CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Organisé par le Centre d’étude des religions (Cer) de l’Ufr Civilisations, Religions, Arts et Communication de l’Université Gaston Berger (Ugb), l’Institut Supérieur d’Étude des Religions et de la Laïcité des universités Lumière (Lyon 2) et Jean Moulin (Lyon 3), l’école doctorale Études sur l’Homme et la Société (Et.Ho.S) de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, en partenariat avec le laboratoire d’études politiques et des sciences humaines et sociales (Leposhs) de l’Université internationale de Rabat (Uir), l’Institut Fondamental d’Afrique Noire Cheikh Anta Diop et le Laboratoire d’analyse Sociétés et Pouvoirs Afrique - Diasporas (Laspad, Ufr Crac, Ugb), ce colloque international s’est tenu à Saint-Louis du Sénégal les 18 et 19 novembre 2014.

2Une vingtaine de chercheurs se sont proposés, dans un cadre pluridisciplinaire et une approche comparative, d’interroger les incidences des différents rapports à la langue française sur les religiosités musulmanes. Les individus, les groupes, les communautés locales comme transnationales ainsi que les institutions ont été étudiés sous plusieurs angles, à l’aune des approches méthodologiques des diverses sciences sociales. Six sessions rythmèrent les échanges autour de la présentation de dix-neuf communications.

3L’intervention de Tristan Vigliano (Lyon 2) a inauguré les discussions en proposant un décentrement historique et linguistique. Son propos portait sur « les perceptions renaissantes de la religiosité musulmane » à partir de l’analyse de textes de Nicolas Clénard, Jean de Ségovie ou Nicolas de Cuse. L’appréhension de l’islam était tributaire d’un double centrisme, latin et chrétien. Ce que l’intervention de Philippe Martin (Lyon 2) a aussi mis en évidence en rappelant que le grand public du xixe siècle nourrissait un imaginaire ambigu à l’égard de l’islam, comme l’illustre les récits de religieux ou les romans d’auteurs populaires comme Chateaubriand, Lamartine, Loti, Taylor ou Nerval. La communication de Philippe Bourmaud (Lyon 3) prolonge ces réflexions jusqu’aux représentations des pratiques religieuses islamiques dans la bande dessinée franco-belge, de Tintin au pays de l’or noir des années 80 à la série Muslim Show parue en 2009. Aussi la littérature se présente-t-elle comme à la fois le réceptacle et le reflet des préoccupations de la société, libérale d’aujourd’hui ou coloniale d’autrefois.

4L’intervention de Oissila Saaïdia (Lyon 3) a d’ailleurs montré comment l’ordre colonial instauré en Algérie (1830-1914) a eu des incidences sur les religiosités musulmanes. L’administration coloniale intervint dans l’organisation du culte musulman, des pèlerinages notamment en délivrant des autorisations subordonnées aux circonstances politiques du moment. Mouhamadou Mansour Dia (Ucad) analysa à son tour le rôle joué par la langue française dans « l’administration coloniale française et la consolidation de l’Islam confrérique au Sénégal ». Selon lui, le français est apparu comme une langue de transcription des textes, investie dans la diffusion de la production littéraire et scientifique des marabouts. Dans l’Afrique contemporaine, le français continue de jouer un rôle politique ambivalent. Bakary Sambe (Ugb) l’illustre à travers un « Sénégal à l’épreuve de la lutte des élites ». Selon lui, les élites arabophones du pays contestent le système francophone qui gouverne depuis les indépendances, en constatant son échec et en appelant à une alternative. La rivalité linguistique est donc aussi politique et religieuse et marque les débats sur les questions de société comme celle sur la laïcité. Bado Ndoye (Ucad) estime qu’outre le fait qu’au Sénégal, la laïcité ait été le bras séculier de la domination coloniale, l’islam dispose de suffisamment de ressources scripturaires qui auraient pu le conduire à produire et assumer le concept de laïcité. Il plaide alors en faveur d’une nécessaire mise en contexte de la laïcité pour rompre avec un universalisme ethnocentré, francophone ou arabophone, et ainsi déterritorialiser l’héritage négro-africain des impératifs d’indépendance politique.

