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1Les six pays forestiers d’Afrique centrale de l’espace COMIFAC (Commission des forêts d’Afrique centrale), appelés parfois improprement pays du Bassin du Congo par de nombreux auteurs anglo-saxons, abritent l’un des plus grands massifs de forêt dense humide de la planète (après le bassin amazonien) et la plus grande zone de tourbière tropicale au monde, sous une vaste forêt marécageuse à cheval entre le Congo Brazzaville et la République démocratique du Congo (RDC). Autour de cette cuvette centrale se déploie une forêt dense humide, plus ou moins fragmentée du fait de dégradations essentiellement d’origine anthropique. Au nord et au sud de cet espace s’étalent des forêts sèches avec des arbres moins hauts. Puis viennent des mosaïques de forêts et de savane, et enfin des savanes arborées qui couvrent de vastes surfaces au nord du Cameroun, au sud de la RDC et en République centrafricaine (RCA).

Une déforestation qui s’accroît

2Ces six pays (RDC, Gabon, Cameroun, Congo, RCA et Guinée équatoriale) abritent environ 160 millions d’hectares de forêts denses humides. Les forêts de l’Afrique subsaharienne représenteraient 10 à 20 % du stock de carbone végétal mondial. Longtemps, la sous-région a été caractérisée par un fort couvert forestier et une faible déforestation. Ceci était lié à la faible densité démographique des régions forestières [1] et au manque d’attractivité des pays, tant du point de vue des infrastructures de transport que des coûts de transaction associés à la conduite des affaires. Cette situation a pris fin dans les années 2010 du fait de l’envolée de la déforestation en RDC, le pays qui avec près de 100 millions ha abrite plus de 60 % des forêts denses de la sous-région. Selon les données de Global Forest Watch [2], alors qu’au début des années 2000 la perte brute de forêts primaires [3] était en moyenne de 150 000 ha par an, elle est d’environ 450 000 ha par an depuis 2014. La RDC est devancée seulement par le Brésil. Si l’on regarde la perte de couvert arboré, c’est-à-dire en incluant les formations boisées au-delà des seules forêts primaires, la RDC perd bien plus de 1 million ha par an depuis 2014.

Carte 1

Carte des forêts denses d’Afrique centrale

Carte 1. – Carte des forêts denses d’Afrique centrale

Carte des forêts denses d’Afrique centrale

Source : WRI, 2009.

3Comme l’immense majorité de ces pertes de couvert est liée à l’agri­culture itinérante, une bonne partie de ces surfaces déboisées va bénéficier d’un recrû forestier durant la période de jachère. Mais cette période tend à diminuer avec l’augmentation démographique et la contrainte liée à l’occupation des terres par d’autres activités. Cette diminution accélère la transition des forêts vers des écosystèmes à faible diversité et teneur en carbone.

4En 2020, la FAO indique que l’Afrique affiche le taux annuel de perte forestière nette [4] le plus élevé sur la période 2010-2020, et que ces pertes s’accroissent depuis 1990, alors que les autres régions du monde connaissent une évolution inverse. L’Afrique devient donc le continent de la déforestation, et l’Afrique centrale avec l’immense RDC, un des emblèmes de cette évolution. L’autre caractéristique de l’Afrique centrale est que la déforestation est essentiellement liée à une petite agriculture, majoritairement vivrière (même si les petits producteurs de palmier à huile sont de plus en plus nombreux au Cameroun), et peu liée au développement de l’agrobusiness pour la production de plantes pérennes (cacao, hévéa, palmier à huile...).

La querelle autour des « moteurs » de la déforestation

5Les analyses des facteurs de la déforestation ont été nombreuses ces dernières années, notamment sur la RDC. L’un des enjeux était de faire la part des choses entre les rôles directs et indirects de l’exploitation forestière industrielle et les différentes formes d’agriculture. Plusieurs ONG, souvent anglo-saxonnes comme Rainforest Foundation ou Greenpeace, mettent régulièrement en avant la responsabilité des concessions forestières dans la déforestation et la dégradation. Du fait des prélèvements extrêmement sélectifs liés aux coûts de transport élevés, l’exploitation industrielle prélève rarement plus d’un à trois arbres par hectare et ne joue donc pas de rôle direct dans la déforestation. En revanche, du fait des routes et des pistes forestières qu’elle engendre, ainsi que de l’impact des concentrations de populations associées à l’industrie du bois, le rôle indirect des concessions forestières est souvent mis en cause. Chaque étude sur les causes et les moteurs de la déforestation est donc l’objet d’enjeux d’interprétation. Leurs conclusions sont pourtant largement convergentes.

Schéma 1

Perte brute de couvert arboré en RDC

Schéma 1. – Perte brute de couvert arboré en RDC

Perte brute de couvert arboré en RDC

Source : d’après les données de Global Forest Watch.

6L’étude la plus complète est sans doute celle de Defourny et al. [2011] sur la RDC. Les auteurs identifient des « complexes ruraux » (mosaïque de jachères forestières, jardins de case, cultures vivrières et plantations villageoises) et concluent que l’expansion des activités de subsistance (agriculture itinérante sur brûlis et collecte de bois de feu) a été la principale cause directe de la déforestation et de la dégradation des forêts, activités qui sont en forte corrélation avec la répartition spatiale de la population. On peut y lire notamment que « la présence d’une concession forestière et d’exploitations minières ne semble pas jouer un rôle dans la déforestation/dégradation, du moins aux échelles nationales et sous-­nationales étudiées » et que « c’est avant tout l’importance de la population présente qui détermine la quantité de forêts affectées par la déforestation et la dégradation. Ces résultats très clairs contredisent plusieurs études plus locales qui ont souvent mis en avant la distance aux routes et l’importance des flux associés aux routes comme cause première de déforestation ». Des études ultérieures [Molinario et al., 2015] ont mis en lumière ce que les auteurs nomment des « perforations » qui débordent de ces complexes ruraux et s’étendent sur la forêt primaire au rythme de 1 % par an. L’objectif des ruraux est également de se constituer, par le déboisement, des patrimoines fonciers familiaux d’autant plus importants que le nombre d’enfants par ménage est élevé.

