des communautés Amish nord-américaines, qui sont des groupes hétérogènes, mais dont on sait qu’ils pratiquent le séparatisme social et géographique au possible maximaliste ; la volonté de rester constamment en retrait du monde, de suivi à la lettre des enseignements bibliques, de construction d’une « contre-société », et par conséquent, en déprise par rapport aux non-Amish baptisés « les Anglais », promis ainsi à une damnation dans l’au-delà, d’après la lecture des premiers. Pourtant, même dans ce cas en quelque sorte archétypal et limite de ce que pourrait incarner le « communautarisme » abouti, les modes de vie Amish ne sont jamais en rupture totale avec le reste de la société américaine ou canadienne, puisqu’il existe des échanges et des interactions, et que, par ailleurs, ce genre de groupes n’échappe jamais totalement à la loi nationale [11]. Au sujet des Amish, la chercheuse Fabienne Randaxhe parle même de « communautarisme apaisé » [12], dans la mesure où « irréductible à un principe d’isolement spatial, le retrait du monde se cherche bien plus pour les adeptes dans une quête de frontières idéologiques, symboliques et comportementales avec l’extérieur. Sans cesse à sécuriser, à renégocier, à redéfinir, ces limites témoignent en outre d’une intense dynamique de la tradition dont les modalités sont continûment testées, réévaluées et actualisées, quand bien même la règle de l’Ordnung en parle comme des pratiques ancestrales, immuables » [13]. Cette lecture est bien sûr contestable car elle semble entériner ou normaliser une situation qui n’est pas forcément et toujours apaisée avec le reste de la société. En dehors du fait que le multiculturalisme est une donnée séculaire aux États-Unis et que, au nom des premier et quatorzième amendements de la Constitution américaine de larges espaces de liberté sont de la sorte accordés aux communautés religieuses, comment, outre la fracture d’hier entre la France catholique et la France laïque, se formalise l’instrumentalisation, au moins dans certains discours politiques, du fait musulman ou plus exactement de l’élément religieux islamique ? Dans la logique de ce que nous observions ci-dessus, nous laisserons donc de côté le concept de communauté, qui est pluriel [14], pour nous concentrer davantage sur celui d’imaginaire communautaire, tel qu’il est investi par une pluralité d’acteurs sociaux. Nous en retiendrons deux catégories principales : des acteurs sociaux non-musulmans et des acteurs sociaux musulmans, aux fins de démontrer combien la communautarisation – associée à l’essentialisation de l’islam – est un jeu à plusieurs, et qu’elle ne concerne pas uniquement des musulmans, tant s’en faut.

Quand des élites politiques françaises essentialisent l’identité et communautarisent des concitoyens

11« Communautarisme » est devenu un totem, une accusation infâmante que se renvoient au visage nombre d’acteurs publics de premier plan, afin d’apparaître comme plus soucieux que leurs adversaires à préserver l’unité nationale et la cohésion sociale. Tout cela, comme bien souvent, sur l’autel de minorités culturelles, religieuses, etc., qui peuvent être déjà fortement fragilisées par la crise économique et les dérives identitaires d’une partie de l’Europe de l’Ouest, avec la montée en puissance électorale de forces politiques d’extrême droite ou de droite très conservatrice.

La menace communautariste selon N. Sarkozy

12L’ancien président de la République, Nicolas Sarkozy, offre un parfait exemple d’homme politique de haut rang, dont les attitudes publiques, quant au rapport à l’islam et aux musulmans, sont tout sauf univoques et figées. En effet, dans un discours qu’il a tenu le 8 juin 2016 dans le Nord de la France, l’ex-chef d’État a martelé qu’il faut, a contrario du défaitisme supposé des « élites » (sic), « défendre l’histoire de la France, son identité culturelle, son identité morale et même son identité spirituelle, car la France, c’est un corps, c’est un esprit, c’est une âme » [15]. Ce discours est un excellent condensé de la forte idéologisation de communautés, érigées, pour certaines d’entre elles, en creuset du « communautarisme ». De cette façon, au cours de son discours, N. Sarkozy a tancé « l’esprit de 1968 », qui, dans son versant négatif, « a gagné progressivement dans les têtes et a trouvé un puissant relais, au tournant des années 1980, dans le combat communautariste et la société multiculturelle » (c’est nous qui soulignons). Quelques jours auparavant, lors d’un déplacement à Cannes, et réagissant aux déclarations du joueur de football international d’origine algérienne, Karim Benzema, à propos du « racisme d’une partie de la France » qui aurait conduit le sélectionneur français, Didier Deschamps, à ne pas le sélectionner pour l’Euro 2016, Nicolas Sarkozy y a décelé « le résultat d’un communautarisme militant, encouragé par ce gouvernement depuis quatre ans (…). Le gouvernement et notamment François Hollande a joué avec les communautarismes, a poussé les Français les uns contre les autres (…). Quand on flatte le communautarisme et les communautés (…) alors on ne peut plus parler d’islam sans être islamophobe, d’immigration sans être raciste et d’Europe sans être europhobe » [16]. Plusieurs autres passages du discours mériteraient d’être cités in extenso, mais nous en conservons de rapides derniers extraits, éloquents pour nombre d’entre eux, avant d’y apporter quelques commentaires au regard de notre objet de réflexion :

