CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 « Longtemps, la piraterie a sévi sur les mers », a-t-on écrit à l’entrée « piraterie », il y a trente ans, dans un dictionnaire  [1]. Ce passé révolu évoquait la marine à voile, la course aux galions, l’île de la Tortue, des romans [2]et des films d’aventures. Or, depuis quelques années dans le golfe d’Aden, les marines de guerre les plus modernes du monde sont tenues en échec par des pirates qui, à bord de canots à moteur, arraisonnent toujours plus de navires, toujours plus gros, tout en obtenant des rançons toujours plus importantes. Audacieux, résolus, bien armés et maîtrisant les communications et la localisation par satellite, ils se jouent de la flotte et de l’aviation. Les eaux et les côtes du golfe d’Aden et de la mer Rouge sont familières à ces héritiers des marins dont les boutres ont, depuis des siècles, relié l’Afrique et la péninsule Arabique. Dès l’Antiquité, ils avaient maîtrisé le mécanisme des vents de mousson et servaient d’intermédiaire dans le commerce au long cours entre Méditerranée, océan Indien et Extrême-Orient jusqu’à la venue des Portugais en Inde, au XVe siècle. Ces hardis navigateurs fréquentèrent les rivages de la mer Rouge et de l’océan Indien de l’Iran (Chiraz), au nord, jusqu’au Mozambique et à Madagascar, au sud. Ils y propagèrent l’islam et l’usage de l’arabe qui, sur le littoral d’Afrique de l’Est, donnèrent naissance à la civilisation du « rivage » (sahel [3]d’où vient swahili). Dans l’océan Indien, ils dépendirent d’abord du sultan d’Oman, puis de Zanzibar, alors qu’en mer Rouge ils passèrent de l’obédience ottomane à celle de l’Égypte, avant de tomber, à la fin du XIXe siècle, sous dépendance européenne.

2 Même après l’ouverture du canal de Suez, en 1869, qui fit de la mer Rouge, lac turco-égypto-arabe, une des routes maritimes majeures du globe, les boutres continuèrent à transporter, entre Afrique et Asie, céréales, épices, encens, café, textiles, armes, esclaves, haschich. Leurs escales formaient un archipel de ports, autant de cités-États retranchées dans des îles (Zanzibar, Massawa) ou isolées par des remparts sur les rivages (Merka). Elles étaient dominées par des familles se targuant d’une origine chirazienne, yéménite, omanaise ou, mieux, arabe remontant au Prophète, et bénéficiant de la baraqa. Toutefois, elles se métissèrent largement avec les populations locales et avec les esclaves razziés à l’intérieur de la Corne de l’Afrique, tout en conservant une forte ascendance sur les éleveurs, cultivateurs, pêcheurs et marins de l’arrière-pays et de la tihama[4]. La colonisation confirma les pouvoirs des édiles, pachas, sultans et shaykh qu’elle utilisa comme rouage administratif. Ces commerçants et négociants ont introduit le soufisme, venu de Perse, et les confréries qui encadrent toujours l’islam pratiqué dans la Corne de l’Afrique chez les Oromo, les Afar et les Somali. Parmi ces peuples, les Somali installés dans la pointe de la Péninsule à l’est de Harär, entre le golfe de Tadjoura, au nord, et, au sud, le cours du fleuve Tana au Kenya, sont, d’après la presse, seuls impliqués dans la récente recrudescence de la piraterie.

3 Cet article est nourri de mon expérience, de mes lectures et de mes rencontres qui m’ont aidé à rassembler une information dispersée [5]. Les dépêches d’agence viennent, et on le comprend, de Nairobi, de Djibouti, d’Aden ou d’Addis-Abeba, loin d’un terrain dangereux. On les reprend, de rédaction en rédaction, sans pouvoir recouper les informations. Elles reproduisent, souvent, les clichés et représentations qui remontent aux premiers contacts entre Européens et peuples de la région. Rimbaud, Nizan et Monfreid ont durablement marqué nos représentations des territoires et de leurs populations. Or il y a une différence de taille entre les légendes construites par les aventuriers eux-mêmes, ou par leurs biographes, et la misère et violence extrêmes et les trafics d’armes et d’esclaves dont ils furent témoins. Ainsi Monfreid, qui aida Albert Londres et Joseph Kessel, son parrain en littérature, à dénoncer le trafic des esclaves toléré par l’administration coloniale, acquit sa fortune dans des trafics peu reluisants et au prix d’un meurtre. Aden Arabie de Paul Nizan et la correspondance d’Arthur Rimbaud sont remplis de leur désenchantement.

4 L’actuelle recrudescence des actes de piraterie et de l’afflux des Africains sur les côtes yéménites peut être envisagée comme la continuation de l’histoire violente de la région, par-delà le « blocage » de la guerre froide. En effet, l’affrontement des deux blocs sur les rives de la mer Rouge et du golfe d’Aden entraîna une surveillance de tous les instants des embarcations. Après 2001, le « combat contre le terrorisme » a provoqué un regain sensible des tensions dans cette arrière-cour du Moyen-Orient : les pirates travaillent-ils pour Al-Qaïda ? Leurs affrontements « claniques traditionnels » et la lutte pour le pouvoir en Somalie débordent-ils sur la mer ? Toutefois, les navires ont été majoritairement arraisonnés dans le nord du golfe d’Aden, au large de la côte yéménite qui accueille, par ailleurs, les réfugiés. Les pirates, qui partent du Puntland, l’extrémité de la Corne, et s’y réfugient, n’ont-ils aucun complice plus au sud du Yémen ? L’intervention éthiopienne en Somalie n’a aucunement enrayé le développement de la piraterie, bien au contraire. Dans la première partie, l’étude portera moins sur le détail des actes des pirates que sur leur localisation par rapport à la configuration physique du golfe d’Aden et par rapport à l’héritage de la colonisation et de la guerre froide. Ensuite, il s’agira de replacer la piraterie dans le contexte des affrontements en Somalie et des tensions entre les États de la Corne de l’Afrique et de la péninsule Arabique.