La RDC et les autres

7Si l’on compare la RDC, au moins 85 millions d’habitants, avec les autres pays de la sous-région, on comprend vite le rôle de la densité de population dans les niveaux de déforestation. Derrière le Cameroun et ses 25 millions d’habitants, aucun des autres pays ne dépasse les 5,5 millions d’habitants, avec, en outre, une forte concentration dans les zones urbaines au Gabon et au Congo. Le Gabon est un des rares pays au monde à avoir connu une expansion de son couvert forestier entre 2010 et 2015 du fait des dynamiques naturelles et non des plantations. C’est pourtant aussi le pays où les concessions occupent, en proportion, le plus de surfaces boisées [5] et dans lequel la production industrielle de bois est la plus élevée. On comprend ainsi que le rôle indirect des concessions dans la déforestation (désenclavement des massifs facilitant le déboisement ultérieur par l’agriculture) dépend de la densité et de l’intensité de l’activité agricole des populations.

Schéma 2

Pertes de couvert arboré dans les 6 pays forestiers d’Afrique centrale en 2019

Schéma 2. – Pertes de couvert arboré dans les 6 pays forestiers d’Afrique centrale en 2019

Pertes de couvert arboré dans les 6 pays forestiers d’Afrique centrale en 2019

Source : selon les données de Global Forest Watch.

L’improbable gestion communautaire des forêts

8Les ONG environnementales précédemment citées dénoncent régulièrement l’exploitation industrielle du bois et le système des concessions forestière comme des legs de l’époque coloniale, piliers d’une « Françafrique » qui se perpétuerait, aux dépens des populations locales et de l’environnement [6]. L’alternative proposée par ces organisations et différents mouvements de la société civile africaine est celle des « forêts communautaires », certains proposant qu’elles puissent produire du bois d’œuvre, d’autres insistant pour que seule l’exploitation de produits non ligneux soit autorisée.

9Des forêts communautaires ont été institutionnalisées au Cameroun depuis le milieu des années 1990, sur les conseils, notamment, de la Banque mondiale. Comme souvent en pareil cas, les schémas proposés pour cette ­institutionnalisation ne tiennent pas compte des trajectoires historiques propres des formations sociales, en particulier des relations qui se sont tissées entre l’État et les différentes strates de la société autour de la forêt, source séculaire de rentes et objet d’alliances multiples. En Afrique, le discours sur la « communauté villageoise » masque la réalité de l’appropriation des espaces-ressources par des groupes familiaux aux contours plus ou moins larges. Les villages, socle institutionnalisé des « forêts communautaires », sont souvent des créations induites par l’action coloniale, à travers le regroupement de populations le long des routes pour faciliter le contrôle et collecter l’impôt.

10Mais le problème vient surtout de ce qui est projeté sur le supposé « esprit communautaire ». Comme le notait Bayart [1989], on a trop souvent assimilé en Afrique logiques communautaires (les activités et l’appropriation des ressources sont individualisées mais l’accès à l’espace, support de ces ressources, est socialisé dans des cadres communautaires) et sociétés « holistes » à comportement collectif [7].

Une « capture par les élites » favorisée par des réglementations absurdes

11Les projets environnementaux redécouvrent régulièrement le comportement « individualiste » des populations locales. De fait, l’expérience des forêts communautaires au Cameroun, enlisées dans la « politique du ventre », s’est avérée profondément décevante. La fameuse « capture par les élites » a joué à plein, favorisée par une réglementation absurde qui impose des contraintes techniques et des charges financières qui rendent illusoire toute autonomie des forêts communautaires. Les forêts communautaires ont servi à « blanchir » du bois illégal, avec la complicité active d’agents des Eaux et Forêts qui trafiquaient les résultats d’inventaires avec des volumes fictifs. Au Gabon, des forêts communautaires ont été constituées dans les années 2010. Elles sont pratiquement toujours données en « fermage » à des exploitants forestiers, contre paiement d’une rente. Le statut de forêts communautaires a surtout permis d’éviter des ventes de terres par les chefs coutumiers, lesquels outrepassent fréquemment leur attribution de gestionnaires du patrimoine foncier commun et se comportent en propriétaires n’ayant pas à rendre de comptes [Bassalang et Acworth, 2020].

12Alors qu’au Cameroun et au Gabon les forêts communautaires sont limitées à 5 000 ha et que la propriété n’est pas transférée aux communautés, en RDC les chefs coutumiers, aidés par plusieurs ONG, sont parvenus à influencer le législateur. Les Concessions forestières des communautés locales (CFCL) peuvent aller jusqu’à 50 000 ha et sont, selon un décret de 2014, un « bien indivisible de la communauté locale tout entière » et ce de manière définitive. La communauté se caractérise par des « liens de solidarité clanique ou parentale » et « son attachement à un terroir déterminé », et non par son identification à un village (contrairement à ce que prévoit la législation camerounaise). Cette mise en avant des relations claniques aux dépens du lieu de résidence marque la reconnaissance de l’influence politique et sociale des chefs coutumiers. L’expérience de mise en place de ces CFCL ne fait que commencer en RDC et il est trop tôt pour un bilan.

Une vague d’agrobusiness annoncée mais toujours attendue

13À la fin des années 2000, le phénomène d’« accaparement des terres » a capté l’attention des médias internationaux. Si l’achat de terres arables à Madagascar par Daewoo Logistics a conduit à une contestation populaire qui a débouché sur un changement de régime et fait échouer l’opération, les regards se sont rapidement portés sur le reste de l’Afrique et notamment les zones forestières d’Afrique centrale où les conditions climatiques propices au développement du palmier à huile devaient attirer les investisseurs asiatiques.

