CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Il est courant aujourd’hui, dans n’importe quel lieu de l’espace social au sens large, de parler de « radicalisation » : dans les discours politiques, dans les journaux (presse et télévision), dans les mosquées, à l’université, dans les collèges et lycées, dans les associations, dans les centres culturels, dans les milieux de la police, de l’éducation et de la santé, etc. Chacun s’en empare pour des raisons multiples, et notamment la multiplication d’actes de violence commis au nom de l’islam. Avec le nombre croissant (évalué entre 1 500 et 2 000 pour l’Europe et entre 500 et 1 000 pour la seule France) [1] de départs, en particulier de Français, en direction des théâtres de guerre syriens et irakiens, ainsi que la commission d’actes terroristes de grande ampleur sur le territoire national (tueries de Charlie Hebdo et de l’Hypercacher les 7 et 9 janvier 2015, puis du Bataclan et de Paris le 13 novembre de la même année), ce vocable s’est plus que jamais imposé dans le débat public ; il s’est considérablement banalisé ; il est de la sorte repris en boucle et, à cet égard, rarement interrogé et déconstruit, par les politiques, les leaders d’opinion, voire les chercheurs, lesquels, eux-mêmes, n’en interrogent pas toujours le degré de pertinence et de fiabilité théorique. Le site du ministère de l’Intérieur a même créé une « plate-forme d’assistance et d’orientation », aux fins de « prévenir la radicalisation » [2], en essayant pour ce faire de venir en aide aux familles dans le désarroi, après le départ de l’un ou plusieurs de leurs proches sur les sites sensibles du Moyen-Orient. Prévenir supposerait par conséquent que l’on sache exactement quels sont les déterminants ou ressorts de la radicalisation, ses signaux, ses indices probants, comment se construit l’offre idéologique de terreur et comment celle-ci se distribue ensuite en trouvant preneurs sur le marché des biens symboliques. Il existe un très officiel « Comité interministériel pour la prévention de la délinquance et de la radicalisation » (Cipdr) rattaché au ministère de l’Intérieur, et même un Centre de prévention, de déradicalisation et de suivi individuel (Cpdsi) fondé et animé par l’anthropologue Dounia Bouzar. À cela s’ajoutent une multiplicité de journées d’étude, de colloques et autres initiatives locales et nationales, qui se multiplient un peu partout dans l’Hexagone tous ces derniers mois, avec pour sujet principal, précisément, la radicalisation et les motivations de celles et ceux qui décident, soit de tuer sur place, c’est-à-dire en France, soit de se rendre en Orient, voire pour s’enrôler aux côtés d’organisations violentes, telles que l’État islamique (ou Daech) et Jabhat al-Nosra, entre autres, avec pour visée ou non de revenir commettre des attentats dans notre pays. Mais qu’est-ce qu’au juste que la radicalisation ? Existe-t-il seulement des critères, sinon absolus ou complets, du moins suffisamment objectifs et solides qu’ils ne laissent pas prise ensuite, non seulement à des amalgames épistémiques (c’est-à-dire à une interchangeabilité sémantique telle, qu’on n’y verrait plus du tout clair), mais pis, à des dérives politiques et sécuritaires ?

Interrogations autour d’un usage récent

2Comme nous allons essayer de le démontrer succinctement, et sans prétention aucune à l’exhaustivité, le terme, sans être foncièrement récent, s’est largement imposé dans le discours public en lien étroit avec l’actualité internationale, et encore davantage, avec l’islam ou le fait islamique en toile de fond, à l’orée des années 2000, et ce, à l’occasion des attentats du 11 septembre 2001 à New York. Ce fut indéniablement un point de bascule important quant à l’affectation de la perception de l’islam et des musulmans, qui s’est plus que jamais raidie et lestée. Le mot vient du reste s’ajouter à toute une batterie d’autres termes plus ou moins anciens, visant à identifier des excroissances, naturelles ou accidentelles, suivant la vision des uns et des autres, de l’islam en tant que tel : islamisme, salafisme, communautarisme, etc. Tous ces termes en isme participent d’un climat d’épouvante et de défiance, dont la variable d’ajustement est bien souvent le musulman ou la musulmane « visible », y compris ordinaires.

3Cependant, le terme radicalisation n’est que trop rarement interrogé dans ses présupposés, pour en souligner les limites et les récupérations politiques éventuelles dont il peut être l’objet. On pressent en revanche la charge négative qu’il comporte, ce qui n’a pas toujours été le cas dans d’autres contextes, selon d’autres auteurs, dans d’autres traditions religieuses, au sein desquelles il a pu être question, ou est question encore à l’heure actuelle, de radicalisme évangélique, en d’autres mots, l’appel ou la recommandation pressante à embrasser en pratique les enseignements du Jésus de l’Évangile sans qu’il faille pour cela tuer [3]. Thaddée Matura, franciscain canadien d’origine polonaise, estime notamment que :

4

« Le radicalisme est au cœur de la vie religieuse ».
(p. 185)

5Cet homme de religion non seulement revendique le nom (le radicalisme), l’adjectif (radical) et l’adverbe (radicalement), mais les valorise énormément pour lui-même et pour l’autre chrétien, le frère, dans sa conception du christianisme. Mgr Georg Gänswein, préfet de la Maison pontificale et secrétaire personnel de Benoît XVI, a préfacé un livre du cardinal Robert Sarah intitulé Dieu ou rien. Entretien sur la foi[4]. Dans la préface, radical, radicalité, radicalement sont une fois de plus pris en bonne part et sont valorisés, par exemple, en les termes suivants :