13

« La tyrannie des minorités qui fait reculer chaque jour davantage une République résignée. Je n’accepte pas ces résignations (…) (le) “réveil de la conscience nationale” confrontée à un contraste entre, d’un côté, l’immigration massive et communautarisée, un islam intégriste minoritaire et, de l’autre, la dissolution de nos liens, l’affaiblissement de nos institutions et la remise en cause de nos modes de vie. Pourquoi, dans la société multiculturelle, tout le monde aurait-il le droit de cultiver sa différence, tout le monde sauf la majorité, tout le monde sauf le Peuple français qui commettrait un crime contre l’altérité en voulant demeurer lui-même [17] »

Un discours nourri de contradictions, une pratique sujette à variations

14Pourtant, dans les années 2000, que ce soit chez le Nicolas Sarkozy ministre de l’Intérieur ou chez le candidat à la présidence de la République, on a assisté à une démarche de clientélisme politique sur des présupposés identitaires, culturels ou confessionnels. Premièrement, au plus fort du débat sur les signes religieux à l’école, en 2003, l’ex-chef d’État, alors ministre des Cultes, est allé en Égypte, auprès d’un cheikh d’al-Azhar, Mohammed Sayed al-Tantawi, aux fins de trouver une caution religieuse de type islamique pour légitimer ensuite plus facilement auprès des musulmans de France le bien-fondé d’une éventuelle loi proscrivant notamment le foulard dans les collèges et les lycées publics. Par ailleurs, dans un livre d’entretiens paru en 2004 [18], N. Sarkozy adoube l’Union des organisations islamiques de France (Uoif), caisse de résonance idéologique française des Frères musulmans égyptiens, qu’il voyait à l’époque comme un utile contrepoids à l’activisme salafiste. Troisièmement, c’est pourquoi l’organisation islamique en question, dans son soutien conjoncturel au futur président de la République, édictera une fatwa (avis religieux circonstanciel), alors que le pays connaît une crise importante en banlieue parisienne en novembre 2005, soutenant que :

15

« Il est formellement interdit à tout musulman recherchant la satisfaction et la grâce divines de participer à quelque action qui frappe de façon aveugle des biens privés ou publics ou qui peuvent attenter à la vie d’autrui. Contribuer à ces exactions est un acte illicite » [19].

16Cela revenait à considérer que les émeutiers, ou à tout le moins des émeutiers, étaient non seulement musulmans, mais à plus forte raison agissaient en tant que musulmans ! La fatwa n’avait pas suscité l’ire du ministre de l’Intérieur en fonction, qui n’y voyait pas encore les ferments d’une atteinte à la laïcité !

17Pour en revenir à l’actualité plus récente, à l’occasion des propos tenus dans le Nord de la France comme indiqué plus haut, Nicolas Sarkozy, insensiblement, reproduisit exactement les errements qu’il attribue aux adeptes supposés ou réels du « communautarisme », en instaurant une ligne de partage entre « une majorité », qui réfère implicitement aux gens de « race » blanche et de tradition chrétienne [20], et les autres (« tout le monde »), c’est-à-dire les minoritaires au plan culturel, ethnique, religieux (« l’immigration massive et communautarisée, un islam intégriste minoritaire »), lesquelles remettraient en cause « nos modes de vie » (sic), c’est-à-dire ceux de ladite majorité volontairement indéfinie. Un tel discours naturalise et avalise la fragmentation nationale, où s’opposeraient des individus communautarisés et essentialisés, du fait même de leurs origines, dans un espace, la France en l’occurrence, au sein duquel les uns auraient par essence une préséance sur les autres. En quelque sorte, le leader des Républicains reconnaît et approuve un « communautarisme » légitime, celui d’une « majorité » fantasmée, et pourfend un « communautarisme » illégitime, celui de minorités tout aussi fantasmées, a fortiori quand on sait que les soi-disant minoritaires sont dans la plupart des cas citoyens de notre pays.