14De grandes entreprises, notamment malaisiennes et chinoises mais aussi sud-africaines et américaines, ont annoncé de nombreux accords avec plusieurs pays d’Afrique centrale. Des millions d’hectares devaient être développés, dont un projet de 2,8 millions ha de palmier à huile en RDC annoncé comme « acquisition » par différents médias au profit de la firme chinoise de télécommunication ZTE. La firme a bien obtenu des terres en RDC et a signé, en 2007, avec le gouvernement de Kinshasa une convention pour une première tranche de 100 000 ha. Rapidement, les managers comprirent que les coûts de transport liés au déficit d’infrastructures ne permettraient pas une exportation rentable d’huile de palme. Le projet resta moribond et, en lieu et place des 100 000 ha prévus, ZTE établit une ferme de 256 ha produisant des poulets et du maïs. Cet exemple est assez emblématique de l’écart entre les intentions, les annonces et les réalisations d’investissements étrangers dans le foncier agricole en Afrique centrale. Certains investissements se sont bien concrétisés, mais à des échelles relativement modestes. C’est le cas des locations de terres agricoles par des fermiers blancs sud-africains dans la région du Niari au Congo. Ces investissements de précaution face aux risques de réforme agraire en Afrique du Sud ont débouché sur l’installation de 28 familles qui devaient cultiver du maïs et d’autres céréales sur 48 000 ha pour approvisionner les marchés locaux. Comprenant qu’ils n’obtiendraient jamais les titres de propriété qu’ils espéraient et ne disposant pas des ressources financières nécessaires à la mise en exploitation des terres qui leur avaient été attribuées, vingt familles ont abandonné leurs parcelles. Les huit restantes ont créé une nouvelle entreprise sur une concession agricole de taille plus modeste [Favrot et Dorier, 2016].

Résistances paysannes, réticences gouvernementales

15D’autres sociétés, comme Herakles Farms (capitaux étasuniens) au Cameroun ou Atama Plantations (Malaisie) au Congo, toutes deux tournées vers le palmier à huile, ont également vu les surfaces qui leur étaient initialement attribuées très fortement réduites, suite à des oppositions paysannes et d’ONG. Les gouvernements nationaux et locaux sont loin d’être insensibles à de telles oppositions. Les conflits avec les populations ont conduit au quasi-arrêt des activités de ces deux sociétés. Au Cameroun, sans doute plus que dans les pays voisins moins densément peuplés, le foncier rural est un enjeu social majeur. Les grandes sociétés renoncent souvent à l’exploitation en régie (à l’exception d’un cœur de taille limitée autour de l’usine) pour s’approvisionner dans le cadre d’une agriculture contractualisée où la production est sous-traitée à des petites ou moyennes exploitations. Les 144 000 ha de plantations de palmier [8] de la société Olam au Gabon constituent une exception notable dans ce paysage contrasté ; mais cette société joue un rôle économique et politique déterminant auprès du pouvoir gabonais, rôle sur lequel nous reviendrons.

16Comme le souligne Bräutigam [Bräutigam et Zhang, 2013], les gouvernements africains et les citoyens ne sont pas passifs vis-à-vis de ces investissements étrangers. Ils facilitent, s’associent ou s’opposent, et les gouvernements veillent à garder la main pour le contrôle du foncier en scrutant les réactions des populations locales. En revanche, la concentration du foncier et son passage d’un régime d’accès communautaire à un accès privatisé sont un phénomène en plein développement, notamment au Cameroun et en RDC. Des fonctionnaires ou des hommes d’affaires font jouer leurs liens familiaux pour obtenir, moyennant finance, des terres de la part des chefs coutumiers ou de certaines familles, et tentent ensuite de régulariser ces acquisitions informelles. L’accaparement des terres est avant tout une affaire domestique.

Les concessions forestières changent de main

17Début 2018, la branche Afrique du Groupe Rougier annonce son dépôt de bilan. Entreprise familiale, la société Rougier fondée en 1923 à Niort est une des plus anciennes et des plus importantes sociétés exploitant du bois en Afrique. Ses premières exploitations d’okoumé ayant commencé dans les années 1950 au Gabon, elle est également présente au Cameroun, au Congo et en RCA. La surface totale détenue en concession par le groupe Rougier s’élevait à plus de 2,3 millions ha et il employait 3 000 salariés, essentiellement en Afrique.

18Les raisons indiquées par la direction du groupe pour ce dépôt de bilan renvoient à des problèmes connus et qui sont communs à l’ensemble de la filière exportatrice. À l’engorgement du port de Douala d’où partent les produits bois de la plupart des entreprises du Cameroun (mais aussi du Congo et de la RCA) après un long acheminement en train ou en camion, s’ajoutent les retards croissants de remboursement de la TVA aux exportateurs par les États d’Afrique centrale. D’autres sociétés forestières européennes ont dû céder une partie de leurs actifs. Le Groupe Wijma Cameroun, à capitaux hollandais, a dû céder en 2017 à Vicwood SA, dont le siège est à Hong Kong, quatre de ses cinq concessions forestières au Cameroun et a fini par quitter le pays. La société italienne Cora Wood SA, fabricant réputé de contreplaqué établi au Gabon, a dû céder une de ses concessions à une société chinoise pour éponger ses dettes.

19Les concessionnaires européens, jadis incontournables dans l’exploitation et l’industrie du bois africain, cèdent peu à peu leurs actifs aux investisseurs asiatiques. Si les opérateurs malaisiens sont présents en Afrique centrale depuis le milieu des années 1990 [Debroux et Karsenty, 1997], des entreprises chinoises sont entrées en force dans la filière depuis les années 2000. Ces exploitants disposent de capitaux importants et les marchés sur lesquels ils opèrent acceptent des qualités parfois inférieures à celles que demandent les acheteurs européens. Ceci leur permet d’exploiter une gamme plus large d’essences que leurs homologues européens.

20La montée en puissance de ces opérateurs asiatiques dans l’industrie forestière fait écho à celle que l’on observe dans les autres secteurs économiques en Afrique. Elle correspond aussi à l’évolution des flux commerciaux, avec des exportations de bois africain qui se destinent de moins en moins à l’Europe et de plus en plus à l’Asie. La Chine vient en tête, mais l’Inde et le Vietnam accroissent rapidement leurs achats. Les opérateurs européens se demandent néanmoins s’ils jouent bien à armes égales avec certains de leurs compétiteurs asiatiques.

La certification de la gestion forestière, dernier recours des entreprises européennes ?

21Les grandes entreprises européennes se sont progressivement conformées aux normes légales en élaborant des plans d’aménagement forestiers, devenus obligatoires avec les nouvelles générations de lois forestières apparues dans les années 1990-2000. Une partie d’entre elles est allée plus loin, en adoptant une certification forestière exigeante, le FSC (Forest Stewardship Council). Ce label est important pour gagner ou conserver des parts sur certains marchés occidentaux sensibles aux questions environnementales (en Europe du Nord, notamment) et espérer un prix d’achat plus élevé pour les bois ainsi labellisés.