Naviguer dans le golfe d’Aden et le B?b al-Mandab et s’en emparer

Passer la « Porte des lamentations »

5 À l’est, le golfe d’Aden, ouvert en entonnoir sur l’océan Indien, communique, à l’ouest, avec la mer Rouge par le détroit de B?b al-Mandab (Porte des larmes, des lamentations). L’îlot volcanique de Mayy?m (Périm/Barim) le divise en deux chenaux : le chenal asiatique, large de 2,5 à 5 km et profond de 10 à 22 m, et le chenal africain, large de 16 km et profond de 311 m. Le Yémen considère ce détroit comme appartenant à ses eaux territoriales mais y reconnaît la libre circulation des bateaux [Dubois, 2003]. De juin à septembre, les vents de mousson de nord-ouest poussent les eaux de la mer Rouge vers le golfe et de novembre à avril, sous la pression des vents de sud-est, l’écoulement s’inverse. Outre le balancement des vents et des courants, les marins doivent louvoyer entre les récifs coralliens affleurants qui ourlent les côtes. Au sud-est, au large du littoral djiboutien, les îlots madréporiques des Sept-Frères jalonnent le chenal africain. Au débouché nord-ouest du détroit, en mer Rouge et à mi-chemin des côtes, émerge l’archipel corallien des îles Haniš [6], enjeu d’un conflit armé entre le Yémen et l’Érythrée (1995-1998). Le golfe d’Aden s’ouvre vers l’est sur l’océan Indien (300 km entre Berbera et Aden, 400 km entre Raas Caseyr et Al Mukalla en Hadramawt). Mais, l’île yéménite de Soqotra, reliée par un archipel (Abd el-Kuri, Sambah et Darzah) à l’extrémité de la Somalie, prolonge le cap Gadarfui (Raas Caseyr). Cette grande île, qui contrôle le débouché du golfe d’Aden dans l’océan Indien méridional, contraint les navires à longer la côte du Yémen. Cette possession appuie les revendications yéménites sur le B?b al-Mandab. La pointe de la Corne – sous l’Antiquité : la Côte de l’encens, le Pays de Pount d’où l’actuel Puntland – qui s’avance en pointe dans l’océan Indien offre une base idéale à mi-chemin entre Arabie et Afrique et entre océan et golfe.

Des côtes inhospitalières

6 Les côtes rocheuses et rectilignes épousent les rebords du rift méridien est-africain, submergé par la mer Rouge, et du rift est-ouest du golfe d’Aden. Débités en grabens et horsts, les fossés d’effondrement sont jalonnés de cônes et de coulées volcaniques : au fond du golfe de Tadjoura, au croisement des rifts, a surgi en 1978, le volcan Ardoukoba. En arrière d’une étroite tihama torride [guban en Somalie] s’élèvent des falaises escarpées, coupées de rares baies souvent encombrées d’archipels coralliens (Massawa, Asäb, Hodeïdah, Seylac/Zaylah, Berbera, Boosaaso) ou correspondant à des cratères submergés (Aden, Little Aden, Ghoubbet el-Kharâb). Au-delà du cap Gardafui, le rivage rocheux de l’océan Indien, indenté par la rade double de Raas Xaafuun [7], se poursuit puis s’abaisse au sud du port de Eyl (une des bases des pirates). Les plateaux sédimentaires d’Ogaden s’inclinent en direction du sud-est depuis les montagnes du Harär jusqu’au rivage somalien. À la hauteur de Mogadiscio, de vastes lagunes et des marécages sont retenus derrière un long cordon dunaire alimenté par les alluvions abondantes du Wabi Shabeele (la rivière du léopard). Ce fleuve, issu des hautes terres éthiopiennes, le « Nil de Mogadiscio » des géographes arabes, coule parallèlement au rivage du Benaadir sur 400 km et se jette dans l’embouchure du Jubba, venu également d’Éthiopie. Au sud de Kismaayo, le cordon littoral, rompu, forme l’archipel des Baajun qui se poursuit jusqu’à Lamu au Kenya. Les côtes rocheuses du golfe d’Aden et de la mer Rouge, coupées de criques difficilement accessibles de l’intérieur, constituent autant de refuges pour qui veut cacher une activité illicite. Le littoral bas rocheux puis sableux de l’océan Indien est beaucoup moins propice à la dissimulation.

CARTE 1

LA PIRATERIE AU LARGE DES CÔTES SOMALIENNES ET YÉMÉNITES (2009)

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LA PIRATERIE AU LARGE DES CÔTES SOMALIENNES ET YÉMÉNITES (2009)