18Par ailleurs, tandis que N. Sarkozy reproche au président François Hollande de faire le jeu des communautés et du « communautarisme », il n’hésite cependant pas à participer au dîner annuel du Crif (Conseil représentatif des institutions juives de France) ou à répondre à ses invitations, alors même que ledit Conseil peut parfois instrumentaliser l’identité et / ou la religion juive en vue d’apporter un soutien systématique aux gouvernements israéliens, y compris les plus à droite, en brandissant quelquefois la dénonciation, pas toujours fondée, d’antisémitisme. Lors de la meurtrière opération « Plomb durci » menée par l’armée israélienne sur Gaza, à l’hiver 2008-2009, une « grande manifestation de soutien à Israël » fut organisée, au cours de laquelle le Grand Rabbin de France de l’époque, Gilles Bernheim, déclara :

19

« Il en faut du courage pour aller là où l’armée d’Israël s’est rendue, où ces jeunes gens de 18 à 25 ans sont allés défendre leur pays (…). Qui n’a pas parmi ses proches, quelqu’un de mobilisé ? Nos nuits sont courtes et sont des épreuves. Israël n’a nulle volonté de détruire un autre peuple. La seule préoccupation de Tsahal est de préserver, avec amour et courage, l’idée d’humanité et de liberté pour tous les hommes » [21].

20Quel homme politique de haut niveau, notamment parmi ceux qui surinvestissent la question communautaire, avait-il vu lors de cette prise de position la moindre démonstration « communautariste » ? Y aurait-il le « Communautarisme » des uns, et la solidarité communautaire des autres ? D’ailleurs, la différenciation politique dans l’appréhension du fait communautaire en France crée des espaces d’opportunité idéologique pour des individus et des groupes d’extrême droite ouvertement antisémites, qui exploitent à plein ce genre de dysfonctionnement, à l’instar de l’organisation Égalité et réconciliation du polémiste Alain Soral, qui joue de ces distorsions de façon extrêmement pernicieuse.

Les équivalences du Front national

21Un autre parti surenchérit continûment à propos du « communautarisme », qu’il lie quasi systématiquement à l’islamité ; il s’agit du Front national, lequel exploite de plus en plus la laïcité en en faisant un instrument nouveau d’altérisation du musulman. Une extrême majorité de tribunes disponibles sur le site du Fn associe islam, islamisme et communautarisme. La dénonciation du « communautarisme » est l’autre nom de la dénonciation d’une islamisation rampante du pays…L’association de mots et de phrases particuliers [22] entretient une ambiguïté voulue entre des pratiques banales ou ordinaires de foi religieuse de milliers ou millions de personnes, et les manifestations violentes et périphériques d’individus intolérants agissant au nom de l’islam. Aussi, Nicolas Bay, eurodéputé Fn, qui est un ancien mégrétiste, écrit, suite à l’agression d’une jeune femme d’origine tunisienne parce qu’elle servait de l’alcool pendant le mois de Ramadan :

« Telle est pourtant la triste réalité de l’extension continue d’un communautarisme de plus en plus affirmé et agressif. Les zones de non-droit sont devenues des zones de non-France, et dans certains quartiers les pouvoirs publics ont totalement renoncé à rétablir l’ordre républicain, laissant les caïds et les barbus appliquer leur loi. L’odieuse agression dont a été victime cette jeune femme symbolise la montée en puissance d’un islamisme radical en voie de banalisation dans une partie de la population » [23].
En outre, contre deux des libertés fondamentales inscrites au cœur des droits de l’Homme, à savoir la liberté de conscience et l’expression publique et privée de sa religion sans atteinte à l’ordre public, le Fn croit déceler dans le port du foulard dans l’espace public « un signe communautariste ostentatoire » [24]. Le mouvement d’extrême droite associe, en sus et sans détour, « communautarismes, terrorisme et islamisme » [25], en dépit du fait qu’il est établi que les auteurs d’actes terroristes évoluent généralement à la marge des communautés musulmanes françaises, à la périphérie des mosquées et des associations confessionnelles ou culturelles.