22La certification constitue donc un investissement, et pousse les entreprises à s’autoréguler pour ne pas perdre le label. Or, mis à part la société Olam qui a racheté en 2011 à une société danoise une grande concession déjà certifiée au Nord Congo, aucun opérateur à capitaux asiatiques n’a cherché sérieusement, jusqu’à présent, à obtenir le label FSC. Et nombre d’entre eux n’ont pas préparé ou ne mettent pas en œuvre de plan d’aménagement. Des entreprises asiatiques sont souvent pointées du doigt pour des activités illicites. En 2018-2019 au Gabon l’exploitation et l’exportation illégale du kévazingo, une essence de haute valeur, ont défrayé la chronique. Les sanctions prises par les administrations à l’encontre de ces pratiques illicites, sans être inexistantes, ne sont guère dissuasives : il est rare qu’un contrat de concession soit annulé ou que de très fortes amendes soient prononcées. L’exportation des bois, transformés ou bruts, en containers inspectés de manière aléatoire facilite les trafics. L’application sporadique et parfois aléatoire des lois est en partie à l’origine des différences de profitabilité entre entreprises asiatiques et la plupart des entreprises européennes. Si les bois certifiés sont vendus plus cher sur certains marchés sensibles, une bonne partie des bois labellisés s’écoule à prix courant sur les autres marchés. Et, dans ce cas, l’investissement dans la certification n’est pas rentable.

23Le retrait de plusieurs entreprises européennes est aussi associé à un recul de la certification FSC. Rougier et Wijma au Cameroun représentaient 700 000 ha de concessions certifiées. Parmi les sociétés chinoises qui, maintenant, dominent la filière en Afrique centrale, on doit distinguer celles à capitaux d’État [9] et les entreprises privées, souvent constituées par d’anciens employés des entreprises d’État chinoises opérant dans l’économie forestière au Gabon. Le gouvernement de Pékin est de plus en plus attentif à l’image renvoyée par les activités d’exploitation des ressources naturelles par des sociétés chinoises, notamment en Afrique. La Chinese State Forestry Administration a publié dès 2007 des directives à destination des entreprises forestières opérant à l’étranger, afin que celles-ci se conforment aux lois et règlements locaux. On pourrait donc penser que les sociétés avec des capitaux d’État chinois se dirigeraient à plus ou moins brève échéance vers des certifications de légalité ou de « bonne gestion forestière » (type FSC), d’autant que ces entreprises réexportent souvent vers l’Europe ou l’Amérique du Nord une partie du bois africain transformé en Chine. Mais cette volonté d’amélioration de la réputation des sociétés sous l’influence de Pékin se heurte à une pratique bien connue dans la foresterie en Asie, celle de la mise en sous-traitance « par appartement » des concessions forestières à des petites entreprises privées (généralement chinoises elles aussi). L’intérêt de ces sous-traitants, rémunérés sur la base des volumes qu’ils livrent au détenteur de la concession (avec des primes pour les volumes livrés en sus du quota minimum), est de couper du bois le plus rapidement possible et au moindre coût. Difficile, dans ces conditions, de respecter un plan d’aménagement ! La certification FSC d’entreprises asiatiques interviendra donc peut-être moins rapidement qu’escompté.

Les conglomérats asiatiques à la manœuvre

24Le fait que plusieurs de ces sociétés, comme Olam ou Sunry-Sunly, soient des filiales de puissants conglomérats agricoles laisse aussi entrevoir des scénarios inquiétants pour la forêt d’Afrique centrale. En Asie du Sud-Est, les forêts ont d’abord été surexploitées par des entreprises forestières ne respectant pas les normes légales d’aménagement. Puis, ces espaces boisés dégradés ont été progressivement convertis, par d’autres entreprises mais faisant partie des mêmes conglomérats, en champs de palmiers à huile ou en plantations d’arbres à croissance rapide. Il est probable que certains acteurs économiques ont en tête le même scénario pour l’Afrique centrale. Au Congo, le gouvernement a décidé de constituer une filière cacao dans le nord du pays, et prévoit que ces plantations seront réalisées à l’intérieur des concessions forestières, dans des zones « communautaires » destinées à diverses activités agricoles. L’immense concession de la Congolaise Industrielle du Bois (2 millions ha), filiale du conglomérat agricole Olam, est la première concernée.

25Le cas d’Olam au Gabon est suffisamment intéressant pour s’y attarder. Cette multinationale d’agrobusiness dont le siège est à Singapour a été constituée en 1989 par des membres de la diaspora indienne. Elle occupe dorénavant une place déterminante dans l’économie du Gabon et joue un rôle essentiel dans la stratégie d’« émergence » du gouvernement. Olam est entré au Gabon comme concessionnaire forestier ; il a ensuite été l’opérateur de la zone économique spéciale (ZES) de N’Kok, zone franche près de Libreville destinée à accueillir des industries de transformation du bois. Pour convaincre des industriels de venir s’établir dans la ZES, le gouvernement gabonais a chargé Olam de leur procurer des forêts pour approvisionner leurs usines.

26Olam a ainsi obtenu en concession jusqu’à deux millions d’hectares au Gabon, puis il a directement « rétrocédé » l’ensemble de ces surfaces à différents opérateurs ayant investi dans la ZES. Olam a ensuite recueilli, en gré à gré, de nouvelles surfaces forestières abandonnées par des entreprises n’ayant pas survécu à l’interdiction d’exporter des grumes, décrétée en 2010. Le groupe exploite plus d’un million ha pour approvisionner en grumes les unités de transformation installées dans la ZES. Mais l’objectif ultime de la multinationale était surtout de développer ses plantations de palmier à huile et d’hévéa au Gabon. L’investissement initial dans la forêt et le bois n’aura peut-être constitué qu’un « ticket d’entrée » pour accéder à de vastes concessions agricoles dans ce pays forestier.

Un instrument privé mis au service des politiques publiques

27Le Gabon compte une quarantaine de concessions actives, couvrant environ 16 millions ha. À la surprise générale, le président Ali Bongo a annoncé en 2018 que l’ensemble des concessions forestières devront être certifiées FSC à partir de 2022. La certification forestière était jusqu’alors un instrument volontaire, fondé sur la disposition des consommateurs à payer plus cher un bois légal et issu d’une exploitation « durable » de la forêt. Elle suppose que l’entité certifiée (ici un concessionnaire) aille au-delà des normes réglementaires sur les plans environnemental et social, et soit dans une logique d’amélioration continue de ses pratiques. Les résultats doivent être mesurables sur le terrain et, bien sûr, la certification doit être réalisée par des tiers spécialisés et accrédités par le FSC.