7 L’aridité et les fortes températures estivales règnent sur les rivages de la mer Rouge et du golfe d’Aden, mais les orages provoquent parfois de subites et meurtrières crues des oueds comme celui d’Ambouli qui submerge les « quartiers » (bidonvilles) de Djibouti. Les Britanniques bâtirent à Aden d’énormes citernes et les Italiens, à Massawa, un très long aqueduc afin d’alimenter les citadins et leurs soldats. En 1894, le gouverneur Lagarde transféra la capitale de la Côte française des Somalis d’Obock à Djibouti, d’accès plus facile à partir de Harär, mais surtout disposant d’une nappe phréatique abondante. L’aridité règne en Somalie ex-italienne jusqu’à l’équateur, à la latitude du Gabon. Ce Sahel « équatorial », où les nappes sont alimentées par le Wabi Shabeele, est dû à un courant froid. Il coule vers le sud, parallèlement à la côte, limite l’évaporation et plonge dans des flots plus chauds, attirant ainsi les bancs de poissons. Ces ressources halieutiques constituent, avec les exploitations agricoles irriguées, la principale richesse de la Somalie ex-italienne plus que les possibles gisements d’hydrocarbures. On se demande si les indices, repérés dès les années 1930 en Ogaden éthiopien, n’annonce pas des ressources plus importantes sur les côtes somaliennes. Comme en mer Rouge, les forages dans les périmètres concédés n’ont pas encore commencé. Pour le moment, dans la région, les ressources en pétrole et en gaz ne sont pas encore l’enjeu des conflits.

Des côtes disputées entre les empires

8 Bien avant l’ouverture du canal de Suez, les empires à vocation universelle cherchèrent à capter et à dominer le grand commerce entre Méditerranée et océan Indien. Il leur fallait tenir les deux rives africaine et asiatique du Bab al-Mandab, tout aussi inhospitalière l’une que l’autre, et se concilier les Éthiopiens et Yéménites des hautes terres. Avant la domination des hydrocarbures, seules des marchandises à forte valeur unitaire (épices, myrrhe, encens, esclaves, étoffes, pierres précieuses, musc) transitaient par le détroit. Au cours de sa longue histoire, l’Égypte, qui tient le verrou de Suez, n’a jamais contrôlé directement le débouché méridional de la mer Rouge. Elle se contenta d’y fonder des comptoirs aux points de rupture de charge entre la navigation et les caravanes. Au VIe siècle, le royaume chrétien d’Aksum, allié de Byzance, s’empara quelque temps du Yémen, dominé par les Hymiarites, convertis au judaïsme et associé aux Perses sassanides. Au VIIe siècle, la conquête arabe du Yémen puis de l’Égypte aurait pu faire de la mer Rouge un lac arabe d’autant que l’islam sunnite, propagé par les marins et les marchands, avait gagné les rives africaines. Toutefois, le christianisme s’était ancré en Éthiopie tandis que le Yémen était passé au chiisme zaydite. En dépit de ces partages religieux, un fructueux commerce se développa entre les échelles du Levant, fréquentées par les marchands occidentaux, et la mer Rouge alors que dans l’océan Indien s’intensifiaient les échanges entre l’Oman, l’Iran et l’Inde et les côtes africaines swahili. En 1413, le mouillage à Mogadiscio de l’amiral chinois musulman Zheng He, à la tête d’une flotte de 20 000 marins, n’eut aucune postérité même si l’agence Xin Hua a célébré sa mémoire à l’occasion de l’envoi, en décembre 2008, de vaisseaux de guerre chinois dans le golfe.

9 Au XVIe siècle, les Ottomans, qui avaient pris le califat et l’Égypte, s’emparèrent des ports de la mer Rouge, puis de l’Arabie Heureuse, mais échouèrent face aux Yéménites et aux Éthiopiens. À la suite des Portugais établis à Goa en Inde, les Européens doublèrent le cap de Bonne-Espérance, contournèrent le verrou turc et filèrent directement vers l’Inde et l’Extrême-Orient. Ce fut l’expédition française en Égypte, en 1798, qui rappela à la Grande-Bretagne la position stratégique de l’isthme de Suez sur la route des Indes. Elle révéla aussi la faiblesse de l’emprise ottomane sur l’Égypte et en mer Rouge. En 1839, un contingent britannique s’installa préventivement à Aden, au débouché du détroit sur l’océan Indien. La France, engagée dans le percement de l’isthme de Suez, s’installa dès 1862 à Obock. En 1869, l’année de l’inauguration du canal, l’Italie achetait la baie d’Asäb. En 1875, le sultan de Constantinople conservait la rive asiatique de la mer Rouge et du golfe d’Aden et cédait au khédive d’Égypte, son vassal, ses intérêts sur le littoral africain. Or, en 1882, l’Égypte devint un protectorat britannique, menacé dès 1885 par la révolte du Mahdi qui contraignit le Royaume-Uni à rechercher des alliés et à partager la garde du détroit. Installés à Berbera en 1884 pour empêcher l’installation des Français, les Britanniques cédèrent, en 1885, Massawa et la côte du Benaadir aux Italiens. Ils se résignèrent, en 1888, à laisser à la France le golfe de Tadjoura en face d’Aden et à partager le Yémen avec les Turcs. La défaite italienne à Adwa devant l’Éthiopie (1896), les révoltes des indigènes en Somalie (1899-1921), l’effondrement de l’Empire ottoman en 1918, le conflit italo-éthiopien (1935-1941) et la Seconde Guerre mondiale (1940-1942) n’ont rien changé de ce partage des rivages entre les grandes puissances, jusqu’à la fin des années 1950. Il fallut la décolonisation dans le contexte de la guerre froide, la proximité du conflit israélo-arabe et l’accroissement exponentiel du trafic pétrolier empruntant le canal de Suez pour que change la donne territoriale régionale.