Les ambiguïtés de la gauche socialiste

22Si la mise en cause du « communautarisme » paraît beaucoup plus récurrente au sein des formations de droite et d’extrême droite, ordinairement en entretenant l’idée qu’il y aurait un « problème » spécifiquement musulman, le Parti socialiste lui-même (Ps), au travers de « contributions thématiques », utilise parfois également le terme, en l’opposant souvent à la laïcité, y compris en employant des expressions habituellement usitées par ses adversaires politiques :

23

« En parallèle, nous devons nous interroger, et apporter des réponses adaptées à la question de la laïcité. Il nous faut réfléchir concrètement pour savoir si la laïcité, telle que nous la concevons, celle qui prône la liberté de conscience, celle qui protège notre société, celle qui permet de vivre en liberté, d’exercer l’égalité et de construire la fraternité peut s’accommoder de la radicalité imposée par ceux qui revendiquent une contre-société qui construit leur mode de vie en dehors de l’acceptation de nos valeurs républicaines. Leur simple contestation constitue souvent leur marqueur identitaire. Pendant des années, au nom de l’égalitarisme républicain, nous avons promu la diversité comme un dogme, au motif que la mosaïque qui constitue la société française devait, par principe, se retrouver à chaque échelon de la vie publique professionnelle, locale et nationale. Mais n’est-ce pas là la définition même du communautarisme ? N’aurions-nous pas nourri le mal que nous aurions dû combattre » [26] ?

24Par ailleurs, le Ps n’évite pas les écueils, la confusion et les lieux communs au sujet des quartiers populaires, au point d’amalgamer antisionisme et « communautarisme », « revendications identitaires qui atomisent la vie dans les quartiers » et « revendications communautaires » [27], en prenant pour illustration principale les quartiers populaires et l’islamisme. Les errements du Parti socialiste, précisément sur la question communautaire sur laquelle il semble achopper, est patente, dans la mesure où sa position varie en fonction des communautés avec lesquelles il prend langue : ainsi en va-t-il de l’échange épistolaire entre le président de la République et Roger Cukierman, alors président du Crif, après le vote à l’Unesco, le 14 avril 2016, d’un texte, par le France et d’autres pays, visant « à sauvegarder le patrimoine culturel palestinien et le caractère distinctif de Jésusalem-Est » [28]. Alors que cette partie du territoire est illégalement annexée par Israël depuis 1967, le président du Crif écrit, sur des bases religieuses exclusivistes, en faisant complètement fi de la présence musulmane et chrétienne palestinienne et, de surcroît, du droit international :

25

« (…) La France a voté en faveur d’une résolution qui dénie le lien historique entre les Juifs, le Mur des Lamentations et le Mont du Temple à Jérusalem (…). Cette décision (…) ignore le lien historique du judaïsme avec Jérusalem, capitale spirituelle du Peuple juif, vers laquelle tous les Juifs dans le monde ont prié depuis des milliers d’années » [29].

26Cette revendication, qui se présente comme strictement religieuse (ou « spirituelle »), est caractérisée par l’imbrication d’une argumentation religieuse avec des considérations politiques orientées par une vision extrêmement militante et partiale d’Israël :

27

« L’Unesco tente de réécrire une partie de l’histoire de l’humanité et prouve encore une fois que la mauvaise foi et la haine d’Israël ne connaissent aucune limite » [30].

28Le président du Crif prétend, par ses propos, s’exprimer en affirmant que ladite résolution « est une insulte aux Juifs du monde ». Dans sa réponse, François Hollande n’a pas regretté « une importation » du conflit, et encore moins les colonisations illégales dans la partie palestinienne des territoires. Les ministres Bernard Cazeneuve et Manuel Valls, invités du Crif, ont non seulement justifié une décision politique devant des représentants communautaires, mais qui plus est déploré le contenu de la résolution de l’Unesco[31]. Légitime ou non, et à tort ou à raison, ce type d’actions publiques entretient un brouillage, que peuvent ensuite exploiter des acteurs sociaux radicaux, sur la nature différenciée du traitement des organisations communautaires suivant la confession engagée.

29Si l’on a pointé, par le haut, la construction politique qui aboutit à affirmer une communautarisation, notre propos n’est pas d’ignorer qu’il existe aussi une construction symétrique de cette catégorie chez quelques-uns de nos concitoyens musulmans. Ces derniers, quelquefois, adoptent des réflexes essentialistes consistant à envisager les musulmans, leurs coreligionnaires, et l’islam comme des corps homogènes. Il est nécessaire à présent d’évoquer et d’analyser, fût-ce à grands traits, les manières dont prend forme un imaginaire communautaire, qui vise à promouvoir, par le bas, une communautarisation des musulmans. À la source de l’imaginaire communautaire, qui peut être, suivant les cas, exacerbé ou beaucoup plus pacifié, réside un trait commun, l’essentialisme : le sentiment, le désir ou le fantasme de considérer la partie pour le tout, et de faire parler ce tout comme s’il s’agissait d’un ensemble homogène. Nous prendrons deux exemples caractéristiques qui ont retenu notre attention au cours des quatre dernières années : d’une part, le site Islam et info[32] qui comporte, sur Facebook, 229 373 mentions J’aime au moment où nous rédigeons ces lignes ; et d’autre part, Nabil Ennasri, essayiste et militant très engagé dans le tissu associatif musulman français, président d’un Collectif des Musulmans de France (Cfm), en plus d’être le directeur du centre islamique Shatibi, à Stains, en région parisienne.