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« Ce livre est un livre radical. Bien sûr, pas dans le sens où nous utilisons souvent ce mot aujourd’hui, en référence aux contestations ou aux opinions politiques extrémistes. Non, c’est la radicalité de l’Évangile qui inspire ce livre, la radicalité qui a animé et anime encore tant de témoins de la foi, la radicalité d’une décision inéluctable que chacun doit prendre, tôt ou tard, lorsqu’il entend l’appel du Christ, le prend au sérieux, ne veut plus s’en détourner et doit finalement y répondre. C’est là que chaque personne peut comprendre que toute son existence d’homme le mène à cette question : Dieu ou rien ! ».

7Jaillit de ces expressions l’attachement au sens littéral et absolu du message contenu dans l’Évangile.

8Ce qui n’est évidemment pas le cas de la plupart des musulmans, qui évitent autant que possible d’associer leurs pratiques religieuses à la radicalité [5], qu’ils soient théologiens légalistes ou simples croyants, encore moins à l’heure actuelle !

9Quelles formes de religiosité la radicalisation embrasse-t-elle, ou est-elle censée embrasser pour celles et ceux qui usent de la terminologie en question, sans en interroger la fonctionnalité ? Toute radicalisation – à supposer que celle-ci comprenne aussi dans l’esprit de ceux qui usent du mot des formes de rigorisme moral –, débouche-t-elle ipso facto sur la violence ? Et, le cas échéant, sur quel type de violence ? Les musulmans devraient-ils, par voie de conséquence, eux-aussi être concernés par les mesures de surveillance ou de rétention déployées par la puissance publique depuis quelques mois ? Quid des convertis à l’islam ? Sont-ils tous, a priori, suspects, dès lors qu’ils semblent modifier des pratiques vestimentaires ou alimentaires au moment de leur entrée dans la religion musulmane ?

10Nous souhaiterions exprimer ici une circonspection raisonnée vis-à-vis des termes radical et radicalisation. Beaucoup plus que chercher nécessairement à répondre à l’ensemble de quelques-unes de ces interrogations précédemment soulevées, il s’agit, avant tout, en les suscitant, d’encourager une plus grande réflexivité de la part des usagers des termes en jeu dans l’espace public, étant donné les enjeux sociopolitiques vitaux.

« Islamisation de la radicalité » versus radicalisation de l’islam : un faux débat ?

11Tous ces derniers mois, dans les milieux académiques comme au sein de l’espace médiatique, pour l’essentiel deux types d’explication s’affrontent au sujet de la violence au nom de l’islam, volontiers baptisée djihadisme : d’un côté, le politiste Olivier Roy opte pour la thèse de « l’islamisation de la radicalité [6] », au sens où l’islam ne serait qu’un prétexte-alibi ex post d’une aspiration ex ante à la radicalité, laquelle privilégierait une grammaire religieuse compte tenu de son écho international actuel, c’est-à-dire qu’un tel recours ressortirait du registre de l’opportunisme militant dans une conjoncture mondiale favorable ; dit autrement, l’invocation de l’islam payerait en termes de communication et de mobilisation ! De l’autre, le chercheur Gilles Kepel semble privilégier l’idée d’une radicalisation de l’islam, mettant en évidence un rapport spécifique à cette religion, qui nourrirait ensuite plus facilement des inclinations à la violence. Les deux thèses, contrairement à la façon dont elles sont quelquefois présentées au grand public et parfois aussi par les protagonistes eux-mêmes, sont moins antagoniques que complémentaires par certains aspects. Néanmoins, celles-ci pèchent nous semble-t-il toutes deux par une naturalisation excessive des termes radical-radicalisme-radicalisation, auxquels tous deux ne s’intéressent pas vraiment, sinon Gilles Kepel, qui se contente, lui, en l’occurrence à propos du vocable radicalisation, de le qualifier de « mot-écran » [7]. Sur ce point au moins, au demeurant, nous le rejoignons.

12Olivier Roy semble d’ailleurs hésiter ou avoir évolué sur le rôle joué par le facteur religieux dans les éruptions de violence, puisque, dans une interview accordée au journal Le Monde le 9 juillet 2005, il déclarait :

13

« L’Europe est devenue un lieu de radicalisation islamique, qui n’est pas la simple conséquence de l’importation des conflits du Moyen-Orient. Le cas typique est celui du meurtrier de Théo Van Gogh aux Pays-Bas. Il n’avait aucune revendication sur la Palestine ou l’Irak. Il n’a parlé que de l’islam ».

14D’ailleurs, au travers de cet exemple, il convient de souligner combien la surexposition médiatique des chercheurs peut présenter des biais préjudiciables quant à la crédibilité de la parole universitaire, et affecter au demeurant la qualité de l’information destinée au public savant ou non.