5Blondin Cissé (Ugb) a poursuivi le questionnement en se demandant « sous quelles conditions une subjectivité politique peut se révéler à l’islam dans le cadre d’un vivre-ensemble fondé sur l’existence d’un sujet déterritorialisé » ? À travers la mise en commun des philosophies arendtienne et iqbalienne, « une philosophie du vagabondage », il précise que ce processus de subjectivation n’est possible qu’en évitant toute entrave à l’invention permanente de soi, ce à quoi parvient le croyant fidèle à la tradition de l’ijtihad porteuse de cette tension cosmopolite qui a toujours animé la société musulmane. L’espace urbain notamment apparaît comme le miroir du sujet moderne. Papa Sakho (Ucad) a ainsi proposé l’amorce d’une réflexion sur « le religieux dans la production de la ville au Sénégal », tandis que Selly Ba (Ucad) a présenté une analyse des discours des prédicatrices musulmanes dans l’espace public de ce pays. Selon elle, ces femmes sont « un produit du xxie siècle », car l’évolution des outils d’information et de communication offre un accès à des discours contradictoires. L’Internet notamment oblige les autorités traditionnelles à prendre en charge des critiques conservatrices ou progressistes. Haoues Séniguer (Lyon 2) s’est justement intéressé aux « religiosités numériques francophones » témoignant d’une « crise de plus de l’autorité islamique sunnite » ayant fragmenté aussi bien le « croire » que le « savoir » islamique. Le « médiactivisme » des musulmans crée un espace d’hyperactivité qui accentue les rivalités de pouvoir entre les différents courants de l’islam. Si l’Internet sert ainsi d’instrument de (dé)légitimisation, il a permis à de nouveaux acteurs d’investir activement l’espace public comme l’illustrèrent les soulèvements arabes. Mohamed Nachi (Liège) s’est penché sur le cas tunisien en distinguant « trois légitimités de la transition démocratique » coïncidant avec trois moments au cours desquels un usage spécifique de l’islam caractérisait un recours au religieux comme légitimation : révolutionnaire, électorale et technocratique.

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6Les rapports entre religion et politique s’en trouvent revisités comme on peut le voir dans le cas des Départements et territoires français d’outre-mer, notamment La Réunion. Claude Prudhomme (Lyon 2) est ainsi revenu sur la trajectoire historique et les évolutions récentes de l’islam dans cette île française. L’État français était d’abord passif devant l’arrivée des premiers prédicateurs et se retrouve aujourd’hui en relatif embarras face aux diverses interprétations de l’islam multipliant le nombre d’interlocuteurs. La question de l’organisation du culte musulman et plus particulièrement celle du rôle des imams se pose aussi en Mauritanie. Abdoul Aziz Sall (Nouakchott) soutient que l’attachement des Mauritaniens à l’islam est insuffisamment exploité par les pouvoirs publics. Mais la formation des imams apparaît aussi comme déterminante. Ainsi, Farid El Asri (Uir) est intervenu sur « la formation francophone à l’islam en contexte européen ». Un double défi semble se poser, celui d’une critique épistémologique du contenu des formations islamiques francophones et celui d’une désacralisation de la langue arabe préservant la proximité aux Textes. Marie Miran-Guyon (Ehess) et Nurudine Oyewole (Ajmci) ont bien montré qu’« un islam d’expression française » se construit en Côte d’Ivoire, comme l’illustre le cas de l’Institut islamique de l’Imâmat d’Afrique créé en 2010 dans lequel l’enseignement du français fait partie de la formation obligatoire des imams. Ainsi le français n’a guère déprécié le malinké ou l’arabe dans la vie religieuse des musulmans de Côte d’Ivoire.

7C’est aussi ce que l’on constate en France où Marie-Laure Boursin (Aix- Marseille) a interrogé « les pratiques et représentations sur l’usage religieux du français pour les musulmans de France ». À partir d’une ethnographie à Marseille auprès de musulmans d’origine maghrébine, comorien ou des convertis, elle met en évidence les interactions des statuts des langues (maternelle, liturgique, d’usage). Les usages religieux du français (Coran traduit, invocations, comptines…) participent aux adaptations des modes de transmission et à la circulation d’un discours sur les religiosités. Franck Frégosi (Iep Aix-en-Provence) a d’ailleurs présenté une sociologie des religiosités musulmanes en France qui fait état d’une polymorphie et une polyphonie de l’islamité. Ce pluralisme est également manifeste dans « les stratégies identitaires et les mobilisations translocales des féministes musulmanes de l’espace francophone » qui ont été décrites dans la communication de Malika Hamidi (Ehess). Pour la sociologue, les féministes musulmanes entendent réformer l’idéologie dominante à travers la revendication d’une décolonisation de la pensée féministe. La langue est évidemment un élément décisif dans la reformulation de l’islam à partir des idéologies contemporaines.

8L’ensemble de ces contributions converge ainsi vers l’hypothèse qu’il réside un lien entre ces diverses formes de francophonisation et l’expression contemporaine de la religiosité musulmane. En effet, des points communs peuvent être soulignés à partir de terrains pourtant si différents que sont les pays francophones. Cette similitude se construit, inexorablement, par la présence d’une même double caractéristique : celle de la francophonie linguistique, culturelle ou politique alliée à une présence de l’islam sur le territoire. Il s’agit donc de penser l’émergence et la structure d’un discours religieux qui, par choix ou par dépit, intègre le français dans ses moyens d’expression. Cette mutation, autant du corpus religieux que de son déploiement, modifie alors les pratiques langagières mais pose aussi des questions inédites au « musulman francophone » et à l’islam.

Mis en ligne sur Cairn.info le 16/03/2015
https://doi.org/10.3917/hmc.032.0153
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