Les fantasmes activistes de la communauté musulmane unie et indivisible

Nabil Ennasri militant d’une communautarisation qui n’ose paraître comme telle

30Nabil Ennasri aspire à jouer un grand rôle dans les arcanes officiels de l’islam de France, un peu à la manière de Tariq Ramadan autrefois. Il a le profil type du néo-Frère musulman, qui cherche à articuler conservatisme religieux, affichage public de l’islamité et citoyenneté, y compris contradictoirement. Il est l’auteur de Les 7 défis capitaux. Essai à la destination de la communauté musulmane de France paru pour la troisième fois, en autoédition, en mars 2014. Dès l’entame de l’ouvrage, l’ambition est considérable, et celle-ci aura des incidences très nettes sur différents glissements essentialistes palpables concernant les musulmans :

31

« C’est à toi qu’est destiné cet essai qui tente d’apporter, en toute modestie, une pierre au grand édifice que représente l’avenir de la communauté musulmane en France » [33].

32L’idée, sans détour, est de dramatiser autant que possible la situation de l’humanité, du point de vue moral, pour mieux culpabiliser ensuite les musulmans auxquels il s’adresse, en insistant particulièrement sur la fibre religieuse, censée être salvifique pour l’ensemble de la collectivité humaine ; il s’agit de la sorte de créer toutes les conditions du réflexe communautaire, en rappelant à ses coreligionnaires, pour ce faire, le devoir impérieux de se rassembler, sous une bannière idéologique commune, contre toutes sortes d’adversaires et / ou ennemis visibles ou cachés :

33

« Dans un univers en perdition où les valeurs sont inversées et où le respect de la morale a cédé la place à la prospérité du vice, ce retour vers Dieu est d’une nécessité absolue. Nous vivons une période où l’être humain est devenu le plus grand des prédateurs et où les barrières morales ont volé en éclat (…). Jamais en effet dans l’histoire de l’humanité, l’inversion des valeurs n’aura atteint un tel degré autant dans la perversité des actes que dans leur diffusion au plus grand nombre. Et même si c’est la planète entière qui est en passe d’être emportée par une vague de dépravations qu’internet a réussi à faire entrer jusqu’au cœur des foyers, l’Occident en reste l’épicentre. C’est dire combien notre situation de musulmans d’Europe au cœur de ce cyclone paraît périlleuse d’autant que cette spirale n’est pas prête de ralentir. Il faut donc nous blinder, au sens spirituel du terme. Nous n’avons pas le choix » [34].

34Pour le militant, un musulman, fût-il en France, ne peut s’en sortir socialement et politiquement, qu’à la condition d’être intégralement musulman ; qu’à la condition aussi que son identité sociale première reste tout entière et à chaque instant tendue, ou sous-tendue, non seulement par l’identité religieuse, qui prime sur les autres dimensions identitaires personnelles, mais de surcroît par le souci permanent de l’esprit et de la solidarité communautaires. En d’autres termes, en dehors d’un islam global et d’une morale islamique scrupuleuse, point de morale et point de salut pour les musulmans de France quant à l’amélioration attendue de leur condition générale :

35

« Sans une réforme spirituelle profonde, voire radicale, on ne peut prétendre à obtenir des résultats probants et rapides quant à l’amélioration de notre sort (…) J’ai toujours gardé cette parole dans un coin de ma tête. Elle m’interpelle très régulièrement. Il s’agit de cette réplique criante de vérité de Saïd Ramadan (…) : “Notre problème est un problème de spiritualité. Si un homme vient me parler des réformes à entreprendre dans le monde musulman, des stratégies politiques, des grands desseins géostratégiques… ma première question sera de lui demander s’il a effectué la prière d’avant l’aube (al-fajr) à son heure” » [35].