15Plus fondamentalement, il serait à notre sens beaucoup plus adéquat, en lieu et place des formules ou slogans islamisation de la radicalité versus radicalisation de l’islam, d’avancer l’idée suivante, qui est aussi la proposition d’une nouvelle définition de la violence au nom de l’islam : il y a des discours et des mobilisations au nom de l’islam, qui réfèrent à des interprétations données, souvent d’époque ou de facture médiévale, des textes religieux considérés parfois comme tout ou partie sacrés ou quasi sacrés par les musulmans, pouvant ensuite, en certaines circonstances sociales, politiques, culturelles et économiques, donner lieu, soit à des dispositions cognitives à la violence qui, elles, transcendent le donné simplement temporel, soit à des passages à l’acte efficients, à l’instar des faits de terrorisme, qui, eux, en revanche, sont davantage nourris de la conjoncture. D’où l’importance redoublée de ne pas systématiquement coupler violence physique et imaginaire violent, et postuler, à tort, qu’il y aurait un long et lent continuum entre les textes de l’islam et la violence dans une causalité douteuse. L’imaginaire, fût-il empreint de violence, n’induit pas nécessairement la violence matérielle ou physique. C’est la raison pour laquelle, à notre sens, l’expression islamisation de la radicalité est par trop généraliste pour être fonctionnelle tout le temps, quels que soient les cas. Elle est infalsifiable au sens poppérien. Enfin, celle-ci est totalement sourde à la distinction capitale entre doctrinaires de l’État islamique, c’est-à-dire ceux qui produisent du discours théologique, et de manière souvent redoutablement précise, et les exécutants des basses œuvres, lesquels, en revanche, peuvent tout à fait ne pas être versés dans la théologie musulmane et pourtant assentir au contenu dogmatique de Daech. Toujours est-il que, dans les deux cas, la variable religieuse joue à plein et qu’on ne saurait la minimiser, tant elle est vectrice d’actions. C’est pourquoi nous ne partageons pas le point de vue du sociologue Raphaël Liogier lorsqu’il affirme, en évacuant la question d’un certain rapport spécifique à la religion dans les actes de violence :

16

« Farhad Khosrokhavar parlait d’islamisme sans islam. Moi, je parle de jihadisme sans même l’islamisme, et donc a fortiori sans islam (…) Les jihadistes ne passent même pas par un endoctrinement politique construit, ils sautent directement dans la case jihad, sans passer par la case islam (…) Avant de devenir des professionnels du jihad, les frères Kouachi buvaient de l’alcool, Coulibaly faisait des casses (…) » [8].

17Voici, a contrario, l’interprétation que nous en avons : tous ces individus, même fraîchement convertis, dans les assassinats qu’ils ont perpétrés, peuvent très bien avoir adhéré à une vision violente de l’islam, même dans un laps de temps très court, en cherchant précisément à se racheter d’une vie qu’ils ont pu considérer comme pécheresse, et que l’islam, dans la version distillée par Daech, a pu ainsi séduire.

18Aussi organiserons-nous notre réflexion en trois temps courts : nous l’élaborerons d’abord à partir d’un Dossier de presse du Plan d’action contre la radicalisation et le terrorisme[9] établi le 9 mai 2016. Celui-ci reprend des mesures gouvernementales. Puis, nous examinerons, à grands traits, une infime partie de la littérature savante sur la notion de radicalisation, en vue de formuler en l’espèce des remarques critiques. Enfin, nous donnerons quelques exemples à nos yeux significatifs des dérives sécuritaires auxquelles on assiste, à raison, à maints égards, d’un flottement sémantique ou d’une indétermination langagière constant(e), à propos justement de cette notion contestable, ou tout du moins insatisfaisante, de radicalisation. Plusieurs observations peuvent être énoncées au sujet de ce qui tient lieu d’Introduction du document précité, laquelle semble lier, de manière acritique ou spontanée, des phénomènes qui, toutefois à y regarder de plus près, apparaissent distincts :

19

« Face à un phénomène d’ampleur, qui concerne aujourd’hui plus de 2 000 personnes identifiées dans les filières syro-irakiennes et près de 9 300 personnes signalées pour radicalisation, il est à présent nécessaire de consolider une stratégie nationale de lutte contre le terrorisme qui mobilisera tous les plans de l’action publique ».
(p. 3 ; c’est nous qui soulignons)

Variations et indécisions sémantiques

20On note rapidement des glissements sémantiques et des amalgames qui sont opérés, comme cette apparente indissociabilité de la radicalisation et du terrorisme. En effet, la première est présentée comme un quasi-synonyme du second ; en d’autres termes, un radical, inéluctablement, serait en quelque sorte sur la pente terroriste ou en voie de l’emprunter, y compris à son insu. L’impression d’une possible interchangeabilité des termes est irrésistible, puisque terrorisme et radicalisation sont mis sur un même plan à plusieurs reprises, comme par exemple au détour de cette phrase :

21

« Détecter les trajectoires de radicalisation et les filières terroristes ».
(p. 3)

La radicalisation selon le Plan d’action contre la radicalisation et le terrorisme