Un point chaud de la guerre froide

10 Après la Première Guerre mondiale, le déclin de la navigation des boutres [8] avait commencé en mer Rouge et dans le golfe d’Aden avec la concurrence des bateaux à moteur. La tradition se maintint, toutefois, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale pour les échanges locaux et les trafics illicites. Les puissances coloniales maintenaient dans ces territoires perdus des contingents et une administration symboliques qui composaient avec les cadres locaux. On était bien incapable de contrôler la navigation et les frontières terrestres. À Djibouti, comme le révélèrent Albert Londres et Joseph Kessel, certains sultans, stipendiés par l’administration, se livraient ouvertement au trafic des esclaves sans être inquiétés. Pressée par les associations antiesclavagistes, l’Amirauté britannique envoyait, de temps à autre, un aviso patrouiller en mer Rouge. Prévenus, les négriers yéménites, protégés britanniques, avaient le temps de mettre leurs cargaisons à l’abri [Rouaud, 1997]. L’esclavage ayant été interdit par les Italiens en Éthiopie, en 1936, le trafic déclina, d’autant que Français et Britanniques, qui s’inquiétaient des visées du Duce en mer Rouge, y renforcèrent leur présence militaire.

11 Au début des années 1950, la mer Rouge et le golfe d’Aden étaient encore un lac britannique. Certes, la France demeurait à Djibouti et les États-Unis installaient une station d’écoute à Qaññäw près d’Asmära en Érythrée (administrée par le Royaume-Uni de 1941 à 1952 et ensuite fédérée puis annexée à l’Éthiopie). Jusqu’en 1956, le Soudan était un condominium, plus anglais qu’égyptien, et l’armée britannique stationnait à Suez et à Socotra (jusqu’en 1967). Au tournant des années 1960, la Grande-Bretagne se résigna à abandonner ses possessions à l’est de Suez et à passer la main aux États-Unis, implantés en Éthiopie et en Arabie saoudite. L’URSS soutenait Nasser, non seulement dans l’édification du barrage d’Assouan, mais aussi dans son prosélytisme panarabe et socialiste, notamment auprès des insurgés républicains au Yémen (1959). Ses ambitions se heurtèrent aux royalistes qui reçurent l’appui des Saoudiens. Désormais, tous les États nouvellement indépendants se trouvèrent contraints de se ranger dans un des deux camps. Le Somaliland britannique, indépendant en 1960 et uni à la Somalie ex-italienne  [9], et le Kenya, en 1964, se rangèrent du côté du « monde libre ». Après de sanglants affrontements, nés de la guerre civile du Yémen, Aden et la fédération d’Arabie du Sud, indépendants en 1967, devinrent la République populaire et démocratique du Yémen du Sud. En 1969, le général Siyaad Barre s’empara du pouvoir et aligna la Somalie sur l’URSS. Sur les rivages du détroit de B?b al-Mandab et du golfe d’Aden, les deux blocs se mesuraient et s’observaient comme de chaque côté du Mur de Berlin ou du détroit de Formose.

12 Cette tension persistante se traduisit par un ralentissement du cabotage entre les rives africaines et asiatiques alors que toujours plus de pétroliers et de porte-conteneurs empruntaient le canal de Suez. Toutefois, sa fermeture (1967-1975) n’entraîna aucun relâchement de la pression militaire sur le détroit. Les États-Unis, installés à Asmära [10], et leurs alliés contribuèrent à l’équipement de la flotte de guerre éthiopienne ancrée à Massawa. La France renforça sa présence à Djibouti, indépendant en 1977, tandis que la flotte soviétique s’installait à Aden, à Socotra et à Berbera. Après l’échec d’une fédération socialiste regroupant le Yémen du Sud, la Somalie et l’Éthiopie révolutionnaire, à l’origine de la guerre éthio-somalienne (1977-1978), l’Union soviétique s’engagea résolument aux côtés de Mängestu Haylä Maryam. Elle quitta Berbera, offert aux États-Unis par Siyaad, pour installer une énorme base navale aux îles Dahlak en face de Massawa. Il fallut attendre l’échec du « socialisme des casernes », manifeste, en 1986, au Yémen du Sud et, en 1988, en Éthiopie et en Somalie et la perestroïka pour qu’en 1990 le Yémen du Nord absorbe le Sud et qu’en 1991 Siyaad et Mängestu s’enfuient. Parfois s’entretuant comme au Yémen du Sud [Ibrahim, 2002], les dictateurs laissèrent leurs peuples désemparés [11], leurs pays ruinés, accablés de dettes et à la tête d’énormes stocks d’armes.

13 La fin de la guerre froide et la chute des dictatures n’entraînèrent qu’une baisse temporaire de la conflictualité de part et d’autre du golfe d’Aden et du détroit. L’Éthiopie et l’Érythrée, après trente ans de guerre, s’engagèrent dans une coopération étroite qui resta une exception. L’échec de l’Onusom [12]laissa la Somalie, diminuée du Somaliland, en proie à une guerre civile sans issue. En 1994, l’armée yéménite écrasa les velléités d’indépendance du Sud-Yémen et s’opposa, de 1995-1998, aux Érythréens pour la possession des îles Hani. Entre 1998 et 2000, l’Érythrée et l’Éthiopie s’opposèrent dans un sanglant conflit frontalier, loin d’être résolu. Il semble que, de part et d’autre de ce couloir stratégique, comme après un violent séisme, des siècles de tension produisent de nombreuses répliques qui, peut-être, annoncent de graves affrontements...

La piraterie dans le golfe : ressources, islamisme, guerre civile ?