36N. Ennasri dessine les contours d’une espèce de citoyenneté communautaire. En effet, la citoyenneté est pensée dans le cadre étroit d’une vision religieuse à vocation collective ; les musulmans sont beaucoup plus vus comme des sujets collectifs que des sujets subjectifs, qui devraient par conséquent, d’après lui, lier leur destin aux avis de figures religieuses sacralisées ; les musulmans culturels sont par exemple ignorés, dès lors qu’ils ne pratiqueraient pas le culte, au profit des seuls musulmans observants, auxquels est demandé d’ « avoir à l’esprit le sens de la norme pour éviter l’assèchement d’une dynamique que certains réduisent à un corpus de règles rigides et tranchantes. Mais l’inverse est aussi défaillant » [36] ; autrement dit, sans observance méticuleuse, point d’islam authentique. Aucun mot n’est avancé au sujet du contenu de ces « règles », tandis que, par ailleurs, d’autres formes d’islamité sont purement et simplement dévalorisées et vouées aux gémonies :

37

« La focalisation sur la mystique peut provoquer des dérives malheureuses » [37].

38Le militant politico-religieux n’hésite pas, de ce point de vue, à affirmer que « le cœur de la communauté demeurera la mosquée » [38] ; aussi, sans pratique religieuse assidue dans des lieux de culte dédiés à l’adoration de Dieu et à l’entretien d’un esprit communautaire, il n’y aurait aucun espoir de renouveau pour les musulmans en général et les musulmans de France en particulier. Les musulmans qui ne fréquenteraient pas les mosquées ne seraient pas des musulmans entiers. C’est le propre de la pensée magique. En outre, si l’on suit de près ce genre de recommandations, ce serait aux musulmans pratiquants de décider pour les autres musulmans. L’imaginaire communautaire est de la sorte activée et réactivée par le recours à une forme de culpabilisation ou de chantage à la pratique religieuse aussi bien individuelle que collective. Des cloisons culturelles et / ou religieuses, qui ressemblent beaucoup à un hygiénisme ou cordon sanitaire idéologique, semblent également dressées au travers de formulations très ambiguës. Quelle est cette « pollution intellectuelle qui parasite » (sic) le cerveau des musulmans et « bloque » (sic) leur « capacité d’action » (sic), qu’il faille à ce point s’en couper définitivement ?

39

« S’il y a bien un responsable de cette situation, c’est bien nous, musulmans qui, par notre faiblesse sur tous les plans, laissons des imposteurs parler à notre place. La célèbre réplique du grand penseur Malek Bennabi est encore terriblement d’actualité : “nous avons été colonisés car nous étions colonisables”. Elle est désormais à mûrir à la lumière de notre contexte d’aujourd’hui car le colon n’est plus le militaire français ou anglais mais la pollution intellectuelle qui parasite nos cerveaux et bloque notre capacité d’action » [39].

40Enfin, le vote est également perçu comme « un outil d’engagement au service de la communauté musulmane et par ricochet, au bénéfice de l’ensemble de la communauté nationale. Pour notre feuille de route, il faut envisager plusieurs balises permettant d’utiliser nos bulletins à bon escient » [40] (sic). Autrement dit, ceux qui dévient de l’orientation politique escomptée, c’est-à-dire, en somme, ceux qui s’écartent des préconisations politiques fixées au nom des intérêts supérieurs supposés de la communauté musulmane, sont taxés de « khobzisme » [41], qui est une autre manière de pratiquer l’excommunication, puisque cette accusation équivaut, pour celui qui en est l’objet, à une mise au ban de la communauté, pour traîtrise. Il s’agit, a contrario, d’orienter ou d’encadrer, par des espèces d’éclaireurs, le vote des citoyens musulmans. Nous y avons consacré une étude synthétique à laquelle nous renvoyons [42]. Nabil Ennasri n’est évidemment pas le seul à adopter ce ton et caresser cette voie.