22En fait, l’on s’aperçoit très vite qu’aucune définition substantielle du mot clé (peut-il d’ailleurs y en avoir une seule ?) n’est proposée ; on le lit au travers de multiples tournures de phrases alambiquées, à l’image de ce qu’on peut lire à la page 13, précisément à la rubrique dédiée au Plan d’action contre la radicalisation et le terrorisme (Part). En effet, à cette occasion, il n’est plus seulement question de radicalisation, seule, sans épithète, mais de « radicalisation violente », ce qui supposerait apparemment autre chose que la simple radicalisation. En outre, les départs vers les théâtres de guerre orientaux sont presque tout uniment assimilés à des « filières djihadistes » et à « la radicalisation violente ». Pourtant, il n’est pas absolument certain que tous ceux qui partent en Syrie notamment, d’une part, caressent le désir de revenir en France ensuite pour y accomplir des attentats, et d’autre part, que tous s’y rendent, effectivement, pour des raisons exclusivement guerrières. Puis figurent d’autres expressions qui peuvent légitimement poser question, sinon problème, quant à la gestion matérielle concrète des individus ou groupes identifiés comme sujets/candidats possibles au terrorisme, car une telle formulation est suffisamment générale, et partant imprécise, pour donner lieu à toutes sortes d’interprétations, y compris contradictoires entre elles :

23

« La radicalisation exprime la conjugaison de l’adhésion à une idéologie extrême et d’une action violente. Agir le plus en amont possible est essentiel pour stopper une trajectoire de radicalisation, prévenir tout passage à l’acte violent ou pour tenter de réinsérer socialement une personne radicalisée ».
(p. 37)

24En effet, la première partie de la phrase intègre, en sus de l’entretien d’« une idéologie extrême », le passage à l’acte violent ; deux éléments qui apparaissent ainsi indissociables pour autoriser à parler ensuite à bon droit de radicalisation. La seconde partie, en revanche, est problématique, dans la mesure, où si la radicalisation n’est pas encore avérée, précisément en l’absence concomitante des deux facteurs en jeu, comment objectiver ce qui peut censément relever d’« une idéologie extrême » ? Qu’entend-on, au demeurant, par « extrême » ? L’idéologie salafiste ou néo-salafiste relève-t-elle du radicalisme et de la religiosité « extrême » ? L’adhésion à tout ou partie de l’idéologie des Frères musulmans représente-t-elle un début d’entame de radicalisation, si la focale porte effectivement sur le caractère fusionnel du politique et du religieux dans les textes de ces versions idéologisées de l’islam qui sont effectivement nombreux ? Ce type de document n’a probablement pas vocation à répondre à ce genre de question, mais en principe à aiguillonner tant soit peu l’action publique sur un sujet à la fois complexe et sensible. In fine, la difficulté se manifeste plusieurs fois par d’autres formulations qui assument la complexité d’un tel phénomène échevelé :

25

« Les paramètres individuels et collectifs qui déterminent les trajectoires de radicalisation sont nombreux, variables d’une personne ou d’un groupe à l’autre, et se combinent selon des mécanismes complexes ».
(p. 37)

26Cette difficulté, qui n’est pas complètement verbalisée et assumée dans le document, réapparaît, puisqu’il est écrit, p. 49, « radicalisation violente à vocation terroriste », signifiant par là même, nolens volens, que radicalisation, violence et terrorisme peuvent tout à fait être pensés distinctement.

27Toutefois, des amalgames empêchant la compréhension fine du phénomène terroriste ou djihadiste perdurent, confirmés par un propos de cette nature :

28

« L’emprise de la radicalisation est également facilitée par l’investissement croissant du champ de l’animation sociale (aide aux devoirs, cours de langues, aides aux démarches administratives, etc.) par des mouvements qui diffusent des messages non conformes aux valeurs républicaines, voire, pour certains, soutiennent la radicalisation violente ».
(p. 49)

29À ce titre, semblent être confondus prosélytisme, tentatives de diffusion apologétique de l’islam, avec endoctrinement et, justement, « radicalisation », dans le sens de l’entretien de la violence pouvant donner lieu au passage à l’acte. En effet, si l’on raisonne en les termes posés par le document, les adeptes du tabligh[10] (qui condamnent systématiquement la violence), seraient-ils eux-aussi des radicaux de l’islam ? Quid des témoins de Jéhovah qui multiplient ces dernières années les stands ambulants au cours desquels ils distribuent leur littérature apologétique et se rendent quelquefois au domicile des gens pour y prêcher la « bonne » parole, sans que leur soit accolée l’épithète radical ? Ou bien encore des mouvements catholiques identitaires qui souhaitent l’avènement du règne de Jésus sur Terre et l’application des châtiments corporels. À moins de considérer l’islam comme sujet de suspicion spécifique, à l’aune des violences commises au Moyen-Orient au nom de cette religion, et des répercussions sanglantes en Europe. Mais n’est-ce pas là courir un risque majeur de condamner in globo l’islam et les musulmans observants, même si, socialement, telle ou telle pratique peut poser question du point de vue du civisme ou de la civilité ? Les documents officiels examinés entretiennent plus ou moins explicitement une confusion entre dispositions à la violence et pratiques rigoristes des rites et prescriptions attribuées à l’islam. Et là est tout le problème, puisque des musulmans pratiquants se sentent sur la sellette alors qu’ils peuvent ouvertement et avec virulence dénoncer la violence « djihadiste ».