28Dans les années 1990, la certification FSC a été perçue avec circonspection, sinon avec hostilité par les professionnels du bois et par les gouvernements des pays en développement. Ceux-ci y voyaient un empiétement sur les prérogatives des services forestiers. Progressivement, les entreprises écoulant leur bois sur les marchés écologiquement sensibles (notamment au nord de l’Europe) ont perçu l’intérêt qu’elles avaient à adopter le label FSC, pour conserver ou accroître leurs parts sur ces marchés rémunérateurs. Les gouvernements des pays du Sud, fréquemment attaqués par des ONG pour leur laxisme en matière d’application des lois environnementales, ont mis en avant le développement de la certification dans leur pays comme preuve de leur vertu écologique. Malgré le scepticisme initial de nombre d’observateurs au regard des problèmes de gouvernance, l’Afrique centrale est la sous-région qui abrite les surfaces les plus importantes de forêts tropicales naturelles certifiées (environ 5,5 millions d’ha début 2020).

29La décision du président gabonais constitue un pas supplémentaire dans l’utilisation d’instruments privés à des fins de régulation publique. Concrètement, elle signifie que le gouvernement gabonais se « décharge » du contrôle des concessions forestières sur une organisation internationale (le FSC) et des organismes certificateurs. On peut aussi y voir un aveu de l’incapacité de l’administration à réguler le secteur et à faire appliquer les plans d’aménagement.

Un signe de la rivalité sino-indienne en Afrique ?

30Mais l’une des finalités de cette mesure est aussi de réduire les surfaces occupées par les concessions forestières au profit d’une extension des aires protégées. La réalisation de cet objectif écologique affiché du gouvernement gabonais conduira également à libérer de l’espace pour le développement de plantations de palmier à huile et d’hévéa par le groupe Olam.

31La mesure d’interdiction d’exporter des grumes prise en 2010 a conduit à une baisse importante (mais effacée en quelques années) de la production de bois et à une concentration des entreprises du secteur. L’obligation de certification va, à son tour, conduire une nouvelle phase de concentration au profit d’un nombre restreint de grandes entreprises. Les trois grandes sociétés aujourd’hui certifiées FSC étant européennes, la question est de savoir ce que feront les entreprises chinoises, lesquelles possèdent plus de 60 % des concessions. On peut penser que les sociétés à capitaux publics chinois, sous le contrôle de Pékin, parviendront à être certifiées, moyennant la maîtrise des pratiques de leurs sous-traitants. Mais pour les autres entreprises chinoises, les plus nombreuses, la tâche s’avère ardue, et il est probable que nombre d’entre elles ne voudront ou ne pourront absorber les coûts de la certification. Leur départ est donc pratiquement acquis.

32Faut-il voir également dans cette mesure politique inédite le signe d’une concurrence montante entre acteurs indiens et chinois sur le continent africain ? L’Inde, dont les importations de bois croissent plus vite que celles de la Chine, a clairement jeté son dévolu sur le Gabon pour accéder aux ressources forestières de l’Afrique centrale. La zone franche de N’Kok, construite et cogérée par le groupe Olam pour attirer des industries du bois après l’interdiction d’exporter du bois brut, a vu affluer de nombreux investisseurs indiens, bien plus que des industriels chinois, le Gabon étant devenu la destination favorite des investisseurs du bois du nouveau géant asiatique. Ces industries ont besoin de quantités importantes de grumes. La réduction de l’emprise des entreprises chinoises sur les forêts gabonaises pourrait ouvrir des perspectives intéressantes aux industriels indiens désireux d’acquérir des concessions pour sécuriser leur approvisionnement en bois, dans un contexte d’apparition de surcapacités de transformation du bois au Gabon.

Le Gabon fait des émules au Congo

33Le gouvernement congolais a regardé attentivement le développement de la ZES gabonaise, et en a retenu le succès industriel indéniable, synonyme de création d’emplois manufacturiers. Une nouvelle loi forestière, promulguée en 2020, introduit deux changements majeurs : une quasi-interdiction d’exporter des grumes (quelques exceptions sont prévues pour les bois lourds) et, surtout, un régime de « partage de production ». Cette formule est directement issue de l’univers pétrolier. Elle consiste en ce qu’une société « major » disposant de droits d’exploitation dans le pays doive, une fois ses frais d’exploration-exploitation remboursés par l’État hôte, céder une partie de sa production de brut à une société nationale afin que celle-ci puisse être un acteur du marché international. Ainsi, l’État hôte peut conserver une grande partie de la production. La transposition, inédite, de ce régime dans le monde du bois devrait impliquer une cession obligatoire par les concessionnaires à l’État congolais d’une partie de la production de grumes. Le gouvernement ne cache pas que l’objectif est d’approvisionner en bois brut une ou deux zones franches (l’insuffisant approvisionnement étant le problème principal de la zone franche gabonaise) et d’y attirer des industriels.

Un changement implicite de doctrine sur l’industrialisation

34Outre l’incertitude sur les modalités d’application de ce nouveau régime, il s’agit, tout comme au Gabon, d’un revirement dans les politiques forestières. La doctrine jusqu’alors était de favoriser l’intégration verticale des industries, en transformant le bois à proximité des concessions. Ceci devait soutenir le développement d’un arrière-pays enclavé et, secondairement, réduire les volumes transportés vers les marchés et ports d’exportation [10]. Au Congo, les grandes entreprises certifiées sont entrées dans ce schéma et transforment une grande majorité de leur production. L’obligation de distraire une partie de leur production de bois brut dans le cadre du partage de production va engendrer de fortes tensions. Quant aux entreprises asiatiques, majoritairement chinoises, qui opèrent principalement dans le sud du pays [11] et exportent surtout des grumes (en dépit de la réglementation qui fixe des quotas stricts), elles pourraient devoir envisager de quitter le Congo, si toutefois elles ne bénéficient pas de passe-droits, comme c’est depuis longtemps le cas.