Le communautarisme comme horizon selon Islam & info

41Quant à Islam & info et ses membres, ceux-ci ont un profil néo-salafiste cultivant à la fois un fort penchant littéraliste religieux et une contestation de l’ordre socio-politique sur des bases qui empruntent au vocabulaire islamique et politique. Il est le support marqué d’un entre soi, annoncé par le slogan du site (« L’Info par le Musulman, pour le musulman ») ; il est favorable à l’entretien de communautés fermées, qui ne s’ouvrent les unes aux autres que ponctuellement, en fonction de tactiques ou alliances conjoncturelles, propres à chacun des acteurs collectifs engagés. Il leur est ainsi arrivé de collaborer avec des individus évoluant dans la galaxie Soral-Dieudonné, tous deux connus pour leurs homophobie et antisémitisme caractérisés. Islam & info utilise le support Internet pour mobiliser sur le terrain et crédibiliser, par l’effet mass media virtuel (en créant l’illusion du nombre), son action. Au cours d’une présentation à la mosquée de Torcy [43], Elias d’Imzalène, l’un des animateurs du site, livre sa vision de l’islam et du monde. Il pense le monde à partir de la « Oumma », vue comme la grande communauté des croyants musulmans ; il appelle de ses vœux à « reconstruire cette oumma, qui a dominé partout dans le monde », contre ses « adversaires » ; il invite, d’abord les fidèles qui sont venus l’écouter, puis plus largement les musulmans, à « être de vrais communautariens, pas des communautaristes » ; « la communauté », dit-il, « est le socle vers lequel vous devez revenir en premier ; je suis avant tout un “nous”, un musulman ». Le prédicateur, qui est également un militant, les encourage à « se réapproprier » leurs espaces ; à développer leurs propres « outils » de communication ; à ne pas dépendre des « aides publiques » susceptibles « d’influencer » les « modes de vie » proprement musulmans, à « construire » leurs « propres écoles » comme alternatives aux écoles qui « apprennent à mécroire, à détester cette religion (l’islam), à détester nos ancêtres » ; de telles écoles, publiques et privées françaises, « doivent être abandonnées » pour « arriver à nos écoles » ; « ça doit être notre objectif principal ; « les écoles doivent devenir une priorité pour nous tous ». Au cours de l’intervention, E. d’Imzalène soutient qu’il faut viser à l’autarcie des musulmans, par le développement, à plus long terme, de cliniques ou d’hôpitaux privés, et, à plus court terme, en « achetant » les services de médecins respectant les prescriptions religieuses exigées ; faire en sorte que « si une femme accouche, une femme gynécologue la prenne en charge ; on paiera même plus à la limite » ; « c’est ce que font toutes les autres communautés ».

42Le prêcheur exhorte également à la constitution d’espaces de loisir clos, réservés aux musulmans pratiquants, puisqu’il déclare :

43

« C’est à nous de faire nos colonies de vacances ; c’est à nous de faire notre centres de loisir ; c’est à nous de prévoir des salles de sport pour nos femmes ».

44Cet objectif a été atteint puisque Islam & info fait depuis peu la promotion d’ « une salle de sport sans mixité pour hommes et femmes » [44] où « pudeur, respect, bon comportement et ouverture (…) » sont de mise.

45

« Dans ce club on s’y entraîne avec le cœur et sans renoncer à ses valeurs : pas de mixité (les hommes avec les hommes, les femmes avec les femmes), ni de musique, ni de coups au visage ».

46Il y a, en outre, chez les animateurs du site, une grande mégalomanie communautaire :

47

« J’en viens aux projets faramineux. (…) Un jour faudra penser local, un jour faudra penser communautaire ; un jour il faudra penser grand ; un jour faudra même penser à avoir nos banques ; notre monnaie locale ; dans votre ville, si vous aviez une monnaie locale, et c’est fait dans certaines villes de France, dans certaines villes d’Europe (…) En clair, qu’est-ce que cela veut dire monnaie locale ? Échanger un euro contre un torcy-dinar ; après, vous pouvez aller voir en priorité votre boucher halal qui accepte ces torcy-dinar ; ainsi vous faites marcher en priorité votre communauté (…) Vous devenez non seulement acteur mais vous gagnez des batailles pour la France (…) Il faut se réapproprier notre histoire, notre vocabulaire, notre sémantique ; on nous a un peu arnaqués [45] (…) Communautarisme, avant je ne l’entendais jamais. Dans Le Larousse des années 1970, je n’ai pas trouvé communautarisme ; ce mot a été inventé pour vous ; pour vous stigmatiser ; donc aujourd’hui, ce qu’il nous faut, ce sont des jeunes lettrés qui nous fassent des dictionnaires où ils disent voilà : un musulman, ce n’est pas un musulman extrémiste, fanatique, c’est un musulman orthodoxe comme dans certaines autres communautés ; orthodoxe pour la doctrine ; ce n’est pas un musulman modéré ; modéré, ça veut dire un musulman amputé ».

48Elias d’Imzalène propose de remplacer « communautariste » par « communautarien », aux fins d’évider le premier terme de sa charge négative :

49

« Ils ne sont plus rien, c’est pourquoi ils vous dénoncent ! (…) Donc faites vos dictionnaires ; faites vos télévisions ; faites vos médias ; réappropriez-vous vos vies et vos destins ».

50Une partie de la rhétorique populiste du prédicateur est empruntée au vocabulaire de Alain Soral et sa vision conspirationniste :

51

« Certains veulent importer la guerre civile ici ; les médias nous bernent, les politiques nous bernent ».