La radicalisation selon stop-djihadisme

30Un autre site du gouvernement a été mis en place : stop-djihadisme.gouv.fr. Agir contre le terrorisme[11]. On relève les mêmes louvoiements ou indéterminations de contenant et de contenu. À ce propos, la rubrique « des techniques de manipulation » [12] en est particulièrement révélatrice ; il y est question de « radicalisation djihadiste » avec une énumération de signes censés déclencher l’alerte, parmi lesquels : « ils se méfient des anciens amis qu’ils considèrent maintenant comme des “impurs” ; ils rejettent des membres de leur famille ; ils changent brutalement leurs habitudes alimentaires ; ils changent leur attitude vestimentaire ; ils arrêtent d’écouter de la musique car elle les détourne de leur “mission”, etc. ». Conscient en partie des difficultés à objectiver complètement le phénomène dit de « radicalisation » et des dérives policières possibles, il est écrit, ce qui est lourd de sens :

31

« Ces comportements peuvent être les signes qu’une radicalisation est en marche. Mais chaque situation reste spécifique, l’identification d’un ou plusieurs signes n’implique pas systématiquement une radicalisation ».
(c’est nous qui soulignons)

Affiche pour le site stop-djihadisme.gouv.fr

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Affiche pour le site stop-djihadisme.gouv.fr

32Le document admet un embarras, car il apparaît extrêmement difficile de trancher le fil entre ce qui relève de l’extrémisme potentiellement violent, d’avec le rigorisme moral au nom de la religion, sans passage à l’acte violent nécessaire ni même de désir d’un tel passage. Le littéralisme, qui n’est pas propre à l’islam, est ainsi conçu comme un sas vers autre chose que la foi rigoriste elle-même. En outre, en l’espèce, tout converti à l’islam devra-t-il être surveillé, comme si la conversion à cette religion, par nature, devait moins à la conviction intime, à la spiritualité, qu’à des motivations essentiellement politico-religieuses ?

33Les chercheurs spécialistes de la question de la radicalisation nous éclairent-ils davantage sur le mot, ses usages et ses limites ? Que nous apprend à ce sujet l’ouvrage éponyme [13] du sociologue franco-iranien, Farhad Khosrokhavar ?

figure im2

Peut-on objectiver la notion de radicalisation ?

34Le sociologue franco-iranien ne s’intéresse pas à l’étymologie du substantif radical. Pourtant, il est à notre sens indispensable de commencer par là, et de privilégier, dans un premier temps, une approche distanciée, qui ne soit pas en quelque sorte déjà imbibée et saturée de prénotions inhérentes aux pratiques du langage ordinaire, qui, comme chacun sait, le connotent spontanément de manière très négative, du moins en général. Radical apparaîtrait pour la première fois en 1314, formé d’après l’adverbe radicalement, soit dans le « sens général » de ce « qui a rapport au principe d’une chose [14] », qui procède de la racine (du latin radicalis) ; le terme revêtira une signification politique dans la première moitié du xixe siècle, puis à la fin du siècle en question, il tendra à désigner singulièrement le radical-socialisme, lequel serait la plus ancienne des formations politiques françaises, marquée, entre autres, par un fort penchant anticlérical. N’est-il pas risqué, par conséquent, de parler d’islam radical, au risque d’une part, d’assentir, sans crier gare, à une certaine vision littéraliste de l’islam qui prétend être justement la plus fidèle aux origines et aux sources de la foi musulmane par rapport à toute autre obédience musulmane, et d’autre part, participer à l’entretien d’une catégorie langagière propre (par trop particularisante) à l’islam, parce qu’il est rare de parler de christianisme radical ou bien encore de judaïsme radical ? Ainsi laisse-t-on entendre que la violence serait spécifique à l’islam. Il est plus courant, notamment dans les milieux de la recherche, de parler d’intégralisme chrétien ou juif, aux fins de désigner cette conception globale, systémique, à la fois temporelle et spirituelle, que cultivent certains fidèles des religions en question.

35Les deux premiers chercheurs français, sans être les seuls sans doute, à envisager véritablement le radicalisme en rapport avec le fait islamique et le monde arabe, sont Olivier Carré et Bruno Étienne. Le premier a publié un article en 1983 pour la Revue française de science politique intitulé « Le combat-pour-Dieu et l’État islamique chez Sayyid Qotb, l’inspirateur du radicalisme islamique actuel » [15], employant au demeurant à ce propos le terme radicalisation. Ce chercheur définit le radicalisme, eu égard aux enseignements de l’idéologue Frère musulman, Sayyid Qotb, dont il rend compte en ces termes :

36

« Il s’efforce d’interpréter l’Islam comme un combat, et non pas un combat spirituel et moral seulement, mais militaire et missionnaire, militaire parce que missionnaire (…) L’Islam, selon lui, est agressif, intégral, intransigeant, mondial, ou il n’est pas » [16]

37Ailleurs, le politiste français note que :

38

« Les deux accents nouveaux – du moins par leur formulation tranchante – ce sont (…), primo, l’obligation individuelle urgente de la guerre-pour-Dieu dans la petite minorité musulmane sincère ; secundo, la concentration du combat contre les faux musulmans de l’intérieur plutôt que contre les non-musulmans de l’extérieur. Au fond, cette double radicalisation est plus proche du texte coranique brut ; c’est une démarche “fondamentaliste” au sens propre du retour aujourd’hui au Texte tel quel, et au Texte seul » [17].
(c’est nous qui soulignons)

39Bruno Étienne, politiste français, précise à son tour dans L’islamisme radical[18] que :

40

« L’islam radical [est] une sorte d’ossature idéologique qui donne un support aux luttes actuelles et mobilise les masses, comme nous le verrons, victimes aujourd’hui autant de désenchantement du monde que de la répression politique et économique. Cette réappropriation du politique passe par le religieux (…) L’islamisme radical. Je le prends au sens premier du terme, la doctrine de l’Islam à la racine (…) L’Islam politiquement radical, presque révolutionnaire » [19].