Les pirates « comme des poissons dans l’eau »

14 La piraterie dans le golfe d’Aden n’a fait les titres de la presse internationale qu’après 2006 et surtout 2007, quand les pirates arraisonnèrent, en plus des thoniers leurs premières proies, des porte-conteneurs, des cargos, des chimiquiers, des vraquiers, des navires de plaisance et même un superpétrolier. Les demandes de rançons de plus en plus élevées et appuyées par des prises d’otages et par la détention de cargaisons dangereuses, coûteuses ou stratégiques ont alarmé les assureurs et le Bureau maritime international (BMI) de Kuala Lumpur. En 2008, le golfe d’Aden, par où transite la moitié des hydrocarbures au monde, est devenu le trajet maritime le plus dangereux avant le détroit de Malacca, le golfe de Guinée, le golfe du Bengale et la mer des Caraïbes. D’après le BMI, 140 bateaux ont été attaqués en 2008 et 36 capturés, soit une augmentation de 200 % par rapport à 2007. Au premier trimestre 2009, six navires ont déjà été pris. Le transit par Suez (18 200 passages par an) a baissé de 25 % entre février 2008 et février 2009. Un armateur norvégien a décidé d’emprunter la route du cap de Bonne-Espérance (10 743 milles nautiques entre Bombay et Rotterdam) et d’abandonner la route du canal de Suez (6 773 milles nautiques). Les pirates écument le nord du golfe d’Aden, parallèlement au littoral de l’Hadramawt/Hadramaout et du Yémen, mais ils ont élargi leur rayon d’action en plein océan Indien. En novembre 2008, le pétrolier saoudien Sirius (2 000 000 de barils) a été capturé à 800 km à l’est de Mombasa, dans les eaux internationales. Le 12 décembre 2008, l’ONU et le gouvernement fédéral de transition somalien (GFT) ont autorisé la poursuite des pirates à l’intérieur de la limite des 200 milles marins (370 km) de la Zone économique exclusive (ZEE) définie par la convention de Montego Bay (1982), et leur jugement à l’étranger.

15 La force maritime, mobilisée dans l’océan Indien dans le cadre de l’intervention de l’OTAN en Afghanistan, est maintenant engagée dans la lutte contre la piraterie. Depuis les attaques des navires chinois, russes et ukrainiens, la Russie et la Chine ont rejoint les douze unités de l’armada internationale. Les avions des bases française et américaine de Djibouti surveillent les mouvements dans le golfe, intégrés à l’opération Atalante dirigée par l’Union européenne. Depuis le 24 août 2008, les forces coalisées surveillent une zone internationale de patrouille maritime au nord du golfe, là où attaquent les pirates. Atalante s’appuie sur trois bases navales anti-piraterie installées au Yémen à Aden, à Al-Mukalla, en Hadramawt à l’est et à Al-Hudaydah (Hodeïda), à l’ouest. En dépit des renforts reçus ou promis, les marins confessent aux médias leur impuissance : dans une zone de six millions de km2, ils font des « ronds dans l’eau » à la poursuite de 400 à 500 pirates. Très mobiles, utilisant des navires mères (des thoniers reconvertis) contenant jusqu’à sept canots à moteur très rapides, bas sur l’eau et donc indécelables par les radars, ils prennent de vitesse les lourds navires de guerre. Avions et hélicoptères, une fois le bateau arraisonné, ne peuvent intervenir de peur d’atteindre l’équipage et de couler la cargaison. Les pirates n’ont aucune difficulté à se procurer des armes modernes (mitrailleuses, grenades, lance-roquettes) dans une péninsule en guerre depuis vingt ans. Ils maîtrisent le GPS, le SIA  [13], des radars et les télécommunications, ce qui leur permet de suivre leur proie et de déjouer la surveillance maritime comme le constatent les marins de la flotte internationale.

16 En 2008, les captures auraient rapporté 30 millions de dollars au Puntland, soit deux fois le budget de l’État autonome à la pointe de la Corne de l’Afrique. Les rançons se comptent en million de dollars (20 millions pour la cargaison de chars de l’ukrainien Faina mouillé à Hobyo) et la revente des bateaux rapporte 150 000 dollars. Elles sont transportées par canots rapides au Kenya et virées par fax sous le contrôle des hawilad[14]. Trois ports de la côte de l’océan Indien (Eyl, Hobyo et Harardhere), éloignés de la base de Djibouti, hébergent les pirates et les marins otages (130 à Eyl en 2008). Les journalistes ont décrit les commanditaires, au volant de 4 ? 4 « flambant neufs », qui investissent chacun de 5 000 à 10 000 dollars dans les expéditions. Ils reçoivent 30 % des gains alors que les pirates en conservent 50 %, 5 % revient aux familles et 20 % aux acteurs secondaires. Ils emploient des comptables et des interprètes afin de communiquer avec les détenus et les payeurs des rançons. Gagnant à chaque prise plusieurs milliers de dollars, les jeunes pirates sont des exemples de réussite sociale et partis convoités qui construisent de grandes maisons pour leurs familles. On devine, chez certains auteurs, presque une fascination et même de l’indulgence pour ces « Robin des Bois des mers » qui prennent aux riches pour redistribuer aux pauvres. N’oublions pas que ces pirates « bien-aimés » trempent dans beaucoup de trafics douteux dont le passage des réfugiés somaliens, érythréens et éthiopiens vers les côtes yéménites et hadramawi. Plus de 10 000 d’entre eux s’entassent dans le camp d’Al-Kharaz à l’ouest d’Aden selon le HCR (Haut Commissariat pour les réfugiés) et MSF (Médecins sans frontières). En 2007, 28 000 boat people (50 000 en 2008), partis des plages autour de Boosaaso, ont atteint le Yémen. Chaque mois, on constate entre 180 et 350 décès dus au mauvais temps, à la vétusté et à la surcharge des embarcations. Pour éviter le contrôle des gardes-côtes yéménites, les passeurs jettent parfois leurs passagers à la mer...