52On a un compendium de cet imaginaire communautaire éminemment conflictuel dans une tribune publiée sur le site :

53

« Dans le monde occidental c’est le contraire qui nous est demandé. L’individu doit oublier qu’il fait partie d’un ensemble pour ne pas entacher sa liberté à jouir de ses désirs… Nous sommes également une Communauté et nos réactions quand nos femmes et nos lieux de culte sont attaqués doivent être semblables. Nous ne devons pas accepter de nous renier pour devenir plus facilement dominés. Chacun doit se sentir concerné contre tout ce qui peut toucher notre “nous”. La Communauté est la base » [46].

Conclusion

54Nous avons pu mesurer au cours de cet article l’énorme difficulté qu’il y a à donner des contours précis et fixes au concept de communauté ; et combien, en revanche, le mot « communautarisme », à défaut de revêtir le statut de concept au caractère scientifique solidement constitué qui permettrait d’en donner une définition aussi suffisante que rigoureuse, est davantage un instrument politique à contenu essentiellement idéologique. Il est souvent convoqué pour désigner, implicitement ou explicitement, des minorités auxquelles est reproché confusément de formuler des demandes particulières, un refus d’intégration ou la poursuite de desseins sécessionnistes. À cet égard, l’islam et les musulmans sont souvent la cible de polémiques alimentées par certains médias et par une catégorie du personnel politique français. Plutôt que de parler de communautarisme, il nous est apparu beaucoup plus pertinent de recourir à l’expression imaginaire communautaire. En effet, sans préjuger du caractère violent ou non de celui-ci, l’expression semble mieux correspondre aux aspirations à la fois d’une partie des élites politiques et de la communauté musulmane française au sens large, compte tenu de sa profonde hétérogénéité, visant à faire de l’élément religieux de l’individu en particulier, l’élément central des mobilisations. C’est pourquoi, il nous a tout autant paru crucial de souligner que la communautarisation n’est certainement pas un processus à sens unique, porté uniquement par des acteurs communautaires, parce qu’une partie également du personnel politique y participe dans des stratégies électorales de type clientéliste. Pour autant, il n’est pas question d’évacuer les légitimes interrogations collectives autour de mobilisations, de discours ou signes opérés ou arborés au nom de l’islam dans l’espace public. La catégorie « communautarisme » est certes édifiée aussi bien par le haut et par le bas. Mais si elle trouve aujourd’hui un écho dans l’opinion, c’est-à-dire aux yeux d’un certain nombre (croissant ou non) de Français, c’est parce que des musulmans, en particulier rigoristes, donnent l’impression de construire des murs, ne serait-ce que symboliquement, par l’alimentation, le vêtement, ou la baignade. Comme le fait justement remarquer, dans une conversation privée, l’historien Claude Prudhomme, on ne peut balayer d’un revers de main « cette inquiétude montante d’une menace sur le pacte social tacite, construit après 1905, qui avait, sous couvert de laïcité, consisté à ne plus afficher les appartenances religieuses dans la rue et à ne pas mettre en avant sa religion dans les relations sociales. Remise en cause qui s’est manifestée dans certains milieux chrétiens (traditionalistes) et juifs à partir des années 1970, avant qu’elle ne devienne très visible avec les musulmans. En d’autres termes, la question de la communautarisation pose la question des conditions concrètes d’un vivre ensemble effectif qui suppose de s’attaquer aux discriminations et ségrégations de tous ordres. La négociation de compromis suppose des initiatives de tous les acteurs ».

Notes

Français

Le communautarisme musulman fait partie de ces évidences largement partagées et rarement documentées et établies scientifiquement. L’article s’interroge sur les significations multiples qui s’attachent au terme communauté et à son dérivé communautarisme. Il montre comment ce dernier est devenu, chez les pourfendeurs de l’islam comme ses apologistes, un instrument politique et l’expression d’une idéologie. Loin de clarifier la compréhension des évolutions en cours parmi les musulmans, il entretient et aggrave les ambiguïtés et les malentendus.

English

Communitarianism: false concept, real political tool

Muslim communitarianism is part of the foregone assumptions that are widely shared and rarely documented or scientifically established. This contribution considers the multiple meanings tied to the term community and its derivative communitarianism. It shows how the latter has become, amongst the opponents and the defenders of Islam alike, a political tool and the expression of an ideology. Far from clarifying the understanding the evolutions underway among Muslims, the term fuels and aggravates ambiguities and misunderstandings.

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Haoues Seniguer
Sciences Po Lyon
Triangle, Umr 5206 – Iserl
Mis en ligne sur Cairn.info le 21/09/2017
https://doi.org/10.3917/hmc.041.0015
Pour citer cet article
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