41L’islamologue laisse entendre dans cet ouvrage que la radicalité islamique serait conaturelle ou consubstantielle à l’islam.

42Farhad Khosrokhavar tente pour sa part, tout de même, une définition plus resserré du terme :

43

« Par radicalisation, on désigne le processus par lequel un individu ou un groupe adopte une forme violente d’action, directement liée à une idéologie extrémiste à contenu politique, social ou religieux qui conteste l’ordre établi sur le plan politique, social ou culturel ».
(p. 7-8)

Radicalisation et violence : quelle relation ?

44Cependant, si la radicalisation est un « processus », la violence viendrait dans ce cas non pas immédiatement, mais de surcroît ; celle-ci se produirait donc dans la durée, fût-elle courte. Si la violence est contemporaine de la radicalisation, alors, nécessairement, il serait déraisonnable d’agréger sous cette dénomination, des groupes hétéroclites, religieux ou non, lesquels n’adopteraient pas comme mode d’action la violence, de la même façon qu’il serait en la circonstance tout à fait déraisonnable d’estimer, en outre, que radicalisation équivaudrait à radical-radicalisme, qui lui-même serait l’autre nom du terrorisme ou du terroriste ? À moins là encore, et ce, arbitrairement, de présupposer l’éclosion nécessaire de la violence au sein de ces groupes en apparence seulement pacifiques, dès lors que leurs discours seraient virulents à l’égard de tous ceux qui ne leur ressembleraient pas. On pressent les conséquences préjudiciables du point de vue de la liberté de la collectivité, particulièrement en contexte démocratique où doivent idéalement primer les libertés individuelles, au sein duquel, de manière risquée, le jugement sur l’intentionnalité serait désormais la règle, selon des critères flous, aussi inconstants qu’inconsistants.

45Même le sociologue franco-iranien semble opérer à son tour d’insensibles préjudiciables glissements ; ainsi, p. 8, écrit-il :

46

« Une autre série de questions concerne le profil des personnes qui s’engagent sur la voie de la radicalisation : quels sont les profiles types de ceux qui trempent dans le terrorisme sous de nouvelles formes ? ».

47Derechef, la distinction entre terrorisme proprement dit et radicalisation s’affaisse.

48Puis, le sociologue précise et tempère de nouveau :

49

« La notion de radicalisation a des affinités électives avec celle de terrorisme, mais elle s’en distingue par le fait qu’on se focalise sur les acteurs et les modalités de leur adhésion à l’action violente, sur leurs motivations, bref, sur la dimension subjective de leur action en relation avec les types d’organisations qui les encadrent et à l’apparition desquelles le radicalisé contribue à sa façon ».
(p. 11)

50Si la radicalisation a beaucoup plus à voir avec des modalités d’action violente, les pouvoirs publics font donc, assurément, fausse route, parce qu’on l’a dit à maintes reprises, toutes formes de rigorisme de la croyance et des pratiques religieuses, que beaucoup d’observateurs ont prestement tendance à qualifier de radicales, n’ont pas obligatoirement pour débouché principal ou déterminé, la violence physique. Il faut bien marquer un distinguo capital entre asociabilité, rejet du non-musulman ou du « pas assez » musulman, du séparatisme social promu par des acteurs individuels et collectifs se réclamant de l’islam, et les activistes décidés à poser des bombes et à produire du chaos. A contrario, il existe même au sein de la grande famille du salafisme (ou néo-salafisme), cette vision extrêmement littéraliste de l’islam, des théologiens qui condamnent toutefois ouvertement les attentats et la pratique généralisée du takfîr (l’excommunication) contre d’autres musulmans, tels qu’encouragés justement par les doctrinaires de l’État islamique et leurs sympathisants.

51Pour Farhad Khosrokhavar, la radicalisation n’en reste pas moins un processus qui conduirait irrémédiablement à la violence, par « des changements d’abord imperceptibles dans les modes de raisonnement, l’affectivité et la sociabilité de l’individu dont l’entourage sent quelquefois la transformation énigmatique sans parvenir à la comprendre » (p. 15), en dépit de tergiversations réelles que l’on peut relever ici ou là dans son analyse, ce qui dénote un certain inconfort théorique face à un phénomène relativement nouveau que celui notamment des attentats-suicides sur le territoire national :

52

« L’idéologie radicale peut en rester au niveau purement théorique et ne pas déboucher, pour de nombreuses personnes, sur l’action violente ».
(p. 20)

53Tous ces tâtonnements sémantiques, qui, de prime abord, n’ont l’air de concerner et d’agiter que la sphère intellectuelle ou académique, ont pourtant des répercussions autrement plus négatives en matière d’administration de la sécurité publique, car l’interaction entre pouvoirs publics et milieux de la recherche sur la violence au nom de l’islam est ancienne et, désormais, croît plus que jamais. Toute espèce de brouillage terminologique, sur un sujet d’importance comme celui de la violence terroriste, a nécessairement des conséquences pratiques fâcheuses dans les rapports sociaux, et plus précisément dans les relations entre une partie de l’élite politique et la composante musulmane française ou de France dans un contexte d’islamophobie réel en Europe en général et en France en particulier. Il faut par conséquent donner du temps aux universitaires, leur assurer et garantir une plus grande autonomie, pour penser plus rigoureusement un phénomène, on le répète, aussi complexe que relativement nouveau de par ses modes d’action. Quelles sont précisément quelques-unes des conséquences pratiques des flottements théoriques ainsi mis en exergue ab ovo ?