Du FFBC à CAFI, la succession peu convaincante d’initiatives internationales

35Les années 1990-2000 ont été marquées par les velléités réformatrices de la Banque mondiale dans le secteur forestier [Topa et al., 2009 ; Karsenty, 2017]. Ces ambitions se sont brisées net en 2005, quand le Panel d’inspection, composé d’experts nommés par la Banque mais non membres de celle-ci, a condamné l’action du management de la Banque dans le secteur forestier en RDC. Ceci faisait suite à une plainte très argumentée formulée par des communautés auto­chtones (Pygmées) et rédigée dans un anglais parfait. Les plaignants estimaient que certaines des réformes proposées par la Banque au gouvernement congolais (attribution plus transparente des concessions, réforme de la fiscalité forestière) confortaient le régime des concessions et affectaient ainsi le bien-être de leurs communautés. Les experts du Panel ont donné raison aux plaignants et estimé que l’avenir des forêts tropicales passait désormais par les forêts communautaires et les rémunérations pour le carbone stocké. Depuis, la Banque s’est prudemment retranchée dans un rôle de fournisseur d’analyses économiques pour les gouvernements, tout en investissant dans un type particulier d’initiatives REDD + (voir infra).

36D’autres institutions, financées par des pays européens, ont pris le relais en termes d’aide publique. En 2008, le Fonds forestier pour le bassin du Congo est créé avec un financement du Royaume-Uni et de la Norvège. Par manque de confiance dans les capacités de gestion des institutions sous-régionales, les fonds ainsi que les procédures de sélection et de suivi des projets ont été confiés à la Banque africaine de développement. Le fonctionnement excessivement bureaucratique de cette institution peu familière des questions forestières s’est révélé handicapant pour la mise en œuvre des activités et l’impact des projets financés est faible.

Les Accords de partenariat volontaires contre le bois illégal : une surestimation du potentiel des incitations ?

37L’Union européenne (UE) a mis en place en 2013 un Règlement bois qui pénalise l’importation de bois illégal, ce qui oblige les importateurs à exercer une « diligence raisonnée » pour vérifier la conformité de leurs fournisseurs. Elle a, parallèlement, proposé aux pays producteurs des Accords de partenariat volontaires (APV), visant à les doter d’une capacité à vérifier la légalité de l’ensemble des bois produits et exportés. À l’issue de ce processus de « mise à niveau », les pays devraient pouvoir exporter vers l’UE du bois disposant d’« autorisations FLEGT » [12], donc réputé légal et dispensant ainsi les ­importateurs des procédures de diligence raisonnée. Les experts européens promoteurs des APV pointent volontiers les limites de la certification, laquelle ne concerne qu’une poignée d’entreprises et n’a pas d’influence sur les politiques nationales. Les APV-FLEGT visent, quant à eux, à transformer la gouvernance du secteur forestier. La prise en compte du marché intérieur du bois dans plusieurs de ces accords témoigne de l’ambition initiale de la démarche.

38Le régime d’autorisation FLEGT se base sur la mise en place d’un « système de vérification de la légalité » qui comprend des contrôles de conformité afin de garantir que les bois et produits dérivés destinés à l’exportation vers l’UE ont été légalement récoltés. Or, au Cameroun et au Congo, les deux pays d’Afrique centrale signataires d’un APV, ces systèmes ne parviennent pas à être finalisés, malgré de gros investissements financiers des bailleurs de fonds [13]. Et, malgré les ambitions initiales, le bois vendu sur les marchés intérieurs par de petites entreprises ou des scieurs artisanaux informels n’est toujours pas couvert par les systèmes nationaux de vérification de la légalité, et il est peu probable qu’ils le soient un jour. Or, au Cameroun, en RDC ou en RCA, les marchés intérieurs mobilisent autant ou plus de volume de bois d’œuvre que les exportations.

39Ces résultats décevants illustrent la confiance excessive accordée par l’UE dans le potentiel des « incitations » (obtenir un meilleur accès au marché européen) proposées à des États « fragiles » voire défaillants. Les experts ont surestimé tant la volonté que la capacité de réforme de gouvernements en proie à une corruption endémique et flanqués d’administrations mal équipées.

Concurrence pour le leadership autour de REDD +

40Le mécanisme REDD + vise à rémunérer des pays pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre issus de la déforestation et de la dégradation des forêts. Cette réduction se mesure au regard d’un « scénario de référence » (le business-as‑usual) censé prédire ce qu’auraient été les émissions (ou le stockage de carbone) sans la mise en œuvre de politiques REDD +. Ce mécanisme, négocié de 2005 à 2015 (et inclus dans l’Accord de Paris sur le climat), n’a pas tenu ses promesses de financement. En cause, l’étroitesse du marché international des permis d’émissions de gaz à effet de serre et les ressources insuffisantes du Fonds vert pour le climat, guichet multilatéral pour les « paiements aux résultats » REDD +.

41L’Afrique centrale peut se prévaloir de l’adjonction de la « dégradation » au mécanisme qui, initialement, était dédié à la seule « déforestation évitée » et qui est devenu REDD +. La COMIFAC, appuyée par la diplomatie française, pensait que les plans d’aménagement des concessions pourraient servir à faire valoir une réduction de la dégradation. Ce point reste controversé, et le fait que les plans d’aménagement constituent une obligation légale suggère que les éventuelles réductions ne seraient pas additionnelles par rapport au business-as-usual.

42Le Gabon, initialement très enthousiaste, a pris ses distances avec les initiatives REDD + quand il est devenu clair que le mécanisme onusien ne rémunérerait pas un pays pour ses stocks de carbone existants (c’est-à-dire pour ses forêts sur pied). Le Gabon a préféré jouer la carte d’un « plan climat » plus global. La RDC, au contraire, a voulu affirmer un leadership régional sur REDD +, en s’appuyant sur un excellent négociateur dans l’enceinte de la Convention Climat et sur une équipe d’assistants techniques produisant un flux continu de documents de qualité. Le Congo est resté un peu en retrait et le Cameroun a été assez largement marginalisé, du fait notamment de la dissociation entre un ministère en charge de l’environnement (et de REDD +) et un autre en charge des forêts, les deux s’ignorant superbement.