CARTE 2

EMBARQUEMENTS ET DÉBARQUEMENTS DANS LE GOLFE D’ADEN

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EMBARQUEMENTS ET DÉBARQUEMENTS DANS LE GOLFE D’ADEN

La piraterie, conséquence et cause des crises

17 Les troubles et les conflits politiques persistants et les crises de subsistance récurrentes ont profondément déstabilisé les peuples de la Corne. Fuyant les combats et les sécheresses, ils s’entassent dans des camps dans l’espoir d’obtenir des secours. En Somalie, les départs sont particulièrement nombreux car la chute de la dictature a entraîné la dissolution de l’État, un État dont les citoyens parlent pourtant la même langue et professent le même islam sunnite chaféite. En outre, le Somaliland, ex-britannique, a proclamé son indépendance, brisant ainsi l’unité créée en 1960. Les plus jeunes et les plus valides s’engagent dans les milices, deviennent pirates ou tentent la traversée vers l’eldorado pétrolier de la péninsule Arabique. Le flux des migrations s’est inversé : longtemps, les Yéménites, chassés par la misère et les guerres civiles, ont gagné Djibouti [Rouaud, 1997], l’Érythrée, la Somalie et l’Éthiopie où, avant la révolution, ils tenaient le commerce de détail. Dans les villes yéménites, maintenant, les Somaliens [15]et les Éthiopiens occupent les emplois subalternes [16]. Chaque paroxysme de la guerre civile somalienne s’est traduit par une nouvelle destruction des infrastructures et des cadres de la population. Au gré des alliances et des combats ont émergé des entités régionales dirigées par des chefs de guerre autour de Kismayoo, au sud, dans le Benaadir, au centre, et au nord, le Puntland, plus organisé et plus stable : aucun d’entre eux n’a cependant réussi à tenir la capitale. Le gouvernement fédéral de transition (GFT), imaginé à Arta (Djibouti) en 2000, a siégé à Nairobi, est rentré à Mogadiscio dont les milices des Tribunaux islamiques l’ont chassé en juin 2006 et où les Éthiopiens l’ont réinstallé en janvier 2007 [Gascon, 2008]. Les shaykh promettaient la pendaison aux pirates, mais, au plus fort des assauts contre l’armée éthiopienne et les milices du gouvernement, certains aw (shaykh en somali) ont approuvé la piraterie pour lutter contre les infidèles. Peut-on dire que les pirates combattent pour l’islam et pour l’unité perdue de la Somalie ou qu’au contraire ils contribuent toujours plus à son implosion ?

18 Les accusations de collusion avec la piraterie se concentrent sur l’administration et la présidence du Puntland qui tireraient les bénéfices de la piraterie. Jusqu’au 28 décembre 2008, Cabdillaahi Yuusuf  [17], qui proclama l’autonomie du Puntland, présidait également le GFT qui appela l’Éthiopie à l’aide en 2006-2007. Il avait, à son service, une milice nombreuse qui s’est débandée à l’annonce de sa démission. Son successeur, élu le 8 janvier 2009 par le Parlement puntlandais, Cabdirahmaan Maxamed « Faroole », n’échappe pas à la suspicion même s’il s’est engagé à lutter contre la piraterie et les passeurs [Prunier, 2009]. On souligne ses liens avec le clan Majeerteen (de la fédération Daarood) qui domine le Puntland et auquel appartiennent les pirates. Toutefois, on trouve, parmi les quatre bandes de commanditaires, des membres d’autres clans Daarood et de la fédération Hawwiye, beaucoup plus au sud. On dénonce souvent la collusion des pirates avec la « constellation islamiste » (Prunier) et avec Al-Qaïda. Les Somaliens sont incontestablement de fervents musulmans, mais leur islam est influencé par le soufisme et divisé en confréries rivales qui transcendent, mais parfois se calquent sur les divisions claniques. Les disciples des aw vouent un culte démonstratif à leurs fondateurs : ces pratiques sont combattues comme païennes, parfois les armes à la main, par les réformateurs se réclamant du wahhabisme [18]. Les Shabaab [ « jeunes » en arabe], qui se sont illustrés dans la lutte contre les Éthiopiens et le GFT, s’opposent désormais aux Tribunaux islamiques qui soutiennent Shaykh Sharif Shaykh Ahmed, le nouveau président du GFT. Au moins trois autres mouvements islamiques, à doctrine variable, se disputent l’allégeance des fidèles : on est loin d’une « talibanisation » de la Somalie [Prunier, 2009]. Pourquoi une faction, soit en difficulté soit en progrès, ne revendiquerait pas un acte de piraterie particulièrement spectaculaire ? Pourquoi un pirate enrichi et soucieux de l’au-delà ne se réclamerait pas, don à l’appui, d’un clan ou d’une confrérie ?

Des pêcheurs poussés à la piraterie

19 Plutôt qu’une Somalie, entièrement tombée sous la coupe des islamistes et des pirates, ceux qui ont pu y séjourner ont vu un territoire très morcelé. Les affrontements, la plupart du temps cantonnés autour de la capitale et des ports, sont coupés de longues trêves, hélas fragiles. À l’aide des transferts de la diaspora, on y rétablit un minimum de services et le travail agricole y reprend. L’ « explosion » récente de la piraterie, décrite dans les médias, est la conséquence de l’exacerbation des luttes pour Mogadiscio et de l’intervention éthiopienne qui ont durablement ruiné le centre de la Somalie [Gascon, 2008].