Être musulman observant, est-ce déjà être suspect de radicalité ? Des errements politiques

54Les surenchères politiques après les tragiques attentats des 7, 9 janvier et 13 novembre 2015 n’aident certainement pas à appréhender avec force précision et rigueur épistémologique la violence politique au nom de l’islam. L’état d’urgence, dans tous les sens du terme, prime le temps long de la recherche académique. Les amalgames, de la part d’une partie du spectre politique français, entre pratiques plus relâchées ou strictes des rites de l’islam, et mobilisations religieuses violentes, se multiplient et se diffusent inlassablement, escamotant quelquefois la dimension géopolitique. Un exemple significatif pour corroborer ce constat : Nadia Hamour, secrétaire nationale chargée de l’intégration chez Les Républicains, affirmait en décembre 2015 que les femmes voilées sont susceptibles d’avoir, « sous ce déguisement » (sic), « une ceinture d’explosifs à la taille » [20]. Un simple foulard est assimilé aujourd’hui à une disposition en puissance au radicalisme/terrorisme, le Premier ministre, Manuel Valls, associant lui-même voile des femmes à renoncement à la liberté. Porter une barbe, aux yeux de certains, politiques ou non, est en tant que tel suspect ; il est fréquent, par exemple au Front national, de stigmatiser les « barbus », lesquels seraient, au moins en puissance, des tenants de « l’islamisme radical ».

55La gauche, le Parti socialiste en particulier, n’est pas en reste. Celui-ci n’est, en effet, pas épargné par une culture de l’amalgame et de l’apostrophe à relents stigmatisants. Le Premier ministre actuel, une fois de plus, est coutumier de déclarations sur l’islam, quittant sa position de neutralité attendue, pour valoriser les uns (le port de la kippa[21]), et dévaloriser les autres (le port du foulard). Ce double standard, réel ou supposé, fait le lit, à tort ou à raison, de la concurrence identitaire et victimaire, et « radicalise », y compris les mieux disposés d’entre les musulmans. En avril 2016, il déclarait que « le voile est un asservissement de la femme », de la même manière qu’il n’hésite pas à adopter des expressions douteuses, à l’instar de « islamo-gauchisme » ou « islamo-fascisme ». Celles-ci créent sémantiquement l’amalgame entre une religion ou une spiritualité de façon générale, suivie peu ou prou par quelque 3 à 5 millions d’individus en France, et des paroles, actes ou attitudes de tel ou tel acteur, nourri à telle ou telle idéologie, en alliance avec telle ou telle sensibilité politique potentiellement problématique pour la collectivité dans son ensemble.

Impasses

56Or la fragilité des critères de radicalisation est apparue au grand jour au moment de l’état d’urgence, en février 2016, soit trois mois après sa proclamation : sur 3 379 « perquisitions administratives », 42 armes ont été saisies, 45 mosquées ont été perquisitionnées, dix seulement ont été fermées ; 285 assignations à résidence sont toujours en vigueur, tandis que 115 ne l’étaient plus. Plus significatif, les procédures judiciaires ouvertes sous la qualification pour « terrorisme » demeurent très faibles, eu égard au nombre total d’interpellations : 23 contre « 547 pour d’autres raisons » [22].

57On sait à présent que des lieux de culte et des personnes ont été perquisitionnés sur des soupçons quelquefois totalement infondés : des récits de ce genre nous sont directement parvenus et d’autres ont abondamment été rapportés par voie de presse, dénotant quelquefois la violence des perquisitions et les erreurs dans le ciblage des suspects, provoquant de cette façon des traumatismes dans des familles visitées en pleine nuit par des forces de police surarmées, et aux propos quelquefois inadéquats, pour ne pas dire très insultants à l’égard des perquisitionnés et de leur entourage. Donnons quelques exemples pour en prendre l’exacte mesure : Orlando Sodoyer, dans le Nord de la France, précisément dans l’Avesnois, début décembre 2015, a été perquisitionné à son domicile à 4 heures du matin par les gendarmes ; son seul tort, visiblement, est, pour ce père de famille d’origine italienne, de s’être converti à l’islam, même si, tout officiellement, les motifs invoqués sont d’un autre ordre. Il ne s’agit pas de dire que les fonctionnaires de police font irruption au domicile des gens au seul motif de la religiosité, musulmane en l’occurrence, mais que de telles bavures démontrent, s’il était besoin d’en douter, que, au premier chef, les pouvoirs publics chargés de la gestion de la sécurité intérieure en particulier, ne sont pas en mesure d’identifier les critères objectifs d’un danger imminent, car sont amalgamées des pratiques différenciées de l’islam, où le rigorisme en tant que tel, ou à lui seul, devient suspicieux. Peut-on se permettre un tel flottement, de telles indéterminations, à l’heure d’attentats et de hausse de l’islamophobie ? Cela cultive, nourrit et creuse la défiance entre une partie de la communauté musulmane observante, mais pas seulement, l’État, et une partie de son administration. Des perceptions éminemment négatives peuvent ensuite plus facilement se développer. La nécessité de montrer que la puissance publique agit et réagit aux attentats, dans une France émue, a évidemment des conséquences désastreuses sur nombre de nos co-sociétaires (à côté de ceux qui ont effectivement été perquisitionnés, il y en a beaucoup d’autres qui craignaient de l’être, quand ils entendaient par exemple des portes défoncées en pleine nuit dans l’immeuble qu’ils habitent). Voici, de nouveau, des éléments de témoignage que rapporte le journaliste de La Voix du Nord, à propos du converti à l’islam cité plus haut :