Des projets REDD + peu convaincants

43En parallèle de ces initiatives REDD + « officielles » visant le niveau national, différentes ONG et des « investisseurs carbone » vont lancer dans les années 2005‑2010 des projets reprenant le logo REDD +, notamment en RDC. Ces projets, qui ont souvent bénéficié de subventions publiques mais qui sont des initiatives privées en marge du processus onusien [14], visent à émettre des « crédits carbone » qui seraient écoulés sur les marchés volontaires de la « compensation ». Sur la douzaine de projets qui ont vu le jour dans la sous-région, peu ont survécu au délitement du marché du carbone après 2010. La Banque mondiale, quant à elle, a investi sur des programmes « juridictionnels » (échelle d’une région ou d’un département), dont le principal couvre la nouvelle province de Maï-Ndombe en RDC. Lancé en 2010, avec un ambitieux plan d’achats de réduction d’émissions (crédits carbone), le projet ne semble pas être d’une efficacité tangible puisque, selon les données de GFW, les pertes de couvert arboré dans la province ont grosso modo doublé dans la décennie 2010-2019 par rapport à la précédente (mais comme tout dépend du scénario de référence...). L’objectif de la Banque est de vendre ensuite ces crédits carbone à des acteurs qui ont pris des engagements de compensation de leurs émissions, comme les compagnies aériennes

Le rôle clé de la Norvège

44En 2015, la Norvège, qui a décidé de financer la lutte contre la déforestation au niveau mondial (pour compenser moralement l’impact climatique associé à ses exportations de gaz et de pétrole), décide de lancer une initiative pour les forêts d’Afrique centrale, CAFI [15], avec la France puis d’autres pays européens. La Norvège, qui a notamment déboursé depuis les années 2000 plus d’un milliard de dollars pour appuyer le Fonds Amazone au Brésil, et qui a également mis sur la table un milliard pour encourager l’Indonésie à lutter contre la déforestation, ne pouvait pas continuer à contourner plus longtemps l’Afrique centrale. Très soucieuse des risques de détournements financiers, la Norvège a confié la gestion du Fonds CAFI (qui devrait être capitalisé à hauteur de 500 millions de dollars) au PNUD. Pour la mise en œuvre des projets, elle décide de s’appuyer sur les agences internationales de développement (l’AFD française, la FAO, le PNUD et la Banque mondiale). La RDC est le principal pays bénéficiaire des fonds, mais le dialogue politique est difficile du fait d’épisodes d’attributions jugées illégales de concessions forestières à des opérateurs chinois.

45CAFI finance d’abord des « cadres nationaux d’investissement » soumis par les pays, et qui comportent des programmes et projets qui doivent s’attaquer aux causes de la déforestation et de la dégradation. L’originalité de CAFI est que le périmètre d’intervention ne se réduit pas au secteur forestier mais qu’il y a une volonté d’agir sur les causes de la déforestation aux différentes politiques publiques qui ont un impact sur les forêts (agriculture, foncier, démographie...).

L’habile diplomatie gabonaise

46Le Gabon a saisi l’occasion du déploiement de CAFI pour mettre en avant sa diplomatie climatique. L’ancien président Omar Bongo, influencé par des environnementalistes anglo-saxons, avait déjà tenté d’attirer des financements en créant, assez autoritairement, de nombreux parcs nationaux en 2002. Son successeur, Ali Bongo, va continuer cette politique « pro-nature » et confier à un biologiste d’origine britannique, Lee White, la direction d’une Agence des parcs nationaux qui ne cessera de monter en puissance. Il fera de celui-ci son ministre des Forêts et de l’Environnement en 2019, suite au « KevazingoGate », un scandale retentissant de disparition de stocks de bois précieux qui coûtera son poste au vice-président et au précédent ministre. Ce défenseur de la nature et du commerce du « carbone forestier » va vite trouver l’oreille des Norvégiens. Ces derniers sont justement désireux de réaliser des « paiements aux résultats » qui récompenseraient un « bon élève » de la conservation des forêts – et pas seulement payer pour des réductions de la déforestation, qui tardent à venir en RDC. En 2019, la Norvège annonce avoir conclu un accord avec le Gabon pour une promesse de rémunération de 150 millions de dollars pour la préservation des stocks de carbone forestiers. Les justifications sont multiples : faible déforestation, dispositifs de terrain montrant que la forêt gabonaise est un absorbeur net de CO2, réseau des parcs nationaux, interdiction d’exporter des grumes... Peu importe que le Gabon n’ait jamais connu de déforestation du fait de sa démographie ou que l’interdiction d’exporter des grumes ait eu d’autres motivations que l’écologie, l’idée est que « seul le résultat compte ».

Conclusion : des perspectives peu encourageantes

47Les effets du changement climatique sont encore relativement incertains pour les forêts d’Afrique centrale. L’augmentation de la température des eaux de surface océanique pourrait accroître les précipitations (+ 42 mm si + 2 °C et + 80 mm si + 4 °C), avec de fortes disparités régionales et une possible accentuation de la saison sèche, en intensité et en longueur [Gond et Doumenge, 2013], ce qui pourrait conduire à l’apparition de « méga feux » auxquels l’Afrique centrale a échappé jusqu’à présent. Outre une contraction des surfaces, certains modèles prévoient une accélération de la dynamique forestière, causant un effet d’éclaircissement naturel favorisant les espèces pionnières aux dépens des espèces tolérantes à l’ombrage, ce qui peut être favorable, au moins dans un premier temps, à l’exploitation forestière [Claeys, 2018]. Les forêts d’Afrique centrale évoluent de manière différenciée, et ceci devrait s’accentuer à l’avenir. Avec sa forte croissance démographique et son instabilité peu propice à des pratiques de gestion de long terme, la RDC risque de voir son couvert forestier continuer à reculer rapidement, et la dynamique de conversion des terres devrait s’accélérer au Cameroun. Par contraste, le nord du Congo et le Gabon devraient conserver d’importantes forêts denses. Les vastes étendues de forêts marécageuses de la cuvette congolaise, à cheval entre la RDC et le Congo, ne semblent pas menacées, malgré les réserves pétrolières qu’elles sont susceptibles d’abriter. Si la démographie et le climat semblent devoir rester les principaux déterminants des évolutions du couvert forestier, les politiques, la gouvernance et la « gouvernabilité » ont évidemment toute leur importance.