20 L’émotion et la mobilisation qui ont suivi les attentats du 11 septembre 2001 à New York ont favorisé la réinterprétation de deux attaques survenues dans le golfe d’Aden comme le prélude à l’offensive des pirates. Le 12 octobre 2000, une embarcation, qui transportait une bombe, a accosté le USS Cole au mouillage à Aden, provoquant le décès de dix-sept marins de l’US Navy. Le 22 septembre 2002, le pétrolier Limburg, sous commandement français, venu de Ras Tanura en Arabie saoudite, complétait sa garnison au terminal yéménite d’Ash Shir quand une bombe flottante l’incendia. Dans les deux cas, les attaques ont eu lieu au mouillage au Yémen et visaient à détruire les bâtiments (à tuer des marins) alors que les pirates attaquent en haute mer afin de capturer, intacts, le navire, sa cargaison et son équipage. Lieux et buts sont différents.

21 Les pirates somaliens sont moins des émules de Ben Laden que des pêcheurs ruinés par la guerre et par le pillage de leur ressource. Ils ont sans doute repris, tout en la modernisant, la tradition des trafics de leurs aïeux. Cependant, doit-on les considérer comme des pirates-nés, rétifs par atavisme à tout ordre étatique ? Le Somaliland, quasi-État ignoré par la communauté internationale, a restauré, aidé par sa diaspora, ses finances, ses services, des institutions démocratiques et la loi et l’ordre. Aucun acte de piraterie n’est signalé sur ses côtes qui n’abritent aucun « nid » de pirates. Notons, néanmoins, que des migrants clandestins gagnent Boosaaso (au Puntland) et s’embarquent des deux côtés de la frontière disputée par les deux quasi-États. Il semble que l’on cherche ainsi à déstabiliser le Somaliland qui a coupé tout lien avec la Somalie.

22 La « reconversion » des pêcheurs en pirates « à temps complet » remonte à la fin de la dictature de Siyaad Barre. Malade, af weyne (littéralement : « grande gueule »), le président était tombé sous la coupe de sa famille, épouses, gendres, enfants, frères et demi-frères auxquels il avait octroyé des pans entiers des revenus, des bâtiments et des terres de l’État somalien. Au moment de sa chute, ce fut le chacun pour soi et le pillage des ressources commença et, notamment, les ressources halieutiques. En 1970, les Soviétiques avaient aidé les Somaliens à développer la pêche industrielle. Lors de la sécheresse de 1973, on décida, avec l’aval de la FAO (Food and Agriculture Organization), de faire de paysans sinistrés du nord, transférés au sud, des pêcheurs. Comme il fallait s’y attendre, ce fut un échec, mais la pêche traditionnelle en fut affectée. Après avoir renoncé au socialisme, la Somalie renoua avec l’Italie afin de lancer la pêche industrielle sous l’égide de l’État. La société échut au demi-frère du président, Cabdirahmaan Jaama Barre, puis, en 1991, à Maxamed Farax Aydeed, allié puis adversaire de l’Onusom. Après son décès, des Somaliens de la diaspora imposèrent un accord entre des seigneurs de la guerre et des sociétés de pêche qui ouvrait les eaux territoriales aux navires-usines. Des chefs de guerre acceptèrent, moyennant finance, de noyer au large des conteneurs d’ordures et de matières toxiques sans que personne n’écoute les plaintes de la population. Encouragés par le président du Puntland, autoproclamé autonome en 1998, les pêcheurs défendirent leurs ressources les armes à la main. D’abord, ils attaquèrent les thoniers, puis les capturèrent et enfin, les ayant convertis en bateaux mères, ils s’enhardirent, attrapant des proies de plus en plus grosses. Rappelons que les habitants de la côte de l’océan Indien, ravagée par le tsunami du 26 décembre 2004, ne touchèrent aucune aide. On observe un processus analogue de privatisation sauvage dans le cas des terres irriguées de vallée du Wabi Shabeele. De fortes pressions s’exercent sur les communautés paysannes hors-clans ou appartenant à des clans subalternes de cultivateurs, pour qu’au nom du développement, elles aliènent leurs tenures [Schlee, 2007].

Conclusion

23 Depuis 1991, les institutions internationales ont assisté, sans trop s’en inquiéter, à la disparition d’un État, membre de l’ONU et de l’Union africaine. Depuis l’échec de l’Onusom, les États craignent de s’enliser dans le bourbier somalien. Face à la récente recrudescence de la piraterie, l’OTAN, engagée en Afghanistan, détache, comme à regret, quelques navires de sa flotte pour une opération de police des mers, jugée peu gratifiante. Ces gros bâtiments, ces avions et ces hélicoptères sont inadaptés à la chasse d’un ennemi agile et rapide qui frappe où il veut et quand il veut. Il est permis, toutefois, de s’interroger sur la résolution dont fait preuve la communauté internationale. On comprend qu’elle stipendie des chefs de guerre et des pirates qui escortent les cargos du Programme alimentaire mondial (PAM) qui ravitaillent, chaque mois, entre 1,5 et 2,5 millions de Somaliens déplacés par les combats à Mogadiscio. La modestie de ses engagements financiers contredit la sollicitude exprimée officiellement. En 2008, la Somalie a reçu 200 millions de dollars d’aide internationale et 30 millions de dollars à l’issue de la réunion de Bruxelles le 23 avril 2009. Si l’on veut, comme dans le détroit de Malacca, réprimer la piraterie, il faudra débarquer en Somalie et surveiller les complicités dont les pirates bénéficient auprès de la diaspora et au Yémen. La communauté internationale sera obligée de s’entremettre entre clans, chefs de guerre, aw et entre simples Somaliens afin de restaurer les bases économiques et les institutions de l’État somalien, un État africain homogène s’il en fut. Il s’agira, dans une Somalie apaisée, d’inverser le processus qui fit de pauvres pêcheurs des pirates. Si l’on attend, les relations entre seigneurs de la guerre, commanditaires, Somaliens de la diaspora du Kenya et du golfe Persique et diverses mafias, déjà remarquées, ne manqueront pas de s’affermir.