58

« Les gens ont des craintes vis-à-vis de cette religion, avec l’état d’urgence, j’étais sûr que les gendarmes finiraient par débarquer chez moi (…) Pendant ce temps, mes deux garçons étaient surveillés par les gendarmes (…). C’est fou, je trouve ça dingue. On nous dit de ne pas faire d’amalgame mais on vient chez moi parce que mon seul tort c’est d’être converti à l’Islam (…). Je m’en tiens aux cinq piliers de l’islam, c’est tout ».

59L’ironie cruelle de la situation est que très précisément, cet homme et ses enfants se trouvaient au stade de France, le 13 novembre, et qu’ils auraient donc pu être des victimes des terroristes :

60

« Je suis passé du statut de victime à celui de suspect. Je lis le lendemain dans la presse que je pourrais être radicalisé » [23].

61Ce sentiment de plus d’humiliation de musulmans profite directement, et à plein, aux activistes, de France et d’ailleurs, qui jouent à fond la carte de l’antagonisme et de la conflictualité entre tous et tous en France :

62

« L’état d’urgence a inauguré pour toute la minorité musulmane une période de terreur. Les témoignages faisant état des perquisitions commencent à surgir et la vérité est très difficile à entendre. Violences, insultes, profanations, femmes souillées, rien n’a été de trop pour humilier la communauté musulmane. La réaction des musulmans est quasi nulle ; quant à celle des politiques, elle n’existe pas. Une preuve pour ceux qui croient encore que la solution viendra des autres … » [24].

63Autrement dit, le « communautarisme », présumé ou réel, se construit également sur du déni de reconnaissance et/ou de l’humiliation depuis les sommets du pouvoir ou de la représentation nationale. Les chercheurs Yves Déloye et Claudine Haroche soulignent que :

64

« L’humiliation explicite ou insidieuse relève d’une atmosphère, d’un climat qu’elle contribue à instaurer, voire à renforcer ; elle peut tenir à la personnalité, au caractère, elle peut s’exprimer par des attitudes, des maintiens, des gestes, des paroles » [25].

65Il serait temps d’en prendre la pleine mesure.

Conclusion provisoire

66Il ne s’agit pas pour nous de disqualifier, tant s’en faut, les efforts de recherche et d’investissement à propos de la question épineuse et combien douloureuse des violences de petite ou plus grande échelle commises au nom de l’islam. Nous nous sommes au contraire efforcé d’interroger les angles morts de la réflexion sur la radicalisation, dont les emplois ne nous paraissent pas satisfaisants. Ceux-ci semblent confondre par trop, et par conséquent mettre sur la sellette sécuritaire, des attitudes religieuses dissemblables, confondant rigorisme moral et ritualisme, avec désirs de violence et de mise en cause de l’intégrité physique et psychologique d’autrui. Les confusions produites par le discours public, notamment politique, contribuent sur cette question comme sur bien d’autres à agrandir le fossé avec les musulmans, y compris loyalistes ou légalistes. Le sentiment d’humiliation d’une partie d’entre ceux-là risque de crisper davantage les relations sociales horizontales et verticales, donnant, au fur et à mesure, du grain à moudre supplémentaire aux discours de rejet et de violence d’organisations, à l’image de l’État islamique, qui base précisément sa propagande sur les crispations et tensions de la société française.

Notes

Français

Le terme de radicalisation s’est imposé sur la scène publique. Il est l’objet d’un usage intensif par les médias et les hommes politiques. Islamisation de la radicalité pour les uns, radicalisation de l’islam pour les autres. Il est urgent de dépasser ce débat piège et de s’interroger sur la notion de radicalisation, ses limites, ses ambiguïtés, ses conséquences dans la société pour éviter les confusions et les impasses.

English

Ideas around the Concept of Radicalization

The term of radicalisation has come to be commonly used in public discourse. It is the object of an intensive use in the media and on the part of politicians. Islamization of the radicality for some, radicalization of the Islam for others. It is urgent to move beyond a trap and to wonder about the notion of radicalisation, its limits, its ambiguities, its impact in society to avoid confusion and stalemate.

Haoues Seniguer
Sciences Po Lyon
Triangle, Umr 5206 – Iserl
Mis en ligne sur Cairn.info le 15/10/2016
https://doi.org/10.3917/hmc.039.0013
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