48Le processus REDD + a mis en évidence une pratique du double discours [Ongolo, 2015]. D’un côté, un discours à destination de la « communauté internationale » sur la protection des forêts et de l’environnement ; de l’autre, un discours à destination interne sur l’« émergence » économique. Les deux objectifs ne sont pas forcément incompatibles, mais la fascination des élites politiques pour le modèle asiatique de développement avec ses grandes plantations agro-industrielles issues de la conversion des forêts, n’est guère propice à la nécessaire cohérence des politiques publiques.

49L’Afrique centrale a connu ces vingt dernières années un processus, au moins apparent, de libéralisation sociétale marqué par une multiplication du nombre des partis politiques, l’explosion de la presse et de nouveaux médias. Ces changements ont modifié le rapport du public aux questions forestières, et ont permis l’émergence d’une société civile plus active. La « gestion participative » est admise, au moins dans les discours, et l’une des questions qui se pose est celle de son approfondissement dans le futur ou de sa stagnation, voire de son recul. Les législations forestières sont le plus souvent mises en œuvre de manière partielle ou incomplète, faute de moyens, de volonté et sont limitées par d’autres lois (sur les mines, par exemple). Cette question de la « mise en œuvre » [Keutcheu, 2020] est un révélateur tant des problèmes de gouvernance que de gouvernabilité [16]. Problème de gouvernance, dans la mesure où nombre de responsables politiques se complaisent dans une posture « performative » (dire, c’est faire) ; problème de gouvernabilité, car mettre en œuvre suppose de pouvoir s’appuyer sur des institutions solides et disposer d’un leadership qui fonde la légitimité des politiques et mesures proposées.

50En Afrique centrale, on peut s’interroger sur le degré de « gouvernabilité » de plusieurs États (RDC et RCA, mais aussi Cameroun) et des changements réels qui ont été apportés par l’évolution de la gouvernance ces dernières années. La crise sanitaire de 2020 et la chute des cours des produits de base qui s’ensuit ébranlent encore un peu plus ces États « fragiles » dont l’économie dépend beaucoup des exportations de pétrole et de produits miniers. Ce type de crise peut signifier une baisse de certaines pressions sur les forêts (les infrastructures, les nouvelles mines) mais risque d’en renforcer d’autres, de nombreux néochômeurs devant se rabattre sur l’agriculture vivrière. Et la faune sauvage, source importante d’alimentation carnée en milieu rural forestier, risque de payer le prix fort d’une nouvelle aggravation de la pauvreté.

Notes

  • [1]
    Voir notamment l’analyse de Pourtier [1986] pour le Gabon.
  • [2]
  • [3]
    C’est-à-dire, selon la FAO, de forêts composées d’espèces indigènes dans lesquelles aucune trace d’activité humaine n’est clairement visible et où les processus écologiques ne sont pas sensiblement perturbés.
  • [4]
    Une fois la reforestation naturelle ou par plantation prise en compte.
  • [5]
    Environ 70 % de la surface de forêts dense gabonaise est sous concession forestière.
  • [6]
    Le déclin des réseaux « françafricains » ont cependant été bien analysés, notamment par Glaser [2014]. Dans le secteur forestier, il ne reste en 2020 que trois entreprises françaises d’exploitation forestière de taille significative dans la sous-région, les autres sont notamment suisses, italiennes, africaines et, surtout, asiatiques.
  • [7]
    Ph. Hugon [1992, p. 59-60] résumait parfaitement, et simplement, la question en ces termes : « La caractéristique des sociétés africaines est à la fois celle de très fortes contraintes sociales limitant les libres arbitres et interdisant une vision utilitariste et également des stratégies économiques fortement individualisées caractérisées par la mobilité, l’“exit option”, et la grande flexibilité des pratiques économiques limitant les effets de structure privilégiés par l’anthropologie. »
  • [8]
    Plantations en cours de développement.
  • [9]
    Comme SBL, ex-société familiale française du Gabon rachetée il y quelques années, ou Sunry-Sunly dans ce même pays, filiale de COFCO China National Cereals, Oils and Foodstuffs Corporation, vaste conglomérat.
  • [10]
    Pour produire un mètre cube de bois scié il faut près de trois mètres cubes de grumes.
  • [11]
    Où se trouve l’okoumé, très demandé sur les marchés d’Asie.
  • [12]
    Pour Forest Law Enforcement, Governance and Trade.
  • [13]
    Alors que l’Indonésie exporte depuis 2016 du bois vers l’UE avec des autorisations FLEGT.
  • [14]
    Dans le processus onusien, seuls les États (ou, à titre temporaire, des « juridictions ») sont autorisés à émettre et commercialiser des « crédits carbone » ou à être rémunérés par le Fonds Vert pour le climat (qui paye 5 dollars la tonne de CO2 « évitée » ou séquestrée).
  • [15]
    Pour Central Africa Forest Initiative.
  • [16]
    Sur la relation gouvernance/gouvernabilité, voir Theys [2003].
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Français

À rebours des autres régions du monde, l’Afrique pourrait devenir bientôt le continent de la déforestation, avec la République démocratique du Congo qui perd plus d’un million d’hectares de couvert arboré par an. En Afrique centrale, la déforestation est le fait d’une petite agriculture dont l’emprise géographique s’accroît avec la démographie et la volonté de se constituer des patrimoines fonciers. Le phénomène d’accaparement des terres boisées par l’agrobusiness reste limité, la plupart des annonces impressionnantes ayant tourné court du fait des résistances paysannes et des réticences des gouvernements. L’exploitation des forêts se fait toujours très largement sous le régime des concessions, mais les intérêts européens sont devenus minoritaires face aux conglomérats asiatiques, notamment chinois. L’émergence d’une rivalité sino-indienne dans le secteur forestier se dessine au Gabon. Les initiatives internationales qui se succèdent n’ont pas obtenu de résultats convaincants et le processus REDD + reste essentiellement une vitrine à destination des donateurs sans prise réelle sur le terrain. Le Gabon a su tirer parti d’une habile diplomatie climatique qui lui confère un leadership auparavant occupé par la RDC. La crise de 2020 pourrait entraîner une baisse de certaines pressions sur les forêts (infrastructures et activités extractives) mais risque d’en renforcer d’autres, de nombreux néo-chômeurs devant se rabattre sur l’agriculture vivrière.

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Alain Karsenty
Chercheur économiste au Cirad (Centre de coopération internationale en recherche ­agronomique pour le développement).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/11/2020
https://doi.org/10.3917/her.179.0108
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