24 C’est à l’échelle régionale que la tâche de l’ONU sera la plus difficile. Le Somaliland, qui a empêché l’implantation des pirates sur ses côtes, n’est toujours pas reconnu par la communauté internationale car la Ligue arabe s’y oppose. Elle maintient la fiction d’un État en rétribuant le personnel des représentations diplomatiques somaliennes à l’étranger. Elle cherche à dissuader les Somaliens de parler et d’écrire, avec des caractères latins, leur langue sans prestige et de pratiquer un islam entaché de pratiques païennes. L’Égypte, pourtant affectée par la baisse du trafic dans le canal, craint qu’un Somaliland indépendant n’offre un débouché supplémentaire à l’Éthiopie enclavée et ne la prive d’un moyen de pression sur la détentrice des sources du Nil. Son intransigeance est partagée par Djibouti, inquiet pour son port, et par l’Érythrée qui cherche en Somalie un second front contre son ex-alliée. Ces certitudes, ancrées dans les représentations des dirigeants (souvent partagées par l’opinion publique), pèsent sans doute plus lourd que le sort des pêcheurs somaliens dont on peut éviter la menace.

Notes

  • [*]
    Professeur de géographie, Institut français de géopolitique, Université Paris-VIII.
  • [1]
    DAVAN M., COHEN M., LALLEMAND M. (1976), Dictionnaire du français vivant, Bordas, Paris, p. 932.
  • [2]
    Karl MAY, le fertile auteur allemand de romans de jeunesse, a écrit Les Pirates de la mer Rouge.
  • [3]
    En Érythrée, l’une des circonscriptions s’appelle Sahil et au Somaliland, Saaxil (capitale Berbera).
  • [4]
    En arabe, plaine littorale aride et torride ; guban en somali.
  • [5]
    Je remercie les étudiants de master de l’IFG travaillant à Djibouti (C. Baude, I. Bambou-Girardot, J.-M. Prigent) et à Socotra (I.-C. Jrizi) et des témoins ayant participé à l’Unusom ou travaillé en Somalie.
  • [6]
    Trois groupes d’îles (13°30’N-15°40’N) comprenant 3 îles et 40 îlots rocheux et, au nord, l’île principale [Fox, 2005].
  • [7]
    Les Italiens aménagèrent sur le tombolo la saline de Dante, la plus grande du monde selon la Guida d’Italia [1938, p. 620] (p. 620).
  • [8]
    Les Yéménites construisaient en bois ces bateaux à voile, à la poupe décorée. Les petits (h?rî ou zar?q) étaient utilisés par les pêcheurs côtiers et les plus grands (sänbuq), pour le transport [Rouaud, 2003].
  • [9]
    Entre 1950 et 1960, la Somalie ex-italienne dépendit, pour le compte de l’ONU, de l’AFIS (Administration fiduciaire italienne de la Somalie) qui prépara l’indépendance.
  • [10]
    Ils la quittèrent en 1977 quand J. Carter décréta l’embargo des armements destinés à l’Éthiopie secouée par la terreur révolutionnaire.
  • [11]
    Cf. l’autobiographie de Khadija AL-SALAMI (2006), Pleure, ô reine de Saba, Actes Sud, Arles, et les remarquables romans de l’écrivain somalien en exil Nuruddin Farah.
  • [12]
    Opération humanitaire de l’ONU, lancée par G. Bush senior en 1992 et interrompue, en 1993, par B. Clinton après la mort des marines à Mogadiscio.
  • [13]
    GPS : géopositionnement par satellite. SIA : système d’identification automatique.
  • [14]
    Ces groupes d’entraide, sous contrôle clanique, surveillent les transferts d’agent par fax.
  • [15]
    Cf. les travaux de G. Pinauldt sur les Somaliens au Yémen.
  • [16]
    En 2004, les hôtels de Sanaa employaient du personnel éthiopien (témoignage personnel).
  • [17]
    Auteur d’un putsch manqué en 1981 (après la défaite somalienne de 1978), il s’exila en Éthiopie qui l’aida à lutter contre Siyaad Barre.
  • [18]
    Étudier en Arabie saoudite fait partie de la formation des aw. Siyaad ayant adhéré à la Ligue arabe en 1974, les Saoudiens ont envoyé des missionnaires en Somalie et dans la Corne.
Français

À bord de rapides canots à moteur, les pirates somaliens du golfe d’Aden menacent la route maritime majeure qu’emprunte la moitié du trafic mondial des hydrocarbures. Ils opèrent surtout le long des rivages yéménites et se réfugient dans les ports de la côte somalienne de l’océan Indien. L’armada internationale, déployée depuis 1991 en appui à l’intervention de l’OTAN en Afghanistan et même relayée par les bases maritimes, paraît impuissante à les traquer. Sont-ils alliés à Al-Qaïda et font-ils diversion sur le flanc sud des forces engagées dans la « lutte contre le terrorisme»? Ou bien n’est-ce pas la poursuite, en mer, de la guerre civile qui déchire depuis 20 ans la Somalie ?

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Alain Gascon [*]
  • [*]
    Professeur de géographie, Institut français de géopolitique, Université Paris-VIII.
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/10/2009
https://doi.org/10.3917/her.134.0393
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